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Le titre du présent article est-il aussi provocant que je l’avais espéré ? Peut-être pas. Lorsque, il n’y a pas si longtemps [1], j’ai exposé ces quelques remarques devant un public composé en grande partie d’historiens, je n’ai pas été lapidé ; après la séance, un historien et sociologue du cinéma bien connu me disait même être d’accord avec moi pour l’essentiel. Qu’est-ce à dire ? Sans doute que, plutôt que provocateur, ce titre est ambigu, et ne peut sembler s’en prendre à l’Histoire que par malentendu. C’est ce malentendu et ces ambiguïtés que je voudrais rapidement dissiper, pour insister sur un point — un seul, mais qui me semble important, et qui justifie à mes yeux que l’on dise que, non, l’histoire du cinéma « n’existe pas ».

Je commence par évacuer les raisons négatives : dire que l’histoire du cinéma n’existe pas, cela peut vouloir dire qu’elle n’existe pas encore. C’est un regret, et un soupçon. La possibilité de faire l’histoire du cinéma n’est pas mise en doute, mais elle aurait été retardée ou handicapée, pour diverses raisons :

  1. Le soupçon peut porter sur les historiens : ils n’ont pas été assez bons. Il ne m’appartient certes pas de porter ce genre de jugement, mais entre eux, les historiens sont moins prudents. Ce fut, pour en rester à une époque déjà lointaine, le fond de la querelle (générationnelle et pas seulement) faite par les successeurs de Georges Sadoul (typiquement, Jacques Deslandes) à ce grand défricheur : erreurs factuelles, fausses perspectives déterminées par trop d’a priori (marxistes), négligences. Il s’agissait en principe d’exiger plus de rigueur et de professionnalisme — et en fait, aussi d’un règlement de comptes idéologique.

  2. Le soupçon peut porter sur l’historiographie. Il n’existe pas assez de matériaux (ou pas assez de matériaux intéressants, fiables, exploitables) pour faire cette histoire. C’est une historienne qui, au début d’un livre consacré à des questions de méthode, qualifiait l’histoire du cinéma d’« histoire passionnelle aux sources incertaines » (Lagny 1992, p. 15) — deux épithètes d’autant plus intéressantes que ce jugement a été émis à une époque où déjà on s’était soucié d’une plus grande exigence quant aux sources, et où la « passion » qui imprégnait les histoires faites par des cinéphiles s’était passablement estompée.

  3. Le soupçon peut porter sur l’écriture même de l’histoire : on n’a pas trouvé les problématiques pertinentes, et du coup, ce qui s’est avancé comme histoire du cinéma n’en a pas été mais a été de la critique, ou pis, un discours pris dans une visée apologétique. C’est typiquement le sens du mouvement de redécouverte du cinéma des premiers temps engagé en 1978 à Brighton, et de ses prolongements les plus actuels, jusqu’aux récents travaux du groupe de recherche québécois GRAFICS — vaste ensemble de travaux précisément déterminé par la volonté de dépasser une telle histoire dénuée de pertinence. L’historien qui défend cette conception est généralement un historien sérieux, qui sait que l’histoire doit se poser des questions ; mais tout aussi souvent, il a tendance à penser que tout phénomène social, « cinéma » inclus, n’est au fond qu’une « source de l’histoire » de plus, et que toute démarche intellectuelle peut commodément être rangée au rayon des « sciences auxiliaires de l’histoire ».

  4. Le soupçon enfin peut — relativisme extrême — porter sur la morale de l’histoire : l’histoire du cinéma n’existe pas encore parce qu’elle n’existera jamais sous forme unifiée. L’histoire varie sans cesse, au gré des problèmes posés par les historiens ; « la vérité est que la vérité varie » (Veyne 1979). Variante postmoderne, dont on trouve l’équivalent un peu partout (y compris à propos des sciences dures).

Ce sont là, on le voit, points de vue d’historiens. Rien n’empêche, en principe, de faire l’histoire du cinéma comme l’histoire de n’importe quoi. Il suffit d’y mettre le temps, d’avoir assez de documents, de trouver une problématique pertinente, et bien entendu de ne pas être un amateur [2]. La tentation quantitative (« ouvrir des chantiers », avoir accès à de nouvelles « sources ») reste, pour autant que je sois au courant des travaux récents, encore très fréquente — mais chez les meilleurs des historiens actuels, ce point de vue est parfaitement honorable. Pourquoi l’histoire ne s’attaquerait-elle pas à un phénomène social complexe, significatif, important, tel que le cinéma ? Et pourquoi ne le traiterait-elle pas comme elle traite tout le reste ? Si l’histoire du cinéma a des défauts, la situation peut être améliorée, et elle ne pose aucun problème de principe.

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C’est donc d’un point de vue un peu différent que j’entends mon assertion provocatrice. Le noeud de la question, ce serait que l’expression « histoire du cinéma » est tout simplement mal formée, et que c’est sur « cinéma », plus que sur « histoire », qu’il convient de faire porter le soupçon.

Pourquoi ? D’abord, parce que « cinéma » est un terme fortement polysémique et hétérogène. Le cinéma a commencé par la sphère privée, comme une espèce d’écriture pour soi : les Lumière filment Bébé, son goûter, ses premiers pas, ils filment leur domestique qui leur ouvre la portière, leur valet de chambre ou leur jardinier — et filment ensuite par procuration le monde entier comme si c’était chez eux. Ce cinéma-là n’a pratiquement jamais cessé, du moins dès qu’en ont existé les moyens techniques : caméras d’amateur, en tous formats, jusqu’au caméscope numérique, de plus en plus maniable, pour arriver aujourd’hui à l’appareil à tout faire — coups de fil, SMS, courriels, navigation, photos, petits films — que chacun a dans sa poche. Sur ce versant-là, le cinéma allait quasi nécessairement devenir une industrie classique, produisant des machines, divisant techniquement le travail, vendant ses produits, etc. Aujourd’hui, Samsung ou Nokia se soucient aussi peu du contenu des films produits avec leurs téléphones que, un siècle plus tôt, Singer se souciait de l’élégance des vêtements faits avec sa machine à coudre.

Cependant, très vite, en vertu de la nature spectaculaire qu’on lui découvre (Méliès, Pathé et même déjà Lumière), le cinéma est devenu un commerce, et un tout autre type d’industrie, nécessaire pour que le commerce d’objets de spectacle puisse se dérouler rationnellement. De Lumière on passe à Pathé (je précise que je ne suis pas en train de faire une périodisation — et que ces noms propres sont seulement ici proposés comme emblèmes). C’est un peu comme pour l’écrit : il y a le journal intime (avec papier et stylo, puis à l’ordinateur), le journal tout court (commerce) et la littérature (industrie). L’industrie du cinéma, à partir du moment où celui-ci devient avant tout spectacle, cesse d’être production de machines pour devenir production de films : une industrie de prototypes, qui jamais ne ressemblera tout à fait à une autre.

Il n’est pas exclu qu’on puisse faire l’histoire de la vie privée — ou du moins, de l’aspect social de la vie privée. On peut certainement comprendre l’activité des Lumière comme participant d’un socius bourgeois lyonnais fin de siècle ; mais j’imagine mal l’historien qui reconstituerait (ce n’est pas sa tâche) l’aspect réellement personnel de cette pratique privée. Pourquoi cette famille-là, outre qu’on y jouait aux boules, qu’on s’y baignait en famille, qu’on y était peintre amateur, a-t-elle fait des images en mouvement ? Première difficulté : l’histoire bute sur le privé parce qu’il est forcément singulier, là du moins où il se plie à quelque chose comme un désir. (Or, du désir, l’histoire n’existe pas.) Il existe aujourd’hui, sinon des historiens, du moins des sociologues du film de famille [3] : ils sont bien forcés d’aborder leur objet selon la pente de la généralisation, et pour cela, de le prendre en masse, comme pratique sociétale.

Faire l’histoire de l’industrie est plus évident, et de ce point de vue Edison serait un objet d’études plus simple que Lumière, parce que l’organisation du travail a été chez lui fondée sur une division plus apparente, et surtout parce que les sujets de ses films étaient d’emblée plus « sociologiques ». Plus généralement, il existe aujourd’hui de nombreux ouvrages sur les grandes industries du cinéma — Hollywood, la UFA, le cinéma italien des années 1930 à 1960, etc. Pourtant, je garde l’impression que, jusque dans les meilleurs de ces travaux, on n’en a jamais fini avec une espèce de retour du privé dans l’industrie. Dans son livre sur United Artists, par exemple, Tino Balio (1976) désigne les films sous le nom de leur producteur (Stagecoach est un film de Walter Wanger, pas de John Ford). C’est déroutant pour un cinéphile français, mais cela garde le trait de personnalisation du produit : pas purement un produit industriel, mais quelque chose qui a la marque de son producteur — un style par exemple. Or, comment faire l’histoire du style ? L’histoire de l’art, qui s’en est beaucoup préoccupé, a donné des réponses plus problématiques qu’autre chose, précisément par hésitation entre la dimension collective du style (le style rococo ou Louis-Philippe) et sa dimension individuelle (« le style, c’est l’homme »). Dans la monumentale Histoire du cinéma américain dirigée par Charles Harpole, cette tension est très sensible et d’ailleurs les divers volumes, rédigés par divers auteurs, la résolvent différemment.

Mais la plus grosse difficulté, c’est que le cinéma, ce sont toujours des images, et surtout, que ces images peuvent être des choses très différentes, au point d’être pratiquement n’importe quoi. L’image de film est « un lieu où n’importe quoi peut apparaître qu’il a plu à ceux qui ont réalisé le film d’y faire figurer » (Chion 2003). N’importe quoi, vraiment. So Is This (fait par Michael Snow en 1982) est un film de 43 minutes comportant uniquement un texte qui s’affiche sur l’écran mot par mot. Arnulf Rainer (Peter Kubelka, 1958-1960) ne comprend que des monochromes noirs (opaques) et « blancs » (transparents). Dans Gertrud (Dreyer, 1964) ou dans Blisfully Yours (Apichatpong Weerasethakul, 2002), on me propose de regarder durant de longues minutes des personnages qui ne font presque rien, incarnés par des acteurs quasi immobiles. Au contraire, dans la plupart des bandes pour adolescents et dans une forte proportion de films underground, l’image changera constamment, parfois à la limite de la perception. Des essais réalisés en cinéma, comme les Histoire(s) du cinéma de Godard ou Sans Soleil de Marker, me proposent de suivre le fil d’une réflexion plus ou moins décousue que des images inattendues viennent étoiler. Or, tout cela s’appelle, indistinctement ou presque, « du cinéma ».

Comment faire l’histoire de ces images ? Comment faire l’histoire des dispositifs avec lesquels elles ont été produites ? Et l’histoire des conceptions de l’image dont elles relèvent ? Faire l’histoire de toutes les images produites en cinéma, ce serait un peu comme essayer de faire l’histoire de tous les énoncés verbaux jamais produits. Encore, en matière de langage, les choses sont-elles un peu plus claires, les énoncés que l’histoire étudie ressortissant presque toujours à un type de discours nettement identifiable (juridique, politique, philosophique, poétique, littéraire, voire… historique) et la notion même de « discours » étant devenue, depuis Michel Foucault, capable de subsumer toutes les appartenances possibles d’un énoncé particulier. Or il n’existe, en matière d’image, aucun équivalent exact de cette notion de discours, mais seulement quelques notions, palliatives par nature, telles celles de style ou de genre. Le fond du problème, c’est que, à la différence du langage, qui est outil de communication et de signification universel, utilisable aussi bien pour produire un poème hermétique qu’un texte de loi, un énoncé scientifique ou une lettre d’amour, l’image n’a que des possibilités sémiotiques limitées, non seulement en raison de ses usages sociaux avérés, mais de par sa nature même.

Dans l’état actuel des choses, et en raison de la confusion longtemps régnante entre historien et critique, il y a deux grandes façons de faire l’histoire des images de cinéma : soit en les tirant vers l’auteur (et sa supposée intentionnalité), soit en les tirant vers la machinerie industrielle de production (et une rationalité technique ou économique). On en revient toujours à « style » et « genre », avec les apories de la première notion (le style est-il un trait d’auteur ou une norme acceptée dans un certain milieu ? — les problèmes bien connus du Kunstwollen de Riegl). Le genre est plus précisément définissable, parce qu’il répond plutôt à une détermination industrielle, parce qu’il constitue un argument de vente de certains produits qu’on appelle des films : « genres are defined by the film industry and recognized by the mass audience » (Altman 1999, p. 15). Mais entre ces deux extrêmes de l’individuel et de l’institutionnel, tout un territoire crée : le cinéma comme art — et de cela, comment envisager l’histoire ? Ce qu’on appelle par commodité « histoire de l’art » peut sans doute en constituer un modèle, mais c’est un modèle lui-même bien douteux, essentiellement parce que dans cette locution, le mot « histoire » n’a pas un sens parfaitement délimité : ce qu’on appelle histoire de l’art, c’est en fait l’analyse interprétative — historiquement informée et parfois historiquement argumentée — d’images, le plus souvent picturales. (Je vais y revenir dans un instant.)

Le cinéma n’avait, à sa naissance, rien à voir avec l’art. Il a été revendiqué très tôt comme art, mais par des cercles très restreints et de peu d’audience. Il ne faut pas oublier, par exemple, que le fameux Club des Amis du Septième Art (CASA) de Canudo était un cercle fermé, élitiste. Du côté de sa réception, il y aurait bel et bien une histoire de la considération possible du cinéma comme art : elle irait de l’émerveillement des premiers temps devant un joujou inouï sans portée artistique aucune, jusqu’à la situation actuelle, où au contraire tout produit cinématographique même le plus commercial est a priori susceptible d’être glosé comme oeuvre d’art, avec auteur et projet esthétique. Du côté de la production, les choses sont aussi confuses. Aucun des actants de la production des films, pas même le réalisateur, n’a jamais atteint clairement au statut d’artiste du peintre ou même du romancier — même après le coup de force de la « politique des auteurs ». Surtout, il n’existe absolument aucun critère distinctif qui permette de ranger tel dans l’art, tel autre dans le commerce. La Cinémathèque française, lorsqu’elle programme une rétrospective Michael Mann après celle consacrée à Buñuel, prend position nettement : tout le monde est auteur, tout le monde est artiste. Dans un autre registre, un Claude Berri, qui à mon avis n’a pas produit des films vraiment importants pour une histoire de l’art cinématographique [4], est considéré (et se considérait) comme « un grand producteur ». Pour l’historien, cela n’est pas un problème, puisqu’il ne fait pas a priori acception de valeur. Mais qui ne voit qu’aucune histoire du cinéma ne parle de tous les films, et qu’il a donc bien fallu sélectionner ? Et que, le plus souvent, cette sélection implicite obéit à l’une ou l’autre de deux logiques : l’institutionnelle (on traite des films oscarisés et des blockbusters, comme souvent les historiens anglo-saxons) ou l’artistique (tendance plutôt européenne : on parle des films d’auteur) ?

Que peut donc bien être l’histoire du cinéma ? Une histoire de l’industrie, une histoire des techniques, cela on le conçoit, ce sont des branches de l’histoire économique. Mais l’histoire des films ? Et, plus radicalement, l’histoire des images ? Cela résiste. Lorsque Gunning ou Gaudreault (voire Burch) nous disent que le modèle « attractionnel » est tout autre que le modèle « narratif », ils mettent le doigt sur une réalité importante de l’image mouvante : elle peut servir, moyennant certaines contraintes, à raconter une histoire, mais elle peut aussi fonctionner autrement, en jouant de ressorts plus élémentaires, de l’ordre de la sensation. Font-ils ipso facto oeuvre d’historiens ? Pas vraiment : il y faut une hypothèse supplémentaire, à savoir une chronologisation de ces deux modèles : l’attractionnel aurait précédé le narratif. Dans les grandes lignes, cela ne se discute pas, ou plus — mais dans le détail, est-ce vraiment si sûr ? Il y a beaucoup d’attractionnel dans le cinéma des années 1920, 1930, 1940, et à coup sûr, 1980, 1990, et la suite. (D’ailleurs, « attraction » est repris à un texte d’Eisenstein daté de 1924 [5].) Bref, si la connaissance des images mouvantes de 1890 à 1920 a grandement progressé depuis trente ans — y compris dans les termes très terre à terre de la vision des films —, je ne suis pas certain qu’on soit encore parvenu à proposer quelque chose comme une histoire de ces images.

Je reviens à l’histoire de l’art car, par quelque bout qu’on la prenne, l’histoire du cinéma y ramène, pour deux raisons : d’une part, l’antériorité de fait de la réflexion critique et historique sur la peinture (je mets sous ce mot, par commodité et pour aller vite, les arts plastiques tout entiers) ; d’autre part, une authentique communauté de problèmes, tenant à l’existence même de l’image, de sa semiosis et de sa matérialité. Or ce que l’histoire de l’art peut apporter, ce n’est pas un modèle tout constitué qu’il n’y aurait plus qu’à copier ou adapter ; c’est bien plutôt, justement, ses difficultés. Il y a eu, dans ce que les Anglo-Saxons appellent poststructuralisme, un important mouvement de retour sur ce que fait l’historien, et l’historien « de l’art » en particulier. Mouvement d’abord critique, comme en témoignerait par exemple, écrit au milieu de la décennie 1980, ceci :

Quoi qu’elle fasse, l’histoire de l’art postule, quand elle n’en préjuge pas tout simplement, la continuité de sa substance, l’invariance de son concept, la permanence de son fondement et l’unité de ses limites. Vous êtes historien de l’art et c’est pourquoi, bien qu’en tout état de cause vous ne sachiez pas ce qu’est l’art, son histoire ne saurait être pour vous que cumulative. […] En anthropologue, vous avez défini l’art empiriquement comme étant constitué de tout ce que les humains nomment art. En historien humaniste, vous redéfinissez ce corpus historiquement : c’est un patrimoine

de Duve 1989, p. 13-14

Critique sévère : l’historien de l’art ne sait littéralement pas de quoi il fait l’histoire, sinon d’un thesaurus arbitraire.

De Duve entrouvrait une porte de sortie, avec son idée charmante de l’art comme « nom propre » : si, comme il le soutenait, « l’art est un nom propre », on ne peut pas plus en faire l’histoire qu’on ne peut faire l’histoire de l’oncle Jules ou de la cousine Rosalie. On ne peut que le prendre comme une « personne », qui n’a d’histoire que personnelle. Solution élégante et frustrante, qui ne dit pas à quoi peuvent dès lors servir les enquêtes historiographiques érudites, dont cependant il n’est pas question de se dispenser (d’ailleurs elles n’ont cessé de se multiplier, de plus en plus érudites). Il me semble que le mouvement « métahistorique » que l’on associait à la même époque à la figure de Hayden White est potentiellement plus utile (malgré sa tendance à mettre en avant de manière un peu trop insistante voire exclusive la rhétorique propre à l’écriture de l’histoire). Le partage traditionnel était le suivant :

Historians are interested in facts, critics in impressions and judgments. Historians coolly analyze ; critics are passionately engaged. Historians are exempt from ideological commitments ; critics revel in their presence. And perhaps most fundamentally, historians deal with the art of the past, critics with the art of the present

Holly 1996, p. 67

Ce qu’avance la « métahistoire » de White et de ses épigones, c’est deux choses : un, ce partage est bien moins étanche qu’on ne le dit, et deux, l’historien, comme le critique, se sert du langage pour s’exprimer, et n’est donc pas exempt de préoccupations rhétoriques, voire stylistiques, voire poétiques.

La « métahistoire » de White a eu un écho important dans les départements d’histoire de l’art états-uniens ; de l’autre côté de l’Atlantique, c’est plutôt l’« archéologie » de Foucault (dont se revendique aussi de Duve). Le mot est suggestif, car l’archéologue est celui qui trouve des documents dont il ne sait a priori que faire, quand l’historien est celui qui cherche des documents dont il a besoin. En outre, les archéologues exhument plus souvent des images que des textes. Ils sont donc réduits plus souvent et plus purement à de l’interprétation. Aussi bien ces deux mouvements intellectuels des années 1960 et 1970 ont-ils ceci en commun qu’ils soulignent la part d’interprétation qu’il y a dans toute écriture de l’histoire (comme dans toute écriture en général). « Interpréter » a mauvaise presse, parce que souvent on entend sous ce mot la complaisance envers une supposée subjectivité du critique ou de l’historien — et bien évidemment en ce sens-là l’interprétation est fatale à la science. Mais il ne faut tout de même pas oublier, d’abord que la question de l’interprétation est une des plus constantes et des plus anciennes questions de sémiopragmatique jamais soulevées (bien avant sa formulation moderne par Schleiermacher et ses prédécesseurs immédiats), ensuite et surtout, que le geste interprétatif est, par lui-même, inévitable et essentiel à toute réalisation d’un sens.

Que l’on soit critique ou historien en effet — que l’on cherche à comprendre le sens d’un texte, d’une image, d’une oeuvre de l’esprit en quelque sens que ce soit, ou que l’on cherche à comprendre la rationalité d’un événement ou les déterminations d’un état de choses —, il n’existe pas de méthode qui fasse l’économie d’un temps interprétatif, c’est-à-dire que du moment où, une fois rassemblées des données, une fois assuré qu’on a fait tous les gestes « grammaticaux » possibles, il faut bien risquer une hypothèse d’ensemble (et de détail). On n’y échappe pas. S’agissant du critique, cela est si patent qu’il est inutile d’insister. Quant à l’historien, sauf s’il est d’une espèce devenue rare — l’historien qui croit à une vérité objective de l’Histoire —, il sait que son travail consiste à donner un sens non seulement plausible, mais intéressant, à ce qui a priori n’en a pas nécessairement.

[I]l n’y a pas de vérité historique déjà là, sub specie aeternitatis, mais bien plutôt une suite de questions qui ne surgissent pas toutes faites d’un Absolu abstrait mais qui doivent à chaque fois être formulées, calibrées, ajustées en fonction de l’optique choisie, des sources disponibles, et du travail historiographique existant. Autrement dit, le « vrai » historique n’est pas donné ontologiquement ; il se construit à partir de l’analyse d’un réseau de médiations et il est le produit d’une relation entre différents éléments : plus exactement, il consiste dans la définition même de cette relation

Grandazzi 1991, p. 109

Le vrai historique (étrange expression, presque un oxymore), c’est — je me contente de souligner — une suite de questions, variables selon le point de vue adopté, c’est une construction, et le produit d’une relation à définir. Même dans cette version modérée (chez un historien poststructuraliste), on voit que le travail de l’écriture historique est très largement un travail d’herméneute.

*

À partir de là, je vois deux façons de poursuivre (qui n’en font peut-être qu’une) :

  1. Toute image implique et demande une production, une présentation et une réception. L’histoire de la production est toujours envisageable (et avec elle, l’analyse génétique) ; symétriquement, l’histoire de la réception peut aussi se faire, dans les grandes masses et les grandes lignes (et avec cette nuance, ou cette différence, qu’elle est proprement interminable, la réception n’étant en principe pas limitée dans le temps). Mais entre les deux, reste la présentation de l’image à son public. Or, de cette présentation, si on peut toujours étudier les modalités pratiques et même le « dispositif », l’essentiel échappe largement à l’histoire parce que de ce qui s’y joue (comme tout à l’heure dans la famille lyonnaise), c’est-à-dire en fin de compte d’un désir, il n’y a pas d’histoire envisageable. On peut, comme l’a fait Jonathan Crary, tenter de contourner cette impossibilité en faisant l’histoire idéologique d’un dispositif mental (« l’art » de « l’observateur »), mais l’idéologie n’est que la transcription socialement codée de toute possibilité d’émergence d’un désir.

    Une histoire de la présentation des images, quoi qu’on en ait, oblige à considérer le film lui-même, comme film (donc entre autres comme images). Cela implique donc d’avoir une idée un peu approfondie de ce que c’est qu’une image — de ce que c’est socialement et de ce que c’est subjectivement. Pour aller vite, je dirai ici que, pour ma part, je suis de plus en plus convaincu de l’importance de reconnaître, avec Jean-Louis Schefer (1997), que les images ne sont pas les véhicules de significations déjà formées, mais des outils pour penser. Schefer a écrit à la fois sur le cinéma, sur la peinture et sur les images pariétales, et cette conjonction signale un point de vue auquel j’adhère : de l’image, ce n’est pas la position ou la valeur historique qui est première, mais les puissances sémantiques et le type particulier, forcément variable, d’herméneutique (je prends le mot sans acception qui serait rattachée à une doctrine) qu’elle appelle. Faire l’histoire des images de cinéma, cela passe forcément par quelque chose comme une interprétation de ces images, ou en tout cas par la reconnaissance du fait qu’elles sont à interpréter.

  2. Plus radicalement, les images n’ont pas une histoire linéaire. Il serait ici éclairant de suivre, malgré ses incertitudes et ses excès, la proposition d’Aby Warburg, telle que glosée par Didi-Huberman (2002, p. 91) : « Si l’art a une histoire, les images, elles, ont des survivances. » Toute temporalité d’image est, par nature, impure ou hybride. L’histoire de l’art, ou ce qui s’appelle ainsi (il faut se rappeler que cette expression est d’invention très récente — fin dix-neuvième), a beaucoup travaillé à exorciser cette « revenance » ; c’est, grosso modo, la fonction du modèle si longtemps hégémonique de l’iconologie de Panofsky.

On touche du doigt très clairement et très simplement cette difficulté de l’histoire des images dans une activité qui est à l’ordre du jour, celle de la reconstitution de versions « originales » des films anciens, et des conditions « originelles » de leur vision. Comme en musique, comme au théâtre, on a le choix entre la volonté de reconstitution la plus authentique possible, ou la tentative d’actualisation : entre le Metropolis de Patalas et celui de Moroder, pour grossir les choses. Les restaurateurs sont des historiens qui prennent un risque plus grand que les historiens de l’écrit, car on peut les juger très vite (et souvent, très violemment). Mais comme eux, et plus clairement qu’eux, ils se heurtent à cette évidence : une image du passé ne peut se retrouver en vie que de manière artificielle, et le souffle qui va l’animer appartiendra autant à son « ré-inspirateur » qu’à elle-même.

Au fond, il n’est pas tout à fait incongru de considérer les images comme des organismes vivants. Il ne manque d’ailleurs pas d’approches — en peinture, surtout, et étrangement peu appliquées au cinéma — pour affirmer cette « vie » de l’image, depuis la théorie de la pure visibilité de Fiedler (2003, 2004) jusqu’à la Vie des formes de Focillon (1934), et au delà, à la Logique de la sensation de Deleuze (1982). Une image est un champ de forces et une source d’affects, et « devant l’image » (pour reprendre le titre d’un autre ouvrage de Didi-Huberman [1990]), je ne puis me contenter de déplier des effets de sens. Comme les êtres vivants, les images ont aussi une vie posthume, parfaitement imprévisible. Que nous puissions prendre un vif plaisir esthétique aux films de Murnau est étonnant, tant ils sont loin à tous points de vue des modes actuels de l’art et de la sensation, mais cela peut encore se comprendre parce qu’il y a eu une tradition ininterrompue qui les a commentés, valorisés et ainsi préservés dans les mémoires (un peu comme, il n’y a pas si longtemps, on pouvait encore entendre de vieux pianistes élèves d’élèves de Liszt). En revanche, la vie posthume des films Gaumont des années 1910 (pour prendre l’exemple de récentes et copieuses éditions en DVD) repose sur une réappropriation d’un ordre bien différent, où l’amusement le dispute à une espèce de condescendance. On me dira que je reviens à l’histoire (parfaitement explicable) des réceptions — mais ce que je cherche à souligner, c’est que les aventures des images sur une longue période dépendent aussi, et beaucoup, de ce que sont ces images. Il est possible qu’un jour on trouve Nosferatu et Faust ridicules, mal fichus, sans imagination ni poésie, mais je n’arrive pas à imaginer qu’on puisse jamais considérer l’opus de Jean Durand ou de Romeo Bosetti comme autre chose qu’un divertissement sans portée esthétique.

Je n’insiste pas, ni ne cherche à développer. Cela me conduirait à redire ce que, tant bien que mal, j’ai essayé d’exposer ailleurs, autrement [6]. Il me suffit d’avoir dit, aussi nettement que je le pouvais, que ce qui fait obstacle à l’histoire du cinéma, c’est avant tout l’extrême difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, de traiter historiquement (c’est-à-dire sur le mode de la chronique et de l’explication) des puissances de l’image — et tout autant, la difficulté qu’il y a à les contourner, sauf à ne plus faire une histoire du cinéma mais seulement de ses conditions sociales [7].

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L’histoire du cinéma existe bel et bien. Nous la rencontrons tous les jours, dans les intitulés de nos cours et sur la couverture des livres de nos amis. Elle se fait aujourd’hui dans de nombreux sites institutionnels (pas seulement à l’université), et il existe beaucoup de passionnants travaux sur l’histoire des appareils, sur l’invention du cinéma, sur telle ou telle période de l’industrie du cinéma. Ce que j’ai voulu indiquer, sans prendre le temps de la nuance, c’est qu’elle est sans cesse menacée par le fait qu’un film, quoi qu’on en ait, vit sa vie d’image, et n’est jamais un artefact social simplement réductible à un énoncé (idéologique, culturel). Il existe dans toute image des puissances, que l’on peut analyser mais qui, en dernier ressort, sont des dynamismes, des vitesses, des glissements qu’il n’est possible de rationaliser qu’à la condition de négliger leur effet. En ce sens, il n’existe pas d’histoire adéquate des images — seulement de leur être socialisé. Ce n’est déjà pas si mal.