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Historien des idées et philosophe, mais aussi directeur de recherches honoraire au CNRS, Tzvetan Todorov regroupe dans La signature humaine. Essais 1983-2008 une série de textes, essais, portraits et hommages rédigés depuis trois décennies et réécrits pour la présente édition. Dans l’introduction, l’auteur évoque brièvement ses années de formation dans la Bulgarie communiste entre 1944 et 1963, dont il retira pour toujours « un intérêt soutenu pour les comportements humains en régime totalitaire » (p. 12). Pour son quarante et unième livre, Todorov veut analyser une multitude de dimensions qui rendent les humains uniques, c’est-à-dire distincts des autres représentants du règne animal (p. 17). Pour les énumérer succinctement, ces caractéristiques propres aux humains seraient : « […] notre capacité d’imaginer des oeuvres, du sens, des idéaux, une spiritualité, une continuité temporelle » (p. 17). Afin d’expliquer le titre de son ouvrage, Todorov rappelle d’abord que notre besoin de connaître la signature humaine « en elle-même est une joie » (p. 17), et il ajoute que « les valeurs humanistes ne sont pas inventées, elles sont découvertes » (p. 18).

La première partie de cet ouvrage riche contient plusieurs portraits juxtaposés d’écrivains et de théoriciens de diverses origines, que Todorov présente globalement comme « une manière de dessiner mon propre autoportrait » (p. 14). Sa galerie d’invités est très éclectique : l’ethnologue française Germaine Tillion, le sociologue Raymond Aron, l’écrivain palestinien Edward Saïd, les linguistes russes Roman Jakobson et Mikhaïl Bakhtine. Pourquoi inclure ces portraits d’intellectuels déjà illustres que Todorov, dans certains cas, n’aurait pas ou peu connus personnellement ? Sans doute pour rendre hommage à des penseurs qui l’ont autrefois influencé, nourri, formé, inspiré autant par leurs écrits que par le courage dont ils ont parfois fait preuve au cours de leur vie publique respective. Ainsi, de Bakhtine, Tzvetan Todorov retient sa maxime sur le refus de la célébrité, voulant que « le philosophe ne doit être personne, parce que s’il devient quelqu’un, il commence à adapter sa philosophie à son poste » (p. 127).

Le texte le plus touchant et le plus sensible de La signature humaine se trouve — significativement — au centre de l’ouvrage et porte sur le problème du mal, sous le titre « La mémoire comme remède contre le mal » (p. 251). Passant en revue une série de génocides ayant marqué le siècle précédent, de l’Arménie jusqu’au Cambodge, sans négliger les siècles d’esclavage et la Shoah, Todorov constate que ces traumatismes collectifs et les commémorations qui nous les rappellent n’empêchent pas pour autant d’autres dérives similaires de se produire. Parmi les exemples fournis par Todorov, les conflits récents et les épisodes des prisons en Irak nous forcent à admettre que les leçons du passé n’ont pas totalement porté leurs fruits. Or, afin d’expliquer pourquoi l’histoire semble se répéter même dans ses pires épisodes, Todorov rejette le manichéisme ou les accusations de folie envers les soldats les plus cruels pour affirmer que « ce ne sont pas les individus ou les peuples qui sont mauvais, mais leurs actes qui le deviennent » (p. 272).

La dernière section comprend entre autres des portraits de deux génies universels : Mozart et Goethe. De ce dernier, Todorov en retiendra surtout la bienveillance, qualité qui semble guider sa propre manière d’appréhender la vie, avec ouverture et modestie, sans vouloir dédaigner systématiquement l’autre : « L’admiration de Goethe va donc, de préférence, non à ces esprits qui se targuent de leur lucidité pour mépriser le genre humain et vilipender le monde, mais à ceux qui incarnent cette même bienveillance » (p. 428). Par ailleurs, méditant sur la spiritualité de Goethe, Todorov démontre à quel point celui-ci cherchait à apprécier le moment présent et à dépasser cette opposition ancienne issue de la doctrine chrétienne de son époque, oscillant entre un dénigrement de la vie sur Terre et une glorification de l’idéal de l’au-delà, « dans la cité de Dieu » (p. 420).

En somme, La signature humaine se lit comme une belle leçon d’humanisme au sens le plus noble du terme. Dans des pages d’une grande érudition mais accessibles aux lecteurs de tous âges, Tzvetan Todorov partage son admiration pour certains héros de l’esprit et quelques intellectuels européens qui sont décrits comme autant de modèles, non pas à admirer sur un socle, mais à connaître et à lire, ou même à fréquenter, afin de mieux apprécier notre quotidien et de donner un sens à nos existences. Il ne faudrait toutefois pas réduire ce livre à un exercice d’histoire littéraire ou à une autobiographie. Sur le plan bibliographique, on pourrait certes reprocher à l’auteur ou à l’éditeur de ne pas avoir indiqué l’année et le lieu initial de parution de chaque texte, ce qui pourrait peut-être laisser croire que des chapitres de ce livre auraient pu être tirés d’autres ouvrages de l’auteur (voir la n. 1 de l’auteur, p. 455). De plus, un index des noms aurait assurément été utile. Mais quoi qu’il en soit, on reconnaîtra ici l’oeuvre d’un penseur éclairé et sensible, à qui je reprocherais seulement ses réserves envers certaines déclarations de la Juge Louise Arbour à propos de la justice, qu’elle définissait spontanément comme « un foyer de vérité » (p. 233 et 236). Le mot « vérité » peut en effet poser un problème de définition, surtout pour les juristes mais aussi pour les philosophes. En outre, puisque plusieurs des textes réunis ici touchent des sujets déjà abordés par Todorov dans certains de ses ouvrages précédents (par exemple sur la conquête de l’Amérique, sur les abus de la mémoire, sur les identités collectives, sur Mikhaïl Bakhtine, sur Benjamin Constant), on pourra certainement considérer La signature humaine comme une initiation appropriée à l’ensemble de son oeuvre.