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Introduction

Le rien fait parler ; le rien fait écrire. Le rien semble doté d’une paradoxale force perlocutoire. En effet, il fait faire quelque chose. Et pourtant, la force perlocutoire est paradoxale puisqu’en principe, elle suppose un locuteur qui, par son énonciation, fait faire quelque chose. La force perlocutoire est intimement liée à l’illocution, c’est-à-dire à ce qu’un locuteur fait en disant. Et pourtant, le rien fait faire quelque chose. Le rien possède une véritable efficace.

Le rien fait parler, le rien fait écrire, et ce dans une multitude de lieux intellectuels. Ce n’est pas moi qui l’écris… C’est le théologien belge de regrettée mémoire, Adolphe Gesché, dans un texte intitulé « Le manque originaire[1] ». Dans cet article, Gesché recense les lieux où « l’on parle du Vide comme d’une donnée première, d’un fait primordial[2] ». Et le théologien de remarquer que le discours à l’oeuvre dans ces lieux est, contrairement à ce que l’on pourrait croire, un discours qui apprécie positivement, voire qui célèbre le Vide[3]. Que ce soit dans les sciences de la nature ou dans les sciences de l’Homme — théologie comprise — le Vide est considéré comme « lieu véritable et point de départ de connaissances et de découvertes[4] » ou, pour le dire autrement, le Vide est un « nouveau topos, [un] nouveau site épistémologique[5] ». Gesché estime que l’intérêt suscité par le Vide « autorise à parler […] d’un véritable moment culturel et de civilisation, qui retrouve au vide son pouvoir originel et originant[6] ».

Ayant fait le tour des disciplines qui s’inscrivent dans le site épistémologique du Vide[7], Gesché conclut que si l’on prend au sérieux cette nouvelle donne épistémologique, on en arrive à penser une « absence qui précède l’existence[8] », paraphrasant Sartre. Il s’agit d’un vide qui se situe en amont, qui est un donné primordial, un donné d’origine, un rien qui joue le rôle d’archè, une sorte de matrice initiale qui, pourtant, est « pleine de ressources[9] ». Ce vide originaire est le rien, le manque, l’absence de plénitude.

Ce n’est pourtant pas le vide du nihiliste apparaissant en dernier, in fine ; le vide de la néantisation, de l’acheminement vers rien, le vide nietzschéen et de ses émules. « Le vide dont on fait l’éloge aujourd’hui [est, dira Gesché,] un vide qui laisse entendre une advenue et la possibilité d’une naissance à l’existence et à la vie[10] ». Et même si Gesché n’emploie pas l’expression, il est clair que l’on ne pourrait pas qualifier sa réflexion de nihilisme postnietzschéen ; elle est de ce point de vue aux antipodes de celle d’un Thomas Altizer[11].

Comprendre le Vide comme Gesché le propose dans sa lecture matricielle, plaçant le manque en archè, est-il en mesure de rendre compte d’une autre manifestation du vide, une manifestation qui ressortit plus volontiers à un processus qu’à un état ? Peut-il rendre compte du processus d’évidement, de perte, de la création d’un jeu là où il y avait du plein ? Je pense que la réflexion de Gesché sur le vide, tout en soulignant un aspect important, ne reflète que partiellement le penser théologique sur le vide ou le manque, comme il l’écrit. Gesché pense le vide comme origine. Il y a (au moins) une autre manière de concevoir le vide, soit comme le résultat d’un procès. Autrement dit, le vide n’est pas qu’initial ; il peut aussi être conçu comme résultat, comme conséquence d’un évidement.

En effet, le vide peut advenir après, par usure, par travail. Le vide peut être le résultat d’un labeur, d’une élaboration, d’une action, d’un effort. Pensons, par exemple, à l’usure que cause le mouvement de pièces bien ajustées dans un mécanisme[12]. Ici, le vide n’est pas originaire. Il est secondaire, il résulte plutôt de ce que je nommerai ici un évidement. À quoi peut bien ressembler cet évidement, ce creusement du plein ? Que l’on pense à la filière qui va de Max Weber à Marcel Gauchet en thématisant le désenchantement du monde ; que l’on suive l’herméneutique radicale d’un Gianni Vattimo qui met en scène un affaiblissement de la pensée — j’y reviendrai ; que l’on suive, enfin, en philosophie et en théologie des travaux autour du concept derridien de la déconstruction, ces pistes portent la marque d’un processus d’évidement, de creusement du plein. Or, le plein qui se vide ne signifie pas anéantissement. Au contraire, le processus d’évidement laisse en place quelque chose tout en s’y prolongeant : pour Max Weber, l’esprit du capitalisme est apparenté au protestantisme ascétique[13] ; pour Marcel Gauchet, la sortie de la religion se traduit par l’avènement de l’État moderne, du développement du droit individuel et d’un religieux qui se décline en trois moments — des expériences intellectuelles, esthétiques et de l’être soi[14] ; pour Vattimo, c’est une orthopraxie qui demeure après la dissolution de la métaphysique[15] ; pour la déconstruction, il y a bien un après et c’est la littérature qui le manifeste[16].

Ces traces — qu’elles soient structurelles ou littéraires — sont-elles susceptibles d’un compte rendu véritablement satisfaisant à partir d’une pensée du manque originaire ? J’en doute puisque, comme je l’ai déjà indiqué, il y a (au moins) deux façons de concevoir le vide en modernité et que l’explication par un manque originaire ne recouvre que partiellement l’ensemble du phénomène.

On remarquera que, tout comme le Vide originaire identifié par Gesché, le processus d’évidement rend saillant ce que je nommerai ici des « positivités », c’est-àdire comme le contraire de ce qui est nié, le contraire de ce qui résulte d’un procès de néantisation. Autrement dit, le vide, qu’il soit originaire ou secondaire laisse des traces. Ce sont ces traces que je nomme « positivités[17] ».

Pour Gesché, par exemple, le Vide originaire est matrice et lieu de rationalité, puisque « le vide est quelque chose qu’on peut penser et quelque chose qui permet de penser. Quelque chose que l’on peut penser, qui n’appartient pas à l’inintelligible, qui peut-être même appartient au royaume de l’intelligible ; quelque chose qui permet de penser, car il constitue comme un accès propre, et peut-être privilégié, à la compréhension des choses[18] ». De plus, pour lui, le Vide est lieu de création de connaissances fondamentales dans les sciences de la nature et dans les sciences humaines[19]. Dans le domaine de l’esthétique, il souligne le rôle de l’ombre dans la perception des choses[20]. Enfin, dans le registre phénoménologique de l’ontologie, Gesché souligne que l’existence ne peut se comprendre que comme « ek-sistence » ; le Vide est le lieu d’où l’existence apparaît, advient comme manifestation à elle-même[21].

Ces exemples de positivité, tirés de l’esthétique et de la phénoménologie manifestent que, pour Gesché, la dimension épistémologique du Vide est à situer dans un registre du cognitif et de la provenance, car ce qui advient, ce qui naît à l’existence et la vie[22], n’est rendu possible que par le Vide originaire. On l’aura compris, il ne s’agit pas d’un retrait qui laisse émerger ce qui existe déjà. La positivité suivant le Vide originaire semble en sortir. Il en va autrement des « positivités » issues d’un procès d’évidement. Ce que j’ai identifié comme traces après évidement sont de l’ordre de pratiques, de la praxis, du « faire ». Elles prennent du relief dès lors qu’il y a retrait ou effacement du plein. L’évidement ne produit pas les traces. Ces dernières deviennent « visibles » parce qu’elles sortent en relief ou, encore, résultent d’un transfert.

C’est pourquoi, et afin de me démarquer de Gesché, j’opte pour le terme « heuristique » pour désigner cette caractéristique propre à l’évidement qui est d’identifier les pratiques éthiques. En somme, là où le « site épistémologique » du Vide originaire (Gesché) donne à voir et comprendre une provenance et un advenir, un regard heuristique permet d’identifier ce qui reste après l’évidement. C’est donc par la présence de ces « positivités » vues comme traces, comme pratiques éthiques qui subsistent d’un processus d’évidement tout en ayant une certaine efficace, pour ne pas dire une efficace certaine, que se justifie une critique du Vide originaire.

Dans ce texte, je veux montrer que des discours contemporains, en philosophie et en théologie, identifiant des pratiques éthiques en mobilisant l’idée d’un évidement, ont une parenté certaine avec le concept chrétien de kénose. Les discours que je présenterai me semblent attester d’une fonction originale de la kénose : une fonction heuristique. La mobilisation heuristique de la kénose coïncide avec ce que j’ai nommé ailleurs une lecture éthique de la kénose[23]. C’est comme si un « connaître » kénotique, dont je rendrai compte en temps opportun, rendait possible un « faire » kénotique ou du moins une réflexion sur l’action. Je me demanderai également si l’identification de pratiques éthiques à partir d’une lecture kénotique n’est pas grosse d’une innovation herméneutique, dès le moment où ce n’est pas dans le régime de l’être que se situe cette réflexion normative à partir de la kénose. L’enjeu est ici d’exposer et de comprendre les ressorts qui permettent de mobiliser une heuristique kénotique au service de l’identification de pratiques éthiques. Qu’est-ce qui permet de se réclamer de la kénose pour identifier ce qui est déjà institué et qui, pourtant, n’est pas de l’ordre du plein, de l’autorité et du pouvoir ? Comment comprendre que la kénose puisse ouvrir le regard — c’est bien là la prétention des auteurs qui proposent de scruter le réel, ou ce qui en tient lieu, sous l’égide kénotique — et permette d’identifier du jeu dans le plein ? Y aurait-il sous l’invocation de la kénose autre chose qui se joue ? Quelle fonction le concept de kénose joue-t-il alors dans la réflexion théologique ou philosophique, puisqu’il ne sert plus à désigner un état, mais plutôt à voir et juger ce qui est ? En somme, cette réflexion vise à continuer l’étude que j’ai déjà entreprise sur une lecture éthique contemporaine de la kénose et à marquer les limites de l’utilisation contemporaine du concept.

Pour ce faire, je procéderai en deux étapes. La première retracera l’originalité d’une interprétation contemporaine de la kénose : celle qui fait de la kénose une lecture éthique. Je devrai alors recenser quelques interprétations présentes dans la tradition théologique (ontologique, philosophie de la conscience) et montrer en quoi une lecture éthique s’en démarque. Puis, dans une seconde étape, je dégagerai quelques formes de la lecture éthique de la kénose et des types de positivités éthiques qu’elles révèlent.

I. Vers une heuristique kénotique

Affirmer que l’interprétation heuristique de la kénose est une innovation suppose que l’on puisse démontrer que les interprétations antérieures qu’on en faisait n’avaient pas ce caractère. Pour ce faire, je dois procéder à un examen historique afin de repérer, dans les courants interprétatifs successifs de la kénose, si cette dimension heuristique est présente. Je ne saurais faire ici un inventaire exhaustif des interprétations de la kénose compte tenu des limites de l’exercice. Il est possible, toutefois, d’identifier des courants interprétatifs de la kénose. Il s’agit bien sûr d’un exercice toujours périlleux qui doit éviter l’impression de rechercher une logique de l’histoire ou de tomber dans le discours d’une nécessaire évolution ou d’une inévitable progression des mentalités. La présentation successive des interprétations de la kénose ne s’inscrit pas dans une perspective évolutionniste de la pensée. Toutes ces précautions étant faites, je pense pouvoir repérer trois grands courants interprétatifs de la kénose. Ces courants sont intimement liés à des paradigmes épistémologiques, lesquels sont susceptibles d’une périodisation, des paradigmes aisément identifiables dès lors que l’on repère les ruptures entre eux. Faisons alors un peu d’histoire, sans prétendre à l’exhaustivité[24].

Mais avant, il faut préciser et indiquer que le discours sur la kénose est une invention chrétienne. Le verbe èkènosen apparaît dans la lettre aux Philippiens attribuée à Paul[25]. Il est présent au coeur d’une hymne dont on ne sait si elle est une création paulinienne ou l’insertion d’une hymne pré-existante[26]. Peu importe, pour l’instant, il suffit de constater, avec Xavier Léon-Dufour, que dans l’hymne le verbe èkènosen rend, justement, l’abaissement du Christ dans l’Incarnation, la plongée dans le temps, la mort et, de surcroît, la mort ignominieuse de la croix. Dans les autres occurrences néotestamentaires du mot, c’est l’adjectif kenos qui est utilisé et qui sert à « qualifier une réalité (la foi, la croix, la fierté, la gloire, la doctrine) de vaine, de stérile, de portée nulle, de creuse[27] ».

1. Kénose et ontologie

Par sa mise en écriture et en scène théologiques dans les écrits néotestamentaires, l’idée de kénose sera disponible pour l’interprétation. Dans les débats des premiers siècles sur la nature de l’être du Christ incarné, les Pères de l’Église penseront la kénose comme un voilement de la gloire divine, sans qu’il y ait de changement au niveau de l’être divin lui-même dans l’union hypostatique. Cette idée de conservation de l’être et des attributs divins dans l’abaissement aura une longue vie, en fait tant que la pensée théologique mobilisera le vocabulaire et la grammaire de l’ontologie. Je donne quelques exemples de la persistance de l’interprétation ontologique de la kénose : dans l’épopée Paradise Lost de John Milton et dans un article synthèse sur le thème de la kénose dans le Supplément au Dictionnaire de la Bible[28].

Les premiers exemples viennent du Paradis perdu de John Milton où l’idée de la kénose comme voilement est suggérée à deux reprises. La première occurrence se trouve dans le livre III de l’épopée où un dialogue tenu entre le Père et le Fils, devant la cour céleste, annonce le parcours tragique des humains, de leur chute à leur rédemption, en faisant une paraphrase de l’hymne kénotique de Philippiens[29]. Je cite Milton dans la traduction de Chateaubriand. C’est le Fils qui parle et qui annonce sa décision de donner sa vie en échange du salut pour l’homme qui, bientôt, succombera à la tentation :

Me voici donc, Moi pour lui, vie pour vie ; je m’offre : sur Moi laisse tomber ta colère ; compte-Moi pour Homme. Pour l’amour de lui, je quitterai ton sein, et je me dépouillerai volontairement de cette gloire que je partage avec Toi ; pour lui je mourrai satisfait. Que la Mort exerce sur Moi toute sa fureur ; sous son pouvoir ténébreux je ne demeurerai pas longtemps vaincu. Tu m’as donné de posséder la vie en moi-même à jamais ; par Toi je vis, quoiqu’à présent je cède à la Mort ; je suis son dû en tout ce qui peut mourir en moi[30].

Cette première citation évoque, en termes à peine voilés, la partie « descendante » de l’hymne aux Philippiens (Ph 2,6-8). Je saute une section où le Fils décrit sa victoire sur la mort en termes militaires et je reprends à l’endroit où le Fils décrit la réaction du Père à cette victoire et à la libération des captifs de l’Enfer : « Toi, charmé à cette vue, tu laisseras tomber du ciel un regard, et tu souriras, tandis qu’élevé par Toi, je confondrai tous mes ennemis, la Mort la dernière, et avec sa carcasse je rassasierai le sépulcre[31] ». On voit ici une allusion, quoique concise et télescopée, à la partie « ascendante » de l’hymne (Ph 2,9-11). Le trajet complet que met en scène l’hymne est poétisé par Milton en dix vers. La licence poétique de l’auteur est tout de même à l’oeuvre puisque Milton met dans la bouche du Fils un jugement proleptique sur le « remplissement » du tombeau. Ces deux extraits reprennent le chemin de l’exitus-redditus qui structure l’hymne de Ph 2,5-11 ; à l’exception de cette mention de la carcasse de la mort qui remplira le tombeau. Il semble donc que pour Milton, le tombeau ne puisse rester vide et qu’il doive in fine être rempli, la carcasse de la mort tenant lieu à la place du corps du Ressuscité. Il ne saurait donc y avoir de vide, même dans le tombeau. C’est dire si la pensée du plein trouve ici une sorte d’achèvement en autorisant Milton à remplir le tombeau que les traditions évangéliques s’évertuent à montrer vide. Je suis porté à croire que le vide dérange encore au 17e siècle.

La seconde occurrence à un voilement de la gloire est faite dans le tout premier livre de l’oeuvre, lorsque Satan prend la parole pour la première fois après sa Chute et son enfer-mement, accompagné de ses légions d’anges déchus. Il s’adresse alors à son compagnon d’infortune Béelzébuth :

Le grand Ennemi (pour cela nommé Satan dans le ciel) rompant par ces fières paroles l’horrible silence, commence ainsi : […] tu vois de quelle hauteur, dans quel abîme, nous sommes tombés ! Tant Il se montra le plus puissant avec son tonnerre ! Mais qui jusqu’alors avait connu l’effet de ces armes terribles ? Toutefois malgré ces foudres, malgré tout ce que le Vainqueur dans sa rage peut encore m’infliger, je ne me repens point, je ne change point : rien (quoique changé dans mon éclat extérieur) ne changera cet esprit fixe, ce haut dédain né de la conscience du mérite offensé, cet esprit qui me porta à m’élever contre le Plus Puissant, entraînant dans ce conflit furieux la force innombrable d’Esprits armés qui osèrent mépriser sa domination ; ils me préfèrent à Lui, opposant à son pouvoir suprême un pouvoir contraire ; et dans une bataille indécise au milieu des plaines du ciel ils ébranlèrent son trône[32].

Ce discours de Satan révèle bien qu’il est l’antithèse angélique du Fils : il a l’esprit fixe ; en lui rien ne change — sauf son éclat extérieur — ; il a voulu s’élever à la divinité alors qu’il est une créature ; il aurait voulu se conférer lui-même la domination. L’art de Milton consiste à exposer le péché de Satan comme un complet renversement de la perspective kénotique et ce, autant dans les caractéristiques que dans la structure même du procès kénotique puisque, dans le cas de Satan, la chute et l’enfer-mement suivent la tentative d’auto-ascension, d’auto-exaltation. Placée en début de l’épopée, cette auto-interprétation satanique de sa chute et de ses causes rendra encore plus tragique et sublime la kénose du Fils, cette dernière étant relatée deux livres plus loin.

Et pourtant, dans l’un et l’autre cas, la chute produit le même effet, soit un voilement de la gloire paradisiaque, à la différence que ce voilement sera transitoire pour le Fils et permanent pour Satan. En effet, celui-ci est reconnu par les anges gardant les limites du Ciel et du Paradis terrestre[33]. Milton suggère même que malgré les artifices de dissimulation et de transformation dont Satan est capable, son aspect reste changé à jamais. Quant à sa nature angélique et sa force, elles demeurent puisqu’il a pu accomplir le périple de l’Enfer au Paradis en passant par le Chaos[34], un voyage qu’il a fait au péril de son existence.

En plus de faire de Satan le contre-exemple de la kénose du Christ, Milton tire les conséquences logiques de la conception ontologique de la kénose comme voilement : elle peut s’appliquer aussi bien au Fils qu’à Lucifer. Le changement de l’éclat, de l’eidos, de la forme ne change pas leurs natures respectives et encore moins leurs puissances. En effet, on voit dans l’épopée tout l’effort déployé par Satan, ses lieutenants et ses légions pour organiser l’Enfer[35]. On voit aussi les trésors de force et de ruse que doit déployer le Tentateur pour sortir de l’Enfer et pour traverser les abîmes afin de se rendre dans le Paradis, et ce malgré l’interdiction divine de sortir des Enfers ainsi que la vigilance des anges restés fidèles. Une autre leçon est suggérée par Milton : c’est par un acte volontaire et complémentaire de soumission que l’abaissement prend véritablement effet. Bien sûr, ces exemples en disent probablement plus sur la théologie de Milton et de la pensée de son temps (le 17e siècle anglais) que sur la kénose comme telle, mais ils sont tout de même indicatifs de la teneur de cette tradition interprétative de la kénose.

Une interprétation ontologique et plus « classique » de la kénose subsiste dans le catholicisme, et ce jusque dans les années 1950. Un exemple clair est le grand article sur la kénose, rédigé par le P. Henry et paru dans le Supplément au Dictionnaire de la Bible [36]. Dans cet article qui se présente comme une synthèse historique et thématique des discours chrétiens sur la kénose, la part belle est faite aux débats patristiques. Les débats patristiques et les interprétations modernes — les kénotismes allemand des Lumières, britannique et russe du 19e siècle — seront évalués à partir de la conception que le jésuite tire de son étude des Pères : « [p]our des raisons surtout théologiques et philosophiques […] nous rejetons toute kénose au sens strict, soit absolue, soit relative[37], qui affecterait la seule divinité. Celle-ci est immuable en tous ses attributs : seul le rayonnement de ces attributs dans l’humanité peut souffrir éclipse ou limitation[38] ». La position du P. Henry sur la question s’inscrit donc dans la tradition dogmatique issue des conciles de l’Antiquité chrétienne.

2. Kénose et conscience messianique

Un second courant interprétatif de la kénose s’ouvre avec un dialogue entre la théologie et l’humanisme d’abord, et avec l’idéalisme allemand ensuite. Je n’entre pas dans les détails, mais il suffit de mentionner que la kénose sera ici comprise dans les termes épistémologiques d’une philosophie de la conscience. Ainsi, le regard de la théologie kénotique de cette époque ne portera pas sur l’ontologie du Christ vrai-Dieu/vrai-homme — ce qui serait de l’ordre du noumène —, mais plutôt sur les caractéristiques de la subjectivité de Jésus de Nazareth ou du Christ incarné. Il s’agit d’une interprétation qui culminera dans les kénotismes britannique et russe du 19e siècle. C’est de ce point de vue que se posera, par exemple, la question de la conscience messianique de Jésus et des limitations du Fils de l’homme en ce qui concerne des attributs divins habituels, soit l’omniscience et l’omnipotence. Les mouvements kénotiques du 19e siècle souligneront donc à grands traits l’humanité du Jésus terrestre et le régime humain auquel il est soumis. Une des principales caractéristiques de ce mouvement sera de montrer que la conscience messianique de Jésus s’est graduellement développée et que, de toute façon, elle n’aura jamais été qu’une conscience partielle[39]. Ces interprétations de la kénose seront sévèrement jugées par le P. Henry[40], et par Hans Urs von Balthasar, quelques années plus tard.

3. Kénose et éthique

La troisième période interprétative est marquée par le tournant éthique de l’interprétation de la kénose. Des philosophes, des théologiens et des exégètes contemporains reprennent le thème de la kénose et en font une interprétation originale[41]. Ici aussi une position épistémologique prévaut. Les auteurs que j’étudierai mobilisent la kénose dans un geste théologique qui se tient à distance de l’ontologie et de la philosophie de la conscience. Il s’agit donc d’une interprétation de la kénose faisant une critique des métaphysiques ontologiques et des métaphysiques de la conscience, en somme des a priori théoriques, et cherchant à libérer le regard des ornières de la pensée déductive et normative qui s’impose de haut. On cherche donc à libérer la pensée et le regard, de penser et de regarder à nouveau à partir du sol, à partir de la complexité du « réel ». Contre les coups de force métaphysiques, la pensée kénotique permettra d’honorer ce qui, justement, s’éloignera de toute forme figée de pensée et de jugement.

Loin d’une ontologie de l’être du Christ incarné, loin aussi d’une méditation sur la conscience messianique, les discours actuels de la kénose tournent leur regard vers la vie sociale et la vie ecclésiale. La praxis est au coeur des reprises contemporaines de la kénose. La mobilisation philosophique ou théologique de la kénose est avant tout heuristique : elle rend possible et pensable la recherche d’une orthopraxie, d’un ensemble de pratiques droites, mais dans une optique non fondationnelle, voire anti-fondationnelle. Les pratiques droites sont à chercher sans référence à une doctrine ou à des principes premiers, qu’ils soient inscrits dans l’être ou dans la raison.

Avec ce courant de pensée, nous sommes en présence d’un décrochage, typiquement postmétaphysique, entre orthopraxie et orthodoxie. Les pratiques droites ou justes ne sont plus jugées telles parce qu’elles incarnent et concrétisent une théorie éthique ou morale préalable qui fournirait les principes premiers de l’action. Ce qui permet de déclarer une pratique « droite » se trouve ailleurs que dans un a priori, fut-il associé à l’ontologie ou à la philosophie de la conscience. Or, la désignation de l’ailleurs est rendue possible par une critique des orthodoxies à partir d’acquis que les auteurs en questions réfèrent à leur conception de la kénose.

Cette dernière affirmation permet de faire une autre précision. Le décrochage entre orthodoxie et orthopraxie n’implique pas l’élimination de la théorie ou de la réflexion dans la recherche de l’orthopraxie. Comme nous le verrons, les projets réflexifs mobilisant une heuristique kénotique ont une inclination pragmatique, au sens « noble » du terme. Les projets inclinent à penser à partir du faire, à partir d’un « faire », plutôt qu’en empruntant les chemins de l’être ou de la conscience.

Cela posé, je présente ici rapidement deux projets contemporains qui donnent à la kénose une valeur et une portée heuristiques.

Dans sa réflexion sur la modernité, le philosophe italien Gianni Vattimo invoque la kénose pour rendre compte de la vocation destinale de l’époque[42]. En mettant de l’avant l’idée d’un affaiblissement de la pensée en modernité, mais une pensée qui garde un pouvoir critique face aux discours métaphysiques, Gianni Vattimo identifie du même souffle des pratiques qui « participent » de cette pensée faible (pensiero debole). Ces pratiques sont décrites de manière générale et quasi formelle. Ce sont la réduction de la violence et de l’autoritarisme, le nouement du lien social avec les autres (au sens fort de l’altérité) et, finalement, l’ethos de la discussion qui demande à Ego de reconnaître le caractère faillible de ses positions et de ne pas imposer par la force ses vues à Alter. Réduire la violence, discuter et maintenir le lien social : ces trois éléments sont constitutifs d’une éthique de l’interprétation que Vattimo propose depuis le début des années 1980, une éthique qui participe d’une dynamique kénotique, critique du pouvoir autoritaire dans les doctrines comme dans les institutions. Cette éthique n’a pas la substance d’une morale de la loi naturelle, pour la simple et bonne raison que cette dernière est, aux yeux de Vattimo, exemplaire de ce qu’est une éthique métaphysique qui doit forcer le réel dans un cadre normatif préalable à l’action et établi sur des principes premiers. L’éthique de l’interprétation est plutôt à rapprocher des éthiques de la discussion proposées par Habermas et Apel, tout en évitant de fonder en raison son propre projet. La conception vattimienne de l’éthique associe la kénose au procès de dissolution des normativités métaphysiques, à la vocation destinale de la modernité et la vocation nihiliste de l’herméneutique[43].

De son côté le théologien anglican Graham Ward prend appui sur la kénose pour élaborer une réflexion éthique aux accents esthétiques. En cela, il est fortement tributaire de la théodramatique balthasarienne, ou du moins du geste origénien qui y tient lieu de méthode théologique. L’heuristique kénotique permet à Ward de se dégager d’une emprise de l’ontologie. Pour le détail de la position de Ward, je renvoie à mon analyse de son oeuvre dans Études Théologiques & Religieuses[44]. Il suffit ici de dire que le travail de Ward l’amène à élaborer une éthique sous les auspices de la sequela Christi, une suite du Christ qui est en fait un évidement de soi vers l’autre (emptying towards the other [45]). Selon Ward, quand un croyant suit le Christ de cette façon, il s’inscrit dans le troisième moment d’une séquence mise en route par la kénose intra-trinitaire et suivie de la kénose à l’oeuvre dans la Création et l’Incarnation. On reconnaît ici des thèses promues par Balthasar. Le moteur de la kénose est l’érotique divine, la circulation de l’amour dans la périchorèse intra-trinitaire. La sequela Christi est donc participation à l’érotique divine, la réception de ce désir divin et gracieux voulant le désir humain et appelant une réponse désirante, suscitée par la grâce, dans une économie où don et réception sont intimement liés. Transposée dans le monde des relations et du lien, la notion d’évidement de soi appelle une forme de remplissement par l’autre, la kénose appelle le plérôme.

Dans ces deux propositions d’une éthique en régime postmétaphysique, il est remarquable de constater que la kénose est associée à l’évidement ontologique et qu’elle est appelée en renfort pour l’identification de pratiques concrètes. N’y aurait-il pas, à première vue, une forme de contradiction entre l’orientation du geste kénotique et le résultat qui est celui de proposer une forme de positivité éthique, même s’il s’agit d’une positivité modeste, affaiblie ? La négativité du geste — la perte assumée de l’être comme fondement — semble pouvoir se conjuguer avec la positivité de certaines structures sociales et symboliques. Sans être des effets immédiats ou des conséquences directes de la kénose, ces structures sont ce qui sort en relief pour un regard kénotique.

L’heuristique kénotique, mobilisée dans une réflexion éthique, partage ainsi un trait caractéristique de la pensée chrétienne traditionnelle sur la kénose : celle-ci n’appelle pas l’effacement des médiations ; elle ne consacre pas l’anéantissement. Au contraire, elle met en relief ce qui relève de l’ordre du faire, ce qui s’apparente à l’action et, en l’occurrence, aux pratiques qui créent du lien, qui nouent les humains entre eux.

Cette mobilisation heuristique de la kénose pose bien sûr question sur cette interprétation. J’aborderai quelques aspects de cette interprétation dans ce qui suit.

II. Une éthique de la kénose, des lectures différentes

L’interprétation de la kénose se déploie dans un espace ou comme une matrice, ce qui laisse entendre que plusieurs positions peuvent y être occupées. La kénose est matricielle au sens où elle est porteuse d’un potentiel qui s’exprime au contact d’un questionnement particulier, d’une interrogation issue d’une culture propre. Ainsi, les courants interprétatifs repérés au début de ce texte manifestent bien la plasticité sémantique de la kénose. Le déploiement théologique de cette fulgurante « intuition » judéo-chrétienne[46] est tributaire des contextes socioculturels de questionnement. Cela étant, la kénose est matricielle en un autre sens. En effet, la pluralité sémantique ne peut pas être uniquement attribuée aux conditions d’interprétation. Elle doit aussi être rapportée aux déterminations propres du procès discursif qui met la kénose en langage et en scène. Je me rapporte ici au texte de l’hymne aux Philippiens. En mettant en tension des éléments antithétiques : puissance/faiblesse, éternité/durée, mort/vie — et je me limite à ceux-là — des éléments dont les relations ne peuvent être fixées une fois pour toutes et qui, ce faisant, sont ré-interprétables, le procès kénotique offre un espace où peuvent trouver prise différentes interprétations. Or, les tensions qui traversent le texte de l’hymne n’y sont pas réduites ; elles demeurent vives. Donnons en exemple la Résurrection et l’exaltation qui ne consacrent certainement pas une dés-incarnation du Fils ou un retour du Christ à l’état initial. De telles tensions dans le sens et dans la lettre du texte créent du jeu, ouvrent le jeu de l’interprétation. L’écriture de la kénose en Ph 2,5-11 apparaît donc comme performative. Elle est à la fois condition de possibilité et création de jeu dans ce qui pourrait être vu, perçu et conçu comme plein. L’écriture de la kénose est elle-même kénotique[47].

Dans cet espace d’interprétation, quel lieu occupe une lecture éthique de la kénose ? Comment y comprend-on le procès kénotique ? quelle est sa portée ? quelle « réalité » affecte-t-il ?

Mon interprétation est à l’effet que c’est la question du pouvoir qui est au coeur de la lecture éthique de la kénose. De manière plus précise, ce qui constitue l’« objet » privilégié d’une lecture éthique kénotique, c’est le pouvoir, et notamment les discours et les pratiques qui respectivement justifient et incarnent une interprétation « pleine » du pouvoir et de son exercice. Plus concrètement, ce pouvoir est, selon Vattimo, celui des normativités s’appuyant sur des principes premiers et qui s’imposent d’en haut. Chez Ward, c’est l’illusion du sujet tout en contrôle, du sujet transparent à lui-même et en pleine possession de lui-même, qui est dénoncée[48]. La critique kénotique du pouvoir peut aussi bien s’appliquer, on le voit, à des institutions qu’à des acteurs.

Si la question du pouvoir est au coeur de la critique éthique kénotique, on peut encore se demander s’il n’y a qu’une seule manière d’envisager l’objet et ses manifestations. Les auteurs et les textes que j’ai cités en première partie de cet article donnent à penser qu’il y a (au moins) deux manières de formuler la critique kénotique.

La première forme de critique porte sur l’effectuation du pouvoir. Tant l’exemple miltonien que celui de la théologie catholique du 20e siècle comprennent la kénose comme une limitation du pouvoir. L’idée du voilement de la gloire laisse intacte la puissance des acteurs. Le Christ et Satan subissent un voilement de leur « gloire », un changement dans l’éclat mais sans véritable abandon de la puissance. Même s’il n’est pas au sens strict théologique, l’exemple de Paradise Lost de Milton semble bien montrer que la kénose n’est qu’affaire de volonté et de soumission devant le pouvoir et non abandon du pouvoir déjà possédé[49]. Pour le jésuite Henry, seul le rayonnement des attributs divins peut — on remarquera le vocabulaire de la possibilité — souffrir éclipse ou limitation. On pourrait alors penser la kénose comme un procès paradoxal et partiel du pouvoir sur lui-même et on s’approche ici des thèses très modernes d’un Fichte sur l’autolimitation par un sujet. Si la critique porte sur l’effectuation du pouvoir, alors le pouvoir du sujet (individuel ou collectif) reste un principe intact ; ce sont ses manifestations qui sont alors le point d’impact de la kénose. Le procès kénotique est alors transitoire. La gloire, voilée un moment, est ensuite restaurée dans l’exaltation. La lecture patristique et miltonienne m’apparaissent aller dans ce sens. Dans un cas comme dans l’autre, le pouvoir d’un sujet est reporté en amont, c’est-àdire que le pouvoir du sujet s’exerce sur lui-même[50]. En somme, dans cette première critique, on en reste aux manifestations du pouvoir comme objet d’une critique par la kénose. Une lecture ontologique de la kénose est donc porteuse d’une critique se coulant dans le langage de l’autolimitation (transitoire) du pouvoir.

Le procès kénotique pourrait-il être plus radical et toucher le coeur des systèmes, le coeur du pouvoir des agents, voire l’idée d’un pouvoir intact sous le voilement ? La thèse de la kénose comme évidement sera alors invoquée. Loin d’être un procès transitoire, la kénose est alors comprise comme un évidement qui va au coeur même de ce qu’il affecte tout en maintenant une « structure » de l’action. Une critique kénotique appuyée sur l’idée d’évidement aura donc une portée autre que celle d’une critique par l’autolimitation. La critique kénotique par l’évidement n’est cependant pas d’une seule venue. Elle prend deux formes.

La première est celle d’une critique par épuisement et affaiblissement du système de légitimation du pouvoir. C’est dans cette critique du pouvoir que je place le travail de Vattimo. Ainsi, pour lui, la vocation destinale de la modernité creuse une béance dans la pensée métaphysique et dans la pensée religieuse. C’est une béance qui se traduit, primo, par la critique du pouvoir arbitraire, secundo, par la désubstantialisation de la morale et, tertio, par la formalisation de la normativité dans les sociétés différenciées. Cette critique s’applique, selon Vattimo, aussi bien aux idéologies politiques et aux pouvoirs séculiers qu’aux doctrines religieuses et aux tentations religieuses de revenir à des formes de pensée et d’action pré-modernes. Comme je l’ai évoqué, la critique kénotique dégage des orthopraxies qui « survivent » à la critique des orthodoxies. Ces pratiques « droites » sont le droit qui règle les relations entre individu et État par-delà les normativités communautaires ; c’est aussi ce qui fait la promotion d’une identité post-nationale ou cosmopolitique au-delà des différences culturo-religieuses. Pour ce qui est de la pensée religieuse, la proposition d’un christianisme non religieux ou d’un christianisme se vivant après la chrétienté[51] résulte aussi d’une critique des normativités métaphysiques. De plus, cette même critique est appliquée aux pensées et doctrines résolument antireligieuses. Il y a donc affaiblissement du plein, tout en maintenant l’importance de structures, voire de limites à ne pas dépasser.

Une orientation claire se dessine dans l’interprétation vattimienne de la kénose et du potentiel critique qu’elle recèle. En effet, il présente une kénose linéaire, une kénose comme un procès d’affaiblissement finalisé par l’épuisement. L’idée de destinalité — de destin qu’il attribue à la vocation nihiliste de l’herméneutique et au sort de la métaphysique en modernité — s’inscrit bien comme finalité d’un processus. Sans être un anéantissement, le geste vattimien pense l’évidement kénotique comme un procès finalisé, qui ne peut dévier de sa course une fois que le processus a atteint son erre d’aller. C’est le cas, selon sa lecture, de la sécularisation en modernité. Pour Vattimo, la kénose permet de comprendre la sécularisation : « l’incarnation de Jésus (la kénôsis, l’abaissement de Dieu) est elle-même, avant tout, un cas archétypal de sécularisation[52] ». Vu de cette façon, le procès d’évidement ne peut être qu’unilatéral, se traduisant en un évidement toujours plus poussé de la substance métaphysique, quitte à ce que ce processus se retourne sur lui-même, en une critique de la sécularisation comme idéologie[53]. Mais même ce retournement se comprend comme une étape de plus dans le procès linéaire d’évidement. Mais là n’est pas la seule manière d’aborder l’évidement.

Une seconde forme de critique kénotique prend acte d’un évidement interne, du creusage d’une béance comme la pense Vattimo, mais en vue d’en faire le lieu d’une circulation. Pour donner un exemple, je laisserai la parole à un compatriote de Vattimo : Roberto Esposito, philosophe et historien des doctrines politiques. Dans l’introduction de son ouvrage Communitas. Origine et destin de la communauté, Esposito cherche à penser la communauté hors du registre ontologique de la propriété de quelque chose ou de l’appartenance à quelque chose[54]. Il propose une théorie de la communauté qui est formelle, dont l’assise ne se trouve plus dans la substance d’une identité ou dans une pensée du même. À la manière d’un Claude Lefort, il posera un vide au centre de la communauté, un vide qui, pourtant, n’est pas destructeur du lien. C’est, au contraire, le vide qui constitue un espace de circulation, d’« échange ». Je cite Esposito qui s’exprime dans un langage proche de la sociologie maussienne du don :

Dans la communauté, les sujets ne trouvent pas un principe d’identification — pas plus qu’un enclos aseptique à l’intérieur duquel établir une communication transparente ou même simplement le contenu de cette communication. Ils ne trouvent rien d’autre que ce vide, cette distance, cette extranéité qui les constitue comme manquant à eux-mêmes : « donnant » parce qu’eux-mêmes « donnés », au sein d’un circuit de donations réciproques dont la particularité réside précisément dans son obliquité par rapport à la frontalité de la relation sujet-objet, ou à la plénitude ontologique de la personne […][55].

Pour Esposito, l’identification d’un vide foncier ne rend pas impossible la communauté. Reconnaître le vide ne détruit pas le lien, il en révèle le véritable moteur : non plus l’identité, non plus la possession du même entre tous les membres ; c’est la circulation de donations réciproques, de désappropriations mutuelles qui crée le lien social. Bref, le lien social n’est pas du plein figé et statique, c’est de la circulation.

Graham Ward, dont j’ai déjà discuté les travaux plus haut, émettait une critique de la conception vattimienne dans des termes similaires à ceux d’Esposito. Ward critique Vattimo en faisant remarquer que le philosophe italien s’arrêtait arbitrairement à mi-chemin du processus kénotique tel que conçu dans la tradition chrétienne. À la linéarité descendante — amputée de sa partie ascendante terminale —, Ward oppose une conception « circulatoire », voire circulaire, de la kénose, ainsi que je l’ai évoqué dans la première partie de ce texte. Mais avant Ward, avant même les travaux de Balthasar qui ont inspiré Ward, le théologien franco-russe Serge Boulgakov (1871-1944) a médité la kénose et en a fait un procès de circulation[56].

Boulgakov insistait sur le fait que tout l’itinéraire de l’hymne kénotique de la lettre aux Philippiens manifeste bien que cette dépossession initiale au niveau de l’être est aussi une dépossession finale en rapport avec le pouvoir, puisque de l’Incarnation, à la mort de la Croix, à la Résurrection et l’Exaltation, le Christ est un patient de bout en bout. Soulignons que le creusement et l’ouverture d’aires de jeu dans le plein sont déjà présents dans la cascade des kénoses comme la pensent Balthasar et plusieurs théologiens russes de la kénose. Serge Boulgakov s’inscrit dans cette interprétation. Lisant l’hymne aux Philippiens, il comprend les différents moments du parcours kénotique comme autant de moments de circulation, de mouvement, soit de dépossession vers et pour un autre, soit d’attribution par un autre. Ainsi, la kénose se décline en plusieurs moments : kénose à l’oeuvre dans la création (kénose créative[57]), kénose intra-trinitaire (kénose immanente), kénose dans l’Incarnation (kénose économique) et, enfin, kénose dans l’exaltation puisque pour cette dernière étape, il ne s’agit pas d’une auto-glorification du Christ ressuscité, mais d’une glorification du Christ par le Père. L’Exaltation n’est pas la récupération du pouvoir par le Christ, mais bien la réception d’un Nom au-dessus de tout Nom, la réception de quelque chose qui lui est conféré. On saisit bien que pour Boulgakov, les différents procès kénotiques peuvent être ramenés sous l’idée maîtresse de la circulation des dons où chaque don creuse, paradoxalement, le vide qui sera comblé par un autre don.

En somme, outre le fait de croiser la réflexion théologique avec une perspective anthropologique — la théorie maussienne de la triple instance du don — cette seconde forme d’une critique kénotique appuyée sur l’évidement questionne les critiques appuyées sur l’autolimitation. Elle montre que le processus kénotique n’est pas de l’ordre du voilement ou de la retenue, mais bien d’une atteinte « fatale » de ce qui constitue le coeur du pouvoir : la légitimation et le contrôle.

Il y a très certainement un déplacement du concept dans ce genre de lecture éthique de la kénose. Il n’est pas question d’un vide originaire. Il n’est pas plus question d’un vide terminal, d’un nothingness ultime comme le pense Altizer. Dans l’ordre d’une éthique kénotique, ce qui prédomine est l’idée d’un évidement, d’un procès qui se fait au sein du plein, tout en en gardant une structure. Ce peut être, par exemple, par une critique du pouvoir, de ses structures et de ses effets, tout en reconnaissant la nécessité d’institutions pour la vie commune. L’évidement met en relief une circulation dont la caractéristique est qu’elle est de l’ordre du don. Et le don, s’il est don, semble orienté vers une déstabilisation du plein, un ébranlement interne, la création de béances au sein d’un ensemble. L’évidement semble donc bien instituer ou, en tout cas, instaurer quelque chose en moins que ce qui se donne à voir, que ce qui cherche à durer. Cependant, ce moins est encore quelque chose. Il s’agit de pratiques qui déstabilisent le plein, qui le grugent, qui le creusent et dont le « faire » sape, dé-fige, fluidifie, achève l’achevé.

Ce qui s’instaure, c’est une résistance au pouvoir qui fige, au pouvoir qui prend toute la place, au pouvoir qui assujettit, au pouvoir qui assigne une place nette, préparée d’avance, définitive. L’évidement est tout le contraire d’une logique de l’enchâssement, du comblement. L’évidement, c’est ce qui instaure du jeu dans une machine trop parfaitement conçue ; c’est ce qui empêche le système de se contenter de soi et de son propre fonctionnement. En ce sens, l’évidement est une ruse ; il pervertit le plein et le trop plein de l’intérieur même.

Conclusion

Avec cette interprétation heuristique de la kénose, nous sommes en face d’un phénomène de transformation de la perspective kénotique. D’un procès de conservation de la substance sous une forme qui la voile (morphèn doulou), nous sommes passés à un évidement qui conserve les structures, qui garde en place tout en épuisant la substance et tout en ouvrant des espaces de circulation, des espaces de jeu. On ne saurait mieux marquer la différence entre les postures kénotiques métaphysiques et les postures kénotiques heuristiques.

En plus de ce déplacement quant à la signification, il y a aussi celui de la fonction. En privilégiant la facette heuristique de la kénose, on en déplace le point d’impact. Loin de s’appliquer à l’être de l’être suprême, la kénose permettrait de critiquer et de lire des pratiques de pouvoir, donc des réalités contingentes, transitoires, éphémères. On peut avec raison voir ici à l’oeuvre une kénose de la (traditionnelle) kénose.

Les lectures éthiques de la kénose divergent certainement des lectures traditionnelles et modernes. Toutefois, tout comme les autres lectures, elles sont en cohérence avec le « climat » épistémique où elles surgissent. Au risque d’enfoncer une porte ouverte, on y verra une originalité paradigmatique, au sens kuhnien du terme[58], en temps de dissolution de la métaphysique. Mieux, on y verra une lecture pragmatique où l’heuristique kénotique rend possible l’identification de pratiques qui défient le pouvoir. L’heuristique kénotique identifie des « faires » qui déjouent le pouvoir quand celui-ci cherche à remplir, à saturer la vie humaine, la vie sociale. Des pratiques, comme les relations de don, déjouent l’« économie » des institutions fondée sur l’autorité et le contrôle. Le don n’a pas alors pour fonction de remplir les interstices, mais bien de creuser une béance. C’est probablement ainsi que joue la grâce et qu’elle se joue de ce qui, vainement, se pense blindé, imperméable, étanche, scellé, à l’épreuve de l’usure et du jeu.