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Dans le cadre de discussions philosophiques, mais aussi théologiques, des années 1960-1970, où la reprise du thème nietzschéen de la « mort de Dieu » a occupé une place significative, la position de Jacques Lacan aura été finalement de soutenir ceci — nous sommes alors en 1964 — que « la véritable formule de l’athéisme n’est pas que Dieu est mort […], c’est que Dieu est inconscient [1] ». La présente contribution s’efforcera d’éclairer cette affirmation assez énigmatique, étant entendu que l’expression « Dieu est inconscient » n’est pas ici utilisée dans son usage courant, comme lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il est un « pauvre inconscient » ; elle désigne l’inconscient freudien en tant que tel. La définition lacanienne de l’athéisme — soulignons-le d’emblée — se veut plus radicale que les diverses formes philosophiques de la mort de Dieu. Elle joue aussi subtilement sur une certaine contradiction : en effet, ce que Lacan place ici sous le nom de « Dieu » est en position d’exclusion, mais en précisant qu’il s’agit d’une « exclusion interne [2] ». Ailleurs, il emploie le néologisme « extime » pour évoquer un vide central, une absence, qui est au coeur du monde de l’humain et qu’il finira par nommer « réel[3] ». Il soulignera alors que les dieux appartiennent toujours au réel, c’est-à-dire à ce qui demeure inimaginable ou irreprésentable[4]. L’athéisme lacanien suppose donc de déplacer et de rendre délicate la question de savoir ce que peut être une position — pour autant qu’elle soit tenable — dont on puisse dire qu’elle est « athée ». Le fait de substituer « Dieu est inconscient » à l’affirmation nietzschéenne « Dieu est mort » n’est pas seulement une façon particulière de localiser le mot « Dieu » ; c’est également une manière de modifier un certain rapport à l’athéisme. Certes, Lacan ne laisse planer aucun doute sur le fait qu’il ne se réclame lui-même d’aucune appartenance confessionnelle et, même s’il est de culture chrétienne, il n’adhère à aucune religion. Pourtant, la relation qu’il entretient avec le judéo-christianisme et ses textes fondateurs reste complexe et elle n’est pas constituée d’une seule ligne[5]. Lacan fait de nombreuses remarques qui ont pour effet de dérouter ceux qui pensent pouvoir le situer dans un cadre repérable. Il ne se laisse pas enfermer dans un seul camp et prend notamment un malin plaisir à brouiller les pistes de l’athéisme et de la religion. Par exemple, en 1975, dans ses « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines », il peut dire que la religion est « un symptôme » (entendez : elle a valeur de retour du refoulé), puis il ajoute que « tout le monde est religieux, même les athées », avant de conclure que seule la psychanalyse est peut-être « capable de faire un athée viable, c’est-à-dire quelqu’un qui ne se contredise pas à tout bout de champ[6] ». On comprendra ici que, dans le discours d’apparence athée, la croyance intervient à la manière d’un lapsus ou d’un acte manqué qui révèle la vérité du désir sous une forme inversée. C’est pourquoi, l’athée tient souvent mordicus au Dieu qu’il est pourtant certain d’avoir rejeté et éloigné durablement de lui. Mais, à l’inverse, Lacan écrit — ici dans un séminaire de 1973 — que, si nous regardons les choses de près, « il ne peut y avoir de vraiment athées que les théologiens, c’est à savoir, ceux qui, de Dieu, en parlent » puisqu’en effet le mot est toujours le meurtre de la chose (d’où l’opposition lacanienne entre une mystique et une théologie, ou ailleurs ce qu’il appelle une « dio-logie » qu’il oppose à la théologie)[7]. Ainsi, qu’on puisse opter pour le « Dieu est inconscient » de Lacan plutôt que pour le « Dieu est mort » nietzschéen conduit à entrer dans un ensemble qui comporte de multiples facettes et parfois des contradictions. On peut en tout cas faire l’hypothèse que l’athéisme, au sens lacanien du terme, s’apparente moins à une position qu’à un horizon.

I. La mort de Dieu : condition de la croyance

Commençons par le postulat « Dieu est mort » et la façon dont Lacan s’en démarque ou en propose au moins une interprétation décalée par rapport à une vulgate nietzschéenne. Deux raisons principales conduisent Lacan à refuser qu’on puisse faire profession d’athéisme d’une telle maxime. D’abord, « Dieu est mort » n’est rien d’autre que la déclaration de ce qui a toujours déjà été. Lacan y insiste à plusieurs reprises, par exemple en 1960, dans L’éthique de la psychanalyse et au cours d’un chapitre qu’il consacre justement au problème de la mort de Dieu[8]. Il ne conteste pas alors la validité formelle du « Dieu est mort » ; il lui retire seulement tout caractère d’historicité. On ne peut dire « Dieu est mort » sans ajouter tout de suite un « depuis toujours » qui lui donne son véritable sens et sa portée. On notera que cette affirmation est une contradiction logique, puisqu’il ne s’agit pas de postuler l’inexistence de Dieu ou le néant de son être, mais bel et bien sa mort. Or ne peut mourir que ce qui a vécu et donc on ne peut dire de Dieu qu’il est mort sans inclure de facto son existence préalable. Comment pourrait-on être mort depuis toujours ? Comment mourir sans passer de vie à trépas ? Laissons pour l’instant de côté cette question à laquelle il faudra revenir et considérons un second élément, lié à celui qu’on vient d’évoquer, qui est plus implicite dans le développement lacanien. Si « Dieu est mort » ne définit pas l’athéisme, c’est parce qu’il faut l’interpréter, à l’inverse, comme une condition de possibilité, proprement humaine, du « croire ». La mort de Dieu constitue l’origine de la croyance en tant que phénomène qui accompagne l’humanité depuis les commencements. Que Dieu soit mort, et qu’il le soit depuis toujours, se trouve à la source même de l’acte de croire. C’est sur ce point que Lacan retourne la perspective : la croyance se situe dans un rapport logique à la mort de Dieu, comme c’est le cas, par ailleurs, de la loi et de la dimension d’interdit. D’une façon répétée, Lacan affirme également la relation fondamentale entre la mort de Dieu et la loi, l’interdit, donc aussi la surveillance du surmoi et la culpabilité qui en découle. Par exemple, dans L’envers de la psychanalyse : « Dieu est mort, ne me paraît pas, loin de là, de nature à nous libérer […]. Il y a longtemps que j’ai fait remarquer qu’à la phrase du vieux père Karamazov, Si Dieu est mort, alors tout est permis, la conclusion qui s’impose dans le texte de notre expérience, c’est qu’à Dieu est mort répond plus rien n’est permis [9] ». Autrement dit, la mort de Dieu ne conduit pas à un surcroît de jouissance, mais à la mise en place d’une barrière désormais infranchissable. En effet, cette mort n’autorise pas l’être humain à prendre la place du disparu ; elle marque plutôt une place impossible à occuper ; elle fonde la loi suivante à laquelle chacun est soumis : « il n’y a pas de dieu que je puisse être ». Certes, cette loi fera aussi l’objet d’un constant refus ; elle sera contournée de bien des manières ; elle n’en reste pas moins située au fondement de l’humanité et de l’espace du langage.

II. La mort de Dieu et le mythe freudien du meurtre du père

La perspective développée par Lacan — et dont je dirai qu’elle formalise une première forme de ce que la théologie place sous le terme de « kénose » — est élaborée en fonction de la thématique freudienne du meurtre du père. On se souvient que Freud voyait dans le meurtre originaire du père la source de la religion et la naissance des dieux. C’est ce que Lacan reprend lorsqu’il articule « mort de Dieu » et « meurtre du père », mais il s’y emploie en donnant au récit freudien la forme stricte d’un mythe. C’est pour cette raison qu’il peut soutenir que Dieu est mort depuis toujours, comme c’est aussi depuis toujours que le père freudien est mort et que donc personne ne risque d’avoir commis son meurtre. À ce propos, en 1969, dans le séminaire XVI, Lacan note avec une pointe d’ironie : « Le meurtre du père aveugle tous ces jeunes taureaux imbéciles que je vois graviter autour de moi dans des arènes ridicules. Le meurtre du père veut justement dire qu’on ne peut pas le tuer. Il est déjà mort depuis toujours. C’est bien pour cela qu’il s’accroche à quelque chose de sensé, même dans des lieux où il est paradoxal de voir bramer que Dieu est mort[10] ».

Le meurtre du père est un mythe, comme l’est également la mort de Dieu. C’est un mythe freudien. C’est en cela que tient la thèse de Lacan : il faut interpréter en termes de structure le récit freudien de Totem et tabou qui brosse le tableau fantastique du passage de l’animalité à l’humanité, c’est-à-dire le temps archaïque qui introduit à la vie sociale et à la culture. Seul le mythe est capable de rendre compte de ce moment charnière parce qu’il est avant tout un langage des origines ou des commencements[11]. Mais s’il fait le récit des commencements, c’est pour énoncer un commencement qui n’a pas de commencement. Il parle d’un début qui n’appartient à aucun moment chronologique repérable, parce qu’il s’agit de ce qui est justement vécu par chacun comme « toujours déjà-là ». Lorsque le mythe raconte, qu’il déploie un récit, qu’il débute par « il était une fois », il donne en fait une forme narrative à ce qui est « depuis toujours ». Il y a donc un muthos, un récit, mais pour exprimer une origine qui, n’étant pas chronologique, est un pur moment logique. On peut en donner une définition plus précise en distinguant formellement le commencement et l’origine : le mythe est un récit des commencements qui évoque une origine dont on ne sait rien. Dans la pensée de Lacan, dire que le père est mort depuis toujours signifie qu’il y a ce qui manque à chacun depuis toujours. Il y a ce qui n’est pas là et qui, n’ayant en réalité jamais été là, a toujours déjà été perdu. Parler de « perte » n’est d’ailleurs pas vraiment approprié. On peut encore y voir une façon fantasmatique de se représenter ce dont il est question, s’il est vrai qu’on ne peut perdre que ce qu’on a possédé d’une manière ou d’une autre. Or ici la perte ne concerne rien de ce qu’on a pu avoir ; elle ne porte pas sur un objet disponible ; elle manifeste plutôt qu’il y a depuis toujours ce qui rend impossible la totalisation et le rapport immédiat au monde. C’est cette forme de la perte dont Freud fait le récit spéculatif avec Totem et tabou : imaginant un temps archaïque qui précède l’apparition de l’humain, il met en scène un clan primitif sur lequel règne un vieux mâle, un chef, qui chasse, châtre ou tue tous ceux qui lui font concurrence afin de rester le seul possesseur de toutes les femelles. Ce « père primordial », l’Urvater comme l’appelle Freud, n’est soumis à rien. Il se manifeste dans sa toute-puissance et il n’a pas d’autre règle que celle de sa jouissance sans mesure, c’est-à-dire la seule loi de son bon plaisir toujours énigmatique, imprévisible, totalement arbitraire. En réalité, ce chef du clan n’est pas un « père », sauf dans le monde du fantasme, parce qu’il se situe hors lignage[12]. Il est à lui-même sa propre loi. Il représente ce que serait un père qui n’aurait pas été lui-même fils, autrement dit qui serait hors généalogie et qui prétendrait occuper l’origine absolue des êtres et des choses. Il n’a pas été institué ; il n’est limité par rien. Les fils du père de la horde décident alors de faire alliance afin d’abattre le tyran et de lui ravir son pouvoir. Or, une fois leur forfait commis, au lieu de mettre à exécution leur plan, ils décident de sauvegarder l’alliance et ils renoncent d’un commun accord à la puissance du père. C’est à ce moment-là qu’ils adviennent à l’humanité. Ils naissent au statut de fils par le fait d’avoir renoncé à la totalité et d’en faire l’expression d’une loi fondatrice. Ils deviennent fils de l’interdit. Totem et tabou donne la forme d’un récit au fait central que l’être humain n’a jamais eu d’autre figure que celle d’un fils ou d’une fille, c’est-à-dire qu’il existe en acceptant une loi qui lui interdit une totalité, mais — et c’est capital de l’ajouter — une totalité qu’il n’a jamais eue [13]. C’est toujours à partir d’un point « 1 » qu’on peut nommer le moment « 0 » comme origine toujours dépassée. Nul ne peut occuper la position première — le point 0 —, sauf à prétendre être le « père » de la horde primitive qui n’appartient justement pas au monde des humains, puisqu’il se pose comme origine de lui-même. En ce sens, le père de la horde n’appartient à aucun moment de l’histoire humaine et sa mort est un mythe. C’est également ce qu’il faut dire de la mort de Dieu : elle est mythique puisque c’est avec elle que commence l’histoire.

Au point où nous sommes, il faut préciser que la mort de Dieu peut être dite « de toujours » pour la raison suivante : elle est un manque ou une absence qui ne présuppose aucun plein ou aucune présence préalable. C’est un point de difficulté qui est déterminant dans la version lacanienne de la mort de Dieu et dont on perçoit l’ancrage heideggérien : toutes les thématiques classiques du « manque » ou de l’« absence » sont grevées d’un arrière-fond de plein ou du registre homogène d’une présence. Toute idée de manque suppose qu’il y a eu ce dont on manque. Or il est question ici d’une absence qui n’est pas absence de quelque chose, mais qui est, à proprement parler, absence de rien. L’absence est absence de ce qui s’est toujours déjà absenté. Que cela soit éprouvé subjectivement comme la perte de quelque chose est un autre problème qu’on abordera et qui est contenu dans l’idée même de mort lorsqu’on parle de « mort de Dieu » ou lorsque Freud décrit le père archaïque comme celui qui a été tué. Il n’en demeure pas moins que, structurellement, l’absence est absence de rien. Elle est une absence qui suppose qu’on reconfigure entièrement les concepts d’absence et de présence parce que cette absence-là — si on veut conserver le terme — est aussi bien une présence. C’est même chez Freud une absence qui occupe la place centrale et qu’il appelle « la chose » (das Ding)[14]. En réalité, le terme « absence » convient mal ; on l’utilise faute de mieux, car en réalité ce n’est ni d’une absence, ni d’une présence dont il s’agit, mais d’un écart qui ouvre le monde à lui-même. C’est de cela dont témoignent les récits bibliques de la création quand la parole divine distingue le jour de la nuit, le haut du bas, le sec de l’humide, etc. Le Dieu biblique est celui dont la parole sépare pour autant qu’il soit lui-même le nom d’un écart, c’est-à-dire ce qui fait qu’on ne parle qu’un mot après l’autre[15]. C’est cet interstice qui fait le langage et l’être parlant. On saisit mieux alors la raison pour laquelle Lacan peut dire que le monde est une création ex nihilo, et que chaque chose représentée dans le langage est formée à partir de « rien ». Reprenant la méditation heideggérienne sur le vase que l’artisan façonne sur son tour avec de l’argile, il écrit[16] : « Si vous considérez le vase dans la perspective que j’ai promue d’abord, comme un objet pour représenter l’existence du vide au centre du réel qui s’appelle la Chose, ce vide, tel qu’il se présente dans la représentation, se présente bien comme un nihil, comme rien. Et c’est pourquoi, le potier, tout comme vous à qui je parle, crée le vase autour de ce vide avec sa main, le crée comme tout créateur mythique, ex nihilo, à partir du trou[17] ».

Comment donc en définitive interpréter le « Dieu est mort depuis toujours » de Lacan ? On posera ceci : « Au commencement était le Verbe » en est le strict équivalent. Pour Lacan, la mort de Dieu signifie que tout commence avec le Verbe et qu’il y a le Verbe seulement à condition qu’il y ait un vide au coeur du langage. Mort de Dieu et naissance du Verbe sont dans un rapport solidaire. On peut illustrer ce vide nécessaire à la parole et à l’écriture par l’exemple simple du jeu de taquin : il s’agit d’une plaquette, limitée par un cadre, où l’on fait glisser de petites cases qui portent chacune une lettre. Le jeu consiste à former des mots en déplaçant les lettres à l’intérieur du cadre. Le jeu fonctionne à la condition qu’une case reste vide, faute de quoi le mouvement des lettres serait tout simplement impossible. La pièce centrale du jeu est ainsi une case vide, une lettre manquante, qui permet d’écrire et de figurer des mots. Autrement dit, les lettres et les mots sont mis en mouvement grâce à une seule lettre qui, quant à elle, a été retirée. Dans la logique lacanienne, la mort de Dieu n’est rien d’autre qu’un lieu vide qui permet au Verbe de toujours être à notre commencement. C’est ce que dit le prologue de l’Évangile de Jean lorsqu’il s’ouvre par « Au commencement était le Verbe » (Jn 1,1) et qu’il se conclut par « Personne n’a jamais vu Dieu » (Jn 1,18). Le « Personne n’a jamais vu Dieu », expression d’un retrait toujours déjà effectué, est la condition d’un commencement par, ou avec, le Verbe. Ici, se profile une première forme de « kénose » qui nous permettra de comprendre que le christianisme se soutient, quant à lui, d’une double kénose — et non pas d’une seule —, ou plus exactement que la kénose, pensée christologiquement, suppose un premier moment logique que le prologue johannique énonce comme l’archè du Verbe.

III. Mort de Dieu et sujet supposé savoir

Il reste à s’interroger sur la contradiction apparente contenue dans l’affirmation « Dieu est mort depuis toujours ». Nous avons posé le problème : s’il s’agit de dire que Dieu est mort, comment peut-il l’être depuis toujours ? Il en va de même du père primitif, dans sa version freudienne, dont on voit difficilement comment il est possible de parler de son meurtre alors qu’il a toujours déjà été mort. Pourquoi ne pas remplacer simplement la notion de mort par celle d’inexistence ou de « non-être » ? Si l’expression « mort depuis toujours » a tout son sens, c’est qu’elle exprime une contradiction présente en chacun et qui permet alors d’articuler la mort de Dieu et la question de la croyance. D’un côté, en disant « depuis toujours », nous reconnaissons un impossible : nul ne peut avoir accès à la totalité supposée du père de la horde parce qu’elle n’a jamais été accessible. Mais, d’un autre côté, en disant qu’il s’agit d’une mort, nous exprimons la culpabilité liée à notre propre condition (il a été tué) et, en même temps, nous conservons nostalgiquement l’idée de récupérer d’une façon ou d’une autre quelque chose qu’on n’a pas, mais qu’un autre aurait possédé (s’il y a mort, c’est qu’il y a eu ce dont on est privé). La mort de Dieu est, comme le meurtre du père, un discours que Lacan appelle, en référence à Totem et tabou, « la mythologie des fils », c’est-à-dire le récit qu’ils font de ce qui a toujours été dépassé. C’est ce qui fait écrire à Lacan dans le séminaire XI qu’en réalité « le mythe du Dieu est mort […] n’est peut-être que l’abri trouvé contre la menace de la castration[18] ». En effet, déclarer la mort de Dieu reste le meilleur moyen pour refuser ce à quoi l’on a pourtant consenti et conserver ainsi l’illusion de récupérer une puissance supposée perdue.

Dans cette perspective, Lacan fait alors de la mort de Dieu, non pas la formule de l’athéisme, mais celle de la croyance, tout comme le meurtre du père est, dans le texte freudien, l’origine de la religion totémique. Le phénomène de la croyance manifeste, de fait, la contradiction subjective que nous venons de noter : d’un côté, il y a le consentement à une absence qui est constitutive du rapport au monde et sans laquelle il n’y aurait aucune possibilité de croire, Freud qualifiant à rebours par le terme Unglauben la position paranoïaque qui suppose un monde plein où tout est lié, où tout prend sens, et qui fait la certitude du délire[19]. Pour qu’il y ait ce à quoi nous croyons, il est nécessaire que les objets de croyance viennent représenter ce qui n’est pas là et il faut donc que nous ayons reconnu cette place vide. Mais, d’un autre côté, ces mêmes objets de croyance sont investis imaginairement pour recouvrir le manque qui nous constitue et donner un sens à ce qui est hors sens (ou justement « ab-sens », comme l’écrit Lacan en jouant sur les mots)[20]. À ce propos, Lacan dira que « la religion est increvable », parce qu’elle a le pouvoir de donner du sens à tout, qu’elle est une machine infinie à produire du sens[21]. On fait rapidement revivre le Dieu qui était mort, on l’immortalise d’une certaine façon, pour maintenir l’illusion qu’un Autre a ce dont on se pense soi-même dépossédé. À cette instance, Lacan donne un nom simple : « sujet supposé savoir ». De ce point de vue, dire que « Dieu est mort » c’est toujours le conserver sous la forme du « sujet supposé savoir » et c’est pourquoi il n’y a pas athéisme, mais croyance imaginaire que l’Autre a ce qu’on n’a pas. À partir de là, Lacan ne cessera de tisser des liens entre le sujet supposé savoir et Dieu. Par exemple, de façon lapidaire, en 1969, dans le séminaire XVI : « Le sujet supposé savoir, c’est Dieu, un point c’est tout[22] ». C’est ce Dieu qu’il va appeler le Dieu des philosophes, celui de la theoria, et de la théologie aussi, qui bouche le trou du réel et qu’il oppose alors au Dieu que Pascal nomme Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, Dieu de Jésus-Christ[23]. C’est du Dieu sujet supposé savoir dont il faudrait pouvoir vraiment devenir athée afin que l’athéisme soit vraiment ce qu’il déclare être, c’est-àdire ce qui permettrait à la maxime « Dieu est mort » d’être autre chose que le maintien assuré de ce qu’on entend refuser. Dans ce même séminaire XVI, Lacan indique ce que serait un athéisme qui ne ferait pas de la mort de Dieu une dénégation : « Un athéisme véritable, le seul qui mériterait ce nom, est celui qui résulterait de la mise en question du sujet supposé savoir[24] ». On peut comprendre à présent le sens de la formule lacanienne de l’athéisme : « Dieu est inconscient ». S’il s’agit d’une définition rigoureuse de l’athéisme, alors que l’affirmation « Dieu est mort » reste, pour Lacan, une dénégation, c’est que « Dieu est inconscient » est justement la chute du « sujet supposé savoir », autrement dit le fait que le sens du monde et la signification ultime de l’être sont perdus depuis toujours. C’est ce que Freud appelle die Versagung pour désigner une privation, le refus originaire de quelque chose à quelqu’un[25].

IV. La mort de Dieu et la christologie

Lacan attribue au christianisme d’avoir produit, de façon centrale, la chute du « sujet supposé savoir » et d’avoir de ce fait donné une autre portée à la mort de Dieu. Il thématise alors une forme de la kénose, non pas celle signifiée par le meurtre du père — l’absence de ce qui s’est toujours déjà absenté et qu’un philosophe comme Jean-Luc Nancy appelle un « absenthéisme » —, mais l’inscription du manque en Dieu lui-même [26]. Il y a donc une double kénose : celle du prologue johannique qui affirme « au commencement était le Verbe » et celle du même Évangile de Jean qui ajoute, confessant alors l’incarnation, « le Verbe a été fait chair ». De cette façon, une double barre est apposée sur le divin. D’une part, il y a le fait que le Père est toujours déjà mort, toujours déjà en retrait et, chrétiennement, que Dieu ne prend corps que sous la figure du Fils. Le « Dieu-Père » est le Père symbolique, le Père dont on n’a que le nom, le « Nom-du-Père » selon l’expression de Lacan. D’autre part, la barre sur le divin est celle qui soumet à la mort le « Dieu-Fils », dont la tradition de l’Église ancienne dira qu’il est en même temps, sans confusion, ni séparation, vrai Dieu et homme. Lacan en donne un développement magistral dans L’éthique de la psychanalyse au moment où, redéployant une logique hégélienne, il soutient que « seul le christianisme donne son contenu plein, représenté par le drame de la Passion, au naturel de cette vérité que nous avons appelée la Mort de Dieu […]. Ce qui nous est proposé par le christianisme est un drame qui incarne littéralement cette mort de Dieu[27] ». Cette affirmation doit être mise en rapport avec ce que Lacan écrit en amont, soulignant « qu’il y a un certain message athée du christianisme lui-même[28] ». La kénose est, sous cette forme, une expression majeure de la mort de Dieu comme « sujet supposé savoir ». Elle est un processus de dépouillement, dans le sens où, dans la Déconstruction du christianisme, Jean-Luc Nancy évoque, à propos de la kénose paulinienne, un « dieu qui s’athéise » ou encore, en référence à Bataille, un dieu qui « s’athéologise[29] ». On notera cependant que si l’« athéisation » de Dieu est un processus de déconstruction des figures divines imaginaires (celles que formalise le sujet supposé savoir), il s’agit en même temps de donner une figure au divin. Il s’agit de lui donner un corps, de le penser comme prenant corps et tout le combat des Pères de l’Église aura été de maintenir que le Verbe a réellement pris chair, contre le docétisme, l’arianisme, etc. Le christianisme a produit ceci : c’est une kénose, un « évidement » qui permet qu’il y ait du corps, qui fonctionne comme procédure d’incarnation. La kénose n’est pas éloignement, mais présence du corps. De cela, indirectement, Lacan donne une interprétation en reprenant, on l’a vu, le concept heideggérien de « chose » et l’exemple du potier qui entoure le vide pour donner forme et existence à l’objet qu’il réalise.

V. Le défi mélancolique

On terminera ce parcours par l’annonce d’une question qui est aujourd’hui la nôtre. Le problème qui se pose à nous n’est pas le retrait du divin, son absence ; il est de savoir comment ce retrait peut faire qu’il y ait du corps. C’est l’incarnation qui est devenue notre problème, singulièrement, mais aussi communautairement. D’une certaine façon, on peut même dire que l’absence envahit paradoxalement notre monde et elle sature psychiquement l’espace contemporain. La conséquence en est une virtualisation de la réalité, donc aussi une difficulté à donner du poids, de la densité, aux êtres et aux choses qui nous entourent. C’est pour cette raison que la figure du monde occidental a de nombreux traits mélancoliques. En effet, comme l’illustre le célèbre Melancholia de Dürer, le mélancolique se trouve justement rempli par l’absence de l’autre. Mais cette absence n’est pas pour lui un manque ; elle n’a pas un effet d’absence ; elle ne crée aucune place vacante ; elle est paradoxalement le « trop-plein » d’une absence. Le mélancolique est celui qui, faute d’avoir pu accepter la perte, confond toujours sa propre vie avec la mort et déserte le monde. Il est dans un corps sans y être. Il incarne dans son propre corps le déni de la kénose, en montrant ce que peut être un corps dans lequel l’absence, ou le retrait, ne s’inscrit pas, pas plus que ne peut s’inscrire une présence vivante. La mélancolie, qui se nourrit facilement du consumérisme contemporain, est en réalité une haine farouche du corps et un rétrécissement considérable des capacités imaginaires. Que le Dieu chrétien soit celui dont il est dit qu’il prend corps — renonçant à la forme pleine de lui-même — est encore sans doute ce qu’il nous faut repenser aujourd’hui comme une question sociale et politique majeure.