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Les récits de voyage de Jacques Cartier n’ont cessé d’alimenter, depuis le milieu du xixe siècle, les travaux d’historiens, d’écrivains, d’essayistes et d’historiographes. À partir de l’Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours de François-Xavier Garneau, publié en 1845, et jusqu’à la Révolution tranquille, le personnage de Jacques Cartier et les écrits qu’on lui attribue ont été l’objet d’une mythification par les auteurs canadiens-français nationalistes. À compter des années 1920, un grand pan de cette entreprise d’héroïsation de Cartier — ainsi que de toutes les figures historiques de Nouvelle-France — a été le fait de la littérature pour la jeunesse, à laquelle se consacraient désormais des revues et des maisons d’édition aux collections spécialisées, et qui comptait le roman historique et l’hagiographie comme genres de prédilection. La suite de romans La grande épopée de Jacques Cartier, écrite par Eugène Achard dans les années 1930 et sur laquelle nous nous penchons dans cette étude, fait partie de cette production littéraire.

L’élévation de Jacques Cartier en héros national a été d’une telle ampleur que ses écrits et les oeuvres qu’ils ont inspirées sont devenus un sujet d’étude privilégié pour analyser les mécanismes de la mythification et la rhétorique de la construction de l’identité nationale canadienne-française [1]. Notre étude s’inscrit dans ce mouvement. Plus précisément, nous y analysons les stratégies qu’emploie Eugène Achard, dans sa suite romanesque, pour transformer en paysage français — donc canadien-français par filiation — le paysage inconnu et hostile du Nouveau Monde que l’explorateur découvre lors de ses trois voyages. Principalement appuyé sur l’étude, par Robert Melançon, des topos dans les relations de Cartier [2], et soutenu par les observations d’André Berthiaume sur la littérarité de ces dernières [3], notre texte se veut un des premiers jalons dans l’étude d’Eugène Achard, dont le travail d’historien vulgarisateur, selon le souhait de l’historienne de la littérature pour la jeunesse Françoise Lepage, « devrait être fouillé plus systématiquement pour en déceler l’apport véritable [4] », et dont l’oeuvre « reste à épurer et à redécouvrir [5] ».

Nous esquisserons donc tout d’abord le portrait d’Eugène Achard, écrivain et éditeur, Français d’origine, très prolifique et pourtant méconnu, afin de situer La grande épopée de Jacques Cartier dans un contexte historique empreint d’une idéologie clérico-nationaliste à laquelle il souscrit et qui est omniprésente dans ses romans [6]. Nous verrons ensuite comment Achard canadianise le paysage par un jeu d’associations et d’oppositions qui compare systématiquement le Nouveau Monde à une France idéalisée, transformant du même coup les échecs de Cartier en réussites.

Eugène Achard, hagiographe

Eugène Achard (1884-1976), frère mariste d’origine française émigré au Québec en 1900, occupe dans l’histoire littéraire québécoise une place importante en tant qu’éditeur et auteur pour la jeunesse. Principalement consacrée à la vulgarisation historique pour les jeunes lecteurs, son oeuvre compte au-delà d’une centaine de titres, majoritairement des hagiographies et des contes folkloriques canadiens. Fondateur des éditions du Zodiaque en 1934, qui publient la prose d’idées d’auteurs clérico-nationalistes, il l’est aussi de la Librairie générale canadienne (1927), maison d’édition pour la jeunesse dédiée à la création d’une littérature spécifiquement canadienne.

Malgré son envergure, l’oeuvre écrite d’Eugène Achard n’est presque pas étudiée. Les ouvrages consacrés à la littérature pour la jeunesse au Québec reconnaissent l’ampleur de son travail, et le placent aux côtés de Marie-Claire Daveluy et de Maxine en tant que figure de proue du genre, mais ils n’abordent ses textes que sommairement, dans leurs grands axes, afin d’en dégager un portrait général [7]. On trouve à propos de ses oeuvres de courtes entrées dans les tomes II et III du Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec, et un article au sujet de sa réécriture du conte Blanchette et Rosette des frères Grimm sous forme de légende autochtone [8]. Parmi les oeuvres d’Achard, c’est celle sur laquelle nous nous penchons, La grande épopée de Jacques Cartier, qui a la plus grande fortune critique, avec trois articles [9]. Son travail d’éditeur retient davantage l’attention, ayant fait l’objet d’une thèse de doctorat étoffée [10].

Cet écrivain est particulièrement intéressant dans le contexte littéraire canadien-français, car il s’agit d’un Français embrassant totalement sa culture d’accueil. Il ne produit pas, en marge de ses oeuvres canadiennes, de romans proprement français dont l’action se déroulerait dans la mère patrie, comme l’ont fait Louis Hémon, Marie Le Franc, Maurice Constantin-Weyer et bien d’autres après, par exemple Bernard Clavel, pour n’en citer qu’un. Achard adopte le « nous » du nationalisme canadien-français et se fait un devoir, en tant qu’enseignant et écrivain, de cerner les contours de cette identité dans l’imaginaire des enfants. Alors que le débat sur la couleur que doit prendre la littérature canadienne oppose exotiques et terroiristes, et occupe les intellectuels, déchirés entre États-Unis, Canada français et France, Achard prend clairement position :

Même bon, même bien écrit, le livre de France nous est funeste parce qu’il nous dénationalise, il nous empêche d’être nous-mêmes et de notre pays. N’étant pas adapté à notre mentalité, à nos idées, aux choses qui nous entourent et à nos préoccupations nationales, il nous infuse une âme coloniale, ennemie du vrai patriotisme [11].

Qui plus est, son entreprise littéraire n’est pas reçue en France, ce qui n’est toutefois pas étonnant, puisque les ouvrages pour adultes qu’il édite au Zodiaque se concentrent sur l’histoire et la politique canadiennes-françaises, et que ses oeuvres pour la jeunesse, ne faisant pas partie des réseaux de distribution officiels, ne sortent pas du pays ou même des écoles. Son succès local est cependant considérable : associée à la Commission des écoles catholiques de Montréal, sa Librairie générale canadienne jouit d’une diffusion extraordinaire dans le système scolaire, ce qui lui permet de tirer des dizaines de milliers d’exemplaires de ses hagiographies, au plaisir de la critique conservatrice canadienne-française.

Autour de 1934, qui marque le quatre centième anniversaire du premier voyage de Jacques Cartier, historiens et écrivains s’adonnent avec une vigueur renouvelée à son apologie, dans le ton de ce qu’André Berthiaume appelle non sans malice la « tradition romantico-patriotarde [12] ». Participant de cette vogue, Achard publie en six titres, de 1935 à 1942, sa Grande épopée de Jacques Cartier, qu’il réédite entre 1954 et 1960 en en modifiant quelque peu le contenu pour insérer un second tome dans la série. En sept titres [13], donc, Achard raconte la vie et les exploits du Malouin, de sa naissance à sa retraite au manoir familial après l’échec de son troisième voyage. Les deux premiers titres sont consacrés à l’enfance et à l’apprentissage du navigateur, qui devient peu à peu un capitaine apprécié des marins et redouté des corsaires, un habile pêcheur, un remarquable escrimeur, un homme juste, d’une piété exemplaire. La fin du deuxième volume marque le début de l’aventure canadienne de Cartier, et le reste de la série fait la narration, exaltante, de ses trois voyages d’exploration, de ses retours en France et des relations qu’il entretient avec les Iroquois laurentiens.

La renaissance du Canada français. Dysphorie et euphorie : déplacer le point de comparaison vers la France

Les récits d’exploration font état d’un premier contact avec un espace inconnu qu’on décrit, investit, appréhende, évalue avec un regard intéressé, avide même : un monde qu’on juge inoccupé offre ses richesses à l’exploitation, ses mystères à la découverte, ses terres vierges à la colonisation. Il y a là tout un discours sur des paysages et des territoires qu’on a le devoir, au nom du roi, de faire siens. En auteur soucieux de rigueur historique, Eugène Achard cite abondamment les récits de voyage de Jacques Cartier, qui s’insèrent de façon diégétique dans des monologues ou des répliques de dialogues. Ce faisant, il participe à l’invention du paysage canadien-français. Car ces observations quant au territoire, à la nature, aux Autochtones, ne peuvent avoir la même signification que dans les textes originaux, étant mis en contexte différemment, dans la trame d’un récit suivi que les écrits de Cartier, qui prenaient plutôt la forme de relevés topographiques et d’énumérations des détails observés, n’ont pas rendu. Mis en abyme dans La grande épopée…, les écrits de Cartier sont soumis à une double interprétation, pour ce qu’ils sont en eux-mêmes, et pour ce qu’ils deviennent une fois intégrés à un tout qu’ils alimentent. Voyons comment, en prenant pour exemples deux passages des récits de voyage de Cartier, adaptés dans La grande épopée… d’Achard et analysés par Robert Melançon [14]. Ces extraits témoignent des premières impressions de l’explorateur sur le territoire qu’il est appelé à découvrir. Longeant la Côte-Nord, où le relief abrupt se dresse comme une muraille de rochers « mal rabotés », Cartier, bien qu’il soit heureux de pouvoir y ancrer son navire en sûreté, note dans son journal : « “Toute cette côte ne renferme pas en tout une pleine charretée de bonne terre. On ne voit partout que de la mousse pour toute végétation et pour arbres, des avortons de bois ; on dirait vraiment, à la considérer, que c’est la terre donnée par Dieu à Caïn [15].” » (III, 9) Le secteur nord-est du golfe du Saint-Laurent est, aux yeux de l’équipage, lugubre et inhospitalier. Cependant, s’approchant de l’archipel de la Madeleine, Cartier rencontre

une île merveilleuse, véritable jardin des Dieux, « de beaux arbres, des prairies verdoyantes, des champs de blé sauvage qu’on dirait avoir été semé à la main, des pois en fleur de la meilleure qualité, avec forces groseilliers, fraisiers et roses de Provinse [sic], du persil et autres bonnes herbes de grande odeur » […]. [E]n vain les navigateurs cherchent-ils à aborder, ils ne trouvent nulle part une rade assez profonde pour permettre à leur navire d’approcher du rivage.

III, 19-20

Des mêmes extraits du Brief récit… de Cartier, Melançon fait l’analyse suivante :

On observe ici un complet renversement des signes de la description précédente : l’amas de rochers stériles jalonné de « bons hables » est devenu un sol chargé de fruits, légumes et céréales, où « il n’y a faulte que de hables ». Cette symétrie marque que la nouvelle description annule la première en la répétant pour l’inverser. À considérer de près ce texte, et plusieurs autres qui portent les mêmes signes, on remarquera qu’il correspond en tous points, dans sa structure comme dans son contenu, au topos classique du locus amoenus [16] […]. Tous les éléments du paysage poétique classique s’y trouvent, et dans l’ordre presque immuable qui a été fixé par les écrivains grecs et latins […] [17].

Ce « lieu rhétorique » est donc construit à la manière typique des récits de voyage de la Renaissance, qui imitent les formes et les contenus de l’Antiquité, où

l’analogie ne s’établit pas tant avec le paysage réel du Vieux Monde contemporain qu’avec sa stylisation idéalisée dans le mythe de l’âge d’or ou dans le jardin d’Éden. Le paysage du Nouveau Monde incarne le paysage originaire de l’Ancien Monde, le paradis terrestre d’avant la faute ou l’Arcadie de l’âge d’or [18].

Si le lecteur de Cartier lit dans ses récits de voyage un paysage mythique, celui d’Achard lit dans La grande épopée… un paysage français. Le clivage est d’autant plus marqué que le journal de voyage qu’écrit Cartier dans la diégèse de La grande épopée… est non pas un relevé destiné à informer le roi de ses découvertes, mais un journal intime qu’il rédige pour sa femme. Chez Achard, le point de comparaison n’est pas la mythologie de l’Antiquité : la nature découverte est constamment comparée à celle de la France. Sitôt décrite la terre de Caïn labradorienne, l’auteur enchaîne : « Cette terre semblait dure au Malouin habitué à la douceur des campagnes françaises couvertes de bois ombreux, de grasses prairies, de rivières chantantes et de riches vergers […]. » (III, 9-10) Dès qu’il a constaté la richesse des îles de la Madeleine, l’équipage se sent comme à la maison : « Une chaleur telle qu’on en a durant les étés de Bretagne chauffait les eaux et, par-dessus tout cela, un soleil radieux étendait sa splendeur. » (III, 21) Les lieux découverts sont même nommés selon la hiérarchie des sensations qu’ils suscitent. Les îles de la Madeleine comblant d’aise leurs observateurs, « [s]es plus beaux sites re[çoivent] les noms de la famille royale de France : cap Dauphin, île Allezay, cap d’Orléans » (III, 20).

La comparaison est la figure de prédilection d’Achard pour construire ce paysage canadien qui se livre au regard de Cartier et de ses marins ; elle sert à le lier à celui de la France, à l’y associer, l’y opposer. Les exemples pullulent au long des sept volumes. Telles comparaisons, André Berthiaume les a dénotées dans les originaux de Cartier. Outils d’une « stratégie annexionniste » qui « exprime le souci de prendre possession de chaque composante du paysage [19] », elles y servent à « contrôler psychologiquement [20] » un Nouveau Monde et une civilisation totalement inconnus. Ces fonctions premières de la figure de la comparaison sont manifestes dans La grande épopée… Cependant, si la comparaison est « un mécanisme de défense » qui sert chez Cartier « à amortir l’émotion engendrée par la “nouvelleté” [21] », chez Achard, elle sert plutôt, dans la perspective d’une littérature de combat [22], à exacerber l’émotion ressentie à l’égard du terme réconfortant de la comparaison, la France. Mais l’association à la mère patrie, si salutaire soit-elle pour une ancienne colonie encerclée de cultures étrangères puissantes, n’est pas simple à l’époque de la rédaction de La grande épopée… Car toutes les Frances ne sont pas bonnes à imiter. Bernard Andrès montre comment Camille Roy et Lionel Groulx se sont appliqués, au début du xxe siècle, à circonscrire le rapport à la France qu’il est souhaitable d’entretenir si l’on veut créer une littérature authentiquement « canadienne » : « Roy se méfie […] de certaines influences littéraires qui altèrent, selon lui, l’identité canadienne […], de tous les livres “où la langue est corrompue par l’argot des écrivains malades de France”. L’action salutaire qu’il propose est bien une réaction à la France contemporaine [23]. »

Lionel Groulx, qui ne veut pas non plus voir « ici de paganisme littéraire, ou de laïcisme comme en France », propose sujets et orientations pour nos auteurs nationaux : « notre histoire, nos héros, notre panthéon et nos gloires ; “notre géographie esthétique, historique et sociale” : la terre. Pensant à Fréchette et à Crémazie, il en appelle à une poésie épique, à une “littérature sociale” destinée à “définir notre âme canadienne” [24]. » La France contemporaine est donc dangereuse aux yeux de Groulx, mais même quand il remonte les époques, aucune ne trouve grâce à ses yeux : la révolution industrielle du xixe siècle, les changements de régime successifs qui ont vu apparaître la Commune, la Révolution française elle-même, le voltairianisme des Lumières, autant d’ères propres à corrompre âme et esprit. Mais il reste la Renaissance.

Le mieux est de revenir au xvie siècle. Stratégiquement, c’est l’époque où l’ex-métropole cherchait elle-même à se forger comme nation et ce, à travers sa langue et sa culture […]. Comme naguère les poètes de la Pléiade, les « du Bellay de chez nous » doivent imiter leurs Anciens. Le chanoine ne manque pas d’habileté en choisissant cette époque, puisqu’elle le ramène aux origines des Canadiens : l’Antiquité du Québec, c’est la France des Valois, celle-là même qui prend possession du… Canada. « Voulons-nous préparer une Renaissance canadienne des lettres de France ? Voulons-nous devenir des ouvriers travaillant à l’exaltation de la Nouvelle-France ? » demande Groulx. Pour l’historien, la boucle est bouclée [25].

Pour le romancier jeunesse aussi. « Notre géographie esthétique, historique et sociale » est incarnée tout entière par le paysage canadien, qui inspire au Jacques Cartier d’Achard sa France de la Renaissance, ce qui constitue un étrange télescopage, puisque Jacques Cartier, le vrai, rêvait de l’Antiquité.

Le Canada est français par essence

L’action des deux premiers tomes de la série se déroule majoritairement en France. Une grande attention est accordée à Saint-Malo, ville portuaire de Bretagne qui a vu naître Cartier ainsi que nombre de navigateurs et de pêcheurs dont l’occupation principale était d’aller chercher les morues des Terres-Neuves. Puisqu’il est question, dans cette biographie historique, de l’apprentissage de la navigation, de la culture maritime et des retours au pays de Cartier, il est impossible d’éviter l’endroit. Mais sa construction comme lieu symbolique est si évidente qu’on ne peut la passer sous silence. La grande épopée… commence par une description de Saint-Malo à l’époque des grandes pêches :

Voici d’abord le Grand Bey, entassement de rocs cyclopéens qui couronnent des remparts fortement cramponnés. Plus loin, à quinze ou dix-huit cents pieds en avant, le Petit Bey, moins étendu, mais aussi abrupt et aussi farouche, percé d’embrasures meurtrières où s’allongent des gueules de canons.

Au large tout à fait, émergent encore bien des récifs, points noirs au milieu d’un cercle d’écume. Chacun d’eux porte, à côté du phare destiné à guider les nefs malouines, la redoute prête à foudroyer l’adversaire.

Et la ville elle-même est sévère avec ses églises aux assises puissantes, son château massif, ses vieilles tours crénelées, ses bastions au-dessus des remparts percés de sabords. Chaque coin de rue rappelle des noms illustres qui, à eux seuls, représentent une génération de héros, de brillants capitaines, de corsaires aux folles témérités, de découvreurs se lançant sur toutes les mers dans les plus fabuleuses aventures, étonnant les océans par leur audace et leurs prodigieux exploits.

I, 5-6

Les Terres-Neuves, à l’époque de Cartier, sont connues depuis longtemps par les pêcheurs des nations maritimes d’Europe : on trouve sur les berges quelques installations de nettoyage et de salage où des ouvriers hivernent parfois, on connaît la baie de Blanc-Sablon, on cartographie la côte est de Terre-Neuve, on troque avec les Autochtones, qui sont même souvent employés à la préparation du poisson à encaquer. On ignore par contre que se cache un énorme fleuve au bout du golfe, qu’on prend pour une grande baie nommée baie des Châteaux en raison de l’apparence des falaises de la côte. Voici la description qu’en fait Achard au moment où Cartier, en 1534, enfin équipé par le roi François Ier pour aller découvrir ce qui n’intéresse pas les pêcheurs, se prépare à la quitter pour s’avancer vers l’inconnu :

Sur la côte, vingt hommes ont coupé un arbre au tronc magnifique, l’ont façonné et, tandis que le canon tonne, le signe auguste de notre rédemption dresse dans les airs ses deux bras majestueux. Les matelots retournent à bord et la messe est célébrée au milieu des chants de ces rudes marins. La cérémonie, l’aspect du paysage, cette croix qui se dresse en lieu de cathédrale, cet énorme rocher sombre qui figure la tour de Quiquengrogne [26], ces falaises abruptes semblables à des remparts, Jacques Cartier qui passe ses équipages en revue : tout donne à ces marins l’illusion qu’ils sont encore à Saint-Malo, un Saint-Malo peut-être un peu plus rude et d’où ils vont s’élancer vers les mystères de l’Océan.

III, 5

Dans ses écrits de voyage, Cartier ne notait-il pas qu’il ne voyait sur la côte qui suit le détroit de Belle-Isle, cette terre inculte frappée de la malédiction divine, que de la mousse et des « avortons de bois » ? Pourtant, dans l’aventure d’Achard, on a besoin de vingt hommes pour couper « un arbre au tronc magnifique ». C’est que la baie des Châteaux est devenue un nouveau lieu d’origine en tous points semblable à la mère patrie. Mais il y a plus dans cette analogie que la similitude des paysages : Saint-Malo, par ses tourelles et ses remparts, est présentée comme « la vieille cité guerrière, la forteresse, mère, allongée sur un rocher, avec ses petits autour d’elle » (I, 5) et, par ses églises pointant vers le ciel, protégées par les fortifications, comme l’épicentre d’une foi destinée à essaimer grâce au concours de ses fils aventuriers. La baie des Châteaux joue exactement les mêmes rôles. Les canons tonnent au pied des remparts, la croix artisanalement sculptée fait figure de cathédrale, et même le regard maternel d’Anne de Bretagne — responsable, par son mariage avec Charles VIII, de l’annexion de la Bretagne à la France — protège du haut de sa tour les explorateurs prêts à découvrir le Nouveau Monde.

La puissance militaire et la foi ainsi incorporées au paysage expriment clairement que le territoire canadien est français par essence et que seuls les Bretons sont prédestinés, par une divine concomitance des éléments de la nature, à y vivre, à l’explorer, à le dominer, à le faire leur. Achard renforce du reste cette association en montrant combien les autres nations échouent à s’y installer, y étant pour les mauvaises raisons, ou ne sachant s’allier aux Autochtones. Même si les Basques se sont aventurés plus loin que le Bic pour pêcher la baleine, Cartier se console, car ceux-ci, « après tout, [ne sont] que de vulgaires trafiquants. Son idéal à lui [est] autrement haut : découvrir la route des Indes, la révéler au monde, tout en donnant un nouveau domaine à la France. » (IV, 70) Qui plus est, les Basques sont frustes et violents, ayant « même pratiqué la chasse aux Indiens pour se procurer la main-d’oeuvre quand celle-ci ne se présentait pas en nombre suffisant […] » (IV, 75 ; Achard souligne), et n’étant « pas gens très réservés » avec les « coquettes » qui « sans doute [ont] déjà eu à se plaindre de leurs entreprises » (III, 40), ce que, bien sûr, nul Français n’aurait à se reprocher. Évidemment, Achard impute aux autres les réticences qu’ont les Autochtones à s’approcher des découvreurs français.

Aussi, les Anglais, contrairement aux Bretons, sont incapables de s’installer à Terre-Neuve :

Malheureusement, les vivres étaient épuisés. L’équipage chercha en vain à se ravitailler sur place. Sur ce rivage désolé de Terre-Neuve, les Anglais mouraient littéralement de faim. La famine allait en faire des cannibales ; ils avaient même tiré au sort le nom de celui qui allait être sacrifié au salut des autres, quand la Providence qu’ils invoquaient à genoux leur envoya un navire français bien pourvu de vivres. Ils le surprirent, s’en emparèrent et firent aussitôt route pour l’Angleterre […].

V, 126

Les Portugais, quant à eux, ne sont que de vils corsaires ayant lâchement volé le Brésil aux Français, qui en sont, héroïquement, les premiers découvreurs [27].

Si la rudesse de Terre-Neuve est familière aux Malouins, la richesse du sol et la clémence de l’été du Canada leur rappellent tout autant la France, comme on l’a vu pour les îles du golfe. Il en est de même pour la baie des Chaleurs, que Cartier nomme ainsi en raison du temps qu’il y fait. Il y règne « une chaleur étouffante, pas un souffle dans l’air », un climat « aussi chaud, sinon plus, que la terre d’Espagne » (III, 33), mais que le second, Estienne, beau-frère de Cartier, « compar[e] aux sites de la côte malouine » (III, 36). Un autre matelot, Morbihan [28], répond à Cartier qui l’entretient sur l’appartenance des Autochtones à ce secteur : « Si je comprends bien, leur Honguedo [Gaspé] serait censément notre Bretagne à nous autres, leur Gaspésie notre Finistère et ce que vous avez appelé la baie des Chaleurs, notre Manche. » (IV, 34) Lors de son deuxième voyage en 1535, Cartier remonte le fleuve et prend acte pour la première fois des ressources de la vallée du Saint-Laurent. Lorsqu’il visite le village d’Hochelaga, sur l’île de Montréal, où résident des Iroquois sédentaires pratiquant l’agriculture, la similitude avec la France est encore nettement marquée, comme en témoigne cet extrait cité du journal de Cartier : « Le chemin qui conduit à la bourgade est large et aussi bien battu et entretenu que ceux de France […]. » (V, 15) Celui-ci passe, tel que le décrit Achard, par des jardins symétriques, bien tenus comme par des paysans :

Les arbres avaient cessé ; l’on marchait maintenant au milieu d’une double allée de jardins remplis de maïs, de citrouilles et autres légumes. Ces champs s’étendaient sur plusieurs acres ; il n’y avait pas de clôtures pour les séparer les uns des autres, mais de simples bandes de gazon sans aucune broussaille. Les guides de Jacques Cartier lui firent comprendre par signe [sic] que chaque famille avait son lopin qu’elle cultivait à sa guise.

V, 17-18

Cette familiarité du paysage met l’équipage français en joie et en confiance, et préfigure d’ailleurs une rencontre glorieuse avec les Iroquois d’Hochelaga, qui les reçoivent comme s’ils étaient des dieux et leur demandent de les toucher afin de les guérir de leurs maladies. Cartier en profite pour leur lire l’Évangile selon saint Jean. Cette stratégie est employée très souvent dans La grande épopée… : à l’apparition de vallées fertiles correspondent chaque fois une atmosphère positive et des prières. Dans ces moments, il fait beau temps, il est aisé de naviguer, et Cartier, « habitué au calme et à la douceur des campagnes françaises » (III, 9), ressent paix, piété et espoir. Ce sentiment de bien-être qu’éprouve Cartier lorsqu’il visite ces sols généreux, Achard en place l’origine dans une merveilleuse fatalité : les terres agricoles du Canada sont prédestinées à la prospérité et à la perpétuation des traditions.

Mythification d’un nouveau royaume du Saguenay : le destin, après tout

Hormis la dualité dysphorie/euphorie qui présente le Nouveau Monde comme un endroit familier, Robert Melançon remarque dans les écrits de Cartier un troisième topos qu’on lit également dans La grande épopée… d’Achard :

[O]n trouve aussi dans les Voyages de Cartier une troisième représentation de la Nouvelle-France où l’accent est mis sur l’inquiétante étrangeté de ce monde radicalement autre, auquel il semble que rien de connu ne puisse être comparé. Surpris par l’ampleur du continent là où il avait espéré voir s’ouvrir un chemin vers le Cathay, Cartier souhaite y découvrir un nouveau Mexique ou un nouveau Pérou, un royaume aux villes aussi riches que Cuzco ou Mexico. De là cette légende du royaume de Saguenay que les Indiens élaborent pour lui et à laquelle il prête une oreille complaisante, si même il ne l’a pas sollicitée par les questions qu’il posait à ses informateurs […] [29].

Dans la série d’Achard, l’étrangeté et l’inconnu parsèment le parcours de Cartier. Sans cesse les Autochtones lui répètent que des richesses l’attendent là où ne peuvent se rendre ses caravelles, sans cesse l’explorateur s’oublie dans des rêveries d’abondance et de renommée. Lors de son deuxième voyage, en 1535, remontant le fleuve Saint-Laurent pour la première fois, Cartier s’enquiert de ce qui l’attend et apprend qu’aucun homme n’a pu encore se rendre au bout : « Eh bien ! je serai celui-là, se dit en lui-même Jacques Cartier, j’irai jusqu’au bout, je traverserai ces mers et j’arriverai aux Indes. Vive Dieu ! là-bas, la gloire m’attend ; je suivrai ce chemin que mon compère Christophe Colomb a vainement cherché (IV, 31). »

La narration de son excursion sur le mont Royal (V, 25-28) est sûrement le meilleur modèle de cette construction rhétorique. Sur le sommet du mont, les Iroquois expliquent par signes les caractéristiques du pays qu’on ne peut apercevoir au-delà de l’horizon, et Cartier trouve là la confirmation qu’existent bel et bien un passage vers la Chine et d’infinies richesses qu’il pourrait s’approprier au passage. Mais le fameux royaume du Saguenay, la mer d’eau douce, les nations ennemies redoutables qui protègent jalousement leurs trésors, si Cartier ne les connaît pas, Eugène Achard, lui, les connaît bien après quatre cents ans d’histoire, et il neutralise l’étrangeté du territoire inconnu par la description de ce qu’il est devenu depuis. Avec l’expansion vers l’ouest, le réseau de chemin de fer et le transport aérien, « [l]e rêve du Malouin s’est […] réalisé » (V, 28), même si ce dernier n’a jamais vu le royaume qu’il rêvait de conquérir ni ne s’est rendu jusqu’en Chine.

On se doute bien que ces commentaires sur l’état actuel du paysage et du territoire que voit ou imagine Cartier ont une fonction d’abord didactique. Achard écrit pour des adolescents afin de leur enseigner cette « géographie esthétique, historique et sociale » souhaitée par Groulx, et, certainement, l’espace « vierge » que rencontre le découvreur gagne en clarté quand il explique, par exemple : « Devant eux, sur un assez vaste plateau occupé aujourd’hui par la basilique de Québec, et l’Université Laval, s’étendait la place du village de Stadaconé […] » (VI, 119), ou encore : « Ainsi donc les trois navires défilèrent devant la merveilleuse côte de Beaupré et dépassèrent bientôt l’endroit où devait s’élever plus tard la fameuse basilique de Sainte-Anne. » (IV, 89)

D’une part, ces ajouts brisent le ton historique autrement bien soutenu de La grande épopée… d’Achard, ce que d’aucuns peuvent trouver dérangeant. Ils sont particulièrement intéressants, d’autre part, parce qu’ils débordent le simple didactisme pour, plutôt, récrire l’histoire, désamorcer la dysphorie ressentie devant les paysages repoussants ou, mieux, opérer une mythification contemporaine qui remplace celle que Melançon a remarquée dans les originaux de Cartier. Dans La grande épopée…, les exemples de la réappropriation de l’histoire par une nouvelle inscription dans le paysage abondent, dont quelques-uns qui opposent l’emprise territoriale canadienne-française à son éternelle rivale, l’anglaise. Narrant l’avancée des explorateurs bretons, en 1535, vers le village de maisons longues d’Hochelaga, Achard s’interrompt :

Quel endroit précis occupait cette bourgade ? On en a supposé plusieurs. À la suite de fouilles, au cours desquelles on avait trouvé quelques restes de poteries, on a même élevé une stèle monolithe sur le campus de l’Université McGill. Mais il est bien difficile d’accorder ce site avec le récit de Jacques Cartier.

Nous croyons plutôt que le découvreur ayant débarqué au Sault-au-Récollet, vint tout droit à travers champs, jusqu’à la Côte-des-Neiges, vers ce plateau qui domine le chemin de la Côte Sainte-Catherine, aux limites du cimetière du Mont-Royal.

V, 18

Autrement dit, on ne sait pas avec certitude de quels lieux il s’agit, mais ceux foulés par Jacques Cartier sont certainement demeurés français et catholiques… La primauté française du Canada se trouve ainsi toujours justifiée malgré la Conquête. Les marques inscrites dans le paysage par Cartier, qu’elles soient des croix plantées en terre, des objets abandonnés devenus vestiges archéologiques ou même de simples traces de pas laissées dans un sentier, accordent de facto la possession du territoire à la France et par conséquent à ses enfants, les Canadiens français, peu importe qui a fait de même avant ou ensuite. « Sonnez, clairons anglais, le Canada demeure terre française par l’âme de ses enfants. » (III, 46)

La stratégie d’Achard pour atténuer la dysphorie consiste à montrer combien les paysages effrayants ou les lieux menaçants n’attendaient qu’à être apprivoisés (et bénis) par des Canadiens français pour révéler leur extraordinaire valeur. La terre de Caïn, toute la Côte-Nord en fait, particulièrement repoussante et hostile aux explorateurs, est remodelée du tout au tout. Après avoir fait une description inquiétante du Labrador dans l’incipit du premier voyage imaginé de Cartier, Achard assure que cette terre « n’est pas sans charmes et [que] ceux qui l’ont habitée ou parcourue un peu longtemps s’y attachent au point de ne plus pouvoir la quitter » (III, 10). Et de s’appuyer sur l’abbé Ferland :

À chaque pays, à chaque climat, la Providence a attaché des avantages qui en contrebalancent les misères […] ; la terre, avec la liberté, la solitude et l’espace, avec ses chasses lointaines et aventureuses, offrent, toutes deux, des avantages et des plaisirs qu’on abandonne difficilement quand on les a une fois goûtés.

III, 10

On peut même y vivre : « Et en effet, cette région, en apparence inhospitalière, n’était pas inhabitée, même à cette époque » (III, 10), nous rappelle Achard, qui cite ensuite une entrée du journal de Cartier à propos des Autochtones.

L’honneur de Blanc-Sablon est aussi sauvé. Après la traversée atlantique qui amorce leur deuxième voyage, en 1535, Cartier et ses hommes font escale dans la baie. Un troupeau d’énormes élans farouches, impossibles à capturer, entraîne un marin s’improvisant chasseur dans « une forêt inconnue et pleine d’embûches » où ses compagnons n’osent le suivre, de peur de « tomber dans les mains de quelque tribu belliqueuse » (IV, 25-26). Heureusement, car seul l’intrépide succombe aux griffes d’un ours blanc. Mais l’endroit est promis à un meilleur destin : « Blanc-Sablon est d’ailleurs une baie merveilleuse. Depuis 1949, c’est le siège du vicariat apostolique du Labrador… de la terre de Caïn. » (III, 57)

Pour ce qui est de Sept-Îles, ses environs sont périlleux et la côte « continue d’être ce qu’elle a été jusqu’ici, sévère et abrupte : c’est toujours la terre de Caïn. Des îles aux énormes falaises, perpétuellement battues par les flots, la rendent même dangereuse ; il faut naviguer à distance » (IV, 38). Cependant, malgré le grand danger, l’habile capitaine trouve un passage :

C’est ainsi que Jacques Cartier découvr[e] la baie des Sept-Îles, si vaste que des flottes entières pourraient y évoluer à l’aise, si belle qu’on l’a comparée à la baie de Naples dont elle emprunte la forme, si tranquille que les plus fortes tempêtes qui agitent le fleuve ne parviennent à troubler le calme des eaux.

IV, 40

Même l’embouchure du Saguenay, fleuve des enfers encaissé dans des murailles de roc, n’est pas sans attrait ni promesse de richesses : « Tandis que ses navires remontaient la rivière, l’explorateur put admirer le petit village indien situé tout au fond de la baie, sur le bord d’une plage sablonneuse. C’était Tadoussac qui n’allait pas tarder à devenir la capitale du commerce des fourrures. » (IV, 76) Notons au passage qu’à la page suivante, une image de cette embouchure porte la légende « L’entrée majestueuse du Saguenay ». Décidément, le diable a cédé sa place.

Le dernier type d’intervention anachronique d’Eugène Achard dans La grande épopée… se rapproche des fabulations de Cartier sur l’insaisissable royaume du Saguenay, et consiste en des projections utopiques. Si ce fameux royaume n’existe pas tel qu’il est décrit à Cartier par les Autochtones, Achard fait en sorte que le rêve de l’explorateur demeure, même si le principal intéressé a échoué à le réaliser. Une première allusion à un Eldorado canadien-français du xxe siècle apparaît au cinquième tome, à la manière d’une question posée en note infrapaginale aux jeunes lecteurs. À la veille du retour de son deuxième voyage, Jacques Cartier se résout, s’il le faut, à enlever de force Donnacona, le chef de Stadaconé, afin d’emmener au roi de France un témoin oculaire qui certifierait « “avoyr esté à la terre de Saguenay, où il y avoit or en quantité infinie, rubiz et autres richesses” ». Achard demande alors : « Ne dirait-on pas que Donnacona avait présupposé l’existence de l’Eldorado qu’est aujourd’hui l’Abitibi ? » (V, 115) La graine est semée. Au tome suivant, il explique pourquoi Cartier avait raison de croire en ce royaume aujourd’hui avéré :

Le mot Saguenay lui-même, en langue indienne, signifie : grande source des eaux. Or, un simple coup d’oeil sur la carte nous montrera que l’Abitibi contient, en effet, le grand massif d’où surgissent la plupart des rivières qui arrosent le nord de la Province de Québec […].

Ainsi donc, le royaume de Saguenay était bien plus étendu que la région connue aujourd’hui sous ce nom ; il embrassait, outre le Saguenay proprement dit, le lac Saint-Jean et une partie de l’Abitibi ; en un mot toute cette immense région qui va de la Baie d’Hudson jusqu’à la côte du Labrador.

Cela étant admis, il est certain que les Indiens connaissaient les mines d’or et de cuivre aujourd’hui en exploitation dans l’Abitibi.

VI, 92

Comme tous ses contemporains navigateurs, Cartier cherchait la voie vers l’Asie. Puisque la rivière Saguenay elle-même était infranchissable, il s’est avancé aussi loin que le lui a permis le Saint-Laurent. Dans les mots d’Achard, cependant, l’objectif est détourné : « ce qu’il a pu comprendre lui a permis de conclure que la rivière appelée par lui Saguenay était un chemin difficile, sinon infranchissable, tandis que l’autre semblait mener tout droit à l’Eldorado si désiré » (VI, 93).

Et puisque le royaume de Saguenay s’étend de la baie d’Hudson au Labrador, pourquoi ne pas étendre l’Eldorado à la terre de Caïn ? Les ressources infinies qu’on y trouve valent certainement leur pesant d’or. Sans entourer la ville d’une aura dysphorique, Achard fait de Baie-Comeau un centre riche et puissant qui rayonne bien au-delà de la Côte-Nord :

Ce fleuve ou plutôt cette rivière était la Manicouagan, l’un des plus grands cours d’eau de toute la côte nord. Sa longueur dépasse trois cent cinquante milles et ses chutes puissantes fournissent la force motrice non seulement aux usines de Baie-Comeau, mais encore, grâce à un câble sous-marin qui traverse le fleuve en cet endroit, vont animer les mines et autres établissements industriels de la Gaspésie. […]

Et l’on repartit. Le découvreur put se convaincre qu’il était dans une région aux puissants cours d’eau. En effet, deux autres rivières aux eaux tumultueuses venaient se jeter dans le grand fleuve à quelques milles de là ; c’étaient la rivière aux Outardes et la Bersimis dont le cours actionne aujourd’hui de puissances [sic] usines électriques.

IV, 72

Pour ce qui est de la richesse qu’engendreraient les puissances hydrauliques de la Côte-Nord, entrevue par Achard, on admettra que l’histoire lui a donné raison [30]. Cette vision témoigne de sa clairvoyance, malgré les exagérations et les utopies que présente sa réécriture du mythe du royaume du Saguenay.

*

Pour la nation canadienne-française coupée de sa mère patrie et déçue par sa mère adoptive, Cartier et ses écrits, en leur qualité de « premiers », sont tout désignés pour la construction d’une figure de père fondateur. « Pendant près d’un siècle, écrit André Berthiaume, nos oeuvres historiques et littéraires n’ont été qu’une réponse sincère, pathétique à la provocation de Durham. Cartier incarnait pour Garneau et ses successeurs l’idée de la résistance [31]. » Une résistance qui passait par la prise de conscience d’un passé collectif caractérisé, selon eux, par une survivance héroïque. S’il fallait puiser dans les sept tomes de La grande épopée de Jacques Cartier un seul paragraphe qui résumerait l’entreprise d’Eugène Achard, ce serait celui-ci :

Cartier se mit à l’oeuvre aussitôt, et dressa le plan de son expédition. Ce chemin vers la Chine que Christophe Colomb et ses successeurs avaient vainement cherché, pourquoi ne le découvrirait-il pas lui ? Que fallait-il pour cela ? Un peu d’audace et beaucoup de chance. De l’audace ? Il n’en manquait pas. La chance ? Elle l’avait toujours favorisé jusqu’ici.

II, 90

Voilà le plan de travail de l’hagiographe : mener vers la gloire un explorateur dont le courage démesuré lui permet de prendre tous les risques, dont la foi exemplaire fait invariablement infléchir la chance en sa faveur. En érigeant en héros Cartier et ses compagnons, ces « premiers Canadiens », Achard souhaite influencer toute une génération de petits Canadiens français : voilà comment se sont comportés nos prédécesseurs, sur cette terre fatalement française et catholique ; vous suivrez l’exemple.

Comment expliquer la fortune des écrits de Cartier, qui alimentent toujours aujourd’hui prose d’idées, ouvrages didactiques, oeuvres de fiction [32] ? Il y a encore beaucoup à élucider dans le fait de perpétuellement (re)mettre en récit un choc de civilisations, un paysage originel. Des éléments de réponse se trouvent sûrement dans la fascination qu’exercent des textes qui nomment pour la première fois un paysage maintenant familier, ou dans la forme même qu’ils prennent, courts, incomplets semble-t-il, témoins discrets de l’échec de la France à une première tentative de colonisation en Amérique du Nord. La fortune de ces relations de voyage dans la fiction s’explique peut-être aussi par leur littérarité, qui en fait un hypotexte idéal. Berthiaume ne souligne-t-il pas que, à l’époque classique, « c’est tout naturellement que le fictif s’est introduit dans le récit de voyage réel [33] » ?