Corps de l’article

L’étude du lien entre l’alimentation (et toutes les pratiques qui s’y rattachent) et l’identité (individuelle et collective) suscite de plus en plus d’intérêt chez les chercheurs (et le commun des lecteurs!). Puisque les identités individuelles et collectives se forment en grande partie par les pratiques socioculturelles auxquelles participent les individus et les collectivités, nous sommes d’avis que d’étudier les pratiques alimentaires et les discours culinaires, phénomènes socioculturels par excellence, ainsi que les représentations qui en découlent, permettrait de mieux cibler les identités au sens plus large (par exemple, non pas seulement sur le plan historique ou sociologique, mais sur le plan des identités nationales et transnationales). D’ailleurs, cet intérêt marqué pour le rapport « alimentation/identité » s’illustre bien par le nombre croissant de publications portant sur les cuisines, les recettes, les mets et les aliments de terroirs différents et qui s’inscrivent dans la quête d’une identité culinaire « authentique ». À leur tour, ces publications ont comme effet de produire des représentations culinaires/culturelles discursives des collectivités dont elles sont issues—un processus évidemment dialogique entre pratiques et représentations.

Prenons l’exemple des ouvrages Maudite poutine : l’histoire approximative d’un plat populaire (Théorêt, 2007) et Le mystère insondable du pâté chinois (Lemasson, 2009) : ces deux « historico-récits » tentent de révéler une partie de l’histoire collective québécoise à travers certains mets populaires, qui deviennent à leur tour des symboles identitaires. Ces « historio-récits » montrent bien le lien tangible entre identité, histoire et « bouffe »[1]; par exemple, la poutine et le pâté chinois sont devenus, au fil du temps (étude historique), des symboles de l’identité québécoise (étude culturelle/identitaire). Ces plats populaires « traduisent » les normes et les valeurs souvent associées au discours identitaire « authentique » du « nous » québécois : dans le cas du pâté chinois, on y voit la famille, l’hospitalité et la convivialité, et, dans le cas de la poutine, la fête, la jeunesse et la fierté (qui s’illustre plus précisément par le choix d’ingrédients québécois).

À cette tendance « savante » s’ajoute le fait que la majorité des études effectuées jusqu’à présent portant sur l’histoire et l’identité culinaire des collectivités canadiennes, soit québécoise, ontarienne, manitobaine ou autre, prennent comme point de départ un plat, disons « national », un aliment, un livre de recettes, une pratique alimentaire (habitudes alimentaires, problèmes alimentaires divers, etc.), des critiques gastronomiques ou des recensements statistiques (par exemple, un almanach). Parfois, nous avons droit au génie des chefs par le truchement d’entrevues ou de témoignages en préface de leurs livres de recettes signés; lorsqu’il est question de représenter une cuisine « traditionnelle » (voire « ethnique »), les chefs-auteurs s’acharnent à trouver les recettes les plus « authentiques ».

Or, il existe un traité culinaire, pourtant très commun et accessible, relativement peu étudié : le menu. En effet, un corpus de menus constitue un vaste chantier pour tout chercheur désirant étudier les tendances gastronomiques d’une collectivité[2], de ses goûts et de ses moeurs[3], et donc de tracer une partie de l’identité globale de cette même collectivité. Le chef Jean Soulard,[4] sommité de la scène culinaire québécoise, a récemment publié un ouvrage mettant en vedette un corpus de recettes inspiré par les menus du Château Frontenac. Cet ouvrage, 400 ans de gastronomie à Québec (2007), publié à l’occasion du 400e anniversaire de la ville de Québec, offre un panorama historique exceptionnel de l’évolution de la cuisine québécoise. Les recettes publiées dans les pages de ce compte rendu historique constituent un précieux cadeau de la part du chef Soulard : elles permettent au lecteur non seulement de se familiariser avec le passé de la cuisine québécoise, mais aussi d’entrer en dialogue direct avec ce passé, d’en utiliser les techniques culinaires, les ingrédients, etc. On pourrait parler ici d’un livre d’histoire tout à fait interactif!

À partir de ce même corpus, soit les menus archivés du Château Frontenac de 1926-1992, nous nous proposons d’étudier une partie de l’identité culinaire de la ville de Québec (et peut-être, par extension, une partie de l’identité culinaire québécoise dans son ensemble). Quoique le point de départ demeure essentiellement le même, notre projet diffère de celui du chef Soulard quant à son approche théorique et méthodologique. Dans la présente étude, il ne sera pas question de reconstituer les recettes qui ont mené aux plats décrits dans les menus et offerts dans les restaurants du Château Frontenac, mais plutôt de faire l’analyse discursive des menus du Château d’un point de vue historiographique, certes, mais aussi selon une perspective traductologique (les menus ont été traduits)[5], sociologique (les menus illustrent diverses moeurs et tendances sociales), et, bien sûr, le tout à la lumière entre autres des perspectives issues du milieu des food studies (liens entre alimentation, culture et identité). Bien entendu, en vertu de l’espace qui nous est accordé, ce survol effleurera chacune de ces perspectives. Une étude plus détaillée devra suivre pour étoffer les réponses aux diverses hypothèses (traductologiques, sociologiques, historiques, etc.).

Choix du corpus

Pourquoi l’étude de menus? Il s’avère que les livres de recettes offrent en somme les mêmes informations que le menu : tendances alimentaires, choix d’ingrédients, goûts, techniques et méthodes préconisées au moment de la publication, et ainsi de suite. Alors, pourquoi favoriser un texte décidément plus court, assurément moins exhaustif et moins complet que le livre de recettes? Justement, ces différences permettent une étude ponctuelle de l’identité culinaire collective. Le livre de recettes est en fait une représentation davantage filtrée et médiatisée : sa version définitive est le résultat d’un filtrage à la fois d’édition, de révision, de lectorat imaginé et visé, d’atteinte d’objectifs pécuniaires, etc. Ces filtres ont un impact direct sur ce qui peut être publié, ou non, dans tel ou tel livre de recettes. Or, le menu ne doit pas forcément passer par ce même filtrage discursif, quoiqu’il soit tout de même contraint par d’autres types de filtres, notamment la vision du chef, de l’équipe culinaire et du restaurant, la disponibilité des ingrédients, le type de clientèle, le type de restaurant, etc.[6] Également, il faut préciser que la fonction du menu et celle du livre de recettes sont tout à fait distinctes : le livre de recettes est consulté de manière sporadique et, souvent, continue dans le temps (on le consulte de nouveau au besoin, chez soi); le menu, quant à lui, se consulte dans le moment présent, dans un contexte bien précis (celui du restaurant), et cherche à inciter le client à prendre une décision dans un temps limité. En fait, le menu représente nécessairement des tendances gastronomiques actuelles; les restaurants ne subsisteraient pas s’ils n’arrivaient pas à combler les demandes du marché. Un exemple bref : notons la présente tendance de choisir des ingrédients locaux, issus de fermes locales, et souvent « bio ».[7] Cette tendance se manifeste sur les menus sous forme de nota : « Nous choisissons des produits québécois », nous dit la gestion du restaurant, par exemple. Finalement, la nature relativement éphémère du menu est aussi intéressante. Du jour au lendemain, le menu peut changer du tout au tout, selon les inspirations du chef, les demandes de la clientèle (notons ici les intolérances alimentaires comme exemple), la vocation du restaurant et la rotation de l’inventaire périssable dans la cuisine (ce n’est pas pour rien que votre serveur vous suggère tel ou tel plat « en spécial »). À notre avis, ces raisons expliquent, malgré leur apparence peu étoffée, la richesse des menus.

Une autre piste qui demeure à peu près inexplorée est le langage des menus. En effet, au-delà des détails forts intéressants que fournit le menu sur les habitudes gastronomiques/alimentaires, il ne faut pas perdre de vue que ce dernier est un discours. En tant que tels, les mots choisis (et les réseaux sémantiques qui en découlent) peuvent aussi dévoiler des tendances langagières, sociales, normatives et historiques. En fait, l’aspect langagier fut l’une des motivations du choix de notre corpus: quoiqu’il soit possible de trouver des collections de menus archivés, ces collections sont plutôt rares, notamment parce que le menu est essentiellement obsolète une fois qu’il est remplacé par un autre, en raison d’un changement de saison, d’un manque d’ingrédients ou de nouveaux plats tout simplement; encore plus rare est la collection qui recense des menus pendant une période continue et prolongée; et encore plus rarissime la collection bilingue! Mais voilà que le corpus du Château Frontenac correspond à tous ces points : c’est un corpus à la fois synchronique (chaque menu correspond à un moment ponctuel) et diachronique (lorsque les menus sont étudiés dans leur ensemble, on se trouve avec un échantillonnage qui traverse toute une époque), un corpus bilingue (permettant d’étudier la dynamique des langues officielles dans un contexte culinaire), à la fois canadien et québécois.

Finalement, il est important de reconnaître le rôle prépondérant des chaînes Canadian Pacific et Fairmont dans le tourisme et la gastronomie au Canada, plus spécifiquement le rôle du Château Frontenac dans ce même contexte. D’abord, la construction du Château Frontenac a marqué un moment fondamental dans le développement de l’hôtellerie, du tourisme, de l’industrie culinaire et du système ferroviaire au Canada (et, évidemment, au Québec). De plus, c’est au Château Frontenac qu’ont eu lieu plusieurs moments et visites notables; le chef Soulard explique :

Depuis l’ouverture de l’hôtel [du Château Frontenac], la bonne chère est indiscutablement liée à l’image de qualité non seulement de l’établissement, mais aussi de la ville où l’on cultive l’art de vivre [en l’occurrence, la ville de Québec]. Du premier buffet préparé par le chef Henri Journet pour une “certaine soirée” du 20 décembre 1893, aux repas servis à tous les hauts dignitaires, les rois et les reines, en passant par les Conférences de Québec de 1943/1944 auxquelles participent Roosevelt, Churchill et Mackenzie King, aux vedettes de cinéma, ou du spectacle comme Bing Crosby et Alfred Hitchcock en passant par les personnages politiques tels que le Général de Gaulle, Ronald Reagan et François Mitterand, le Château est le phare de la gastronomie et de l’élégance à Québec.[8]

Après une collecte de données empiriques facilitée par le chef Soulard, nous pouvons affirmer que malheureusement le Château Frontenac n’a gardé qu’un nombre limité de ses menus au fil des années, quoique le corpus demeure l’un des plus exhaustifs du genre. Selon le chef Soulard, la conservation des menus n’était pas un automatisme : la pertinence de garder des menus était parfois mise en doute de sorte que certains menus ont été jetés, abîmés ou perdus. Cela confirme justement la perception populaire selon laquelle le menu est un objet relativement anodin et sans portée. Le chef Soulard juge qu’il s’agit là d’une perte importante pour l’héritage gastronomique québécois; il confie : « Les menus, cet héritage, cela n’appartient pas à Fairmont; cela appartient aux Québécois, aux chefs futurs du Château, à la ville [de Québec] ».[9] Voilà donc l’argument premier motivant l’étude des menus : elle constitue une façon de transmettre et de préserver le patrimoine gastronomique légué par le Château et ses chefs.

Première analyse (empirique)

La plupart des menus conservés et archivés sont ceux ayant été conçus pour des soirées spéciales, des mariages (noces) ou des réceptions. Au total, 111 menus originaux et conçus au Château Frontenac ont été répertoriés dans les archives de l’hôtel et utilisés pour la présente étude. La collection complète en comptait davantage, mais il était nécessaire de limiter le nombre de critères de sélection pour cette étude : seuls les menus issus du Château Frontenac seraient choisis (donc, les menus provenant d'autres hôtels des chaînes Canadian Pacific ou de la chaîne Fairmont n’ont pas été retenus) et seuls les menus traduits ou bilingues seraient retenus.[10] Les 111 menus conservés couvrent une période d’environ 60 ans; le plus vieux remonte à 1926 et le plus récent à 1992.[11] Par la suite, les 111 menus ont été classés selon les cinq paramètres suivants : 1) les menus unilingues rédigés uniquement en français; 2) les menus unilingues rédigés uniquement en anglais; 3) les menus bilingues (majorité du texte en français + éléments paratextuels[12] en anglais); 4) les menus bilingues (majorité du texte en anglais + éléments paratextuels en français); 5) menus traduits à part entière (généralement français—langue de départ [LD]—et anglais—langue d’arrivée [LA]). Voici le compte rendu schématisé des données :

Tableau 1

Compte rendu du corpus des menus du Château Frontenac (1926-1992)

Compte rendu du corpus des menus du Château Frontenac (1926-1992)

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Tableau 2

Tableau détaillé du corpus des menus du Château Frontenac (1926-1992)

Tableau détaillé du corpus des menus du Château Frontenac (1926-1992)

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Deuxième analyse (descriptive)

D’abord, il faut dire qu’il serait très difficile, et même contraire à une méthodologie rigoureuse, de tirer des conclusions absolues puisque certaines données sont manquantes (les dates auxquelles aucun menu n’a pu être répertorié). Par exemple, de conclure que le Château accueillait plus de clients unilingues et donc d’affirmer un besoin plus urgent de traduction dans les années 1930 (décennie où le plus de menus en format bitexte traduits ont été publiés) serait faux, ou plutôt inexact, puisque le corpus est incomplet.

Cependant, il est tout de même possible d’y déceler quelques grandes tendances langagières et traductologiques. On peut conclure, par exemple, que lorsque les menus ont été traduits au Château, le format bitexte a été le format préconisé puisque la majorité des menus offrent ce genre de mise en page. Cette tendance coïnciderait avec les présentations contemporaines de menus (les menus contemporains s’en seraient-ils inspirés?), surtout dans les restaurants haut de gamme, spécialisés et régionaux : par souci d’économie de temps et de matériel, ces restaurants préfèrent généralement un menu « bilingue » soit en format bitexte (deux menus unilingues juxtaposés) ou soit en format « sous-titré » (c’est-à-dire avec la traduction suivant immédiatement le texte « original »).[13] En restauration de masse, où le menu varie moins et où les ressources sont moins limitées (par exemple, le budget accordé pour l’impression de deux versions du même menu),[14] le menu a tendance à paraître en deux versions intégrales et distinctes (dans le cas du Canada, une version anglaise et une version française).[15] Ce premier constat laisse entendre que le format de présentation des menus au Canada et au Québec a peu changé à travers les époques. D’ailleurs, il est intéressant de noter que la traduction de menus s’effectuait de façon relativement systématique au Château Frontenac, avant même l’institutionnalisation du bilinguisme, sanctionnée par la Loi sur les langues officielles au Canada en 1969—et sans doute motivé par le désir de vouloir communiquer aisément avec les touristes anglophones et allophones.

En traductologie, l’étude de corpus de textes traduits permet de dégager les normes langagières préconisées à une époque donnée, mais aussi de comprendre le rôle joué par la traduction et le but de la traduction comme stratégie de communication à un moment donné et dans un contexte particulier (normes traductologiques).[16] En l’occurrence, la traduction des menus du Château Frontenac a rempli une fonction commerciale et communicative, soit celle voulant que tous, invités et touristes, puissent comprendre le contenu des menus et puissent passer une commande dans la langue de leur choix. Si ce détail peut a priori sembler n’avoir aucune valeur, on peut affirmer que dans le marché très concurrentiel de l’hôtellerie, de la restauration de luxe et du tourisme, de servir le client dans la langue de son choix sert à le fidéliser. D’ailleurs, le fait que la traduction ait été utilisée dans la publication des menus du Château depuis les années 1930 montre sa pertinence et son utilité comme stratégie de communication dans ce contexte, car les menus n’auraient pas autrement été traduits. Il est même possible de supposer que la traduction fut l’une des pierres angulaires des stratégies de marketing des chaînes Canadian Pacific et Fairmont.[17] Il faut dire que le Château Frontenac a aussi souvent été le lieu privilégié de rencontres d’envergure internationale,[18] et encore une fois la traduction de menus était une opération nécessaire à la réussite de ces événements. Sans elle, on peut imaginer que bon nombre de délégués internationaux auraient eu peine à commander leurs plats!

On peut conclure qu’au Château Frontenac, peu importe la langue (le français ou l’anglais) de publication, le menu de banquet est généralement un lieu discursif ludique. Par exemple, dans plusieurs menus répertoriés, nous avons noté un usage répété du jeu de mots comme procédé stylistique, et ce, dans la description même des plats. Le jeu de mots était fort probablement une façon de « personnaliser » le menu pour un événement spécial. On note aussi que le jeu de mots a été utilisé davantage dans les menus répertoriés des années 1930 à 1960. Force est de constater que c’est autour de la table que l’on fête les grands évènements de la vie au Château. Quelques exemples :

Selon Pilcher,[19] l’identité collective d’une microculture (collectivité) se forge notamment grâce à ses habitudes alimentaires. Les exemples ci-dessus indiquent à notre avis la convivialité souvent associée au peuple québécois.[20] Le jeu de mots, surtout utilisé dans le contexte d’un menu issu d’un restaurant de haute gastronomie, a pour effet d’atténuer le snobisme et l’élitisme[21] souvent associés, à tort ou à raison, à ce genre de restaurant/hôtel et à ce genre d’événement. Conséquemment, les menus constituent une preuve concrète d’une hypothèse souvent postulée ailleurs : les Québécois partagent et s’amusent à table.[22] On le voit dans le présent corpus : menus spéciaux pour les noces, pour les anniversaires, pour les promotions, les retraites, etc. Les menus issus de la restauration de masse (conçus aux mêmes moments que ceux trouvés dans le corpus du Château) ne présentent pas ce genre de trace, ni n’offrent la possibilité d’illustrer concrètement le lien entre convivialité et peuple québécois.

Ensuite, le corpus permet de constater l’usage du lexique gastronomique en cuisine québécoise et franco-canadienne à travers les époques ainsi que les ingrédients privilégiés depuis l’ouverture du Château. Les descriptions des plats demeurent relativement inchangées depuis le premier menu de notre corpus. Les descriptions sont rédigées simplement et mettent généralement en vedette les ingrédients. Quelques exemples :

Les plats, c’est-à-dire la manière dont on apprête les ingrédients, s’inspirent beaucoup des cuisines et des techniques françaises et britanniques dont on retrouve souvent les termes, par exemple, les sauces béarnaises, les épices provençales, la purée soubise, le Welsh rarebit, le trifle, la côtelette d’agneau anglaise, la soupe à la tortue, etc. Les menus sont aussi composés d’ingrédients et de plats typiquement « canadiens », et cette tendance se manifeste tout au long de la période qui couvre notre corpus. Notons l’utilisation des petits fruits de l’île d’Orléans, les dindonneaux de Valcartier, les crevettes de Matane, le poisson de Gaspé, les fromages québécois (le fromage Oka, par exemple), le sirop d’érable. De plus, parmi les plats typiquement « canadiens », mentionnons la soupe aux pois « habitant » (qui figure aux menus du Château depuis les années 1930 et constitue un incontournable), la tarte aux bleuets, les crêpes avec sirop d’érable, la bûche de Noël, le jambon « canadien », etc. En réalité, on peut voir que la cuisine canadienne et québécoise[23] est forcément une cuisine fusion qui marie à la fois des techniques classiques française et anglaise avec des ingrédients locaux. Cette identité « fusionnée » (fusion d’identités canadienne, québécoise et étrangères) fait écho au discours actuel du « Nous » québécois : accommodant à la nouveauté (nouvelles techniques, techniques étrangères, nouveaux ingrédients, etc.) mais fier de se dire Québécois et distinct (ingrédients locaux, plats « traditionnels », authenticité).[24] De plus, la récurrence des ingrédients locaux ainsi que le désir de conserver les « incontournables » (telle la soupe aux pois « habitant ») à travers les époques montrent en quelque sorte un désir de préserver cette identité québécoise (ces plats, c’est « Nous »!). L’influence américaine a déjà modifié plusieurs pratiques culturelles au Canada et au Québec (qu’on pense ici à la téléréalité, le fast-food, et même l’influence énorme de l’anglais américain sur la langue française); la cuisine et la restauration demeurent donc des lieux privilégiés pour préserver cette partie du patrimoine canadien et québécois.

De plus, et cette fois selon une perspective davantage commerciale, avec la popularité accrue du tourisme culinaire, les touristes-vacanciers convoitent les lieux où ils peuvent se régaler de mets traditionnels et propres à une culture. Pour combler cette niche du marché touristique, le Château Frontenac fait bien d’innover, certes, mais aussi de garder un contact avec un passé associé à « l’authentique » et au « traditionnel ».

En guise de conclusion, résumons les trois constats principaux de notre étude : d’abord, les menus, qu’ils soient issus de la restauration de masse ou de luxe, s’avèrent un chantier d’étude fort intéressant, car ils constituent une constellation de discours différents se rapportant aux habitudes alimentaires, aux techniques culinaires préconisées, aux tendances gastronomiques, aux normes sociales et bien plus encore. De plus, justement parce que le menu se construit à partir d’une pluralité de discours, ce texte gastronomique interpelle bien des disciplines : l’histoire, les food studies, la linguistique et la traduction (traductologie), l’administration (dans le contexte de la gestion de cuisine et de restaurant) et la sociologie—à notre humble avis, c’est un objet d’étude pluridisciplinaire inégalable. Deuxièmement, nous ferions valoir, à la lumière de nos recherches, que le corpus des menus du Château Frontenac est fort probablement unique en son genre, d’abord parce que ses menus sont bilingues et traduits, et surtout parce qu’il couvre plus de 100 ans d’histoire québécoise et canadienne. On peut ainsi constater la récurrence des plats, le type d’événements pour lesquels on écrivait des menus spéciaux, les aliments dits « québécois » ou « canadiens » prônés par l’équipe culinaire du Château Frontenac, les techniques et les cuisines tendance, et ce, tant de manière diachronique que synchronique. Finalement, nous croyons que la présente étude ne constitue qu’un simple « avant-goût » de ce que réserve l’étude plus approfondie des menus au Canada. Par exemple, il y aurait lieu d’approfondir l’analyse et d’élargir le corpus pour y inclure tous les menus de la chaîne Fairmont au Canada. Un tel panorama culinaire permettrait de tracer l’histoire et l’identité canadienne sous une perspective novatrice. De plus, dans le contexte de la popularité accrue pour le tourisme culinaire, ce genre d’analyse pourrait servir d’étude de cas afin de déterminer si les menus sont effectivement conçus dans le but de créer, et, par la suite, de « vendre » une identité culinaire à un public étranger—voilà là une occasion en or pour une analyse qui ferait le pont entre les sciences administratives et les sciences sociales.

La présente étude s’est davantage interrogée sur la pertinence de l’examen du menu comme traité et donc discours culinaire, sur la dynamique des langues officielles, sur le rôle et la fonction de la traduction dans ce contexte, et sur la représentation de l’identité culinaire québécoise ou canadienne. Nous croyons avoir simplement effleuré ce vaste champ, mais nous espérons surtout avoir poursuivi un tant soit peu un travail qui s’étoffera avec le temps. Bref, nous espérons avoir poursuivi le travail exemplaire du chef Soulard : celui de créer un héritage culinaire pour les générations futures.