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Introduction

Au Québec, depuis plus d’une décennie, la place centrale occupée par le tiers secteur[1] dans la réponse aux besoins sociaux des populations qui ne sont pas pris en charge par l’État et le marché n’est plus à démontrer. Ces pratiques ont permis aux organismes communautaires et d’économie sociale de développer une expertise unique et de favoriser leur reconnaissance. Au fil du temps, ce secteur est devenu un partenaire incontournable de l’État. C’est avec les premières expériences dans le secteur de la santé mentale, où l’on a fait appel à la collaboration entre les établissements publics, les familles et le tiers secteur pour soutenir les personnes vivant avec des problèmes de santé mentale (White et Mercier, 1995), que la notion de partenariat se retrouvera au centre d’une réforme dans le secteur de la santé et des services sociaux (Fontan et Lachapelle, 2000). Dans le secteur du soutien à domicile, on s’est aussi tourné vers la communauté et le secteur communautaire pour l’offre de services aux personnes en perte d’autonomie. À la suite du sommet de l’économie et de l’emploi en 1996, 101 entreprises d’économie sociale en aide domestique (EESAD) ont été mises sur pied, notamment en vue de créer des emplois de qualité pour les femmes, de combattre le travail au noir, mais également pour répondre aux besoins en soutien à domicile engendrés par le vieillissement de la population et le désengagement de l’État (Jetté et Vaillancourt, 2008; COCES, 1996). Ainsi, l’apport des EESAD est essentiel à l’atteinte des objectifs de la politique de soutien à domicile (Lévesque et Vaillancourt, 1998), dont l’objectif consiste à la désinstitutionnalisation[2] des clientèles prises en charge par le système sociosanitaire public (ministère de la Santé et des Services sociaux [MSSS], 2003).

L’économie sociale entre l’espoir et le doute[3]

Au Québec, en 1996, les principales revendications qui ont motivé la demande de reconnaissance de l’économie sociale sont le développement social et l’amélioration de la qualité de vie des personnes défavorisées par une autre façon de faire de l’économie, une économie qui ferait primer la personne sur le capital (COCES, 1996). Dans le contexte des pratiques partenariales entre l’État et l’économie sociale, la forme que prennent ces partenariats et la façon dont ils sont gérés peuvent susciter un questionnement sur le rôle de l’économie sociale. Favreau et Lévesque (1997) avaient avancé l’hypothèse que l’économie sociale pouvait devenir un levier pertinent si l’État, « au lieu de s’engager dans l’avenue néolibérale, en devient le partenaire […] » (Noël, 1996 dans Favreau et Lévesque, 1997, p. 74).

Ces questionnements demeurent pertinents si l’on tient compte du contexte sociosanitaire qui a sous-tendu ce secteur. Les partenariats entre l’État et le tiers secteur se sont accentués dans les dernières années, entre autres avec l’avènement des projets de loi 25 (2003) et 83 (2005). Le projet de loi 25, Loi sur les agences de développement des réseaux de services de santé et de services sociaux, avait pour principal objectif de créer une nouvelle entité, les centres de santé et de services sociaux, à partir de la fusion des centres hospitaliers (CH), des centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) et des centres locaux de services communautaires (CLSC) présents sur un même territoire. Quant au projet de loi 83, la Loi modifiant la loi sur les services de santé et les services sociaux et d’autres dispositions législatives, il vise à harmoniser la Loi sur les services de santé et les services sociaux afin de soutenir la nouvelle organisation des services mise en place par le projet de loi 25. À travers la reconfiguration institutionnelle découlant de ces lois, l’État québécois encourage les nouveaux CSSS à procéder à des partenariats et à des ententes de services avec d’autres acteurs locaux et régionaux, tout en leur imposant la responsabilité de la définition et de l’organisation des services sociaux et sanitaires sur leurs territoires et l’imputabilité de la réponse aux besoins de la population.

Cet article découle d’une étude de cas réalisée à Saguenay. Son but consiste à évaluer le modèle de relation qui existe entre un CSSS et une EESAD. Cette recherche partenariale exploratoire, de type qualitatif, a été menée à partir d’entrevues individuelles semi-dirigées, réalisées au printemps 2008 auprès des principaux acteurs du partenariat. Nous avons interrogé six membres de l’EESAD, quatre membres du CSSS ainsi qu’une personne de l’Agence de santé et de services sociaux du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Nous avons analysé les données à partir de la typologie de Coston (1998), revisitée par Proulx, Bourque et Savard (2005), pour saisir le modèle dans lequel s’insère la relation entre les deux organisations.

État de la question : les partenariats entre les CSSS et les EESAD

Les origines de la politique de soutien à domicile remontent aux années 1970 avec l’introduction du programme de maintien à domicile dans les nouveaux CLSC (Vaillancourt, Aubry et Jetté, 2003). À partir de 1996, les EESAD, renforcées par le sommet socioéconomique, vivent de véritables changements découlant de leur expérimentation et leur institutionnalisation (D’Amours, 2006). Cette forme de reconnaissance s’est matérialisée au cours des années qui ont suivi, entre autres par une organisation institutionnelle interne de ces structures et par un soutien financier de l’État. Vaillancourt, Jetté et Aubry (2003) soutiennent que cette reconnaissance implique la nécessité pour l’économie sociale de participer à la définition des politiques sociales et de contribuer à un nouveau partage des responsabilités des services collectifs aux personnes entre l’État, le marché et la famille.

Les partenariats entre l’État et les EESAD dans le secteur du soutien à domicile sont affirmés dans la Politique de soutien à domicile, Chez soi : le premier choix, dont le Québec s’est doté en 2003. Cette politique englobe un ensemble de services sociaux et sanitaires que les personnes âgées et handicapées peuvent recevoir chez elles. L’aide domestique est l’un de ces services. Elle est constituée principalement de l’entretien ménager, de l’entretien ménager lourd (déneigement de l’entrée principale et grand ménage), de l’approvisionnement en nourriture et autres courses, de l’entretien des vêtements et de la préparation des repas sans diète (Bélanger et Bélanger, 2002). Cette aide est fournie, entre autres, par les EESAD. En 2004, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) a publié un autre document : Chez soi : le premier choix. Précisions pour favoriser l’implantation de la politique de soutien à domicile. Les clarifications contenues dans ce document apportent de nouveaux éléments qui renforcent la responsabilité des CLSC dans la conception, l’organisation et l’évaluation des services à domicile. De plus, le document introduit implicitement la possibilité pour les EESAD d’élargir leur panier de services (Vaillancourt et Jetté, 2009) en offrant des services d’aide à la vie quotidienne (AVQ) qui englobent les soins aux personnes tels que les bains, les levers et couchers, la préparation de repas avec diète, etc. Les CLSC se tournent ainsi vers ces EESAD pour assurer la fourniture de ces services à sa clientèle.

Comme nous le disions plus haut, c’est en 2003 et 2005 qu’a été mise en oeuvre l’une des plus importantes réformes en matière de santé et de services sociaux (les projets de loi 25 et 83). Cette réorganisation des organismes de santé et de services sociaux de première ligne vient officialiser le nouveau rôle des établissements publics de première ligne qui avait été proposé par la commission Clair (2000), par la loi sur la gouverne (2001) ainsi que par la politique de soutien à domicile (2003, 2004) (Bourque, 2005). La loi 25, dont plusieurs dispositions ont été précisées par le projet de loi 83, implique une obligation de rendre compte des CSSS et leur concède plus de responsabilités tout en les encourageant à procéder à des ententes de services avec d’autres partenaires. Concrètement, les projets de loi 25 et 83, qui ont permis la création des CSSS, leur ont donné un rôle de coordination des services et la possibilité de sous-traiter les services d’AVD et d’AVQ avec des organismes communautaires ou entreprises d’économie sociale présents sur leur territoire.

Perspectives et enjeux des pratiques partenariales

Les partenariats avec le tiers secteur viennent transformer les rapports entre la société civile et l’État. René et Gervais (2001) y voient une nouvelle manière de penser et de structurer les rapports sociaux où les responsabilités sont réparties entre un plus grand nombre d’acteurs. Bourque (2008, p. 9) les perçoit comme « une volonté de l’État de se départir de certaines responsabilités pour les confier aux organismes du tiers secteur à la faveur de la concertation et du partenariat ». D’autres craignent que les partenariats soient nuisibles pour le tiers secteur et qu’ils soient porteurs d’un contrôle social de la part de l’État : « Il s’agirait essentiellement d’une stratégie étatique de sortie de crise de l’État-providence visant à assujettir les organismes communautaires à l’intérieur d’une nouvelle gestion néolibérale […] » (Larivière, 2005, dans Bourque, 2008, p. 11). Bélanger et Lévesque (1992), Vaillancourt (1994) et d’autres les considèrent plutôt comme un renouvellement du modèle de gestion publique du social qui tendrait vers une plus grande démocratie (dans Bourque, 2008).

Le paradigme de régulation partenariale, qui est intervenu de 1989 à 2003, est défini par Caillouette, Garon et Ellyson (2007, p. 457) comme une régulation où l’État est ouvert à une prise en compte des acteurs de la société civile. Les politiques qui ont été instaurées durant cette période, telles que la Politique de soutien au développement local et régional (1997) ou la Politique de reconnaissance et de soutien à l’action communautaire autonome (2001), démontrent la présence d’un modèle partenarial où l’État reconnaît les initiatives des acteurs organisés de la société civile. De son côté, le paradigme de régulation marchande, qui a émergé en 2003, fait référence à des rapports qui reconnaissent les intérêts particuliers de chacun des acteurs. Dans ce paradigme, les organisations de la société civile deviennent des fournisseurs de services qui ne peuvent exercer ni droit de parole ni influence démocratique sur l’administration publique. Les auteurs affirment que dans ce modèle « […] c’est l’État, et lui seul, sans devoir de dialogue avec les mouvements associatifs et citoyens, qui prend les décisions et gère le social » (Caillouette, Garon et Ellyson, 2007, p. 457). Ce modèle freine donc la démocratie participative en ne donnant pas une place importante à l’expression et aux valeurs des acteurs du tiers secteur.

Grille d’analyse : la typologie de Coston (1998) revue par Proulx, Bourque et Savard en 2005

Dans la recension des écrits de Proulx, Bourque et Savard (2005), on constate que les rapports entre le secteur public et les organismes sociaux ont suscité l’intérêt de plusieurs auteurs. Ainsi, à partir d’une étude des différents « courants théoriques » aux États-Unis, Young a identifié trois « courants » qui déterminent les relations entre l’État et les organismes du tiers secteur. Ces rapports avec les acteurs sociaux peuvent être qualifiés de « supplémentaires », de « complémentaires » ou encore d’« adversaires » à l’État (Young, 2000). Quant à Eisher (1998), il définit un continuum dans les relations partenariales autour de cinq modèles : l’État « répresseur »; l’État qui « ignore » les organisations du tiers secteur; l’État qui « coopte » ces structures; l’État qui « profite » d’elles, sans pour autant les contrôler; et l’État qui « collabore » dans une perspective de respect de leur autonomie (Najam, 2000, p. 382, traduction libre). Ce continuum de Najam, appelé modèle des quatre-C (Four-C’s Model), s’intéresse aux buts poursuivis par les acteurs ainsi qu’aux stratégies mises en oeuvre par ces derniers pour atteindre leurs objectifs. Najam résume les rapports entre l’État et le tiers secteur autour de quatre formes de pratiques : la « coopération », la « confrontation », la « complémentarité » et la « cooptation ». L’auteur voit dans le « non-engagement » une cinquième possibilité dans laquelle l’État et les organismes du tiers secteur choisissent de n’entretenir aucune relation.

Dans notre recherche, nous avons utilisé la typologie de Coston (1998), car elle est plus complète et prend en compte l’essentiel des dimensions proposées par les auteurs cités précédemment. Cette typologie est construite grâce à une revue de littérature internationale et fait ressortir la présence d’une grande variété de relations possibles entre des organismes non gouvernementaux (ONG) et des États à travers le monde. Coston a relevé huit types de rapports pouvant exister : répression, rivalité, compétition, relations contractuelles, tiers parti, coopération, complémentarité et collaboration. Proulx, Bourque et Savard (2005), en adaptant cette typologie, ont évacué deux types de relations, les types « répression » et « rivalité », ceux-ci ayant cours majoritairement dans des systèmes dictatoriaux qui sont étrangers à la réalité québécoise. De plus, ils ont adapté les différents types de rapports aux contextes québécois. C’est ainsi que le type contractuel devient sous-traitance, que le type coopération devient coexistence, que le type complémentarité devient supplémentarité et que, finalement, le type collaboration devient coconstruction (Proulx, Bourque et Savard, 2005). Cette typologie comporte quatre dimensions qui servent à analyser le type de rapport dans lequel s’inscrivent les organisations : l’ouverture de l’État au pluralisme institutionnel, l’intensité des relations interorganisationnelles, la symétrie des relations de pouvoir et le formalisme de la relation.

Le cas étudié : la relation partenariale entre une EESAD et un CSSS au Saguenay

Notre étude s’inscrit dans une recherche partenariale et exploratoire basée sur l’étude de cas d’une EESAD. Ainsi, l’étude n’a pas la prétention de pouvoir généraliser ses résultats. L’EESAD choisie a été créée en 1998 et offre des services AVD et AVQ depuis la première année de sa création. Elle compte 160 travailleurs et travailleuses, dont 108 à temps plein, et offre des services à 3 399 usagers constitués essentiellement de personnes âgées ou handicapées qui demeurent à domicile ou qui sont hébergées dans des îlots[4] et des ménages actifs. Cette entreprise est au coeur d’un réseau de partenariat avec plusieurs organismes du milieu, tels que l’Agence de santé et de services sociaux du Saguenay–Lac-Saint-Jean, le centre local d’emploi, d’autres EESAD de la région, etc. Elle est aussi en partenariat avec le centre de santé et de services sociaux présent sur son territoire, et c’est de cette relation qu’il est question dans cette recherche. Cette relation dure depuis environ dix ans.

Une relation s’apparentant à la sous-traitance

Lorsque nous appliquons le cadre de Coston, revu par Proulx, Bourque et Savard (2005), au cas étudié, nous faisons le constat selon lequel c’est le type « sous-traitance » qui domine la relation. L’analyse de la relation entre les deux organisations à partir des quatre dimensions de la typologie permettra de comprendre comment nous en sommes arrivés à ce constat.

Autant au niveau national qu’au niveau local, il apparaît que dans ses politiques l’État montre une ouverture au pluralisme institutionnel. Les projets de loi 25 (2003) et 83 (2005) établissent clairement la volonté du MSSS d’organiser ses actions en tenant compte des besoins des bénéficiaires et des prestataires de services. En ce sens, les CSSS sont chargés de concrétiser cette volonté politique en impliquant tous les acteurs oeuvrant au sein du programme de soutien à domicile dans l’organisation des services. Cette détermination se traduit par la mise sur pied d’un projet clinique dans lequel les différents acteurs du territoire (le CSSS, le tiers secteur et d’autres acteurs du milieu) partagent leurs perceptions des besoins de la population et des actions à entreprendre pour répondre à ces demandes.

Dans le cadre de notre étude, le CSSS favorise la participation de l’EESAD et reconnaît son rôle dans le système de soins. Désormais, les différents programmes sont discutés avec les autres acteurs qui collaborent avec le CSSS. Les tables de concertation et les tables cliniques sont une illustration parfaite de cette nouvelle stratégie. Ainsi, ces tables sont des occasions que saisit l’EESAD pour participer, tant bien que mal, aux programmes pilotés par le CSSS. Les répondants de l’EESAD n’ont pas manqué d’en souligner l’intérêt : « […] on parle de tables de concertation et de travailler davantage ensemble parce que ça c’est important » (EESAD, entrevue 3). D’une façon générale, il semble qu’une ouverture au pluralisme institutionnel soit démontrée dans les politiques, mais cette invitation à siéger aux tables n’implique pas pour autant que le pouvoir d’influence de l’EESAD sera proportionnel à la place que celle-ci occupe dans l’offre de services à la population en perte d’autonomie. Nous reviendrons sur ce point quand nous aborderons la symétrie du partenariat.

Le formalisme de la relation est assez marqué, en dépit des lacunes relevées par les deux partenaires dans les mécanismes d’encadrement en vigueur. Il existe par exemple un protocole d’entente datant de la création de l’EESAD, mais celui-ci est sommaire et semble peu baliser les rôles et fonctions des deux organisations et la façon de gérer les différends. Les deux partenaires affirment vouloir actualiser le protocole, mais pour des raisons différentes et même opposées. Le CSSS voudrait que le protocole oblige l’EESAD à avoir une plus grande flexibilité en ce qui concerne la tarification des services. Il voudrait également que l’entente impose une négociation avant toute modification à cette même tarification. L’EESAD, pour sa part, aimerait que le protocole assure un nombre minimal d’achats de services par le CSSS afin de garantir une certaine stabilité dans les revenus de l’entreprise. Sur un autre registre, les partenaires se rencontrent également à certaines tables de concertation formelles.

L’intensité des relations apparaît élevée, l’achat de services se faisant pratiquement au quotidien et renforçant de ce fait le niveau d’interdépendance entre les deux organisations. Mais une analyse plus fine nous laisse voir que la relation est surtout intense sur le plan de la prestation des services. Ce sont des contacts de type opérationnel qui s’apparentent à la sous-traitance, et la quasi-absence de contacts entre les organisations pour discuter de la relation entre les deux partenaires et des besoins des usagers laisse peu de place à une amélioration du partenariat et à une réelle concertation sur l’offre de services à la clientèle du territoire. Cet obstacle dans les relations avec la direction générale vient du fait que les plus hauts responsables de la coopérative ne peuvent pas discuter avec la direction générale du CSSS pour trouver des solutions à des problèmes qui touchent la gestion partenariale :

[…] ça nous fait voir la différence au niveau hiérarchique qu’il y a entre un organisme communautaire et un établissement comme le nôtre. Pour la coop, c’est la directrice générale c’est sûr, c’est elle qui fait toutes les relations extérieures. Moi, mon directeur général il est directeur général de tout le CSSS, mais il ne va pas prendre tout le temps pour discuter avec la directrice générale. […] Mais quand la coop n’aime pas ce qu’on lui dit, elle demande à parler à son vis-à-vis, au directeur général

CSSS, entrevue 1

En ce qui concerne la symétrie de la relation, les discours changent selon qu’on travaille au CSSS ou qu’on est employé de l’EESAD. Selon les personnes du CSSS interrogées, les résolutions qui découlent des travaux d’une table de concertation sont examinées par un comité d’orientation constitué par l’ensemble des partenaires qui, à son tour, transmet une recommandation directement au conseil d’administration du CSSS. Les décisions qui émanent de ces tables de concertation constituent ainsi un intrant pouvant influencer les décisions du conseil d’administration du CSSS. Sur ce plan, selon les employés du CSSS interrogés, l’EESAD, par les tables de concertation, parvient à participer à l’identification des besoins et des problèmes rencontrés ainsi qu’à proposer des solutions dans le but d’améliorer les conditions de vie de sa clientèle. Dans ce sens, la capacité des autres acteurs du milieu à influencer les décisions est perceptible.

Pourtant, si l’EESAD reconnaît la valeur consultative des tables de concertation, elle ne manque pas de dénoncer les failles observées sur le plan de la gestion. La manière dont les ordres du jour sont préparés laisse croire que tout est élaboré en dehors des rencontres. Ainsi, les entrevues menées avec les membres de la coopérative laissent supposer un pouvoir d’action assez limité pour les organismes du tiers secteur qui assistent aux tables de concertation :

[…] on avait l’impression que tout était décidé d’avance. Et on n’était pas là pour décider, on était là juste pour argumenter. […] pour chaque réunion il y avait des libellés à écrire. Ces libellés-là étaient envoyés au niveau du conseil d’administration et il y a une autre table qui avait ce mandat-là, sauf que… le libellé s’écrivait après la rencontre, elle était proposée au C.A. et nous autres on était les derniers à prendre connaissance du libellé. Donc si on n’était pas d’accord avec ce qui avait été écrit ou ce n’était pas représentatif de ce qu’on avait dit, il était trop tard […]

EESAD, entrevue 1

Une relation basée sur le modèle de l’économie de marché

L’analyse des résultats obtenus dans le cadre de la recherche nous amène ainsi à conclure que le partenariat entre le CSSS et l’EESAD oeuvrant sur le territoire étudié ne permet pas une véritable ouverture à la démocratisation de la gestion publique et de l’application de la politique de soutien à domicile. À plusieurs reprises, des acteurs ont emprunté des termes laissant clairement entrevoir que les deux organisations sont inscrites dans une relation de type plutôt marchand : « […] bon, ça c’est une relation d’affaires […] on est en négociation de notre relation d’affaires » (CSSS, entrevue 2).

Lesemann (2001), en donnant l’exemple de l’introduction des « quasi-marchés » en Grande-Bretagne, explique de quelle façon l’économie marchande peut s’insérer dans le système public. Il s’agit, en :

incluant des principes de concurrence dans un système jusqu’alors défini par son caractère monopolistique, d’adopter des indicateurs de performance, d’instaurer une imputabilité des agents publics, de sous-traiter la fourniture des services à des contractants extérieurs du secteur marchand ou associatif.

Lewis, 1999, p. 68; Merrien, 1999, dans Lesemann, 2001, p. 26

Nous reprenons les caractéristiques présentées par Lesemann pour expliquer comment la relation entre le CSSS et l’EESAD s’apparente aux « quasi-marchés ». Nous devons cependant clarifier que dans cette recherche nous étudierons ce concept uniquement en fonction de la dimension touchant l’instrumentalisation des organismes du tiers secteur et non leur marchandisation. Les caractéristiques proposées par Lesemann sont la performance, la sous-traitance et la concurrence.

La performance des CSSS

Les CSSS doivent atteindre des résultats en termes de services rendus tout en disposant de ressources très limitées. Le ministère de la Santé et des Services sociaux évalue la performance des CSSS et les finance en fonction de leur capacité à atteindre les objectifs de rendement qui sont définis en établissant une moyenne de services rendus par d’autres CSSS de taille similaire : « […] le Ministère, il évalue les performances des différents secteurs d’activité, moi il me compare avec neuf autres CSSS. […] On encourage la performance avec la reddition de comptes » (CSSS, entrevue 9). Nous avons aussi pu constater que l’objectif de performance est très présent dans le discours des personnes du CSSS interrogées en ce qui concerne un des changements souhaités, le groupement des achats de services. En plus, ces personnes voient leur non-performance comme le résultat de leur incapacité à donner plus de services avec les moyens dont elles disposent. Plus la tarification des services est élevée et moins le CSSS pourrait fournir des services en quantité. C’est pourquoi elles voudraient diminuer leur vulnérabilité face aux décisions unilatérales de l’EESAD d’augmenter leurs tarifs :

C’est sûr que si j’ai des employés dans mon soutien à domicile qui ne voient pas un certain nombre de patients comme ils devraient, je peux être non performant. […] Donc ma seule non-performance maintenant est liée à cet achat-là de services […]

CSSS, entrevue 1

En effet, selon une personne du CSSS, il serait préférable de pouvoir acheter des services de courte durée (ex. : 15 minutes). Ainsi, les préposées pourraient faire plusieurs visites dans le cadre d’une heure de travail. Ce qui permettrait au CSSS d’offrir plus de services aux bénéficiaires tout en maintenant un budget équilibré. Cependant, si les achats groupés constituent une occasion pour le CSSS de réaliser des économies, on peut s’interroger sur les conditions de travail des employés et employées qui doivent se déplacer d’un endroit à l’autre à différentes heures de la journée :

[…] c’est sûr que s’ils prennent comme modèle à l’hôpital, avec les chambres qui sont toutes une à côté de l’autre et que l’employé traverse le corridor pour aller dans l’autre place… Moi mon hôpital est un petit peu plus grand, donc c’est d’une rue à l’autre et je n’ai pas engagé des Jinny […] quand ils achètent une heure, bien moi l’employée une heure il faut qu’elle se déplace, il faut qu’elle se rende, eux une heure ils ne comptent pas le déplacement

EESAD, entrevue 1

Lorsque le CSSS emploie des personnes avec le programme chèque emploi-service[5], la flexibilité est plus grande et les coûts sont moins élevés. Mais il semble que les personnes qui désirent travailler dans le cadre de ce programme se font de plus en plus rares. Certaines personnes du CSSS qui préfèrent la flexibilité du chèque emploi-service se plaignent de la trop grande rigidité et de la réglementation imposée par l’EESAD :

[…] quand j’appelle et je leur dis… bien j’aurais vraiment besoin de mettre trois gouttes dans les yeux… bien ça c’est une AVQ […] C’est là que je dis, quand on était au chèque emploi-service, bien on pouvait dire… me ferais-tu ça? Ça serait vraiment fin… Ils le faisaient et c’était à l’intérieur du 10 $ de l’heure. Là on ne peut plus le faire, c’est tellement réglementé […]

CSSS, entrevue 11

Cependant, une des personnes de l’EESAD interrogées ne manque pas de dénoncer le fait que le chèque emploi-service ne permet pas aux travailleuses et travailleurs de bénéficier de bonnes conditions de travail. En vérité, si les gens préfèrent travailler dans une EESAD, c’est surtout parce que ces entreprises leur offrent des conditions de travail qui sont plus avantageuses.

La logique de sous-traitance

Coston voit le modèle de sous-traitance comme un rapport partenarial dans lequel « […] les organismes du tiers secteur sont utilisés pour délivrer des services sociaux à une clientèle dont l’État conserve la responsabilité » (Coston, 1998, p. 367, dans Proulx, Bourque et Savard, 2005, p. 12). C’est en effet ce qui ressort de notre étude : le CSSS garde la responsabilité populationnelle et l’imputation liée à l’offre de services sur le territoire, mais c’est l’EESAD qui fournit les services. Le CSSS évalue et organise les besoins en services à offrir et l’EESAD donne les services. Ainsi, l’acteur central demeure l’établissement public qui ne fait que déléguer des activités opérationnelles aux organismes du milieu (Esman, 1991).

Les changements institutionnels qui découlent de l’adoption des projets de lois 25 et 83 ont apporté de véritables changements dans les responsabilités qui incombent au CSSS, à savoir le renforcement de sa mission populationnelle. La personne de l’Agence de santé et de services sociaux du Saguenay–Lac-Saint-Jean interrogée abonde en ce sens : « La loi est venue dire de façon très très claire qu’il y avait une responsabilité populationnelle très forte. Les CSSS sont maintenant responsables de la réponse qu’ils offrent à la population. Et ça c’est très clair. Nous on a à s’assurer que ça se fait… » (Agence, entrevue 10).

Le CSSS confirme cette responsabilité dans les services offerts aux populations : « […] au niveau de l’architecture des services, on doit donner par programme un ensemble de services que le CSSS a la responsabilité de coordonner sur son territoire en collaboration avec les partenaires » (CSSS, entrevue 2). L’EESAD joue le rôle de prestataire de services : « […] bien nous autres on a des préposés de soins à domicile, eux autres ils ont des demandes et ils nous réfèrent ces demandes-là et nous autres on leur fournit les personnes » (EESAD, entrevue 1).

Dans le cadre de notre recherche, nous avons été appelés à nous interroger sur la véritable place que prend l’EESAD étudiée dans l’identification et la mise en oeuvre de stratégies pour répondre aux besoins des populations. Or, il apparaît qu’on fait appel à cette entreprise pour offrir les services à la population, sans plus. Les personnes de l’EESAD interrogées ont témoigné de ce déficit démocratique : « On n’influence pas vraiment, ce sont beaucoup plus les personnes du centre de santé qui vont prendre le monopole […] on avait l’impression que tout était décidé d’avance. Et on n’était pas là pour décider, on était là juste pour argumenter » (EESAD, entrevue 1). Selon les points de vue exprimés par les acteurs des trois institutions interviewés, et en nous fondant sur les dires des auteurs cités précédemment, nous estimons que la relation partenariale entre le CSSS et l’EESAD peut être qualifiée de sous-traitance. D’ailleurs, un répondant du CSSS l’affirme : « C’est de la sous-traitance. […] c’est sur le mode de l’économie dominante actuelle » (CSSS, entrevue 2).

La logique de concurrence

Dans le même ordre d’idées, les personnes du CSSS interrogées souhaitent que s’installe une concurrence dans l’offre de services à domicile et elles déplorent le fait que l’EESAD détienne un certain monopole : « […] c’est une situation de monopole pratiquement, alors… je dirais que… est-ce que c’est équitable, c’est dur à dire… Est-ce que s’il y avait deux, trois entreprises d’économie sociale sur le territoire, les tarifs seraient moins élevés? » (CSSS, entrevue 6). Cette logique entre dans les principes de l’économie de marché néolibérale où l’on peut faire baisser les tarifs en instaurant une concurrence entre les fournisseurs de services.

Il convient de préciser qu’il n’existe pas d’autres entreprises d’économie sociale sur le territoire de Jonquière en raison du moratoire instauré depuis 1998 pour empêcher la création de nouvelles EESAD. Cette disposition avait pour but d’éviter la concurrence entre les EESAD sur un même territoire. Cependant, il faut dire aussi que d’autres structures qui proposent des services domestiques existent dans la même localité et que le CSSS n’hésiterait pas à faire affaire avec elles si elles étaient plus avantageuses financièrement. En effet, le fait d’inviter par exemple deux organismes du tiers secteur qui offrent des services à domicile à siéger à une table clinique pourrait, selon des répondants du CSSS, fragiliser la position de l’EESAD.

[…] imaginez une table où on parle de la perte d’autonomie liée au vieillissement (PALV) et pour laquelle d’autres organismes communautaires comme la société de l’Alzheimer, etc., sont assis à la même table que la coop de maintien à domicile. […]. Plus la coop va coûter cher, plus elle se met en péril dans une situation de complémentarité. […] Et il y a des gens autour de la table qui vont se faire un plaisir de dire : « bien oui, mais nous ces services-là on les offre moins cher que vous autres… »

CSSS, entrevue 9

La logique de concurrence est donc bien présente dans la volonté du CSSS, mais l’institution ne trouve pas les ressources humaines expérimentées suffisantes pour concrétiser cette menace. Comme le souligne Bourque (2006), ce type de compétition entre les organismes communautaires qui accompagnent les systèmes partenariaux basés sur les règles du quasi-marché divise les organismes communautaires et nuit à la capacité du tiers secteur de créer des alliances permettant la défense des intérêts du mouvement dans son ensemble.

Conclusion

Notre recherche nous amène à conclure que la relation qui unit l’EESAD et le CSSS étudiés est effectivement basée, en partie du moins, sur le modèle de l’économie marchande. Comme nous venons de le voir, l’incitation à la performance des CSSS, la logique de sous-traitance ainsi que la logique de concurrence qui animent le secteur de la santé et des services sociaux influencent fortement la relation de partenariat. Malgré les intentions premières de l’économie sociale, il semble difficile pour certaines entreprises, comme l’EESAD étudiée, de participer à l’élaboration des politiques publiques et à l’offre de services en santé et services sociaux. L’État, dans les partenariats qu’il entretient avec le tiers secteur, confine plutôt celui-ci à un rôle unique de fournisseur de services. On peut ainsi craindre une instrumentalisation de ce secteur. Cependant, comme notre étude s’intéressait particulièrement à la relation entre un CSSS et une EESAD, nous ne pouvons généraliser nos résultats. Il pourrait être pertinent de mener une étude plus large à ce sujet et de vérifier si, selon les différentes EESAD, les tendances seraient similaires ou différentes.