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La jeune Parque, un jour, trouve son philosophe [2] ; elle lui fait remarquer qu’ils partagent la même condition mystérieuse sans laquelle la parole poétique resterait lettre morte. Victor Hugo proclamait de même, dans la préface des Contemplations : « Ah ! insensé qui crois que je ne suis pas toi [3]. » Mais le philosophe avait entendu Narcisse : « Tout autre n’a pour moi qu’un coeur mystérieux / Tout autre n’est qu’absence [4] ». Le philosophe allait-il se laisser gagner par la perplexité, l’oreille charmée par une diérèse capiteuse ? Sa question demeure : comment le texte poétique — fruit de l’expérience d’un sujet — peut-il faire sens pour un autre sujet ? Une théorie de l’analogie a pour fonction d’essayer d’éclairer cette situation. Y contribuent physiciens et mathématiciens, linguistes et biologistes, puisque tous vivent dans ce monde-ci, hic et nunc. Nous étudierons donc ce qu’est l’analogie pour des physiciens, pour Valéry, lecteur de poèmes, pour deux mathématiciens philosophes, pour un linguiste et, en terminant, dans le « Cantique des colonnes ».

Il nous faut relire le texte même de Valéry qui s’efforce de caractériser l’effet recherché par le poète : l’émotion poétique.

Je la connais en moi à ce caractère que tous les objets possibles du monde ordinaire, extérieur ou intérieur, les êtres, les événements, les sentiments et les actes demeurent ce qu’ils sont d’ordinaire quant à leurs apparences, se trouvent tout à coup dans une relation indéfinissable, mais merveilleusement juste avec les modes de notre sensibilité générale. C’est dire que ces choses et ces êtres connus — ou plutôt les idées qui les représentent — changent en quelque sorte de valeur [5].

D’emblée, le poète évite la confusion qui assimile l’état du lecteur à celui du poète : « Un poète — ne soyez pas choqué de mon propos — n’a pas pour fonction de ressentir l’état poétique : ceci est une affaire privée. Il a pour fonction de le créer chez les autres [6]. »

L’analogie pour des physiciens

Nous conjecturerons que l’analogie, « qui est une opération mentale [7] » selon René Thom, est née le jour où un homme a remarqué que la longueur de l’ombre projetée sur un mur par un bâton situé à proximité d’une source de lumière dépendait du nombre de pas entre ce bâton et ce mur. Thalès a donné une formalisation mathématique de cette impression sensible et, sur cette base, l’analogie de proportion était promise à une longue carrière : la hauteur de l’image d’un objet lointain quelconque permettait d’estimer la distance de cet objet à l’observateur, sans avoir à parcourir un chemin supposé plan. Les novateurs en sciences physiques ont fait grand cas de l’analogie pour leur recherche, voire pour leur démonstration. Les objets de l’analogie sont soit des objets du monde perçu comme concret, soit des objets de la pensée abstraite, comme le rappelle Louis de Broglie, que Valéry a connu :

Les analogies ont souvent une portée très profonde et peuvent servir de guide aux théoriciens pour édifier des idées nouvelles. Est-il besoin de rappeler que l’analogie des forces d’inertie et des forces de gravitation a joué dans la genèse de la théorie de la relativité généralisée ou celle du principe de Fermat avec le principe de Maupertuis dans la genèse de la mécanique ondulatoire ? Les analogies entre l’entropie et l’action, entre la température et la fréquence n’ont pas, jusqu’ici, conduit à des progrès de nos conceptions théoriques : elles existent cependant et peut-être un jour joueront-elles un grand rôle dans le développement de la physique théorique [8].

L’analogie ne survient pas à l’esprit tout armée. C’est ainsi, par exemple, qu’Augustin-Jean Fresnel a exploité, dans un premier temps, le modèle ondulatoire de la lumière proposé par Christiaan Huygens, puis adopté, dans un second temps, l’idée de vibration transversale par rapport à la direction de propagation. Pour rester dans l’histoire de la physique, rappelons également le rôle de l’analogie chez James Clerk Maxwell, dont Valéry possédait dans sa bibliothèque le traité sur l’électromagnétisme ; Bernard Maitte en cite ce passage :

Pour pouvoir nous appuyer sur les concepts physiques sans nous enfermer dans une théorie, nous devons nous familiariser avec l’existence d’analogies physiques […] corpuscules et ondes transversales sont des analogies physiques utiles, sur lesquelles l’esprit peut s’appuyer pour développer une analyse mathématique qui puisse rendre compte d’une certaine classe de phénomènes [9].

Ainsi, l’analogie en physique repose sur des ressemblances de relations entre objets, non sur des ressemblances d’objets. En est-il de même dans l’univers poétique ?

L’analogie pour le lecteur de poèmes

La description par Valéry de l’émotion poétique n’exclut aucun des objets du monde ordinaire, mais introduit l’idée suivant laquelle les relations entre leurs apparences nous sont aussi sensibles que ces objets mêmes. Son opinion est constante : « Les événements sont l’écume des choses ; mais c’est la mer qui m’intéresse [10]. » Valéry a toujours privilégié la forme : « Mais au contraire, si son auteur a su lui donner une forme efficace, il a fondé sur la nature constante de l’homme, sur la structure et le fonctionnement de l’organisme humain, sur l’être même [11]. » Certes, la poésie est faite de mots dont le sens évolue au cours du temps, bien qu’ils ne perdent jamais tout à fait leur signification primitive. La formule de ce mélange où se rencontrent « nature constante de l’homme » et instabilité du langage ne peut être rigoureusement précisée ; de même, les effets sur le lecteur, s’ils sont déterminés, ne sont pas rigoureusement calculables, d’autant, ajoute Valéry, que « mes vers ont le sens qu’on leur prête [12] ». C’est de cette expérience de lecture que témoigne Valéry, lorsqu’il se fait lui-même lecteur de ce vers de Racine : « Dans l’Orient désert quel devint mon ennui [13] ! » ; voici en quels termes il s’en explique :

Mais l’accord magnifique de ces trois mots, quand le temps le transporte et le fait traverser le xixe siècle, trouve un renforcement inattendu et une résonance extraordinaire dans la poésie romantique ; dans une âme de notre époque, il se mélange merveilleusement à quelques-uns des plus beaux vers de Baudelaire. Il se détache d’Antiochus, il prend une généralité pure et nostalgique. Son élégance finie se transforme en beauté infinie [14].

Ce passage doit retenir notre attention à plus d’un titre. C’est ici non pas le poète, mais le lecteur ou l’auditeur de poèmes qui s’exprime. Si l’acception d’un terme dans son usage scientifique — comme celui de nombre entier — est fixée, il n’en va pas de même de « l’accord magnifique de ces trois mots ». La valence des objets du monde ordinaire et, par conséquent, leur valeur varient, tout comme la correspondance entre un mot et son sens, du moins pour plusieurs d’entre eux, au cours des siècles et même d’une vie d’homme. Ces variations ne signifient pas, toutefois, que l’accord des mots soit affecté du même mouvement, qui le ferait passer du monde ordinaire au monde poétique. L’onde, qui est l’enveloppe d’un paquet d’ondes qui interfèrent, n’a pas son amplitude maximale au même instant que chacune de celles-ci. Cependant, l’analogie dans le langage poétique s’affranchit, comme l’analogie en physique, ainsi que l’avait vu Maxwell, non pas de tout substrat, mais du substrat immédiat dont elle procède. Valéry va jusqu’à écrire : « Il peut même arriver que le bien dire nous séduise par soi seul [15]. » Ainsi, plusieurs chemins mènent au bord de la mer, « la mer toujours recommencée » en tout un chacun, celle de « L’infini esthétique [16] ».

Un effet déterminé non calculable peut être heureux. En effet, la vision d’un déterminé calculable engendrerait « une Tristesse en forme d’Homme qui ne se trouverait pas sa cause dans le ciel clair [17] », puisque toutes les correspondances seraient de lui connues ; cette condition angélique n’est pas la condition humaine. En revanche, nous conservons l’avantage du déterminé. Il nous assure que nous participons d’un monde qui, d’un point de vue physicaliste du moins, est intelligible localement, voire exploitable. L’avantage du non rigoureusement calculable, du manque de « la décimale extrême » est la condition actuelle pour que nous surprenne la note nouvelle qui s’introduit dans une mélodie. C’est donc dans ce contexte que s’observent plusieurs usages de l’analogie. Alors que les physiciens créateurs l’utilisent parce qu’elle est opératoire, les poètes en usent abondamment. Il faut toutefois distinguer les poèmes où l’analogie est immédiate, comme Le lac de Lamartine, Les chats de Baudelaire, les Iambes de Chénier, des poèmes de Valéry pour lesquels l’analogie ne s’impose pas tout de suite (ou, en d’autres mots, dont il faut dénouer la faveur avant de pouvoir apprécier le cadeau). Et qu’en est-il de cet espace des analogies pour Whitehead et Thom ?

L’analogie pour deux mathématiciens philosophes

Deux mathématiciens créatifs du siècle qui vient de finir (et cette datation n’est pas indifférente) inscrivent l’analogie au coeur de leur discipline et de leur philosophie : Alfred North Whitehead et René Thom.

Whitehead, algébriste et philosophe, maître de Bertrand Russell et coauteur avec lui des Principia mathematica, remarque que « la quantité elle-même n’est en effet rien d’autre qu’analogie de fonctions dans des modèles analogues [18] ». Whitehead n’accepte pas le divorce délétère entre la nature physique et la vie : « La doctrine que je soutiens, c’est que ni la Nature physique ni la vie ne peuvent être comprises si nous ne les reconnaissons pas comme des facteurs essentiels dans la composition des choses réellement réelles [19]. » Cette doctrine est celle d’un mathématicien contemporain de Valéry ; ne répondrait-elle pas à un besoin de l’esprit du temps ? L’analogie franchirait les frontières qui délimitent les régions où s’exerce l’enquête scientifique, elle-même soumise à la fragmentation des savoirs, suggérant ainsi l’image d’une opération mentale se déployant au sein d’un univers fragmenté. Cependant, il ne faut pas négliger un mouvement inverse : la chimie physique tend à recouvrir des domaines jadis séparés, tandis que les neurosciences débordent la neurologie d’antan, comme le soutient Whitehead :

Ainsi comme l’essence fondamentale de notre expérience le révèle, l’assemblage des choses implique une doctrine d’immanence mutuelle les unes dans les autres […] Nous sommes dans le monde et le monde est en nous […]. Le « Cogito ergo sum » de Descartes est mal traduit par l’expression « je pense, donc je suis ». Ce dont nous sommes conscients n’est jamais de l’expérience pure ou de l’existence pure. […] La physique a ramené la Nature à l’activité et a découvert des formules mathématiques abstraites qu’illustrent ces activités de la Nature. Mais la question fondamentale subsiste : comment accroissons-nous le contenu de la notion d’activité pure ? On ne peut répondre à cette question qu’en réunissant la vie et la Nature […]. L’exemple le plus évident d’expérience conceptuelle est la conception d’alternatives. La vie est en deçà de ce niveau mental. […] L’occasion se trouve concernée, dans sa manière de sentir et dans sa visée, par des choses qui la dépassent dans son essence propre, bien qu’elles soient dans leurs fonctions présentes, des facteurs dans l’occasion concernée. Ainsi chaque occasion, bien qu’engagée dans sa propre réalisation immédiate, se trouve concernée par l’univers [20].

À cette « doctrine d’immanence mutuelle », qui sert de socle aux opérations analogiques, semble répondre, chez Valéry, cette remarque : « L’homme pense ; donc je suis, dit l’univers [21] » — observation que Gérard Edelman place d’ailleurs en exergue du chapitre 20 de sa Biologie de la conscience [22].

Quant à René Thom, il distingue « un mode inférieur d’intelligibilité à peine supérieur à l’assentiment provoqué par le conditionnement pavlovien dans le monde animal » de l’intelligence humaine qui « requiert une comparaison plus globale de différents modes d’intelligibilité, ceux en vigueur dans le langage et les autres disciplines de la science [23] ». Mais si Thom reconnaît « la diversité irréductible des substrats, laquelle va refléter la diversité irréductible des modes disciplinaires en science », il considère surtout qu’il existe « des modes d’organisation communs entre ces régions. Dès lors la fonction originelle d’une philosophie de la nature sera-t-elle de rappeler constamment le caractère éphémère de tout progrès scientifique qui n’affecte pas essentiellement la théorie de l’analogie [24] ».

La stylisation de l’analogie pour un linguiste

Le linguiste Per Aage Brandt, de la mouvance de Thom et Petitot, explicite, pour le domaine littéraire, les conditions de l’analogie. Il postule un imaginaire intentionnel qui permet au sujet de « convertir l’impression en expression et de fabriquer des expressions à partir des impressions reçues de la communauté […]. C’est cet imaginaire intentionnel qui rend homogènes les deux types de contenus en projetant leurs intelligibilités locales sur cette troisième intelligibilité intentionnelle globale [Nous soulignons] [25] ».

C’est à ce prix que toute idée d’un sens devient « en soi » signifiable et communicable et compréhensible. Brandt admet donc « une double orientation active chez notre sujet organique, quant à son ouverture au monde, son imaginaire thymique, qui bascule entre deux dimensions régulatrices, celle de l’expression subjective (A) et celle de la communication objectivante (B) ». Il stylise cette situation dans « un hyperespace des espaces figuratifs [26] ».

Cette assertion est compatible avec l’analogie d’attribution, telle que la décrit Louis De Raeymaeker [27] et qui reconnaît qu’il y a un monde et que ce monde est un, même si l’expérience que nous en faisons est multiple. L’analogie d’attribution fait place à l’individuel ; elle le constate. De même, l’analogie thomienne, à la différence du principe classique d’universalité qui uniformise la nature, comme le rappelle Alain Boutot dans L’invention des formes, fait cas de la diversité et de l’individualité des formes ; à ce titre, elle a des affinités avec l’analogie valéryenne. L’auteur des Modèles mathématiques de la morphogénèse [28] se propose de rendre intelligible la succession des formes empiriques, notamment celles de la biologie et du langage, et la partition de la signification. Dans l’Esquisse d’une sémiophysique, il développe ce programme et ajoute en annexe un débat sur la lecture qu’il propose de la métaphysique d’Aristote [29] et de sa réinterprétation par saint Thomas d’Aquin : « Au lieu d’abîmer la question du substrat dans une enquête logique qui cherche sans cesse la raison ultime de toute prédication, la pensée morphologique moderne permet d’appréhender les corps dans leur apparaître singulier et dans la singularité de l’événement qui a décidé de leur contour [30]. »

En somme, l’analogie selon Valéry et Thom s’inscrit dans l’« hyperespace des espaces figuratifs » où peut être stylisée la modalité des possibles, comme le propose Per Aage Brandt pour les textes littéraires.

L’analogie dans le « Cantique des colonnes » [31]

Valéry se refuse à décrire les formes empiriques ; il use des formes du français et de la langue commune pour construire des analogies où la continuité de signification est assurée par des modulations subtiles qui explorent les possibles de l’esprit. Le « Cantique des colonnes », poème du recueil Charmes, nous offre un exemple particulièrement réussi d’une telle pratique de l’analogie, qui procède elle-même des cariatides d’un Érechthéion s’élevant dans une Grèce devenue idéale et mythique. « Douces », ces colonnes bien réelles sont « ornées de vrais oiseaux » et ce qualificatif inattendu leur fait perdre d’emblée de leur dureté naturelle. La disposition graphique du poème en figure la verticalité et « [l]es exigences d’une stricte prosodie sont l’artifice qui confère au langage naturel le qualités d’une matière résistante, étrangère à notre âme, et comme sourde à nos désirs [32] » maintiennent ce défi jusqu’au dernier vers : l’analogie tient, « l’arche demeure [33] ».

Nous assistons à un défilé de vestales en apesanteur, celui du « temple simple à Minerve » ou du Cimetière marin, avec leur port d’amazones disposées en une procession scandée qui s’oriente vers la divinité. C’est pourquoi nous y apercevons un autre pilier de l’arche analogique, dans la mesure où le « Cantique » corrèle exemplairement les conditions a priori de la poïétique valéryenne : le texte est issu d’un travail conscient qui l’a tiré d’une matière inconsciente, alors qu’un supplément de labeur a fait disparaître les traces de l’effort. Comme le voulait l’architecte d’Eupalinos, les plus beaux ouvrages « chantent » par l’accord « à l’unisson » des colonnes, « orchestre de fuseaux », et par le jeu, synchrone à la course apparente du soleil, de la matière avec la lumière — « incorruptibles soeurs », « à la chair mate », « mi-brûlantes, mi-fraîches [34] ». Il n’est pas jusqu’à l’appel des genoux absents qui ne concourent à l’effet d’ensemble ; en ce sens, le « Cantique » est bien un chef-d’oeuvre de l’art valéryen, un art personnel, lui-même indissociable d’un faisceau d’analogies.

S’il est bien un rêve de la raison, est-il pour autant un parangon d’une poétique de l’indéterminé ? Nous touchons là un point exquis, comme le clinicien qualifie un point douloureux précis, celui du conflit entre le générique — « filles des nombres d’or, / fortes des lois du ciel [35] » et l’indéterminé. Il se pourrait que le paradoxe ne soit qu’apparent. Il en va de même pour certaines équations de la physique fondamentale, comme celle de l’électron de Dirac, à propos de laquelle Georges Lochak, dans La géométrisation de la physique, rapporte cette phrase de Heinrich Hertz, assurant « qu’elles en savent plus que nous [36] ». Ce n’est pas dans la succession des vers que réside ici la surprise de l’indéterminé, mais dans l’équilibre entre le poids (il vaudrait mieux dire la poussée, puisque nous sommes en apesanteur) du premier mot — « Douces » — et le poids de l’arche que forment tous les autres vers. Que d’implications réelles dans la douceur, avant qu’elle ne s’exprime ! Toutefois, le « Cantique » nous donne plus à rêver sur les carnations qu’à penser sur une incarnation toujours singulière. Cette récompense et ce tourment sont réservés aux amis de L’idée fixe [37].

Cette maîtrise valéryenne de l’analogie, alerte, invulnérable, fait penser à une incarnation toujours singulière. Cette récompense et ce tourment nous font bien accéder à ce « point pur [38] » du Cimetière marin (encore lui), mais cette conquête laisse dans l’ombre, ici du moins, le temps de la quête. Ce pathétique d’une longue quête, c’est le prosateur, clerc vieilli de la Prière sur l’Acropole, qui nous le fait partager après l’avoir transmué en une fidélité à l’égard d’une déité mythique qu’il ne peut s’empêcher d’invoquer et non pas d’évoquer — « toi dont le nom signifie raison et sagesse [39] » — en songeant à la foi de son enfance vécue au pays des « Cimmériens ».

Le philosophe, après sa rencontre avec la jeune Parque, est descendu au bord de la mer ; sur la plage, il achoppe sur une coquille ; il la porte à la conque de l’oreille, si bien faite. Il se souvient : « Nous refusons à chaque instant d’écouter l’ingénu que nous portons en nous [40]. » Est-ce à cause du murmure de la mer, du bruissement de l’écume ? La poésie valéryenne se donne pour fonction, non pas de décrire, fût-ce artificieusement, la nature naturée, mais de nous appeler (« Orientem versus [41] ») à exercer notre sensibilité esthétique « qui serait ainsi un détecteur de lois dont l’importance pour la survie de l’espèce est évidente [42] », comme l’écrit René Thom dans son Apologie du logos. De même, la consistance d’un résultat mathématique atteste l’analogie entre un instant de la vie de celui qui l’énonce pour la première fois et un instant de la vie de celui qui, l’ayant compris, la retrouve. Cette assertion répond à la question que se posait le philosophe. Mais, au fait, quel est cet ingénu ? L’ingénu, ni tout à fait soi-même, ni tout à fait un autre, entretient en son « coeur mystérieux » un « feu distinct [43] ». C’est ainsi qu’il est présent à soi, comme Héraclite dans sa chaumière. Diaphane à lui-même, il n’existerait pas. L’ingénu, foyer virtuel d’échos sonores ? Une voix ? Une voix, sans âge ni visage, signifie, de l’autre rive (!) du Présent, que Pythagore fut et que le théorème de Pythagore est. Des régularités du monde sont donc perceptibles au philosophe, au poète, au mathématicien créateur, à tous les humains.