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Quelle guerre peut bien raconter un nationaliste canadien-français égaré dans les tranchées d’une guerre « impérialiste »? C’est la question que l’on se pose en abordant l’improbable prose de Paul Caron, journaliste au Devoir, enrôlé dans la Légion étrangère à l’été 1914 et mort au champ d’honneur au printemps 1917. Trente-deux mois durant, l’obscur employé d’Henri Bourassa a couché sur papier les impressions d’un parcours pour le moins atypique. Histoire d’assouvir un rêve de jeunesse — servir dans l’Armée française[2] — il a préféré joindre une unité française de piètre réputation plutôt que de combattre sous le drapeau britannique. Autre singularité, son témoignage paraît simultanément dans deux journaux aux antipodes politiques : LeDevoir, organe nationaliste de plus en plus critique face à l’effort de guerre du Canada, et le Peuple de Montmagny, proche du parti Conservateur et fervent promoteur de l’enrôlement militaire[3]. Voilà qui a priori devrait nous plonger dans l’anecdote. Pourtant, ces tranches de vie révèlent la face cachée d’un phénomène dont on croyait tout connaître : la réponse des Canadiens français à la Grande Guerre. Si l’on a tendance à réduire celle-ci à la crise de la conscription, l’univers de Caron nous renvoie à une attitude plus complexe, non exempte d’ambiguïtés et de contradictions.

Ce témoignage exceptionnel révèle en fait la difficulté des Canadiens français à se situer dans la Grande Guerre, l’adhésion au conflit leur posant un dilemme : défendre la France n’implique-t-il pas de rallier le camp impérialiste qui bafoue les droits religieux et linguistiques de la minorité canadienne- française au Canada? Cela n’empêche pas Caron de revendiquer un rôle dans le conflit en cours et de participer à un phénomène qui transcende les frontières : le témoignage de guerre. Le Canadien français endosse de ce fait une culture de guerre[4] commune aux pays belligérants, laquelle implique le sacrifice ultime au nom d’une morale patriotique. Or que peut signifier mourir pour la Patrie dans l’esprit d’un Canadien français? Si la solidarité impériale peut donner sens à l’engagement des Anglo-canadiens outre-mer, les héritiers de la Nouvelle-France, élite nationaliste en tête, la perçoivent davantage comme un affront politique. Dès lors comment concilier l’éthique et le politique? Comment remplir un devoir moral sans trahir un Canada français isolationniste? En guise de réponse, le légionnaire propose une véritable catharsis à ses lecteurs. Au fil de ses billets, il distille une mythologie tout aussi réparatrice que révélatrice en racontant les aventures d’un héros de guerre pleinement maître de son destin : un poilu canadien-français au service exclusif d’une France catholique et contre-révolutionnaire. Paul Caron déploie ainsi une vision certes toute personnelle et fantasmatique du brasier de 14-18, mais qui semble combler une attente comme l’atteste la parution de ses chroniques jusqu’à sa mort. Aussi sa démarche scripturaire pose-t-elle une question plus fondamentale encore : celle du témoignage de guerre comme révélateur non seulement d’une expérience singulière, mais aussi des goûts du public et des régimes de vérité qui le travaillent[5]. Il s’agira par conséquent ici de comprendre autant la culture du « producteur de source » que le document en soi et le lectorat auquel il s’adresse, c’est-à-dire d’abolir la distinction épistémologique entre témoignage, histoire et littérature, d’aborder enfin le récit du légionnaire non pas seulement comme une interprétation, mais comme un fait à saisir dans sa spécificité et son historicité[6].

Genèse d’une chronique

Les écrits de Paul Caron paraissent sous forme de chroniques dans Le Peuple de Montmagny et dans Le Devoir entre janvier 1915 et février 1917, leurs appellations variant au gré de ses promotions militaires. Aux « Carnets d’un Légionnaire », de janvier à août 1915, succèdent les « Grimoires d’un lignard », de septembre 1915 à avril 1916, après que leur auteur ait été versé « en subsistance »[7] au 133e Régiment d’infanterie, une unité régulière. Promu caporal- fourrier, le journaliste signe les « Bloc-notes d’un fourrier » d’avril à mai 1916. En février 1917, au terme d’une formation à l’école militaire de Saint-Cyr, il réapparaît dans les deux journaux avec une chronique intitulée : « Propos d’un aspirant ». Ce sera son trente-et-unième et dernier témoignage[8].

Le rôle clé que joue la soeur de Paul Caron, Mélidine, dans la diffusion des chroniques mérite une attention particulière. Journaliste au Peuple, celle-ci fait publier une lettre initiale dans les colonnes de son journal dès novembre 1914. Très vite, la correspondance entre le frère et la soeur prend la forme de chroniques qui paraissent à raison d’une ou deux par mois. Mélidine répondait-elle ainsi au souhait de son frère? Lui-même avait-il planifié une collaboration régulière? Rien dans la correspondance des Caron, ni dans les journaux concernés, ne permet de le confirmer. Néanmoins tous les textes du légionnaire passent par l’entremise de Mélidine, ce qui pose la question de l’intégrité des sources. L’ancienne institutrice les a-t-elle retouchés? Jusqu’à quel point? Sur quel plan? Là encore, la documentation disponible ne peut nous éclairer, les originaux ayant disparu[9]. Inversement, on peut se demander dans quelle mesure cet intermédiaire obligé a influencé l’expression de Paul Caron. De fait, la grande soeur semble exercer une certaine autorité morale sur un cadet qu’elle a élevé dans une stricte obédience catholique après la disparition prématurée de leurs parents[10]. Et les recommandations qu’elle lui adresse avant son départ donnent un aperçu significatif des garde-fous qu’elle lui impose en la matière:

Ah! Mon cher Paul, de grâce, fuis les mauvais compagnons — et malheureusement ils pullulent dans notre vieille Mère-Patrie — Ne te laisse pas entraîner au torrent de l’exemple, ne compte pas trop sur tes propres forces — pas de présomption, crois-en ta petite soeur — Ne t’expose pas — Tu reconnaîtrais trop tard ton erreur. —— Aie toujours une grande confiance aux ministres du Seigneur. Le prêtre n’est-il pas en toute circonstance, le meilleur guide, le meilleur conseiller, et surtout — parfois — l’unique consolateur — Ne crains donc pas, mon Paul, de défendre par la parole et par l’exemple, l’Église de Jésus-Christ, attaqué (sic) dans ses ministres — et Dieu qui compte tout — te bénira — Pour en revenir à ma première phrase, aie pour devise, mon cher frère: « Religion & Patrie »[11].

Incidemment, ces mises en garde à l’endroit de la France impie illustrent aussi à quel point le facteur religieux a pu jouer dans la réticence des Canadiens français à lui porter secours. Cela expliquerait-il la surabondance de références religieuses dans les chroniques du légionnaire? On verra plus loin que Caron s’efforce de présenter son combat sous les traits d’une guerre sainte.

Par ailleurs, le témoignage du légionnaire n’aurait probablement pas dépassé l’échelle régionale, n’eût été de ses liens professionnels avec Le Devoir. Cependant, là encore, l’initiative de Mélidine joue puisque celle-ci adresse les documents au rédacteur en chef, Omer Héroux. Des versions identiques de la première chronique des « Carnets » paraissent presque simultanément dans les deux journaux. LeDevoir présente le premier billet en ces termes: « “La petite soeur d’un soldat de France”, ainsi qu’elle s’intitule fièrement elle-même — mademoiselle Caron, soeur de notre ancien camarade Paul Caron — a bien voulu nous adresser cet extrait du carnet de son frère parti dès les premiers jours d’août pour s’engager dans l’armée française et actuellement dans les tranchées. »[12] Deux mois plus tard, une troisième chronique paraît dans Le Devoir, accompagnée cette fois-ci d’une lettre de Mélidine adressée à Omer Héroux pour le remercier d’avoir publié les textes de son frère, saluer le personnel du journal de sa part et demander à nouveau de publier les « pages extraites de son carnet ». Cela suggère que Mélidine ait pu sélectionner les passages destinés à la presse[13].

Outre ces contraintes « domestiques », Caron se plie aux règles d’un genre nouveau : le témoignage de guerre. La Première Guerre mondiale a ceci de singulier en effet que, dès les premières salves d’artillerie, des combattants éprouvèrent le besoin de se raconter. Lettres, journaux intimes, articles de presse, chroniques et récits se multiplièrent dans les deux camps pour témoigner de l’épreuve du feu. Selon Nicolas Beaupré, l’originalité de cette littérature réside dans ce qu’elle allie l’action à un souci esthétique et politique. En proposant de répondre « aux exigences des représentations de la guerre pendant la guerre »[14], l’écrivain des tranchées développe une « écriture politique » du conflit, « chaque texte [étant] à la fois fragment de guerre et la [contenant] toute » [15]. Perspective à laquelle fait écho Christophe Prochasson en distinguant le témoin en histoire du témoin en justice, la parole du premier exprimant « “une réflexivité politique” et une dimension morale » qui dépassent le simple « message informatif »[16]. Dans cette optique, la « guerre vue d’en bas » resterait une illusion dans la mesure où son récit donnerait moins accès à des faits qu’à leur réinterprétation à travers un filtre normatif[17]. Loin d’être indicible, la montée aux extrêmes aurait donc incité le soldat à prendre la parole, ne serait-ce que pour donner sens au « chaos, [à] l’entropie »[18] de la guerre industrielle. Ne s’agissait-il pas ainsi de vaincre un sentiment de dépersonnalisation doublé d’impuissance qu’a si bien décrit John Keegan?[19] Ce faisant, le témoin répondrait aussi à une demande, celle de l’arrière, à la fois curieuse et inquiète de la tournure des événements. Aussi son écriture aurait-elle visé à « souder l’arrière et le front » face à l’ennemi[20]. Or, c’est précisément ce que semble chercher Caron.

L’horreur en creux

À l’instar de ses semblables, le chroniqueur se présente à plusieurs reprises comme un simple témoin oculaire[21]. Ainsi, le « Bloc-notes d’un fourrier » est-il « écrit avec le même désir d’être vrai, sans aucune prétention littéraire, au hasard des péripéties de la campagne, qui a toujours été la note inspiratrice des chapitres antérieurs. »[22] Ses « notes de campagne [sont] la seule traduction de [ses] impressions personnelles, sur des choses vues par [lui] »[23] et il prétend « n’avoir avancé que des faits dont [il a] pu se rendre compte [lui-même] »[24]. Caron peut-il tout dire pour autant? Rien n’est moins sûr. Dans cette écriture, le non-dit ou le demi-mot pèse autant que ce qui est présenté, voire surreprésenté. Ainsi la brutalité de la guerre est-elle plus souvent suggérée qu’exhibée. De fait, une seule chronique dépeint une scène véritablement macabre, soit le charnier du no man’s land. Et encore, l’auteur réfère-t-il à des cadavres anonymes :

Le temps semble en avoir respecté plusieurs [des cadavres] qui lorsque nous les dépassons en allant patrouiller vers les lignes ennemies nous présentent encore des visages humains et qui semblent dormir… Des autres, il ne reste parfois qu’un ou deux membres plus ou moins intacts ou des ossements qui rendent un bruit sec et grinçant, si d’aventure nous les heurtons du pied dans nos randonnées obscures [le 28 mars 1915][25].

Lorsqu’il s’agit de frères d’armes dûment identifiés la description des blessures ou des circonstances de leur mort, quoique réaliste, se fait moins crue[26]. De l’un de ceux-ci, il écrit : « À quoi tient donc la vie? Lorsqu’il y a quatre heures à peine, je serrais la main à mon ancien caporal Bien-Aimé (…), je ne pensais certes pas le revoir le lendemain matin, gisant sur un brancard, l’abdomen littéralement défoncé, un bras cassé, sans vie (…). »[27] Caron compose sans doute ici avec différents filtres de la censure : outre la surveillance du courrier militaire — des officiers passant les envois au crible[28] –, ses textes doivent de surcroît résister aux ciseaux d’Anastasie dans la presse[29]. Sur ce point, le souci de gommer les images trop réalistes semblent avoir guidé tant les censeurs français[30] que canadiens[31]. Par ailleurs, il faut tenir compte de la part de l’autocensure. Même l’auteur de simples lettres prend conscience que certaines horreurs ne peuvent se transmettre telles quelles à leurs destinataires, que ce soit faute de mots pour les décrire ou par crainte de pas être cru[32]. Le mécanisme risque donc de jouer à plein lorsque les descriptions sont destinées à la publication. Par ailleurs, Beaupré rappelle « la volonté d’oublier immédiatement certains types de violence, et tout particulièrement les violences interpersonnelles, à l’opposé des violences impersonnelles de la guerre moderne »[33]. Finalement, décrire la destruction corporelle de proches pourrait avoir constitué une tâche surhumaine[34]. Quoi qu’il en soit, Caron recourt à différents stratagèmes qui donnent à lire, en creux, la dureté de son quotidien.

À l’instar des « écrivains de guerre » britanniques[35], le légionnaire teinte volontiers son expérience d’ironie et de dérision. Le récit de son premier réveillon troglodyte, alors que les hommes s’entassent par dizaines dans les abris de fortune des tranchées, donne le ton : « Donc, la veille de Noël, nous étions “ at home ” et n’eût été des sifflements des marmites allemandes qui venaient nous relancer jusqu’à 20 mètres de notre habitation, nous aurions pu nous croire dans un camp de bûcherons de “ chez nous ”. »[36] Caron s’efforce par ailleurs de dépeindre le quotidien du poilu et la société française sous son meilleur jour, usant d’un ton plus proche de la chronique touristique que du reportage apocalyptique. Les thèmes qu’il propose dans ses billets sont significatifs à cet égard. En voici quelques exemples :

Septembre — retour aux tranchées — Impressions de vacances — Les Bérets — Incidents divers — Le troupier français et ses hôtes — L’Ambiance magnétique du front — Une campagne d’hiver?[37]

Quand Morphée nous tient — Grasse matinée — Paris après 14 ans (mois?) de guerre — La réglementation des cafés — Une sage mesure — pessimisme patient — Le bon goût reprend ses droits — Une théorie battue en brèche — En marge d’une étude[38].

La faillite d’une thèse — La femme française, sublime incarnation du dévouement et de la charité — « Paris charitable pendant la guerre » — Un livre qui est un témoin.[39]

Permission terminée — Le retour — Cueillette d’impressions — Des physionomies qui reflètent la décision, l’énergie et l’envie de tenir — Ce que les « poilus » s’expliquent difficilement — Sur le provincialisme — Patriotisme raisonné — La rentrée aux tranchées[40].

Pression de la censure? Autocensure? Souci de ménager son entourage? La misère des poilus suinte davantage de ces billets qu’elle ne s’affiche ostensiblement. Certes, Caron ne manque pas d’évoquer au fil des chroniques la mauvaise nourriture, les intempéries, la boue, les bombardements incessants, ou encore les interminables marches qui sont le lot des soldats, mais c’est presque invariablement sur un mode désinvolte, la tragédie le disputant parfois à la fanfaronnade, comme en témoignent ces deux scènes de canonnade:

Nous nous amusons à compter les coups de canon, épiloguant sur la plus ou moins grande efficacité du tir des pièces allemandes et faisant des suppositions quant au but touché par chaque projectile (…) Le dernier obus lancé par les Allemands aurait-il porté? (…) L’appel fait, on constante que 7 hommes sont restés sur le carreau : quatre blessés dont le capitaine Biau [qui mourra des suites de ses blessures] de la 3e escouade, et trois morts[41].

Les morts d’homme sont rares encore que la perte d’un de nos caporaux [,] tombé sous le choc de ces obus, soit venue mettre une note triste dans le plaisir que nous éprouvions, l’autre jour à regarder éclater à proximité de notre ferme, les obus ennemis qui successivement, venaient creuser autour de nous, des trous profonds de près d’un mètre soit dans la route d’en face, soit quelques pas en arrière de la maison occupée par nous[42].

Insiste-t-il sur les rares moments de répits ou sur les petits bonheurs du poilu? C’est pour signifier, par contraste, la pénibilité des tranchées. Ainsi, s’extasier sur le confort des granges où se reposent les soldats ne rappelle que mieux leur condition misérable sur le front :

Et puis, de dormir dans ces granges sous les épaisses et moelleuses meules de foin, nous change des bas-flancs obligés de nos cahutes; de ne point sentir dans son dos, les coudes d’un voisin dormeur laborieux, qui trouve gentil de vous caresser un peu rudement l’échine, n’est pas de nature à nous faire regretter la couche exiguë qui nous est dévolue aux abris de première ligne[43].

Ailleurs, la description enthousiaste de la toilette corporelle après six jours au feu évoque en contrepoint l’univers glauque des tranchées :

Après être restés six jours à l’affût de l’ennemi et sous la menace de ses bouches à feu sans pouvoir nous rafraîchir le visage et les mains d’une goutte d’eau, que celle qui nous vient des nuages, nous sentons la nécessité de nous dépouiller du vieil homme et de faire… peau neuve. (…) Songez-donc, ne pouvoir six jours durant, procéder à sa toilette quotidienne. D’ailleurs, le temps anormalement doux qui nous favorise, est bien une pressante invite à nous rafraîchir à grande eau eau (…). Et n’ayant pas (…) à nous garder d’une attaque immédiate, nous prenons l’offensive contre un petit parasite aussi cruel que les boches… Vous devinez facilement le nom de cet ennemi…[44]

Guerre apprise, guerre vécue

Comment, dans ce type de récit, départager le mythe de la réalité? L’oeuvre sincère de celle de circonstance? Ces questions ont pavé la voie à un débat inextinguible, mais qui a su se renouveler autour de la problématique du consentement[45]. Aussi s’agit-il ici moins de démêler le vrai du faux que d’aborder les écrits du légionnaire comme un artefact qui témoigne autant des événements que de leur cadre de référence, c’est-à-dire de la « culture de guerre » qui se cristallise durant l’« Ère des empires »[46]. C’est pourquoi on en rappellera ici les principaux traits.

La période ante bellum se caractérise par une obsession de la guerre à venir dont la décision reposera sur le héros patriotique. Le culte de l’offensive imprègne alors toutes les couches sociales. Des cercles militaires[47] aux milieux politiques[48] en passant par les milieux littéraires[49], l’élite exalte une guerre de mouvement, héroïque et courte. Sans égard à la létalité exponentielle de l’armement moderne, on s’attend à ce que l’élan patriotique n’emporte la décision[50]. Rares sont ceux qui, à l’instar d’Ivan Bloch, comprennent à quel point la puissance de feu condamne d’avance de telles prétentions[51]. Ainsi, le conflit russo-japonais, terrifiante avant-première de la boucherie de 1914-1918, semble avoir enthousiasmé des observateurs européens. Obnubilés par une victoire nippone qui confirmait leurs vues, ceux-ci ne semblent pas s’être inquiétés outre mesure de son coût humain, soit 120 000 morts[52]. Ce qui, rétrospectivement, paraît une meurtrière inconscience des élites devient la norme, notamment par le biais de la littérature populaire. C’est notamment le cas en France où, en réaction à la défaite de 1870, s’est développé un grand récit militaire revanchard habité de héros avides de chocs sanguinaires[53]. À la veille du conflit, l’horizon d’attente du monde occidental participe donc d’une culture de guerre et d’une culture stratégique[54] communes qui engagent un idéaltype militariste et patriotique dont l’auteur en guerre, incluant Caron, peut difficilement s’affranchir — y songe-t-il d’ailleurs? Quelle que soit l’horreur des récits, les combattants mis en scène doivent conserver l’étoffe des héros auxquels la littérature d’avant-guerre a accoutumé le public. Ainsi, la propagande et la censure — dont on peut par ailleurs relativiser l’efficience[55] — ne représenteraient qu’une partie des contraintes qui s’exercent sur les récits de guerre : leurs auteurs les composent aussi à l’aune de normes intériorisées[56], telles ici le courage et la loyauté à la Patrie.

Fort de cet héritage, l’écrivain des tranchées se retrouve face à un dilemme : quelle guerre raconter? La guerre, c’est-à-dire celle apprise dans les livres dès l’enfance et qui représente la norme sociale, ou encore sa guerre, celle qu’il vit dans son âme et dans sa chair? Sans surprise, cette tension entre guerre sublime et guerre vécue produit un récit ambivalent, oscillant perpétuellement entre exaltation et euphémisation de l’horreur[57]. Ainsi, Caron ne peut-il totalement masquer le trouble que lui inspire la brutalité des assauts. L’anomie du champ de bataille industriel le confronte à l’absurdité d’une guerre sans gloire, très éloignée des récits héroïques qui ont modelé sa génération, où la mort frappe aveuglément, sans égard à la valeur des combattants. Aussi, le spectacle des obus qui fauchent ses compagnons lui inspire-t-il un constat qui sonne telle une protestation :

[C]eux qui auront aimé Marcus et ses camarades n’auront pas la consolation de dire ce que l’on disait des soldats d’Austerlitz. « Ils étaient à cette bataille ». Il n’y a plus de bataille, c’est un embrasement général. Mourir le coeur troué par une balle ou une baïonnette ennemie, c’est triste sans doute, mais au moins ce genre de mort se présente sous un aspect plus invitant, au moins peut-on mesurer ses forces et son adresse personnelles avec celles de l’adversaire. Autre chose est de se faire occire à distance par un engin qui vous tombe dessus sans crier gare et contre lequel vous ne pouvez rien. C’est là l’épée de Damoclès constamment suspendue sur nos têtes.[58]

Le légionnaire ne renonce pas pour autant à l’idéal chevaleresque de sa jeunesse[59], préférant ramener l’épreuve à sa dimension ordalique[60] : « Pour l’heure, écrit-il, le courage consiste à faire son devoir sans se préoccuper de cette perpétuelle menace. »[61] Loin de céder à l’abattement, il brosse le portrait de « fiers chevaliers » de son entourage, à commencer par les très catholiques Polonais du 1er Régiment Étranger dont l’histoire se confond avec la défense de nobles et « saintes causes » : « C’est dans les traditions polonaises de combattre et de mourir, s’enflamme-t-il. Trop souvent hélas, ce fut leur seul succès. Mourir. Mais comme ils savent mourir en beauté et les armes à la main! » Sa principale admiration va cependant au Poilu français, celui qui « tiendra jusqu’à la victoire finale. »[62] Dans un billet intitulé « Un Bayard moderne », le légionnaire dépeint ainsi l’avatar du combattant sans peur et sans reproche à l’ère de l’artillerie : « Le bras gauche amputé à ras d’épaule, le bras droit en écharpe, [il] n’a rien du “décoré par protection”. Jeune encore — Il ne semble pas avoir 40 ans — il est bien la “personnification” de l’héroïsme français. »[63] Cet idéal s’étend à la population civile telle cette villageoise qui, altière, prépare le repas sous une pluie d’obus : « De quelle puissance morale le fait de cette femme qui tient une attitude si magnifique sous la mitraille n’est-il pas ? De quelle grandeur ce geste à l’antique n’est-il pas salué ? Quelle âme de soldat resterait insensible à l’attrait touchant à l’envie de “ tenir et de durer ” dont cette attitude est empreinte? »[64]

Quelle patrie pour le Canada français ?

Caron revendique donc clairement une éthique du combat commune aux États belligérants. Mais qu’en est-il du sens politique de son engagement? Défendre la France, n’est-ce pas faire le jeu de l’impérialisme et, de ce fait, renier son appartenance nationale? Et, si tel est le cas, comment éviter cet écueil? Pour prendre la mesure du dilemme, qu’il suffise de rappeler l’incompatibilité des cultures stratégiques anglo et franco-canadiennes. Les deux groupes ethnoculturels partagent certes le bouillon de culture martiale et patriotique de leurs mères-patries respectives, l’esprit de croisade subsumant les frontières religieuses et culturelles, mais les objectifs politiques diffèrent[65]. Impérialisme et nationalisme polarisent des cultures stratégiques — voire géostratégiques — antagonistes qui feront le lit de crises nationales dont le point culminant sera la crise de la conscription de 1917-1918[66]. Chacun de ces épisodes exige en effet que le Canada soutienne activement les desseins de la métropole britannique, scénario inconcevable pour une majorité de Canadiens français. La mobilisation des Canadiens d’origine britannique en faveur du projet impérial a préparé les esprits à soutenir les interventions militaires partout où l’Empire serait attaqué, soit au-delà des frontières géographiques du dominion[67]. Ce n’est pas le cas des Canadiens français qui se sont opposés à l’envoi de troupes en Afrique du Sud, puis à la Loi navale de 1910, la défense du territoire national l’emportant sur toute autre considération[68].

Au Canada anglais, la culture victorienne relaie directement les idéaux impériaux: le fardeau de l’Homme blanc — anglo-saxon — ne consiste-t-il pas précisément à défendre la civilisation britannique, fût-ce au péril de sa vie[69] ? Avec la guerre des Boers, par exemple, il s’agira de soutenir l’Empire au nom d’une commune « britannicité »[70]. La littérature populaire relaie ce sentiment à travers des histoires épiques sur fond de « tambours et trompettes » qui vantent les exploits des héros britanniques — mais aussi français! — de l’époque de la Nouvelle-France à la guerre de 1812[71]. Au Canada français, la geste patriotique et militaire, quoique comparable, révèle des contours plus flous, ne serait-ce qu’en raison de l’opposition d’une part croissante de l’élite aux politiques impériales qui l’empêche de s’identifier au modèle anglo-saxon[72]. En outre, l’importation de l’idéal patriotique français se heurte à un obstacle de taille : en dépit de liens persistants entre le Canada français et l’ancienne mère-patrie[73], la France laïque et républicaine reste difficilement fréquentable dans une société où l’ultramontanisme prédomine. L’immigration au Canada de quelque 2000 religieux fuyant les persécutions de la IIIe République accentue ce sentiment, notamment dans les institutions d’enseignement vers lesquels ceux-ci convergent[74]. S’abandonner sans réserve aux intérêts d’une France aussi ingrate devient dès lors problématique. Serait-ce là le noeud d’un autre dilemme que Caron semble non seulement incarner, mais peut-être aussi partager avec ses semblables? C’est ce que suggère le témoignage d’un de ses anciens compagnons de collège:

Il y a de cela longtemps pourtant et nous jouissions d’une entière paix… mais quelqu’un parlait de batailles : il venait de lire l’un des épisodes les plus glorieux de l’histoire de France — Cette France privilégiée qui officiellement avait oublié son rôle, que seuls les missionnaires, le clergé et quelques hommes de coeur poursuivaient.

C’est d’un ton de conviction sincère que notre ami manifestait son enthousiasme et son goût des combats et nous étions tout (sic) oreille pour ne pas perdre un mot de ce qu’il racontait.

L’un de nous de lui dire : «Tu sembles bien passionné par les armes. » Et lui de répondre : « Oui, je désirerais être soldat dans l’armée française. » Cependant comme une arrière-pensée de l’impossibilité de l’être, se manifestait sur son visage lorsqu’il parlait ainsi[75].

Caron doit aussi composer avec un patriotisme canadien-français à prédominance ultramontaine, fortement enraciné dans le passé national. À cet égard, la conquête britannique constitue un événement à la fois providentiel et fondateur qui, en les séparant de leur mère-patrie, protégea les Canadiens français des affres de la Révolution[76]. Quant à l’idéaltype du combattant canadien-français de l’époque, celui-ci relève davantage du preux chevalier de l’époque médiévale que du soldat moderne[77]. Sa mission historique n’a-t-elle pas toujours consisté à protéger la terre ancestrale contre les assauts impies, qu’il s’agisse des Iroquois ou des Britanniques[78] ? Ce patriotisme investit les héritiers de la Nouvelle-France d’une mission quasi divine : défendre l’avant-poste de l’Église catholique romaine en Amérique du Nord et y combattre les suppôts de Satan, Amérindiens ou Protestants. La garde du Sanctuaire exclut donc, en principe, toute dispersion des troupes, à l’exception notable de l’envoi d’un contingent de Zouaves à Rome, entre 1868 et 1870, pour défendre la papauté et combattre « le poison libéral et révolutionnaire. » [79] Ce grand récit d’avant guerre distille par conséquent une culture stratégique dont la fonction politique paraît évidente : résister à la « révolution  impériale ».[80]

Le choc des cultures stratégiques

La conflagration de 1914-1918 contribuera à radicaliser cet antagonisme. Au Canada français, l’élite concentre sa lutte sur la défense de ses droits religieux et linguistiques — la croisade contre le règlement XVII visant l’abolition des écoles séparées en Ontario étant emblématique à cet égard –, tandis que parmi les Canadiens anglophones, incluant les catholiques romains, le militantisme vise davantage la réalisation du projet impérial — un soutien qui remonte à la guerre sud-africaine[81]. La polarisation s’accentue avec la Grande Guerre, alors que les nationalistes francophones se tournent vers le passé pour justifier leur résistance à l’enrôlement[82] — Lionel Groulx ne professe-t-il pas dès cette époque que les Canadiens français ont toujours subi des guerres qui ne les concernaient pas[83] ? Une telle posture ne reflète pas forcément la position officielle des élites politiques et religieuses du Québec qui, tout au long de la guerre, enjoignent la population à soutenir la métropole britannique[84]. Elle n’en traduit pas moins un malaise profondément enraciné dans la société francophone. Dans le reste du Canada, les élites tendent plutôt à présenter l’enrôlement comme une épreuve rédemptrice et salvatrice qui engage l’avenir : en se sacrifiant sur les champs de bataille, les Canadiens contribueront à l’émergence d’un monde meilleur et au salut de l’Empire, dernier rempart de la civilisation[85]. À cet égard, les campagnes de recrutement savamment orchestrées et de plus en plus contraignantes que l’on observe dans les collectivités anglophones[86] tranchent avec celles qu’organisent les élites francophones, plus floues et nettement moins convaincantes[87]. La presse reflète d’ailleurs une dissymétrie comparable entre les deux communautés, la guerre occupant un espace relativement moindre à la une des quotidiens francophones[88].

Ces différences se répercutent-t-elles dans les écrits des combattants pendant le conflit ? Aucune étude comparative ne permet de répondre directement à la question. Un survol des principaux titres publiés entre 1914 et 1920 suggère toutefois un déséquilibre qui reflète les divergences nationales. Du côté anglophone, on dénombre un corpus d’une trentaine de romans et récits de guerre rédigés « à chaud »[89], tandis que du côté francophone, on dénombre au mieux cinq titres — dont un rédigé en anglais par un auteur au patronyme francophone — publiés à la toute fin ou juste après la guerre[90]. Si l’on admet que la littérature de guerre « en guerre » constitue une « écriture politique », le déséquilibre entre les deux corpus n’a rien de surprenant, chacun reflétant l’horizon d’attente de sa communauté d’origine. Pour sa part, la littérature anglo-canadienne « en guerre » semble suivre un modèle européen qui relève davantage de l’expérience littéraire que du témoignage réaliste, le style épique figurant en bonne place pour traduire les vicissitudes du combat moderne, le héros trouvant généralement dans l’épreuve du feu rédemption ou réalisation de soi[91]. Si l’on peut certes détecter dans ces descriptions la marque de la propagande gouvernementale[92], cette dernière ne puise-t-elle pas ses références au réservoir d’une « culture publique commune »[93] ? Par ailleurs, compte tenu de l’imbrication de la culture et du politique dans la narration guerrière, la faible production canadienne-française pourrait faire écho au moindre taux d’enrôlement des francophones.[94]

La guerre parallèle de Paul Caron

Compte tenu de ce qui précède, comment Paul Caron parvient-il à justifier son enrôlement en même temps qu’à le dissocier de la propagande impérialiste ? S’il n’aborde pas explicitement le sujet dans ses chroniques, il a néanmoins l’occasion de préciser sa position début 1916, alors qu’il se retrouve involontairement au centre d’une polémique. Dans son fameux discours, Pourquoi je m’enrôle, le pamphlétaire nationaliste Olivar Asselin tente de justifier son propre enrôlement dans le Corps expéditionnaire canadien en associant sa démarche à celle de Paul Caron [95]. Outré de se voir mêlé à une entreprise qu’il réprouve, le légionnaire envoie à L’Action, le journal de Jules Fournier, une mise au point qui se lit comme suit :

  1. Le Canada n’a rien eu à débourser du fait de mon entrée dans l’armée française. Donc, je ne grève nullement le budget de mon pays d’une somme quotidienne de dix dollars, coût d’un soldat canadien au front.

  2. Je me bats pour la France qui, le jour même de la violation du territoire belge, avait offert cinq corps d’armées à la Belgique. Les contingents canadiens servent l’Angleterre qui a ATTENDU l’appel du roi Albert [de Belgique] avant de se lancer dans le conflit. Et nul n’ignore que la possibilité de l’avance des Allemands sur Anvers a été le prétexte de l’intervention britannique.

  3. Je sers la France qui a fait tout ce qui était humainement possible afin d’éviter le conflit actuel — Les contingents canadiens bataillent pour l’Angleterre (…).

  4. J’apporte mon faible concours à la France, qui lutte pour la défense de SON territoire. — Les contingents canadiens luttent pour l’agrandissement de l’Empire anglais.

  5. Dans les rangs de l’armée française, j’essaie de faire échec au militarisme prussien — dans l’armée britannique, les contingents canadiens contribuent à l’expansion du navalisme anglais. (…) Je repousse avec une conviction égale ces deux formes d’impérialisme[96].

Cette lettre se révèle capitale puisque Caron y révèle le fil d’Ariane qui donne sens à son engagement, de même qu’à l’ensemble de son récit. Le légionnaire défend une position qui reste sinon cohérente, du moins compatible avec la doxa nationaliste. À cet effet, il prend soin de souligner la nature individuelle de son enrôlement et de se dissocier de toute forme de partisannerie: « Mon engagement dans l’armée française, fait isolé et personnel, ne changeait rien aux affaires politiques du pays », indique-t-il. Dans son esprit, Caron livre en Europe une guerre d’autant plus juste que la France défend « SON territoire ». En quelque sorte, le légionnaire transpose sur le sol français la doctrine de défense de la Ligue nationaliste, exclusivement centrée sur la protection du sol canadien[97], comme si le Canada constituait toujours le prolongement de l’ancienne mère-patrie. Ce tour de passe-passe lui permet de lier le destin des deux pays, secourir l’un signifiant préserver l’autre. Encore faut-il en convaincre son lectorat. À cette fin, il n’hésite pas à fabriquer une France ad hoc, c’est-à-dire catholique et ultramontaine.

De fait, Caron mène une guerre dans la guerre : il s’agit tout autant pour lui d’écraser la barbarie prussienne que de contribuer à la restauration de la France d’Ancien Régime. Telle est, l’une des clés de ce qui s’impose comme l’étrange journal de guerre d’un ultramontain en croisade. Son décryptage exige cependant un bref retour sur le passé intellectuel de l’auteur. Sa correspondance nous révèle que, dès avant-guerre, l’auteur est un lecteur assidu de La Libre Parole, journal antisémite français, fondé par Edouard Drumont[98]. Par ailleurs, avant d’entrer au Devoir, Caron a collaboré à plusieurs journaux, dont La Vérité, dans lesquels il commet plusieurs articles antisémites entre 1911 et 1913[99]. Or, cet antisémitisme s’imbrique dans le culte que voue le jeune homme à une France contre-révolutionnaire, omniprésente dans ses billets, c’est-à-dire, la France réelle, monarchique et Fille aînée de l’Église, par opposition à la France légale, démocratique et parlementaire issue de la Révolution de 1789[100]. En ce sens, Caron adhère pleinement à l’idéologie de la droite française voulant que la France réelle ait survécu à la Révolution au prix d’un combat constant contre les forces du Mal : la Franc-maçonnerie, le protestantisme et surtout la « Juiverie » volontiers associée à l’ennemi prussien. À la veille de la guerre de 1914, un intellectuel tel Léon Daudet ne considère-t-il pas les Juifs comme les agents actifs d’un complot germanique contre la France[101] ?

En s’enrôlant sous le drapeau tricolore, Caron mène donc une croisade digne de celle des zouaves pontificaux, au sens où il espère contribuer à la restauration de la France originelle en la nettoyant de ses germes étrangers et « cosmopolites » délétères. Le légionnaire semble en tout cas s’en être convaincu au point d’entreprendre une campagne antisémite au sein de ses propres rangs. Selon, Edmond Buron, journaliste à la Libre parole, Caron se serait rendu à ses bureaux début 1915 pour dénoncer le manque de patriotisme de certains légionnaires, notamment des Juifs, et supplier les éditeurs de « lancer une campagne d’épuration »[102]. Poliment éconduit, Union sacrée oblige, Caron se console en constatant les effets régénérateurs de la guerre sur la capitale française :

Mais dans toute cette foule, rien de ces extravagances de langage [d’avant-guerre] mais une sobriété de gestes, un maintien naturel qui n’a rien de l’incohérente ambiance que dégageaient les foules désoeuvrées et cosmopolites, ces noceurs de tous âges, hommes et femmes, des deux-mondes qui, avant la guerre, jouaient le Tout-Paris qui s’amuse, qui fait la fête — et les dupes — si l’on fait la part du rôle tenu dans ces masses par le monde de la finance interlope, de la banque véreuse.

Hier encore, (…) le flot de piétons qui battaient le pavé de Paris, les voitures luxueuses qui carossaient (sic) des élégances de mauvais aloi, les autos de marque dans lesquelles celles-ci s’étalaient sans vergogne, trop souvent avec la prétention insolemment affichée de représenter la nation française, n’en était qu’une caricature (…). Aujourd’hui toute cette tourbe a disparu, et s’il en reste encore quelques vestiges, ses tenants sont, d’eux-mêmes subjugués par la vague de patriotisme varié, de la saine tradition française qui reprend ses droits[103].

Si le Paris dissipé s’est effacé au profit d’un « Paris qui prie », les campagnes constituent le ferment de ce renouveau. Plusieurs billets dépeignent une France d’Ancien Régime, paysanne, catholique et dévote, dont les paysages bucoliques se hérissent de clochers. À proximité de la ligne de front, les fidèles se pressent aux messes dominicales, y compris ceux qui s’étaient préalablement détournés de la religion. Une chronique de juillet 1915 se révèle emblématique à cet égard, ainsi que le suggèrent les différents thèmes annoncés :

Un allié précieux : le sol fécond — Une armée admirable : les ouvriers de la glèbe — Après la fenaison, les moissons — promesse de vue et de force — Ce qui est très rare à proximité du front : un village intact, une église respectée par les obus prussiens — Dans la ferme — L’hospitalité française — Messe militaire — réminiscences[104].

Par ailleurs, l’auteur n’hésite pas à instrumentaliser cette France rurale au profit de la cause nationaliste en soulignant à gros traits le respect que lui vouent les pouvoirs publics:

La France l’a bien compris et dès les premiers jours du conflit, elle a orienté son action dans ce domaine de façon à s’assurer le maximum de l’aide susceptible de lui être prêtée par cet allié généreux qu’est le sol fécond. D’où les congés accordés à certaines classes de soldats au moment opportun, pour la récolte de 1914, les semailles de l’automne dernier, et, encore maintenant, pour la fenaison, la moisson qui s’annoncent fructueuses[105].

Le contraste avec le Canada peut difficilement échapper à ses lecteurs alors que les pressions en faveur de l’enrôlement s’intensifient dans les campagnes québécoises et que circulent les premières rumeurs de service militaire obligatoire[106]. Dans ce contexte, le légionnaire a beau jeu de s’extasier sur l’efficacité d’un modèle français qui se distingue par « la collaboration étroite, avec l’armée au sens strict du mot, de l’armée pacifique, mais non moins admirable des ouvriers de la glèbe ». Il s’enhardit même à décocher cette flèche à l’attention des impérialistes : « Et c’est une magnifique leçon aux peuples encore à l’état de croissance et qui ne rêvent que de canons et munitions qui s’offrent des soldats par milliers et ne font rien pour faciliter l’action de l’armée des agriculteurs, dont l’action et l’initiative durement favorisés sont le garant de l’efficacité de la première. »[107]

Le légionnaire mène toutefois son combat au prix d’une acculturation à la société française et à ses institutions, très perceptible dans ses chroniques — en témoigne l’admiration sans borne pour l’armée et le patriotisme français qu’il y exprime régulièrement — au point que sa propre marraine de guerre, Henriette Bourassa Chauvin, ressent le besoin de lui demander : « La patrie, vous sentez toujours que c’est le chez-vous, la famille? »[108] Son entourage ne semble pas pour autant lui avoir tenu rigueur de cette francophilie. Si l’on se fie à sa correspondance, certes fragmentaire, la prose du journaliste trouve preneur, la soeur d’Henri Bourassa n’étant pas la seule à l’admirer. Voici ce que lui écrit par exemple l’un de ses intimes, Louis D. Durand : « Je lis toujours avec le plus grand intérêt les lettres si attachantes que tu publies au Devoir. C’est une collaboration de première main qui est très goûtée des lecteurs, et ce n’est pas sans une pointe d’orgueil très légitime que nous, tes anciens compagnons, nous nous vantons d’avoir été copains avec toi. »[109] Enfin, les journaux auxquels il collabore publient systématiquement ses billets — à de rares exceptions près pour Le Devoir — indice d’un certain intérêt des lecteurs.

Conclusion

D’emblée, le parti-pris de Caron paraît clair : communiquer au lecteur une expérience subjective de la guerre. Il se place ainsi dans la position du reporter qui croque les scènes sur le vif. Si, à l’époque le concept de « cinéma vérité » avait existé, le légionnaire l’aurait probablement revendiqué. Par ce biais, il donne une touche d’authenticité à un récit que lui-même prétend situer au-dessus des « accès tapageurs » d’une propagande qu’il n’hésite pas à ridiculiser[110]. S’il parvient ainsi à livrer différentes facettes de la guerre vue d’en bas, il lui faut cependant déployer des trésors de stratégie littéraire s’il veut déjouer les différents filtres de la censure, ne pas affecter le moral de la population, toucher son lectorat et peut-être le rassurer sur la vertu de son engagement. Ces multiples contraintes l’obligent à effectuer une synthèse entre la guerre apprise, sainte et chevaleresque, et la guerre réelle, produit de la modernité et de la technologie, tout aussi désordonnée et destructrice que les passions qui l’ont animée. Caron puise donc dans le répertoire de la première pour rendre la seconde présentable. Dans la culture ultramontaine qui semble l’avoir façonné, la guerre reste un phénomène théorique, sans contours définis et dépourvue de mode d’emploi pour la simple raison qu’il s’agit avant tout d’une manifestation divine dont, par définition, les tenants et les aboutissants relèvent du Mystère — les desseins de Dieu ne sont-ils pas impénétrables? Dans ce contexte, le combattant n’a d’autre choix que de « tenir » en attendant le Jugement suprême. L’exploit du chroniqueur consiste à réinterpréter le leitmotiv du Poilu français à l’aune de ce cadre de référence religieux. L’épreuve de la guerre est en train de rendre la France à l’Église catholique romaine et, de ce fait, tend à la rapprocher du Canada — la description d’une société française en plein renouveau moral et religieux et de ses preux chevaliers voués à sa défense allant en ce sens. Le légionnaire tente ainsi de construire une guerre culturellement et socialement acceptable pour ses compatriotes. Y parvient-il ?

Si Caron ne cache rien de la dureté du front, il prend soin d’enrober son propos de considérations plus réjouissantes et de ne jamais se plaindre ouvertement des aléas de la vie de soldat. Un trait qui ne devrait guère surprendre dans la mesure où la chrétienté valorise le martyre du soldat, a fortiori le très catholique Canada français[111]. Surtout, le récit du légionnaire oscille constamment entre la mythification et la banalisation de la guerre, l’une et l’autre s’appuyant mutuellement pour rendre la réalité socialement acceptable[112]. Ainsi, les considérations triviales de la vie de tranchée, des permissions ou de l’arrière, qui émaillent ses chroniques visent-elles à normaliser une expérience hors de l’ordinaire. Réciproquement, les morceaux de bravoure qui mettent en scène les preux chevaliers de la guerre moderne rappellent constamment le caractère héroïque de leur engagement. Enfin, si l’on admet que l’écriture politique a pour objectif « de joindre d’un seul trait la réalité des actes et l’idéalité des fins »[113], Caron s’y emploie constamment en racontant le quotidien des tranchées à travers le filtre d’une éthique ultramontaine, et ce sans jamais perdre de vue les luttes nationalistes d’outre-Atlantique, au point que son combat contre les « boches » d’Europe semble parfois faire écho à celui d’Henri Bourassa contre les « boches » de l’Ontario. Dans les deux cas, il s’agit de défendre la culture française et catholique contre les fléaux de l’impérialisme et du militarisme. Sans doute est-ce là que réside l’originalité de sa guerre dans la guerre.

L’expérience du légionnaire révèle néanmoins les tensions, contradictions et ambiguïtés du Canada français face aux enjeux de la Grande Guerre : soldat sans armée, Paul Caron a dû, en plus d’un parcours militaire atypique, s’inventer une France mythique, soeur jumelle d’un Canada qui l’est tout autant, afin de justifier son enrôlement et satisfaire sa soif de croisade sans pour autant trahir la cause nationaliste. Son exemple permet d’entrevoir que la réponse des Canadiens français à la Grande Guerre n’est en rien pacifiste, ni même pacifique, mais traduit au contraire une conception de la guerre et de l’usage de la force en relation avec une spécificité historique et géopolitique qu’il conviendrait d’explorer plus avant. Selon ses papiers militaires, Paul Caron est tombé au champ d’honneur, le 16 avril 1917, en lançant ses troupes à l’assaut au cri de : « En avant! C’est pour la France. Vive la France! »[114] Peut-être a-t-il réalisé ainsi le fantasme secret de nombre de ses compatriotes?