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Sous le slogan « Le raciste, c’est l’autre ! Milieu de travail, zone libre de racisme », l’affiche de la Semaine d’actions contre le racisme version 2007 représentait seize personnages d’origines ethniques diverses, chacun désignant un autre du doigt. Sous le charme de cette affiche colorée et efficace, on pouvait mettre du temps à remarquer une absence pourtant essentielle : les seize personnages, sans exception, étaient des hommes. Les problèmes sociaux se représentent au masculin, semble-t-il [2] : on ne peut imaginer pareille affiche ne montrant que des femmes. Cet effacement total — comme si les femmes n’étaient ni racistes ni victimes de racisme — révèle une étrange cécité. La prétendue indifférenciation (le masculin englobe le féminin, les hommes incarnent l’humanité) est en fait une indifférence aux femmes, un refus de les penser comme sujets sociaux de plein droit. Comment alors conceptualiser et comprendre, ainsi que les théoriciennes féministes noires nous y invitent depuis au moins quarante ans, les intersections entre racisme et sexisme [3] ? Si le raciste, c’est l’autre, qu’en est-il de l’autre-femme, absente de cette version du discours antiraciste ?

Le premier roman de Dany Laferrière, Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer (1985), inspire le même type de questionnement. Dans cette oeuvre, les femmes noires sont les grandes absentes d’un discours antiraciste qui — c’est le propos du présent article — fait appel, pour parler des femmes blanches, aux stéréotypes sexistes les plus éculés. Ceux-ci ne sont ni remis en question ni renouvelés comme le sont les stéréotypes raciaux. Dans le triangle formé du maître blanc (absent de la diégèse lui aussi mais essentiel aux jeux de pouvoir sur lesquels repose le roman), du dragueur noir et de la Blanche obsédée par le sexe nègre, le discours antiraciste que déploie le texte fonctionne aux dépens des femmes blanches. En somme, dans ce roman, le discours de la masculinité noire, comme celui de l’antiracisme, efface les femmes noires et fait des femmes blanches des objets privés de leur voix et de leur autonomie. Loin d’être un malheureux accident ou un défaut mineur et somme toute sans conséquence, l’assujettissement de la femme blanche est la base même de l’affirmation de soi de l’homme noir ; c’est grâce au sexisme que se manifeste le discours antiraciste et sur le dos des femmes (au sens propre comme figuré) qu’est repensée la masculinité noire. Un train peut en cacher un autre, dit-on, et de la même façon, dans ce roman de Laferrière, un discours antiraciste, véhiculé notamment au moyen de la parodie et de l’humour, s’accompagne d’un discours sexiste qu’il masque en partie, voire qu’il normalise. Dans cette hiérarchie des oppressions, seul le racisme — seul ce qui arrive aux hommes, comme sur l’affiche mentionnée plus haut — compte vraiment.

Alors que l’absence des femmes noires dans le roman a été notée par les critiques [4], le traitement réservé aux femmes blanches n’a suscité que de rares commentaires [5]. Les nombreux articles qui louent les stratégies antiracistes du roman semblent curieusement aveugles à son sexisme. Le rapport aux hommes blancs dans ce roman a encore moins attiré l’attention. En somme, l’articulation sexe/race dans son ensemble demeure impensée à ce jour. C’est cette question sensible que je me propose d’explorer ici.

Terrain en effet miné que celui des « races [6] » et du racisme, terrain délicat pour une femme blanche face à un auteur noir, populaire et largement primé de surcroît. Précisons toutefois qu’il ne s’agit ni de présumer des opinions personnelles de l’auteur sur ces sujets, ni de s’attendre à ce qu’il mène un combat féministe (ni quelque autre combat que ce soit), mais seulement de lire l’articulation problématique, dans son premier roman [7], de ces deux questions brûlantes de justice sociale : antiracisme et antisexisme. Puisque ce roman critique le stéréotype raciste de l’homme noir, il est légitime d’interroger le discours provocant sexe-race qui en forme l’argumentation principale. Les discours et les combats antiracistes sont importants et nécessaires, mais ne devraient pas reconduire ou soutenir d’autres injustices ; comme l’ont souligné les féministes noires américaines, le racisme et le sexisme fonctionnent selon les mêmes mécanismes, servent les mêmes fins et ne peuvent être éradiqués qu’ensemble.

Dans le sillage des travaux de Richard Dyer et de Mireille Rosello, eux-mêmes influencés par les théories de Homi Bhabha à propos des stéréotypes coloniaux, de nombreux critiques ont montré que Laferrière s’en prend aux stéréotypes de la masculinité noire, notamment ceux du cannibalisme, de l’animalité et de l’hypersexualisation qui font de l’homme noir un prédateur dangereux obsédé par les femmes blanches. L’écrivain les redéploie dans son roman, certes, mais pour mieux les pulvériser au moyen de l’humour, de l’ironie, de la parodie, de l’intertextualité, de l’hyperbole et de l’autodérision [8], la dimension métafictionnelle de son oeuvre achevant de signaler le caractère fabriqué et purement discursif de ces stéréotypes [9]. Une critique va jusqu’à affirmer que Laferrière « articulates désir in ways that subtly reconfigure the boundaries of whiteness, blackness, femininity, and masculinity [10] » ; mieux, il serait engagé dans « a trans-American struggle for racial, sexual, and gender equality in the Americas [11] ». À propos des femmes, toutefois — et cela, ces mêmes critiques n’en disent mot —, la vision transmise est plutôt réactionnaire, et l’égalité entre les sexes, loin d’être un idéal recherché comme l’affirme Braziel, est allègrement bafouée : la femme blanche, dans ce roman, est un miroir grossissant, un objet sexuel, un instrument au service de la libération de l’homme noir et une allégorie. En somme, et contrairement à ce qu’affirme Braziel, c’est parce que le féminin n’est pas repensé dans le roman de Laferrière — parce qu’il est dépeint de manière tout à fait stéréotypée — qu’il peut servir à valoriser la masculinité noire. Le capital de sympathie que s’attire le narrateur [12], les prestigieuses références culturelles qu’il déploie (Fanon, Baldwin, Hemingway…), son humour séduisant, sa rhétorique plus qu’habile et peut-être aussi, faut-il le dire, une certaine mauvaise conscience blanche, tout cela semble entraîner, chez la très grande majorité des critiques, une sorte d’indifférence devant le traitement des personnages féminins, comme si le racisme était plus « réel » que le sexisme ou plus « important ». Or, les deux, puisqu’il faut le rappeler, sont et réels et importants, et ce n’est peut-être pas un hasard si les théoriciennes féministes noires, qui se sont attardées précisément à leur imbrication, sont absentes du texte de Laferrière, qui multiplie pourtant les références aux penseurs noirs masculins [13].

Comment faire l’amour… met donc en scène un immigrant noir sans le sou mais qui aspire à posséder l’Amérique. Or, le moyen le plus efficace pour prendre d’assaut le pouvoir blanc, semble-t-il, est de coucher avec la « fille du propriétaire » (et ensuite de l’écrire pour faire un roman à succès qui exploite à la fois la culpabilité et le voyeurisme blancs). Propriétaire évidemment blanc et bien nanti, fille obligatoirement jeune et jolie, blonde de préférence [14]. D’où un enchevêtrement de la race, du sexe et de la déshumanisation des femmes dont je tenterai de rendre compte ici. À travers la tentative du narrateur de se tailler une place dans la société blanche, il convient d’analyser les liens complexes entre sexualité, agression raciale et transgression/renforcement des pouvoirs sociaux en place. Nous étudierons d’abord la mise en oeuvre, dans le roman de Laferrière, d’un discours antiraciste et anticolonialiste qui sert à justifier le mauvais traitement infligé aux Blanches. Ensuite, nous verrons que le roman n’exploite pas de la même façon le stéréotype du Nègre et celui de la Blanche, même si les deux sont inséparables ; le premier est remis en question au moyen de divers dispositifs textuels, le second est maintenu pour l’essentiel. Il en découle une désubjectivation de la femme blanche qui permet l’affirmation de la subjectivité du narrateur. Nous soulignerons deux absences significatives : celle de la femme noire, qui empêche de penser l’articulation sexe/race de manière libératrice pour tous, et celle de l’homme blanc, dieu invisible auquel s’adresse réellement le Nègre par le truchement du corps de la Blonde. Le monde symbolique et culturel presque entièrement masculin que crée Vieux achève cette déshumanisation des femmes. Nous pourrons ainsi, en conclusion, revenir sur les positions parfois contradictoires que prend le roman envers les femmes et le féminin.

Violence coloniale, domination sexuelle

Comment mettre fin à l’infériorité sociale des Noirs, se libérer du racisme et des stéréotypes raciaux ? Devenir riche et célèbre, affirme Vieux, qui s’y prépare en rédigeant un roman, Paradis du dragueur nègre, devant faire sa fortune. Mais l’affirmation première, celle qui fournit la matière même du roman, se fait au moyen de la violence sexuelle. Pour cela, le Nègre doit prendre la femme du Blanc ou, encore mieux, sa fille :

Le Grand Nègre de Harlem baise ainsi à n’en plus finir la fille du Roi du rasoir, la plus blanche, la plus insolente, la plus raciste du campus. Le Grand Nègre de Harlem a le vertige d’enculer la fille du propriétaire de toutes les baraques insalubres de la 125e (son quartier), la baisant pour toutes les réparations que son salaud de père n’a jamais effectuées, la forniquant pour l’horrible hiver de l’année dernière qui a emporté son jeune frère tuberculeux.

CFA, 19 [15]

Ici, la sexualité n’a rien à voir avec le désir et tout à voir avec la haine et la dégradation (« enculer la fille du propriétaire » pour posséder soi-même une Amérique fantasmatique féminisée). La femme n’existe pas en elle-même, elle n’est que la femme ou la fille de quelqu’un, « la chair du maître » (titre d’un ouvrage plus tardif), un objet qui appartient au Blanc et que le Nègre peut donc lui « prendre » pour se venger de l’Histoire.

L’idée que la « fille du propriétaire » doit payer pour les péchés de la société blanche n’est du reste pas nouvelle : elle vient directement d’Eldridge Cleaver qui affirme, dans un passage souvent cité de Soul on Ice (1968), s’être vengé de l’homme blanc en violant « ses » femmes (après s’être exercé sur les femmes noires) [16]. L’intertexte de Cleaver reconduit donc, sans distance critique ni mise à jour, le sexisme et l’instrumentalisation des femmes. On peut même dire que le texte de Cleaver permet de faire de Vieux un genre de révolutionnaire noir et de justifier la misogynie et le sexisme. Non seulement l’homme noir a-t-il raison de haïr la Blanche et de la maltraiter, mais celle-ci y trouverait son compte puisque la haine serait un puissant aphrodisiaque : « LA VENGEANCE NÈGRE ET LA MAUVAISE CONSCIENCE BLANCHE AU LIT, ÇA FAIT UNE DE CES NUITS ! » (CFA, 19) Vieux a beau affirmer « [c]’est fini tout ça », il reprend cette rhétorique à son propre compte tout en reconnaissant qu’elle n’est plus d’actualité : « Je suis ici pour baiser la fille de ces diplomates pleins de morgue qui nous giflaient à coups de stick. Au fond, je n’étais pas là quand ça se passait, mais que voulez-vous… » (CFA, 103). Et les mêmes comportements, sous une forme atténuée il est vrai et racontés sur un ton humoristique, se répètent tout au long du roman. En effet, si Vieux, à la différence de Cleaver, mise sur la séduction plutôt que sur le viol — les relations qu’il dépeint sont pleinement consenties —, c’est bel et bien de domination qu’il s’agit, comme en témoigne la rhétorique de la possession et de l’esclavage empruntée par Vieux.

Posant habilement — la pétition de principe n’est jamais interrogée ni justifiée — que « la jouissance sexuelle est forcément inégale » (CFA, 48), Vieux naturalise et légitime la hiérarchie homme-femme qu’il met en scène. S’il affirme que, dans la société occidentale, l’homme noir, inférieur social de la femme blanche, doit la faire jouir [17] (alors qu’elle doit faire jouir le Blanc, la Noire doit faire jouir le Noir, et personne n’a à faire jouir la Noire, qui se trouve au bas de la hiérarchie [18]), il s’amuse à renverser cette hiérarchie : la Blanche jouira de s’abaisser, et le Nègre, d’avilir la Blanche [19]. En effet, au contact de Vieux, les étudiantes de McGill, jeunes femmes de bonne famille dont il visite parfois la demeure cossue en l’absence des parents, se transforment en servantes : elles apportent des fleurs, des cadeaux et de la nourriture, elles lavent le plancher de son appartement minable, tout cela avec joie et sans qu’il le demande. Mais, surtout, il s’agit de les asservir sexuellement, de les avilir pour mieux les posséder. C’est que la Blanche, et surtout la Blonde, incarne cette Amérique que convoite le narrateur. Cette question reviendra dans la suite de l’oeuvre de Laferrière — par exemple dans Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit ? [20] —, mais dès Comment faire l’amour…, et en écho à une tradition bien établie chez les auteurs noirs américains [21], posséder la Blanche, symbole de la richesse et de la réussite, c’est posséder l’Amérique. Le viol et la violence sexuelle ne font pas partie de l’arsenal de Vieux, mais leur évocation directe dans les passages sur la vengeance raciale éclaire la séduction qu’il pratique, qui s’accompagne de gestes d’avilissement et de possession plutôt que d’impliquer rencontre et partage.

Deux scènes sexuelles serviront à illustrer le fonctionnement de ce mécanisme. D’abord, les ébats du narrateur avec celle qu’il appelle Miz Littérature, qui lui fait un jour la fellation qu’il n’osait lui demander : « Je savais que tant qu’elle ne l’avait pas fait, elle ne serait pas totalement à moi. C’est ça le drame, dans les relations sexuelles du Nègre et de la Blanche ; tant que la Blanche n’a pas encore fait un acte quelconque jugé dégradant, on ne peut jurer de rien. » (CFA, 48) Pendant que Miz Littérature s’exécute, le narrateur songe à un jeune Noir lynché, aux relations raciales, puis à une toile de Matisse. Enfin, il arrose le visage de Miz Littérature de son sperme, comme dans le classique « cum shot » de la pornographie. Un peu plus tard, pendant qu’il est en train de la pénétrer, elle se met à crier (en majuscules) qu’elle veut être à lui et qu’elle n’a jamais rien dit de pareil à personne (Vieux l’a donc emporté sur les Blancs bourgeois avec qui elle couche normalement). Une autre scène dépeint Miz Sophisticated Lady qui jouit de se faire « baiser vicieusement » (CFA, 79) et à quatre pattes, elle qui a « un petit animal vorace et insatiable niché au coeur [du] vagin » (CFA, 80). Le narrateur décrit alors sa propre performance époustouflante, à mi-chemin entre la lutte et le tantrisme (« j’arrive avec une combinaison de passes rapides avant d’achever avec un direct à bout portant ») — Henry Miller n’est pas loin ici —, et la jouissance insoutenable de Miz Sophisticated Lady.

Que retenir de ces scènes, où les postures jugées dégradantes assumées par les femmes ne peuvent, dans le contexte d’une réflexion sur le pouvoir racial, relever de simples préférences sexuelles ? Ceci : l’homme tient manifestement à ce que la femme soit entièrement à lui et qu’elle le dise (il n’est pas question qu’il lui appartienne), c’est donc de possession qu’il s’agit ; possession rime avec dégradation, la femme doit s’abaisser pour appartenir au Nègre [22] — visage arrosé de sperme, fellation —, se mettre littéralement à genoux devant lui, et c’est de cette dégradation que jouit Vieux. La juxtaposition de la fellation et des réflexions de Vieux sur le racisme, puis sur l’art, légitime encore la domination (une fellation, même jugée dégradante, ce n’est rien à côté d’un lynchage) et pose le narrateur comme un grand esprit qui ne se limite pas à ses prouesses sexuelles (rien n’est dit sur ses sensations physiques, comme s’il n’avait pas de corps sensible, seulement un corps de performance). Les choix lexicaux font de la femme tantôt une chose à posséder, tantôt un animal, et célèbrent à la fois la virilité exceptionnelle et la simple humanité de l’amant nègre, lui qui ne perd jamais la tête alors que sa partenaire se transforme en bête. Vieux se regarde prendre la Blanche, jouissant à la fois de la voir, elle si blanche, et de se voir, lui si noir, la faire hurler. Enfin, en écrivant la scène, il revit ses exploits et transforme le lecteur — fantasmé comme masculin — en spectateur admiratif, voire envieux. Autrement dit, il jouit autant, voire davantage, de se voir prendre la Blanche — et de se représenter en train de la prendre — que de la prendre en effet : ce qui compte, c’est de l’avoir, ou plutôt de l’avoir eue, et de pouvoir le dire. On a beau soutenir que Vieux parodie des scènes stéréotypées, elles forment tout de même l’imaginaire de son roman et leur cumul n’est pas sans conséquences. Mais pourquoi faut-il avilir une personne pour qu’elle vous appartienne ? Et pourquoi, au fait, vouloir la posséder ? Enfin, si une femme blanche s’avilit à caresser un homme noir, que dit cette vision de la sexualité en général et du corps de l’homme noir en particulier ?

Tout au long du roman, le narrateur associe son sort actuel (obscurité, misère de l’immigrant) à celui des Noirs dans l’Histoire (esclavage, lynchages). De même, il rapporte les propos tenus par un quidam rencontré au bureau de poste, alors que lui-même se fait reprocher par une femme raciste de séduire une jeune cliente : « Moi aussi, je crois que la drague est dégradante pour la femme mais que vaut une innocente drague à côté de la Traite des Nègres ? » (CFA, 57) De telles juxtapositions, même si Vieux reconnaît « la perversité d’un tel argument » (CFA, 57), banalisent le machisme puisqu’il ne sera jamais aussi grave que l’esclavage. Le sexisme des hommes noirs n’est donc en rien répréhensible. Par ailleurs, dans un renversement saisissant, ce sont les femmes blanches qui sont asservies à l’homme noir. Miz Littérature aime bien être « l’esclave d’un Nègre » (CFA, 43), lui apporter de menus cadeaux, faire son ménage, et Vieux rêve d’avoir une actrice célèbre à ses pieds : « Carole Laure, esclave d’un Nègre. Qui sait ? » (CFA, 28) Il s’agit de fantasmes et d’hyperboles, bien sûr, mais dans le contexte socio-historique que mobilise le roman, un mot comme « esclave » ne peut être innocent. Passer d’esclave à maître, inverser « elle me domine » en « je la domine », n’est pas réellement une solution. S’il est inadmissible (et ce l’est) que la sexualité des hommes blancs, voire la domination coloniale, reposent sur la réduction de l’homme noir en objet [23], en bête de sexe ou en animal, pourquoi la même réduction, imposée à la femme blanche (sans parler de l’effacement de la femme noire), serait-elle acceptable ? La notion de « racialized sexuality [24] », telle qu’on l’a appliquée à Comment faire l’amour…, a concentré toute l’attention des critiques sur la masculinité noire à reconquérir et a fait oublier la domination masculine, tout aussi problématique. Beaucoup de féministes noires ont justement critiqué cette assimilation de la « cause des Noirs » à la puissance sociale et sexuelle des hommes noirs. La critique bell hooks écrit par exemple ceci : « When words like castration, emasculation and impotency are the commonly used terms to describe the nature of black male suffering, a discursive practice is established that links black male liberation with gaining the right to participate fully within patriarchy [25]. » Et une fois naturalisée l’idéologie de la domination (« la jouissance sexuelle est forcément inégale », comme l’écrit Laferrière), ce n’est plus la peine de la dénoncer ; il n’y a qu’à chercher à être du côté des dominants tout en jouant sur les deux tableaux [26] en revendiquant à des moments stratégiques le statut de dominé — la Traite des Nègres contre l’« innocente drague » — et donc le droit de se venger. L’existence du racisme fait pardonner, voire justifie le sexisme, qui devient la base de l’affirmation identitaire des hommes noirs : une oppression peut donc en cacher une autre.

Tous les stéréotypes ne sont pas égaux

La rhétorique antiraciste du roman repose largement sur le travail des stéréotypes ; un lieu commun de la critique sur Comment faire l’amour… consiste à affirmer que Laferrière démystifie ceux du Nègre et de la Blonde. Mais ces mêmes critiques ne s’intéressent ensuite qu’au premier des deux. Et il est vrai que, en ce qui concerne les clichés raciaux (notamment les Africains comme cannibales, primitifs, bêtes sauvages), Laferrière « bris[e] par le rire la rigidité des stéréotypes [27] », s’inscrit « dans la lignée protestataire des écrivains afro-américains [28] », ou encore interroge la masculinité noire au moyen de la parodie et de l’humour [29]. Encore là, comme l’a noté Mireille Rosello, « this distanced repetition of a framed stereotype involves a minimum, unconscious yet unavoidable element of allegiance [30] ». De plus, comme Clarke et Coleman l’ont souligné, Laferrière joue sur tous les tableaux : la masculinité noire stéréotypée est à la fois dénoncée comme raciste (pour avoir justifié les lynchages), confirmée joyeusement (il est vrai que les Noirs baisent mieux que les Blancs) et exploitée à des fins commerciales (les conquêtes des Nègres du roman, tout comme la célébrité immédiate de Laferrière chroniqueur du sexe interracial, reposent sur ces stéréotypes et dépendent de leur survie). Les Nègres dépeints dans le roman semblent jouer (et jouir) du stéréotype autant qu’ils le dénoncent ; ils le manipulent à volonté, tel cet Ivoirien que rencontre Vieux dans un bar, grand citoyen du monde qui joue les primitifs pour épater une Blanche.

Le stéréotype du Noir sert donc à une traversée identitaire à la fois critique et jubilatoire. Rien de tel à propos du stéréotype de la Blanche/Blonde. Le ton parodique, l’exubérance discursive, l’ambivalence ludique qui sous-tendent le geste de dénoncer et de réactiver simultanément les stéréotypes de la masculinité noire disparaissent quand il s’agit du stéréotype féminin, reconduit sans remise en cause. Vieux a beau jeu de railler la crédulité ou la docilité de Miz Littérature, celle-ci ne peut se moquer de son stéréotype ni en sortir, elle demeure un symbole du privilège blanc et un objet à posséder [31]. Le stéréotype la définit entièrement ; elle ne peut le défaire (elle semble à peine en être consciente, car elle n’a pas la lucidité de Vieux). La perspective narrative entre ici en ligne de compte puisque le stéréotype de l’homme noir est retravaillé de l’intérieur par un narrateur spirituel, raffiné, ironique, qui a acquis les codes de la culture blanche dominante mais qui reconnaît aussi la culture noire propre — musique, littérature, art. Quant aux personnages féminins, ils sont vus entièrement de l’extérieur, ont peu la parole [32] et ne possèdent aucun humour ; ils ne jouent pas du stéréotype, ils en sont plutôt le jouet. L’hyperbole de Vieux égratigne parfois la blancheur — « ce vagin interdit, ce ventre blanc, ce cou ployé, cette bouche anglo-saxonne. Atteindre ton âme WASP. » (CFA, 81) —, mais la féminité n’est pas problématisée ; elle demeure une essence, et pour cause, puisque c’est précisément en activant le stéréotype de la Blonde que le texte s’en prend au stéréotype racial et que le Nègre accomplit ses prouesses sexuelles et textuelles. S’il est vrai que les stéréotypes sont fonction d’un désir de maîtriser au moyen de la connaissance, comme l’affirme Dyer, et qu’ils favorisent donc une fixité, une réduction à l’état d’objet (du désir, du pouvoir, de la connaissance) d’autrui, alors la Blanche/Blonde ne sort pas, chez Laferrière, du statut de stéréotype. Certes, Vieux sait très bien que la Blonde, autant que l’homme noir, est une invention culturelle et un bien de consommation qui sert à maintenir la domination par les hommes blancs, mais dans sa vision des choses, les femmes demeurent au service de l’affirmation identitaire de l’homme noir. Vieux peut bien dire que dans son roman à lui, il n’y a que « des types », des Nègres et des Blanches (CFA, 153), lui-même, dans le roman de Laferrière, est bien plus qu’un type : doté d’une forte culture, d’une parole truculente, d’une lucidité politique et de vastes ambitions, bref d’une vie propre, toutes choses dont Miz Littérature et les autres sont dépourvues [33], il défait le stéréotype de l’intérieur au lieu de l’incarner (ou en plus de l’incarner). Les traits stéréotypés de la sexualité masculine noire — insatiabilité, animalité, primitivisme [34] — sont, comme nous l’avons vu plus haut, projetés sur les femmes blanches. Les clichés à leur sujet sont bien plus réitérés qu’examinés ou, à plus forte raison, dénoncés ; à propos des femmes, Comment faire l’amour… ne fait « exploser [35] » aucune idée reçue, bien au contraire. Pour ce qui est de la vision des femmes et du rapport hommes-femmes, l’idée d’un Laferrière « révolutionnaire », présente chez plusieurs critiques [36], semble donc largement exagérée [37]. Miné de l’intérieur par le supposé inférieur, le stéréotype éclate ; reconduit de l’extérieur, il demeure… un stéréotype, sexiste de surcroît.

L’absence des femmes noires : un effacement stratégique

Attardons-nous un instant aux femmes noires avant d’aborder le triangle Blanche-Nègre-Blanc qui sous-tend l’économie du roman. À ce sujet, Suzette Mayr fait exploser à son tour le mythe d’un Laferrière radical en affirmant que l’absence des femmes noires dans Comment faire l’amour… est précisément ce qui rend possible le récit de Vieux :

She [the Black Woman] undermines Vieux’s purposeful assumption of the « Black Stud » myth […] because her mere existence in this text would defy the « Black Stud » type by grounding the black man in a larger community instead of allowing him to remain as a single black man against a white racist world [38].

La présence de femmes noires obligerait donc Vieux à faire face à des problèmes autres que ceux qui l’intéressent, y compris « his disregard for black women as human beings [39] » ; Vieux perpétue donc l’exploitation des femmes noires en la passant sous silence [40]. En somme, pourrait-on ajouter pour compléter l’analyse de Mayr, que la femme soit présente (la Blanche) ou absente (la Noire), elle est réifiée par le narrateur [41], qui tient bien davantage à affirmer sa propre puissance qu’à rétablir la justice raciale ou de genre : « je ne veux pas détruire l’Amérique, je veux tout simplement ma part du gâteau », comme l’écrit Laferrière ailleurs (CG, 121). Tout comme le sexisme à l’égard des femmes blanches est à la fois minimisé et central, le racisme et le sexisme que subissent les femmes noires sont entièrement effacés. Dans les deux cas, ce qui arrive aux femmes est somme toute mineur. En fait, ce qui compte le plus, c’est le rapport fantasmatique entre le Noir et le Blanc absent dont il « prend » la femme.

Entre l’homme noir et l’homme blanc, la blonde

« Sexuellement, le Blanc est mort » (CFA, 129), affirme Vieux, provocateur ; si les Blanches recherchent les Nègres, c’est parce que les hommes « fades, pâles et blafards des Ivy League » (CFA, 18) ne peuvent les combler. En fait, l’homme blanc est lui aussi absent de Comment faire l’amour… Pourtant, son importance ne fait pas de doute. Nous avons vu plus haut le discours du Nègre qui prend sauvagement « la fille du propriétaire » pour se venger du racisme. Le corps de la Blanche serait donc le champ de bataille où les Noirs livreraient avec les hommes blancs un combat à finir. La Blanche, symbole d’une Amérique fantasmatique riche, toute-puissante et raciste, permet au Nègre de rêver au pouvoir du Blanc, de conquérir richesse et puissance. Et si posséder en réalité la femme blanche ne conduit vraisemblablement pas à ces sommets, écrire sur la sexualité interraciale permettra peut-être d’y accéder.

La Blonde est un fantasme culturel persistant, y compris dans la société blanche. Mais elle ne signifie pas la même chose pour les hommes noirs que pour les hommes blancs. Selon Laferrière, ces derniers n’ont pas de puissance sexuelle ; c’est la présence de la Blonde à leurs côtés qui la leur confère, alors qu’ils ont déjà la puissance sociale. Pour les hommes noirs, c’est le contraire : grâce à leur supposée puissance sexuelle innée, ils séduiront la Blonde et obtiendront la puissance sociale qui leur fait défaut. La Blonde est donc un objet désirable dans les deux cas, mais surtout un relais de pouvoir pour les hommes ; elle accorde tous les pouvoirs sans en posséder aucun. S’il y a amour, désir, envie, c’est entre le Nègre lucide mais opprimé et le Blanc tout-puissant (mais impuissant au lit selon Laferrière) qu’ils circulent. Dans cette passion à sens unique, homosociale, vengeresse, la beauté blonde ne joue qu’un rôle d’intermédiaire [42].

Enfin, l’intertexualité avec les écrivains noirs américains des années 1950 et 1960 [43], en plus de réactiver leur sexisme parfois primaire, comme nous l’avons vu, souligne la fascination pour l’homme blanc que cache le mythe de la Blonde chez certains auteurs noirs. Un critique résume ainsi le rapport d’Eldridge Cleaver à la sexualité : « It becomes clear that the ultimate target of Cleaver’s sexual attacks is always the white man. Both white and black women act as pawns in an erotic conversation between Cleaver and his white male counterparts [44]. » Comment faire l’amour… rappelle cette logique. Des critiques noirs ont fait état d’un malaise que ressentent certains lecteurs noirs devant ce qu’ils considèrent comme un discours romanesque qui vise un lectorat blanc masculin [45]. Si l’attitude de Vieux demeure ambiguë, il n’en reste pas moins que le jeu de l’intertextualité réactive des discours sexistes d’une autre époque et leur confère une légitimité nouvelle. La véritable histoire, qu’elle soit textuelle ou sexuelle, a lieu entre hommes, comme le montre également le réseau de références culturelles mobilisées dans le roman.

Un univers symbolique au masculin

Conformément à cette conviction selon laquelle ceux qui comptent dans la société sont des hommes, le roman déploie un monde de références culturelles très largement masculines. Les quelques femmes créatrices nommées le sont par Miz Littérature et ses amies, ou par le narrateur pour leur montrer qu’il n’est pas sexiste. Au-delà de ce name-dropping, aucune oeuvre de femme ne fait l’objet d’un véritable jeu intertextuel comme c’est le cas pour tant d’oeuvres masculines. Nommer une oeuvre de femme, c’est une stratégie de séduction : « J’avais laissé entendre que Virginia Woolf valait bien Yeats ou une bêtise de ce genre » (CFA, 26), ou encore un moyen de récupérer le discours féministe pour tourner l’attention vers les hommes : « On ne naît pas Nègre, on le devient. » (CFA, 163) En somme, ces références rapides permettent à Vieux de se dire non sexiste en réinscrivant dans le texte un contre-discours minoritaire, peu activé et en somme sans grande incidence. Que Miz Littérature et ses amies soient féministes — elle prépare une thèse de doctorat sur Christine de Pisan et édite des textes de femmes du passé — agrandit même le pouvoir de Vieux puisque malgré tout, il en fait son esclave consentante.

Enfin, aux hommes — le narrateur et son colocataire Bouba — la réflexion métaphysique et sociale, les discussions sans fin, la lecture, et surtout, l’écriture. Aux femmes, le sexe et la vaisselle… Après l’amour, si on ose l’appeler ainsi, elles dorment, Vieux écrit. Comme ses sources d’inspiration, le lecteur implicite de son roman est un homme [46]. Le partage des rôles symboliques entre hommes et femmes demeure donc, dans ce livre qui se donne pour iconoclaste, des plus traditionnels.

Un chaudron percé : des discours contradictoires

Freud raconte la blague du chaudron, où un homme accusé de ne pas avoir rendu le chaudron qu’on lui a prêté répond pour sa défense qu’il n’a jamais emprunté le chaudron, que le chaudron avait un trou et que d’ailleurs, il a rendu le chaudron en parfait état [47]. De même, Comment faire l’amour… propose plusieurs perspectives sur la relation Nègre-Blanche :

  • ce sont elles qui dominent, pas moi, parce qu’elles sont blanches (alibi racial) ;

  • c’est bien moi qui les domine, mais elles le méritent parce qu’elles doivent payer pour leurs pères (alibi de la vengeance historique) ;

  • c’est bien moi qui les domine, mais ce n’est pas grave parce qu’elles n’ont jamais eu d’orgasmes aussi intenses (alibi de la jouissance) ;

  • de toute manière je ne suis pas un dominant puisque je peux parler de Virginia Woolf, de Colette ou de Duras (alibi du politiquement correct) ;

  • il faut bien que quelqu’un domine, alors autant que ce soit moi (alibi de l’inégalité naturelle).

Évidemment, un personnage romanesque n’est pas tenu à la cohérence, mais pareil assemblage de justifications contradictoires laisse perplexe. Enfin, on peut dire que les textes de Laferrière sont féroces, décapants, souvent drôles et pertinents, volontiers racoleurs ; la candeur du narrateur, fausse mais désarmante, séduit. Mais comme le voulait le slogan du défunt magazine Croc, « ce n’est pas parce qu’on rit que c’est drôle ». En effet, comme le fait remarquer Kate Millett, « [l]’hostilité s’exprime de plusieurs façons dont le rire. La littérature misogyne, grand véhicule de l’hostilité masculine, est à la fois une exhortation et un genre comique [48] ». Cette hostilité et ce désir de dominer sont bien présents dans les rencontres entre Noirs et Blanches que présente le roman. En fait, malgré l’importance primordiale accordée à la « race », on se trouve en présence d’un discours érotique traditionnel, fondé sur la réduction de la femme à un objet, un animal ou une victime sacrificielle [49].

De nombreuses théoriciennes et romancières noires ont montré l’enchevêtrement de toutes les oppressions et pensé leur articulation. En principe complexe (sexe, classe, race), l’analyse que propose Comment faire l’amour… est en fait unidimensionnelle. Comme ce roman évacue autant les hommes blancs que les femmes noires, sexe et race ne peuvent se représenter qu’ensemble (toutes les femmes sont blanches, tous les hommes, noirs) ; on ne peut donc penser leurs divergences et leurs interactions. De même, la dimension de classe est présente (Vieux est pauvre, les jeunes filles blanches sont riches), mais elle n’agit pas de manière autonome puisqu’il n’y a dans cet univers ni noirs riches ni blancs pauvres. Parmi toutes les oppressions, Laferrière en isole une, qui devient la seule visible et la seule donnée pour répréhensible. La domination de la Blanche par le Nègre est donc compréhensible, justifiée, naturelle. Donnée pour à la fois nécessaire et révolutionnaire, elle « passe », voire passe inaperçue. La rencontre entre les races n’a rien de véritablement sexuel, même si elle ne peut avoir lieu que dans un lit.

On le voit, une oppression peut en cacher une autre ; une injustice n’en justifie pas une autre ; le racisme est grave, mais la réduction de la femme à un objet aussi. Malgré la rhétorique de la souffrance du ghetto vue plus haut — et n’en déplaise à certains critiques —, Vieux n’a rien d’un révolutionnaire : comme il l’avoue avec la fausse candeur qui le caractérise, il rêve non pas d’instaurer une quelconque justice sociale, mais simplement de dominer lui-même. L’appel aux auteurs noirs américains, s’il introduit avec pertinence la question raciale, reconduit le sexisme primaire des années 1960 — les femmes sont punies pour le racisme et les hommes s’affirment grâce au sexisme — et présente la domination des femmes blanches comme la « solution » à l’oppression raciale. Autre raison pour laquelle la présence de la femme noire était impensable dans ce roman puisqu’il aurait bien fallu parler d’une tout autre oppression, qu’une simple rencontre sexuelle est impuissante, si l’on ose dire, à abolir.