Corps de l’article

Introduction

Plusieurs études se sont intéressées à la consommation de substances psychoactives (SPA) et à la délinquance dans le développement des trajectoires déviantes à l’adolescence. Toutefois, peu d’entre elles ont considéré la perspective subjective des acteurs sociaux, ici les jeunes, dans la compréhension de ces trajectoires (Da Agra, 2005). Dans le même sens, peu d’études s’intéressent au processus de désengagement de la délinquance et de la toxicomanie chez les adolescents par l’analyse de leur point de vue (Mercier et Alarie, 2000 ; Shapland, 2008). Mercier et Alarie (2000) soulignent l’importance d’étudier le processus de rétablissement de la personne toxicomane qui cible la personne elle-même comme agent de changement plutôt qu’un agent externe, tel l’effet d’un traitement, et qui considère la perspective subjective. Élargir l’exploration de la perspective subjective de la personne sur le plan de son processus de changement tout au long de sa trajectoire permet de comprendre davantage la complexité de la problématique de la toxicomanie en tenant compte de sa globalité et de son évolution dans le temps. Ce point de vue subjectif, composé notamment de significations et de sentiments personnels, est reconnu pour apporter des pistes d’intervention adaptées aux besoins, désirs et capacités des personnes (Poupart, 1997). Par ailleurs, les trajectoires de rétablissement des jeunes toxicomanes sont complexes et influencées par des facteurs reliés au traitement, mais également par un ensemble d’autres facteurs individuels et sociaux (Roy et al., 2008 ; Brunelle et al., 2010).

Une meilleure compréhension des liens entre la consommation de SPA et la délinquance est particulièrement importante pour développer des programmes ou des traitements spécialisés qui ciblent ces problématiques, car celles-ci influencent les objectifs et les résultats thérapeutiques de la clientèle ciblée (Jainchill et al., 2005). Les jeunes toxicomanes en traitement qui ont des problèmes concomitants de délinquance présentent un moins bon pronostic que ceux qui n’en présentent pas (Brown et al., 2001). Souvent réfractaires au changement, ils consultent sous forte pression (judiciaire, familiale, etc.). Ils améliorent toutefois généralement leur profil de consommation ainsi que d’autres sphères de leur vie lorsqu’ils persévèrent dans les services en centre de réadaptation en dépendance (CRD) (Brunelle et al., 2010). Ces services en toxicomanie auraient notamment pour effet de diminuer la consommation de drogues et la récidive criminelle des jeunes (Jainchill et al., 2005 ; Brochu, 2006).

Cet article propose une typologie des trajectoires de consommation de SPA et de délinquance des jeunes et des trajectoires de rétablissement de ces derniers à partir d’un bilan des travaux de Brunelle et ses collaborateurs sur le sujet (Brunelle et al., 2002 ; Brunelle et al., 2005) et d’une étude plus récente de Bertrand et ses collaborateurs[1]. Des recommandations pour l’intervention sont proposées en lien avec ces typologies et stades.

Objectifs

Les travaux de Brunelle et ses collaborateurs dont il est question ici visaient à recueillir l’interprétation que font les jeunes de leur trajectoire déviante, plus spécifiquement en ce qui concerne leur usage de drogues et leur délinquance. Ils portent sur ce qui les mène à s’engager dans la déviance et aussi sur ce qui sous-tend l’évolution de celle-ci au cours de l’adolescence et de la transition à l’âge adulte. L’objectif général du volet qualitatif de l’étude de Bertrand et ses collaborateurs consistait à documenter le processus de rétablissement d’adolescents au cours des six mois ayant suivi leur admission en traitement de la toxicomanie, selon leur propre point de vue. Explorer l’évolution du phénomène de délinquance chez les jeunes en traitement de la toxicomanie ainsi que l’influence possible de cette double problématique sur leur trajectoire de réadaptation constituait un objectif plus spécifique du volet qualitatif de cette étude.

Méthode

Bien que l’étude de Bertrand et ses collaborateurs comporte un devis méthodologique mixte, elle a en commun avec celles de Brunelle et ses collaborateurs l’utilisation d’entretiens qualitatifs semi-structurés (Boutin, 1997) auprès d’adolescents québécois ainsi que l’analyse de contenu thématique (Ghiglione et Matalon, 1978 ; Miles et Huberman, 1994). Comme la première partie des résultats présentés ici fera le bilan des travaux de Brunelle et ses collaborateurs publiés ailleurs, nous décrirons seulement les participants de l’étude de Bertrand et ses collaborateurs. L’étude globale comporte 199 participants de 14 à 17 ans ayant été admis dans deux centres de réadaptation de la toxicomanie, l’un de la région de la Mauricie/Centre-du-Québec (MCQ), et l’autre ayant des points de services dans les régions de MCQ, Montréal et Québec. Parmi ceux-ci, 27 jeunes ont participé au volet qualitatif, environ six mois après leur admission en traitement. Un sous-groupe de neuf délinquants émerge des analyses secondaires effectuées sur ce corpus, les jeunes qui, lors des entretiens, révèlent avoir commis des activités illicites depuis leur entrée en traitement (admission, pendant et après le traitement). Ce sont tous des garçons. Les résultats de cette étude qui seront présentés ici concernent ces neuf jeunes en particulier (âge moyen de 16 ans). Tel que le mentionnent Miles et Huberman (1994), les devis qualitatifs exploratoires apportent une compréhension détaillée et approfondie des phénomènes, la représentativité de la taille de l’échantillon n’étant pas un critère de scientificité applicable. En effet, les résultats de cette étude seront présentés ici en complémentarité avec ceux de Brunelle et ses collaborateurs et permettront de mieux comprendre les trajectoires de rétablissement des jeunes toxicomanes délinquants.

Résultats

Les trajectoires de consommation et de délinquance

En 2002, Brunelle et ses collaborateurs présentaient trois trajectoires types de déviance juvénile à partir du récit de vie de 39 jeunes Montréalais recrutés en centres jeunesse, en centres de réadaptation de la toxicomanie et en maisons de jeunes : 1) une trajectoire continue de type modèle déviant, ou 2) de type plaisir ludique continue ou accrue, et 3) une trajectoire déviante discontinue orientée vers la recherche de plaisir amnésique associé à des désirs d’oubli, d’affiliation, de vengeance ou d’autodestruction. Le caractère continu ou discontinu des trajectoires concerne ici l’évolution des motivations à consommer des SPA et à commettre des délits, non pas le fait de poursuivre plus ou moins longtemps leur implication déviante. Ainsi, même si, au départ, l’expérimentation et l’engagement dans certains comportements de délinquance et de consommation de SPA sont associés à des motivations ludiques, celles-ci deviendront plutôt amnésiques pour les jeunes de la trajectoire discontinue. De plus, ces derniers se distinguent de ceux qui ont des trajectoires continues du fait qu’ils sont généralement insatisfaits de plusieurs aspects de leur enfance et souvent se sentent malheureux depuis longtemps. Il se trouve que les jeunes de la trajectoire discontinue sont surtout ceux qui ont développé un problème de toxicomanie et une délinquance plus sévères dans l’échantillon de cette étude. Ils ont également été majoritairement recrutés en centres jeunesse et en centres de réadaptation de la toxicomanie. Une opportunité d’intervention auprès de ces jeunes nous a amenées à conclure alors qu’il fallait approfondir et mieux détailler notre analyse des trajectoires de déviance juvénile pour en arriver éventuellement à des recommandations pour les cliniciens.

Inspirés notamment du modèle explicatif drogue-crime intégratif de Brochu (2006), Brunelle et ses collaborateurs (2005) ont conduit une étude qualitative auprès de 95 jeunes âgés de 14 à 18 ans (âge moyen de 16,7 ans) de trois régions québécoises et recrutés en milieu scolaire, en maisons de jeunes, en centres jeunesse, en CRD(X) et dans la rue. Ils ont alors élaboré un modèle de la trajectoire déviante des jeunes en cinq stades : 1) l’occurrence ; 2) l’engagement déviant ; 3) l’enchaînement déviant ; 4) la compulsion déviante ; et 5) le rétablissement, souvent temporaire. Essentiellement, plus le stade de la trajectoire est avancé : 1) plus la consommation de SPA s’intensifie ; 2) plus les motivations principales à consommer passent du plaisir ludique à un plaisir amnésique (l’oubli de ses problèmes) ; et 3) plus la délinquance s’accentue et devient une conséquence de la consommation. Une description plus détaillée de ce modèle appuyée par des extraits d’entretien a été publiée ailleurs (Brunelle et al., 2005).

Spécifions que peu de jeunes se rendent au stade de compulsion déviante : la proportion d’élèves québécois à l’école secondaire qui manifestent un problème évident de consommation se situe à environ 5 % (Cazale et al., 2009). Toutefois, les jeunes en centres jeunesse et en centres de traitement de la toxicomanie sont généralement plus susceptibles de se rendre au stade de compulsion déviante, malgré qu’il faille éviter de généraliser à outrance. Ils sont plus nombreux à avoir des problèmes de dépendance que les jeunes en milieu scolaire, par exemple (Brochu, 2006). Les jeunes qui ne dépassent pas le stade d’engagement déviant adopteraient généralement une trajectoire déviante continue et ceux qui en viennent aux stades d’enchaînement et de compulsion déviante présenteraient une trajectoire discontinue telle que décrite par Brunelle et ses collaborateurs (2002). Par ailleurs, la plupart de ces jeunes expérimentent un stade de rétablissement à une ou plusieurs reprises au cours de leur trajectoire.

Les trajectoires de rétablissement

Un bilan des travaux de Brunelle sur l’expérience d’un stade de rétablissement dans la trajectoire des jeunes consommateurs ou délinquants sera accompagné ici des résultats de Bertrand et ses collaborateurs sur les trajectoires de rétablissement des jeunes toxicomanes délinquants en traitement qui ont participé au volet qualitatif de leur étude.

Au stade de rétablissement, les jeunes diminuent ou cessent de consommer des SPA ne serait-ce que temporairement. Comme les trajectoires de consommation des adolescents sont généralement sinueuses (Brunelle et al., 2002), on observe des mouvements d’aller-retour vers ce stade peu importe où les jeunes se trouvent dans leur trajectoire (Brunelle et al., 2005). Les raisons qu’ils évoquent pour diminuer ou cesser leur consommation à certains moments de leur trajectoire sont diverses : un réseau social plus conformiste, un engagement sportif ou artistique accru, une limite cognitive atteinte (avoir trop à perdre ou rien à gagner) ou une limite morale atteinte (Brunelle et al., 2002 ; Brunelle et al., 2005).

Concernant la limite cognitive ou morale, les jeunes considèrent l’avoir atteinte lorsqu’ils évaluent que le bilan des désavantages de leur consommation et de leur délinquance surpasse celui des avantages. Leur propre bilan des conséquences psychologiques ou physiques découlant de leur consommation et de leur délinquance est évoqué dans plusieurs entretiens. Il peut s’agir d’une psychose toxique ou d’une crise de paranoïa, de symptômes dépressifs ou de problèmes de mémoire, d’une hospitalisation ou d’une infection transmise sexuellement ou par le sang (ITSS). Quoi qu’il en soit, ici les jeunes semblent atteindre une limite psychologique ou physique qu’ils ne veulent pas dépasser.

Les jeunes décrivent leur réflexion, basée sur un calcul des coûts/bénéfices de la consommation et de la vente de drogues. Brunelle et ses collaborateurs (2005) ont indiqué que les garçons en particulier montrent un tel raisonnement pour expliquer une accalmie dans leur trajectoire déviante. Cloutier (1996) qualifie ce raisonnement, souvent propre aux garçons, d’arithmétique. D’ailleurs, les neuf jeunes du sous-groupe de délinquants avec lequel des entretiens qualitatifs ont été effectués dans l’étude de Bertrand et ses collaborateurs sont des garçons.

Ça serait facile d’aller à [ville X] et se procurer un 7 grammes, payer ma consommation […]. Mais le risque de se faire pogner est là. Si tu regardes ça, c’est payant vendre du pot, sauf que toutes les heures à attendre sur un coin de rue […] mettons, ça égale le salaire minimum, pis si tu spottes toutes les conséquences que tu pourrais avoir, […] faire un an de Pavillon parce que tu te fais prendre avec un 3,5 [grammes] sur toi et qu’ils t’ont vu en revendre, ça fait moins que le salaire minimum.

Georges, 15 ans

Dans l’étude de Bertrand et ses collaborateurs, le choix de se désengager d’une trajectoire de toxicomanie est intimement lié au choix de se désengager d’une trajectoire de délinquance et est évoqué en tant que déclencheur de la demande de services :

J’ai consommé avec mon père […]. J’étais vraiment défoncé. Ça faisait deux ans que je n’étais pas allé en cours à jeun […], j’travaillais pu […]. Cette journée-là, tout m’a sauté dans la face en même temps, j’avais pu d’avenir, ma vie tournait autour de ça. Moi, je me voyais dealer de la dope toute ma vie […]. Le premier réflexe que j’ai eu est d’aller au bureau de la psychologue et elle, elle m’a fait passer un test.

Rémy, 17 ans

Le début d’une trajectoire de délinquance dans le cadre du crime organisé occasionne parfois de la peur et ainsi, les conséquences négatives prennent plus d’ampleur que les bénéfices aux yeux de ces garçons :

Je vendais pour vraiment plus haut placé [motards criminalisés] […]. Depuis ce temps-là, j’ai eu vraiment de la misère à m’en sortir parce que tu peux pas sortir de là […], faut qu’ils gardent contact avec moi, comme quoi je ne parle pas […]. Mais vraiment, depuis ce temps-là, je me tiens loin de tout ça […], mes amis maintenant, ils sont clean, la plupart, ils ne consomment plus. J’ai rapport avec les policiers pour avoir une protection quand même […]. J’ai eu vraiment peur […], j’ai eu des menaces à main armée.

Olivier, 15 ans

Parmi les déclencheurs de la demande de services évoqués par les jeunes de l’étude de Bertrand et ses collaborateurs, on retrouve aussi la peur du placement en pavillon ou en famille d’accueil pour justifier la demande d’admission en CRD. Mais, pour certains, il s’agit plus d’un élément de motivation au traitement, mais pas nécessairement d’une motivation initiale au changement. Il s’agit de respecter des pressions judiciaires et souvent aussi familiales pour préserver une liberté ou des liens significatifs :

Moi, c’était de me conformer, faire ce qu’il y avait à faire. En partant, je m’étais dit qu’au milieu de la thérapie, je m’en irais […], c’est un peu ça qui s’est passé. […] J’voulais un peu qu’ils me mettent dehors, mais en même temps je voulais rester, c’est un peu dur à expliquer.

Michel, 15 ans

Mais après la demande initiale sous pression, il arrive que l’expérience favorise une deuxième demande d’aide sur une base davantage volontaire :

Je ne voulais même pas que ma travailleuse sociale s’en occupe, j’ai appelé avant qu’elle me donne les coordonnées […], c’est plus valorisant, cela a plus d’impact aussi que si c’est quelqu’un d’autre qui le fait.

Michel, 15 ans

Par ailleurs, les problèmes légaux (et ses conséquences) découlant de la vente de drogues accentuent parfois le besoin d’aide en toxicomanie chez certains jeunes :

La thérapie, c’est pas mal dans ce temps-là que j’en avais besoin. Je venais de me faire arrêter, j’étais enfermé et je voulais avoir de l’aide. […] Tous mes meilleurs chums de gars […], si je me faisais voir avec eux autres, je me faisais embarquer tout de suite […]. J’étais enfermé chez nous pendant 4-5 mois […] j’ai capoté. C’est en gros pourquoi j’ai commencé à venir ici [centre de traitement externe].

Pascal, 15 ans

Notons que la totalité des jeunes toxicomanes délinquants de l’étude de Bertrand et ses collaborateurs ont révélé une implication quelconque dans la vente de drogues au cours des six mois suivants leur admission en traitement. Explorons maintenant les types de trajectoire de rétablissement observés chez ces jeunes.

Trois trajectoires types de rétablissement chez les délinquants

Toujours dans la récente étude de Bertrand et ses collaborateurs auprès de jeunes toxicomanes en traitement, il a été possible de distinguer trois types de trajectoire de réadaptation avec les propos recueillis auprès des neuf garçons délinquants de l’échantillon[2]. Il est important de mentionner que tous ont parlé d’une diminution ou d’un arrêt de leurs activités délinquantes et de leur consommation de SPA six mois après leur admission en traitement.

Trajectoires de succès

La trajectoire de trois jeunes correspond à une trajectoire de succès. La vie de ces jeunes est organisée autour d’un projet, par exemple sur le plan des études ou du travail. Les changements survenus dans leur vie les incitent à un certain optimisme. Ils sont satisfaits des services reçus au CRD et ils ont un soutien de leur réseau social (famille et/ou amis). Ils s’approprient la démarche thérapeutique et rapportent des changements significatifs sur le plan de leur consommation de SPA même s’ils ne sont pas abstinents. Ils disent avoir amélioré leur sentiment de compétence et leur confiance en eux. Ainsi, il est possible d’adopter une trajectoire de succès dans une perspective de réduction des méfaits, c’est-à-dire, sans exiger l’abstinence :

Je suis ici pour réussir mon secondaire, je n’ai pas l’intention de rester au centre d’accueil longtemps […]. La conso, moi je me dis, si j’ai à arrêter, je vais arrêter. […] Je vais avoir un DEP, aller travailler sur la construction.

Georges, 15 ans

Trajectoires de réadaptation amorcée

Trois autres jeunes présentent plutôt une trajectoire de réadaptation amorcée. Ils rapportent des améliorations significatives tant sur le plan de la consommation que de la délinquance et s’approprient la démarche de traitement qu’ils estiment les avoir aidés. Mais ils parlent clairement d’un problème qui n’est pas réglé, sur lequel ils souhaitent travailler et qui les empêche de parler d’un succès complet de leur démarche. Il peut s’agir de problèmes familiaux, d’agressivité et/ou encore d’une consommation de drogue qui, bien qu’ayant diminué, demeure problématique aux yeux de ces jeunes. Un jeune précise qu’il veut continuer son suivi en thérapie et qu’il en fera part à son agent de probation ; il a atteint ses objectifs à 75 %, dit-il, car il veut mieux contrôler son agressivité :

C’est sûr que des fois ça sort, puis je n’y pense pas. Tu sais, quand je tombe en maudit, ça sort, puis ça sort, puis tasse-toi, je m’en fous. Ce serait de penser avant d’agir. J’accumule gros… La consommation, c’est un problème, mais je n’appelle pas ça un problème […], je ne suis plus tout le temps gelé […]. C’est sûr que je veux arrêter plus tard. Parce que je vais avoir une maison, je vais avoir des affaires.

Pascal, 15 ans

Trajectoires aux gains notoires, mais fragiles

Les trois derniers jeunes notent des gains significatifs sur le plan de leur consommation de SPA et sur d’autres sphères de leur vie. Cependant, leur processus de réadaptation est fragilisé principalement par leur forte ambivalence face aux « progrès » ou changements qui se sont produits ou à venir (consommation de SPA et délinquance). Cette ambivalence est caractérisée par le fait que les amis ou la famille consomment des SPA, par des conflits familiaux et par une détresse persistante. Ces jeunes font aussi un bilan mitigé des services reçus :

Au retour, c’était moins comme j’imaginais parce qu’on était un peu désorganisés dans la famille. Je suis tombé de mon nuage, j’ai eu une petite déception. […] Avec ma rechute, ça allait quasiment plus mal, je leur parlais jamais quasiment. Là ça va bien ces temps-ci. […]. C’est sûr que ma soeur consomme, il y a des engueulades par rapport à ça […]. J’avais un peu de misère avec le post-cure [pas de parrain, fréquence éloignée des rencontres]. C’est surtout après que j’ai tassé des amis. Puis là j’étais tout seul, je trouvais ça plate, j’étais en dépression un peu. J’étais triste, puis je m’isolais, pis dans le fond, je recommençais à me tenir avec eux autres. […]. On faisait pas vraiment d’activités à part consommer. […] mais là on a d’autres activités […] des vraies conversations.

Denis, 16 ans

Il est important de mentionner qu’aucun délinquant n’évoque une trajectoire de chronicité caractérisée par une détresse persistante et envahissante, un pessimisme face à l’avenir et des insatisfactions à l’égard des services reçus. Or, parmi les jeunes toxicomanes non délinquants en traitement dans l’étude plus globale de Bertrand et ses collaborateurs, quelques jeunes empruntent cette trajectoire (Brunelle et al., 2010). Le fait que les jeunes délinquants de cette étude ne manifestent pas de pessimisme face à l’avenir concorde avec les résultats de Shirai (2000). Ce dernier montre que les délinquants ont des perspectives d’avenir très optimistes, mais souvent peu réalistes.

Recommandations pour l’intervention

Sur le plan clinique, en reprenant le modèle en stades de Brunelle et ses collaborateurs et en considérant les apports des trajectoires de rétablissement de Bertrand et ses collaborateurs, il est possible de faire des recommandations pour l’intervention auprès des jeunes toxicomanes et délinquants. Une première étape consiste à chercher avec le jeune où il se trouve dans sa trajectoire de drogue et de délinquance. La deuxième se résume à adopter des stratégies d’intervention qui correspondent à sa situation actuelle.

Mais avant d’aborder ces deux étapes, il convient de mentionner que nous sommes conscients que chaque milieu de travail est différent et comporte son lot d’opportunités d’intervention, mais aussi de limites à celle-ci. Le contexte judiciaire et souvent non volontaire des centres jeunesse, par exemple, permet des interventions particulières que le contexte scolaire ne permet pas et vice-versa. Cela peut influencer la qualité de l’alliance thérapeutique, ingrédient essentiel au changement chez les jeunes qui adoptent un style de vie plus déviant. Aussi, il faut être conscient que la confidentialité et la désirabilité sociale sont des enjeux de taille dans l’intervention auprès de ces jeunes lorsqu’il est question de délinquance en particulier et qu’elles ont un impact sur la qualité de l’alliance thérapeutique. La confidentialité est parfois difficile à garantir et les jeunes n’y croient pas toujours. Or, elle est souvent nécessaire pour accéder à leur réalité. Un intervenant d’un centre jeunesse a moins de liberté que celui d’un CRD sur ce plan, ce dernier n’ayant pas un mandat principal de protection de la société à faire prévaloir. Il est aussi parfois difficile pour un jeune d’avouer la commission d’actes délinquants, surtout lorsqu’ils comportent un élément de violence, en raison du caractère souvent immoral que la plupart des gens y accordent. Le désir de protéger son image, même aux yeux d’un intervenant, peut parfois orienter ses propos. À l’inverse, les jeunes peuvent surévaluer leur délinquance afin d’impressionner leur interlocuteur en voulant refléter une image de très « gros délinquant ». Quoi qu’il en soit, nombre d’études ont montré que la délinquance auto-révélée était plus fiable que les statistiques officielles de la police et des tribunaux pour obtenir un portrait plus juste de la délinquance (Aebi, 2006). Il ne s’agit pas d’une mesure parfaite, mais elle est fiable. Afin d’assurer la meilleure fiabilité possible des réponses du jeune, il est important de le convaincre de la confidentialité des propos qu’il confiera, lorsque possible, ne serait-ce qu’en le répétant à plusieurs occasions, comme avant de poser une question délicate. Il faut lui expliquer clairement les limites de la confidentialité. De plus, il ne faut pas donner l’impression au jeune qu’on le juge, mais bien qu’on tente de le comprendre et de l’aider à adopter des comportements plus sains pour lui-même et pour les autres.

Du côté des intervenants, il peut être malaisé pour eux d’amener des jeunes à parler de leur délinquance. Par exemple, ils peuvent avoir le sentiment que cela brisera nécessairement le lien de confiance avec le jeune ou penser que, sans formation spécifique sur le traitement de la délinquance, on ne peut pas arriver à de bons résultats en abordant cette question avec lui. Mais le fait est que, au stade de compulsion déviante par exemple, la toxicomanie est généralement accompagnée de certaines formes de délinquance qu’il serait préférable d’aborder en traitement car celles-ci peuvent avoir un impact significatif sur l’issue du traitement. Le fait d’être délinquant et judiciarisé affecte négativement la persévérance en traitement, cette dernière étant nécessaire pour obtenir des résultats positifs et comparables à ceux des autres personnes en traitement (Brochu, 2006 ; Brochu et al., 2006). Il est certain que le fait de traiter la toxicomanie permet de diminuer la délinquance des adolescents comme celle des adultes, mais une délinquance résiduelle subsiste généralement et peut entraîner une rechute (Brochu, 2006). Par exemple, le caractère très lucratif de la vente de drogues peut inciter un jeune qui a réussi à diminuer ou cesser sa consommation de SPA à poursuivre ou reprendre ce genre d’activité délinquante. Or, une telle implication dans la vente de drogues crée des opportunités de consommation et peut entraîner un cercle vicieux ou un renforcement mutuel propre au stade d’enchaînement déviant et l’amener à nouveau à un stade de compulsion déviante. Des stratégies pour aborder la délinquance avec les jeunes sont proposées plus loin.

Situer le jeune dans sa trajectoire

Pour déterminer où les jeunes en sont dans leur trajectoire, il faut d’abord tenter de connaître leur situation de consommation de SPA actuelle à l’aide de la DEP-ADO. Mais d’autres questions sont nécessaires (voir tableau 1[3]). En effet, il faut également questionner le jeune sur ses motivations à consommer des SPA, sur ses revenus, ses dépenses et les sources de financement de sa consommation, sur la nature et la fréquence de ses délits, ainsi que sur les liens entre sa consommation et sa délinquance.

Tableau 1

Indices pour déterminer le stade de la trajectoire déviante des jeunes

Indices pour déterminer le stade de la trajectoire déviante des jeunes

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Indice DEP-ADO

Une première information pertinente à recueillir concerne le niveau de sévérité de la consommation actuelle de SPA du jeune. En termes plus cliniques, on devrait utiliser les indices de feu de l’instrument de détection de la consommation problématique des adolescents (DEP-ADO) utilisée dans les ressources de première ligne au Québec (Landry et al., 2004). Cet instrument permet de détecter si un jeune a une consommation non problématique (feu vert), un problème de consommation en émergence (feu jaune), ou un problème évident de consommation (feu rouge).

Un jeune qui cote feu vert à la DEP-ADO peut être la cible d’activités de prévention et de promotion de la santé. Il se trouve généralement au stade d’occurrence ou au stade d’engagement déviant selon le modèle de Brunelle et ses collaborateurs (2005). Un feu jaune indique que le jeune a un problème de consommation de SPA en émergence nécessitant des services de type intervention précoce, par exemple des rencontres en individuel avec un éducateur en prévention des toxicomanies (EPT) ou un psychoéducateur en milieu scolaire. Un jeune feu jaune en est généralement au stade d’engagement ou d’enchaînement déviant selon le modèle de Brunelle et ses collaborateurs. Quant au jeune feu rouge, il présente une consommation de SPA problématique qui nécessite des soins spécialisés et en est possiblement au stade d’enchaînement déviant mais, plus assurément, au stade de compulsion déviante. Des stratégies d’intervention adaptées à chacune de ces situations seront proposées dans une autre section de cet article.

Motivations à consommer

Le tableau 1 fait état des motivations principales à consommer des SPA selon les stades. Essentiellement, des motivations surtout ludiques caractérisent les stades d’occurrence et d’engagement déviant et deviennent plus amnésiques ou analgésiques dans les stades subséquents. Les motivations peuvent se cumuler d’un stade à l’autre, mais la motivation principale évolue (discontinuité des motivations) vers l’oubli de sentiments négatifs. Un jeune qui parlera régulièrement d’un événement de son adolescence qui a marqué pour lui une augmentation de ses comportements déviants et qui en fera une référence temporelle dans son discours se situera probablement au stade d’enchaînement déviant ou au stade de compulsion déviante (Brunelle et al., 1997a, 1997b ; Brunelle et al., 2005).

Sources de financement de la consommation

Sans aller dans le détail, il est important aussi de questionner le jeune sur ses revenus et ses dépenses pour arriver à déterminer avec lui si les dernières sont supérieures aux premières et, ultimement, s’il a recours à des délits lucratifs pour subvenir à l’ensemble de ses besoins, incluant sa consommation de SPA (voir tableau 1). Dans les revenus, il faut considérer les revenus d’emploi déclarés ou non, mais également l’argent de poche que les parents peuvent fournir. Les montants ne sont pas si importants à estimer avec exactitude, mais, plus l’exercice est détaillé, plus il peut être utile. Sur le plan des dépenses, les adolescents en font généralement pour la nourriture, le transport, les loisirs incluant le cinéma et les sports, etc. Une question sur les dettes permettrait d’obtenir rapidement un portrait assez clair de la situation financière du jeune. Le terme dette fait référence ici au fait de devoir de l’argent, peu importe à qui et pourquoi.

Délinquance

En termes de délinquance, le tableau 1 montre que plus le jeune est à un stade avancé de la trajectoire déviante, plus sa délinquance s’intensifie en termes de diversité, fréquence et gravité des délits commis. Aux vols mineurs peuvent s’ajouter graduellement des introductions par effraction et des vols plus substantiels, de la vente de drogues de plus petite à plus grande échelle, de la prostitution et des vols qualifiés. Les personnes dépendantes à des drogues coûteuses, lorsqu’elles sont en sevrage ou craignent de le devenir, peuvent s’adonner à ces différents comportements délinquants (Brochu, 2006).

En ce qui concerne la vente de drogues, délit populaire chez les jeunes de nos jours, il faut considérer qu’en début de trajectoire il est rare qu’un jeune s’y adonne. Lorsqu’il se rend au stade d’engagement déviant, il peut en vendre, mais c’est surtout au stade d’enchaînement déviant qu’il en vendrait le plus. Au stade de compulsion déviante, les jeunes doivent diversifier leurs délits lucratifs ou vendre une ou des drogues dont ils ne sont pas dépendants. S’ils ont déjà vendu leur drogue de prédilection, ça devient plus difficile de faire des profits une fois le stade de compulsion déviante atteint. En effet, comme Faupel (1991) l’avait déjà montré, les consommateurs dépendants ne sont pas considérés fiables par les trafiquants car ils consomment généralement leurs profits, accumulent des dettes, volent la drogue ou l’argent du butin, deviennent informateurs de la police ou commettent des erreurs susceptibles de les faire arrêter. Ils manquent aussi de discrétion et sont connus des milieux policiers. C’est ainsi que, d’un côté, des jeunes révèlent qu’ils consomment plus lorsqu’ils vendent et, de l’autre, certains disent que pour faire des profits avec la vente d’une drogue, ils doivent réduire, cesser ou simplement ne pas consommer cette drogue :

Lorsque je vends beaucoup, je consomme plus, lorsque je vends moins, je consomme moins.

Moh, jeune de la rue

Quelqu’un qui vend des drogues, il n’en consommera pas de toute façon. Un gars qui vend du crack ne consommera pas du crack. S’il le fait, il va fumer tout son stock et ses profits. Comme je ne consomme pas de crack, je peux en vendre.

William, centre jeunesse

William est toutefois un consommateur quotidien de cannabis, une drogue qu’il ne vend pas. Ainsi, retenons que la vente de drogues est généralement moins intensive au stade de compulsion déviante, à moins que le jeune ne vende une drogue dont il n’est pas dépendant. D’autres délits sont alors nécessaires pour subvenir à ses besoins compulsifs de consommation.

Liens drogue-délinquance

Au stade d’occurrence, comme on retrouve à la fois une consommation et une délinquance quasi inexistantes ou occasionnelles, les liens drogue-délinquance sont peu observables. Les jeunes de ce stade commettent rarement des délits sous l’influence de drogues. Lorsqu’un lien drogue-délinquance est observable, il l’est généralement dans un sens inattendu : ce sont les profits générés par des délits lucratifs qui entraînent l’achat et la consommation de SPA. Dans ce cas précis, nous faisons référence au modèle drogue-crime causal inversé. Nombre d’auteurs ont d’ailleurs documenté que les premiers délits précèdent généralement les premiers usages de drogues illégales (Brochu, 2006).

Au stade d’engagement déviant, ce sont généralement les délits lucratifs qui permettent aux jeunes de consommer davantage. On y observe aussi des jeunes qui consomment parfois dans l’intention de faciliter ou de rendre plus amusante la commission de certains délits tels que des introductions par effraction (Brunelle et al., 2005).

La délinquance et la consommation de SPA provoquent un renforcement mutuel au stade d’enchaînement déviant, souvent à travers une implication plus soutenue dans la vente de drogues ou encore dans la prostitution. Il est à noter que la vente de drogues revêt un caractère plus socialement acceptable aux yeux des jeunes, ce délit étant considéré comme un crime consensuel ou sans victime puisque le vendeur et l’acheteur sont tous les deux consentants. Kokoreff (2005) montre même que cette activité illégale lucrative confère un statut social parfois même valorisé dans certains milieux. Ainsi, dans un contexte thérapeutique de confidentialité, il peut être plus facile d’obtenir un discours sur l’implication dans la vente de drogues que sur les voies de fait ou les vols qualifiés, dont la dimension de violence ne facilite pas les confidences. Par ailleurs, les jeunes à ce stade semblent plus souvent intoxiqués au moment de commettre leurs délits que dans les stades précédents.

Enfin, les jeunes au stade de compulsion déviante n’ont souvent d’autre choix que d’avoir de plus en plus souvent recours à des délits lucratifs pour subvenir à leurs besoins de consommation, dans un contexte où leurs revenus légaux sont nettement insuffisants pour couvrir les coûts de cette consommation et les dettes de drogues accumulées jusque-là. Comme la vente de drogues devient moins accessible pour une partie de ces jeunes, il arrive qu’ils commettent des vols plus graves et avec violence. C’est à ce stade qu’on peut affirmer sans se tromper que c’est la dépendance aux drogues qui est généralement responsable des délits commis par les jeunes. À ce stade, le jeune est si souvent en état d’intoxication qu’il commet la grande majorité de ses délits alors qu’il est intoxiqué. Ceci le met à risque de se faire arrêter puisqu’il peut commettre des imprudences sous l’effet des drogues. C’est probablement en partie ce qui explique que les toxicomanes sont surreprésentés dans les centres jeunesse comparativement au milieu scolaire, par exemple.

Recommandations cliniques en fonction de la trajectoire

D’abord, compte tenu des difficultés à aborder la question de la délinquance personnelle tant avec les jeunes qu’avec les adultes, il est important de discuter régulièrement avec les jeunes des notions de confidentialité dans le cadre thérapeutique. Par exemple, il est avisé d’expliquer aux jeunes qu’il n’est pas du tout nécessaire de nommer les personnes ou les groupes impliqués avec eux dans leurs délits et que l’objectif de la discussion n’est pas de faire porter de nouvelles accusations contre eux ou d’alimenter une enquête de police. Ceci peu importe le stade où se trouvent les jeunes.

Face à un jeune au stade d’occurrence qui ne présente généralement pas de problème de consommation (feu vert), il est recommandé de réaliser des activités de prévention de la toxicomanie avec eux. Laventure et ses collaboratrices (2010) font état des pratiques de prévention indiquées dans les écrits scientifiques. Elles montrent notamment que pour être efficaces, les programmes de prévention doivent s’adresser aux familles (Vitaro et al., 1999) et aux pairs (Vitaro et Carbonneau, 2000), être adaptés à l’âge du jeune, être offerts le plus tôt possible afin d’éviter ou de retarder l’initiation aux SPA. Ils doivent privilégier la coanimation d’un professionnel psychosocial et d’un pair (Paglia et Room, 1999) ayant reçu une formation en toxicomanie et en animation de groupe (Hawks et al., 2002 ; Lalonde et Laguë, 2007), et privilégier une interaction avec les participants (Botvin et Griffin, 2007 ; CCLAT, 2009). Ces programmes doivent être appliqués de façon continue et relativement intensive (par exemple 45 minutes par semaine). Ils doivent viser à la fois le développement de connaissances et de compétences (Hawks et al., 2002) et aborder les avantages que perçoivent les jeunes à consommer des SPA tout en leur proposant des stratégies alternatives à la consommation (Santé Canada, 2001)[4].

Le jeune qui se trouve au stade d’engagement déviant ne présente pas encore de problème de consommation (feu vert) ou peut être aux prises avec une problématique en émergence (feu jaune) s’il consomme généralement sous un mode excessif (binge) et adopte des comportements qui mettent sa santé ou sa vie en danger ou celle des autres lorsqu’il est intoxiqué (ex. : conduite avec capacités affaiblies). Les approches motivationnelles (Miller et Rollnick, 2004, 2006 ; Tevyaw et Monti, 2004) et de réduction des méfaits (Beauchesne, 2000 ; Landry et Lecavalier, 2003 ; Laventure et al., 2010) seraient ici les plus adéquates (Bertrand et al., 2006). Elles pourraient être utilisées dans un cadre de prévention ou d’intervention précoce.

Santé Canada (2001) recommande d’utiliser la réduction des méfaits avec des adolescents plus âgés, ce type d’intervention demandant une maturité qui ne correspond pas au développement cognitif et moral des adolescents plus jeunes. Il est important d’amener le jeune à parler lui-même des avantages autant que des inconvénients de sa consommation de SPA. Ce dernier vit généralement une expérience de consommation encore foncièrement ludique et positive. Tenter de le convaincre des effets néfastes et à long terme de sa consommation pourrait ne pas avoir l’impact voulu sur lui. Cela pourrait discréditer l’intervenant aux yeux du jeune puisque l’expérience de celui-ci ne correspondrait pas aux propos de l’intervenant.

L’approche motivationnelle est une approche directive et centrée sur le client, qui vise à aider le client à reconnaître ses problèmes actuels ou potentiels causés par sa consommation de SPA et l’amener à y remédier. L’objectif principal consiste à augmenter la motivation intrinsèque du client en favorisant chez lui l’exploration et la résolution de ses ambivalences face au changement (Miller et Rollnick, 2004, 2006). Cette approche non confrontante, basée sur des principes humanistes, semble particulièrement appropriée aux jeunes aux prises avec des problèmes d’alcool et d’autres drogues (Tevyaw et Monti, 2004). L’approche motivationnelle s’avère indiquée pour favoriser l’alliance thérapeutique et le changement chez ces jeunes, souvent résistants à modifier leurs comportements (Brunelle et al., 2008). Les résultats de la plus grande étude contrôlée et randomisée sur les traitements en toxicomanie chez les adolescents, qui porte sur 600 jeunes étatsuniens, vont également en ce sens (Clark et al., 2002 ; Dennis et al., 2002).

En ce qui a trait à la délinquance du jeune, l’exercice initial proposé sur les sources de financement de sa consommation et sur son état d’intoxication ou non lors de la commission de ses délits suffit probablement à faire prendre conscience au jeune du portrait et possiblement des effets de sa consommation dans sa vie. Ainsi, il sera en mesure de les considérer dans sa balance décisionnelle, exercice motivationnel qui consiste à identifier les avantages et les inconvénients de sa situation.

Pour intervenir auprès des adolescents qui se trouvent aux stades d’enchaînement déviant et de compulsion déviante, une approche cognitive-comportementale jumelée à une intervention familiale serait recommandée (Clark et al., 2002 ; Tremblay et al., 2005 ; Liddle et al., 2008). L’approche cognitive-comportementale met l’accent sur les processus cognitifs et les croyances reliés à la consommation de l’adolescent (Muck et al., 2001). Selon cette approche, la consommation de SPA est un comportement appris, initié et maintenu par des facteurs environnementaux (Cottraux, 2004). Ainsi, pour conclure à une démarche de réadaptation réussie, le jeune doit désapprendre ses comportements pour en apprendre de nouveaux, alternatifs à la consommation, et qui sont socialement acceptés (Muck et al., 2001). L’objectif de l’approche cognitive-comportementale est donc que le jeune acquiert de nouvelles compétences qui lui permettront d’affronter les difficultés de la vie courante sans avoir recours à la consommation de SPA (Phan et Bastard-Dagher, 2006). Les approches cognitives-comportementales ont été évaluées efficaces avec des adolescents toxicomanes (Kumpfer, 2001), notamment en milieu scolaire (Wilson et al., 2001) et auprès de jeunes délinquants (Dowden et Andrews, 1999 ; Pearson et Lipton, 1999). Elles sont d’autant plus efficaces lorsqu’elles sont combinées ou intégrées à des approches familiales (Clark et al., 2002 ; Tremblay et al., 2005).

Quant aux thérapies familiales, elles peuvent prendre différentes formes (rencontre en cabinet, à la résidence de la famille, en centre de jour ou en centre d’hébergement), être de fréquence variable (une à quelques fois par semaine) et d’une durée variant de quatre à six mois, selon la sévérité du problème de consommation du jeune et le fonctionnement de la famille (Liddle et al., 2008). Elles prévoient des actions qui ciblent les jeunes eux-mêmes, les parents, les interactions entre les parents et les jeunes, et les interactions entre les parents et les organismes (école, loisirs, justice, etc.) appelés à intervenir auprès des adolescents. Par ailleurs, Chassin et son équipe (2009) ont constaté que les traitements de la toxicomanie incluant la participation de la famille produisent une réduction statistiquement significative de la délinquance des jeunes toxicomanes comparativement aux traitements qui n’incluent pas la participation de la famille.

Discussion et conclusion

Les jeunes aux prises avec des difficultés sévères et multiples telles que la toxicomanie et la délinquance ont besoin d’un soutien significatif pour être en mesure de se sentir capables de modifier leur style de vie. Avec une clientèle judiciarisée souvent peu motivée au changement, il est d’autant plus nécessaire d’adopter une philosophie de réduction des méfaits (Santé Canada, 2001) et des principes de l’entretien motivationnel (Miller et Rollnick, 2004, 2006) pour y arriver. Par exemple, il n’est pas recommandé d’exiger l’abstinence comme objectif de traitement et il est préférable de commencer par explorer avec le jeune son ambivalence face au changement. Si la judiciarisation ou les conséquences légales peuvent motiver les jeunes toxicomanes et délinquants à aller en traitement, elles n’entraînent pas nécessairement une motivation au changement, du moins à court terme. Les conséquences légales provoquent toutefois une opportunité d’intervention qui peut mener à un processus d’appropriation de la démarche au départ imposée ou non volontaire et ainsi faire passer la motivation externe à une motivation interne chez le jeune (Magrinelli Orsi et Brochu, 2009). L’établissement d’une bonne alliance thérapeutique avec ces jeunes à qui on a souvent imposé le traitement est nécessaire (Hogue et al., 2006 ; Cournoyer et al., 2007), mais il constitue un enjeu de taille. L’élaboration d’un plan d’intervention individualisé en collaboration avec le jeune et révisé périodiquement avec celui-ci constitue une étape importante de la création et du maintien de cette alliance (Fitzpatrick et Irannejad, 2008).

En CRD et souvent aussi en centre jeunesse, on peut imaginer faire face à un jeune qui présente un problème évident de consommation (feu rouge) et se trouve au stade d’enchaînement ou de compulsion déviante. En principe, la délinquance fait partie intégrante du style de vie de ce jeune, ne serait-ce que pour payer une consommation de SPA beaucoup trop coûteuse pour ses revenus légaux. Il faut alors aider le jeune à comprendre les raisons de cette implication déviante et ses effets dans sa vie. S’il rapporte des moments où il a diminué ou cessé de consommer, il est important d’analyser avec lui le contexte de ces changements et le sens qu’il y accorde, notamment en lui demandant ce qui s’est passé dans les autres sphères de sa vie au même moment, incluant sur le plan de sa délinquance. Si ce n’est pas abordé, il peut être difficile pour le jeune de prendre conscience des conséquences associées à sa consommation et à sa délinquance et de les considérer dans sa balance décisionnelle. Les résultats de Bertrand et ses collaborateurs (2008) montrent que les trajectoires de désengagement de la délinquance et de la toxicomanie sont souvent étroitement liées. Il faut donc aborder ces problématiques de façon intégrée pour aider un jeune à être motivé au changement et à se mobiliser plus activement dans un processus pouvant le conduire et le maintenir au stade de rétablissement. Mais pour qu’il se mobilise, encore faut-il qu’il ait un sentiment de compétence face à son désir de changement (Miller et Rollnick, 2004, 2006). Outre l’établissement d’une bonne alliance thérapeutique décrite plus haut, une stratégie d’intervention consiste à amener le jeune à comprendre les raisons qui expliquent selon lui les moments d’accalmie dans sa trajectoire déviante, ce qui permettra à l’intervenant de mettre l’accent sur ces éléments positifs personnalisés et d’améliorer le sentiment de compétence du jeune.

Enfin, rappelons que les trajectoires de consommation et de délinquance à l’adolescence sont sinueuses et constituées d’allers-retours vers un stade de rétablissement. Il faut donc prévoir des stratégies permettant un suivi et des relances à la clientèle et faciliter la réadmission de celle-ci dans les services. Ces simples stratégies, qui ont montré leur efficacité pour améliorer l’engagement en traitement chez des adultes toxicomanes (Tremblay et al., 2010), sont également appropriées aux jeunes délinquants. En outre, il est important de prendre en considération le rôle primordial de l’alliance thérapeutique et favoriser ainsi la présence unique du même intervenant ou du moins d’une continuité entre les suivis.

En somme, les résultats des études qualitatives présentées dans cet article apportent une vision différente de celle que fournissent les autres études à ce jour. Il ne s’agit pas ici d’un souci de généralisation des résultats, mais bien d’une représentation de différents cas de figure possibles que la méthode qualitative permet d’approfondir et de détailler. Ces résultats sur les trajectoires déviantes des adolescents et leurs trajectoires de rétablissement ont le mérite de se traduire ici en une réflexion sur les stratégies d’intervention adaptées au stade du jeune en ce qui concerne sa trajectoire déviante.