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L’intervention dans la fiction de l’objet livre, de l’activité de lecture, du personnage écrivain, de la bibliothèque ou de ce que Bertrand Abraham a nommé le « livresque » en tant que tel constitue un miroir du texte, qui renvoie l’écriture à l’écriture, ou oppose l’écriture au réel[1]. Le mot livre n’est donc pas, pour le texte de fiction, un mot comme les autres. Philippe Hamon avance, dans son article « La bibliothèque dans le livre[2] », qu’en tant que métaterme, le terme livre – et tous ses dérivés livresques – pose d’abord une distance ou une proximité critique à l’intérieur même de l’oeuvre[3]. Ainsi, les représentations du livre et de l’écrit créent de l’action en puissance, virtuelle ou en cours d’actualisation, de même que des effets et des pactes de lecture caractéristiques[4]. S’il est possible d’étudier le livre, à l’intérieur même du texte, comme un procédé de réflexion de la littérature sur elle-même, il est aussi possible de réfléchir à la place qu’il occupe en tant qu’objet dans la société, aussi bien fictive que réelle.

C’est ce dernier aspect qui retiendra notre attention dans les lignes qui suivent par l’étude du recueil de nouvelles La mort exquise[5] de Claude Mathieu. Ayant vu le jour en 1965, en plein contexte de la Révolution tranquille, où la littérature devient un lieu d’affirmation collective et où la question de la langue, par le biais de l’utilisation du joual, occupe toutes les tribunes littéraires, le recueil de Mathieu occupe une place singulière dans l’histoire de la littérature au Québec. Ce « classique à contretemps », comme le nomme Gilles Pellerin dans sa préface à l’édition parue en 1997 à L’instant même, « n’avait pas recueilli, à sa sortie en 1965, les éloges qu’il suscite maintenant, comme s’il avait paru trop tôt, figure perçue comme erratique dans la tourmente de cet icitte au nom duquel l’on prenait la parole[6] ». Dans cette figure erratique, Claude Mathieu déploie tout un imaginaire du livresque en mettant en scène des représentations de l’écrit : l’objet livre, la note d’invitation laissée sur une table, la bibliothèque, tout comme l’ancienne reliure, posent l’oeuvre comme étant en constante interrogation face au livre. Que signifient ces multiples occurrences du livre dans ces nouvelles? La récurrence de ces figures s’avère intéressante en ce qu’elle permet de penser la conception qu’a l’auteur de l’écrit dans la société fictive et réelle. Cet article analysera donc, dans un premier temps, le statut et les fonctions du livre et de l’écrit à travers leur matérialité et leur rapport aux personnages de la diégèse, pour tenter, par la suite, de les replacer dans le contexte social de l’époque.

Du vélin à la bibliothèque : de l’importance de l’objet livre dans La mort exquise

Les représentations de l’écrit chez Mathieu s’inscrivent d’emblée comme des objets précieux à partir desquels la fragilité du support pose la question de la pérennité de l’oeuvre ou du sujet. De plus, c’est tout un monde d’érudition qui côtoie le livre; érudition qui se manifeste, entre autres, par le statut des personnages en contact avec l’objet écrit, de même que par l’invention et la description par l’auteur de livres fictifs. La nouvelle « Le pèlerin de Bythinie » présente le professeur Mark Cecil Black, directeur de l’Institut de langues classiques de l’Université de X., éminent philologue et bibliophile, comme ayant été manoeuvré par une série de hasards qui le mèneront à acheter un livre parmi l’étalage d’un bouquiniste occulte :

En attendant [le libraire], [Black] regardait de loin le carré d’un jaune grisâtre, [les] brochures défraîchies qui n’annonçaient rien de bon. Il n’y avait en fait, dans la mesure où la distance lui permettait cette certitude, qu’une reliure, placée au centre exact du carré, au point de rencontre des deux diagonales, selon une symétrie décorative que le professeur jugea exagérée[7].

Une attention particulière est portée, dans la description, à l’aspect physique du livre ainsi qu’à sa présentation dans l’espace de la librairie. Cette reliure, en effet, sera ce qui captera l’attention du professeur après un examen des autres ouvrages dans lesquels il découvrira, non sans stupéfaction, des pages complètement blanches. Le terme même de reliure renvoie ici à la matérialité du support, faisant état d’un objet singulier issu d’une époque lointaine. Pressé par le libraire insistant qui se tient sur son chemin, le professeur Black n’a d’autres choix que de consulter l’ouvrage qui semble marqué par le « x » des diagonales :

[e]n regardant de la gauche vers la droite, il arriva insensiblement au centre du carré de livres, au rayon du centre et au centre du rayon, à la reliure qu’il avait repérée parce qu’elle tranchait sur le papier jauni des brochures environnantes. Le vieux dos de chagrin n’était gravé que de deux lettres : R. I.[8].

La reliure au vieux dos de chagrin s’avère en fait une édition rarissime du Rufus Itinerans, dont la trace s’était perdue depuis cent cinquante ans et auquel le professeur avait consacré une grande partie de ses recherches. L’insertion par l’auteur de cet ouvrage fictif dans le texte s’inscrit dans la tradition, popularisée par Borges, de la recension critique de livres imaginaires[9]. Ce faisant, l’auteur brouille les cartes en posant ce livre comme le lieu d’une ambiguïté; le texte littéraire s’oppose au réel en ce qu’il n’introduit pas un livre dont on peut attester de l’existence. Ce livre imaginaire, le Rufus Itinerans, invite à questionner le rapport de la littérature au réel, tout comme il amènera le professeur Black à interroger sa propre identité ainsi que son rapport au réel.

La représentation du « livre-trésor » prolifère dans La mort exquise; à l’instar du livre-monument chez Hugo, il apparaît comme un « ouvrage singulier, précieux, se suffisant à lui-même, sa nature d’objet textuel destiné à être lu tendant à être absorbée par sa valeur purement ostentatoire[10] ». Le livre s’appréhende comme un objet au centre de la vie des personnages, voire comme élément architectural. C’est ce statut d’objet, ainsi que sa matérialité, qui sont mis en scène par leurs relations avec les protagonistes. « L’auteur du temps d’aimer » et « Autobiographie » présentent des variations sur le thème du plagiat, mais les livres y sont avant tout décrits par l’espace qu’ils occupent, par la valeur symbolique qu’ils possèdent ou encore par le travail manuscrit qui les façonne. Dans la première nouvelle, le Docteur Roger-Louis Larocque relate l’étrange histoire de l’écrivain Jean Gautier, accusé d’avoir plagié l’oeuvre intitulée Le temps d’aimer d’un certain Adolphe Rochet, écrivain français qui vécut un siècle plus tôt. Dans la seconde, un « lexicographe besogneux[11] » se donne pour tâche d’écrire un Thesaurus de la Comédie humaine. D’entrée de jeu, les représentations de livres appartiennent au monde de l’érudition. Le Docteur Larocque mentionne dès le début de la nouvelle son intérêt pour la littérature : « Je n’ai pas l’habitude de collaborer à la presse littéraire et la littérature n’est pas ma profession. Je me contente d’employer le rare loisir que me laisse la pratique de la médecine à aimer les écrivains et leurs livres[12] ». Homme d’une culture scientifique et littéraire, le Docteur Larocque est aussi bibliophile. La nouvelle, qui prend la forme d’une lettre écrite par Larocque au Journal des lettres, se termine sur une énigmatique note de l’éditeur – de quel éditeur? – où il est écrit que :

les héritiers du regretté docteur […] viennent de léguer à la Municipale de Montréal la bibliothèque et les manuscrits du défunt. On sait que le docteur Larocque, lié avec tout ce que notre ville compte d’écrivains, possédait une très belle collection d’autographes et d’éditions originales dédicacées. Lecteurs et chercheurs se réjouiront que ce trésor n’ait pas été dispersé; il se trouvera à leur disposition dès que l’inventaire et le classement seront terminés[13].

La collection de livres de Larocque est présentée comme un trésor; l’aspect précieux des objets invite, avant même la lecture, à en faire l’inventaire et le classement. Par l’étude du manuscrit de Gauthier, accusé d’avoir plagié l’oeuvre entière d’Adolphe Rochet, Larocque découvre que les corrections, les ratures, la ponctuation et les mots biffés, malaxés, faisaient se rapprocher sa pensée et celle de Rochet. C’est donc la matérialité du texte qui est étudiée et qui mènera le médecin à la conclusion qu’il ne s’agit pas de plagiat. La nature même de ce texte n’est pas abordée : ce qui compte ici est le travail manuscrit sur la page.

Aux côtés du livre comme trésor se déploie le livre éclaté, l’objet décomposé pour ensuite être recomposé en une oeuvre singulière. Le personnage anonyme de la nouvelle « Autobiographie » s’impose l’irréel labeur de rédiger une fiche pour chaque mot des dix volumes de la Comédie Humaine. Afin d’insister sur l’effort qu’un tel travail exige, l’oeuvre de Balzac est présentée dans son étendue spatiale :

[c]ontenue entre les couvertures de dix gros volumes qui occupent vingt pouces d’un rayon de bibliothèque, la Comédie humaine est un objet déterminé, qui commence et qui finit. Ses limites permettent son examen et sa mesure exacte. C’est aussi possible que de trouver dans un nombre donné de meules de foin un nombre donné d’aiguilles [...][14].

En tant qu’homme de science, le lexicographe élabore un système méthodique de classement des mots en choisissant des fiches « de trois pouces par cinq et de couleurs diverses. Il réserva les vertes aux noms, communs et propres, les bleues aux adjectifs, les blanches aux mots invariables, les grises aux articles et aux pronoms, les jaunes aux verbes[15] ». Le livre de Balzac se voit ici totalement décomposer pour être reclassé et fiché dans ce qui deviendra l’oeuvre d’une vie. Celle-ci prend tout l’espace de son petit appartement : « trois mille neuf cent quarante-sept pieds de classeurs qui montent à l’assaut des murs et dont le surplus forme des îles au milieu des pièces, ne laissant dans chacune qu’un étroit chemin pour circuler et pour permettre la consultation[16] ». Le colossal travail de classement que s’impose le personnage renvoie au travail de copiste effectué par les moines médiévaux. Le livre se substitue à l’environnement du protagoniste en envahissant l’espace de sa chambre et le faisant littéralement vivre dans l’oeuvre de Balzac.

Les écrits arborent un caractère sacré, c’est-à-dire qu’ils sont dignes d’un respect absolu et évoquent un sentiment d’inviolabilité. Dans « Les dîners chez Rachèle », la protagoniste a vécu la guerre et fut oubliée jadis dans un cachot, ce qui l’obligea à se nourrir d’insectes pour survivre. Après sa libération, elle organise de fastueux repas où sont conviés des invités de prestige. Elle rédige ses invitations sur de beaux vélins; l’aspect précieux et rare de ce support donne une valeur au message qu’il contient, et s’oppose, par le fait même, au vieux journal qui pourrissait dans le coin de sa cellule et qui lui servait à envelopper les insectes dont elle se nourrissait. La nouvelle « Présentation de la bibliothèque » élabore le fantasme d’une nation qui, fascinée par l’écriture, se transforme progressivement en bibliothèque. Produisant peu d’écrits à l’origine, un peuple ne peut posséder de Bibliothèque, « au sens sacré où nous l’entendons aujourd’hui[17] ». L’auteur souligne ce caractère sacré du lieu par l’utilisation de la majuscule. Ainsi, l’histoire d’un peuple « se confond avec celle [de ses] signes scripturaires et avec elle celle de leurs supports; des idéogrammes aux lettres, [il a] écrit de tout, sur de l’argile, de la pierre, de la cire, du métal, des tissus, des végétaux, des cuirs, du papier[18] ». Cette attestation renvoie aux propos de Roger Chartier sur la crainte de l’effacement qui a obsédé les sociétés de la première modernité[19]. Mathieu insiste sur la fragilité du support papier des écrits et sur l’importance de les conserver dans des édifices exclusivement voués à cette conservation : les bibliothèques. La nouvelle construit l’histoire fictive de l’apparition des bibliothèques dans un pays jamais nommé. Ainsi, le roi choisit et fit instruire un personnel pouvant accroître le prestige d’une telle entreprise, tels de grands collectionneurs, puis des fils aînés de familles aisées qui avaient acquis leur titre de noblesse par leur science scripturaire. La bibliothèque acquiert son importance dans sa fonction de protection de l’écriture, tant manuscrite qu’imprimée, des risques de la destruction. Deux catégories de gens y consacrent leur vie : les Conservateurs, qui dispensent des soins quotidiens aux écrits de la Bibliothèque, tels que maintenir une température et une humidité appropriée aux livres, ou encore faire des injections aux cuirs et aux papiers afin de les protéger des maladies et des parasites, désinfecter et guérir les livres atteints, nettoyer, polir les reliures, cirer, ranger, classer ; et les Scripteurs, qui ont la tâche d’écrire et d’alimenter la Bibliothèque par la rédaction des documents privés et administratifs, ou encore des commandes scripturaires des peuples étrangers. Les livres et les écrits remplacent ici les hommes et bénéficient de soins particuliers, d’une attention qui leur vaut encore une fois le statut de trésors. Cet anthropomorphisme du livre nous invite à le considérer au même niveau que la vie, voire à un niveau supérieur. L’acte de conserver prend le pas sur celui de lire, car il n’est point question de lecture dans cette nouvelle. De plus, les livres y sont considérés comme monnaie d’échange et les archives comme un moyen de persuasion sur les autres peuples. Cette Bibliothèque en viendra à envahir tout l’espace géographique du pays : « Il n’existe pas de paysage plus beau que ces appartements familiaux accrochés çà et là, à des hauteurs diverses, et capables de glisser sur des tringles devant les remparts de livres qui s’élèvent à perte de vue dans le ciel et qui s’effacent dans le lointain[20] ». Les livres se font architecture à l’instar des milliers de fiches qui envahissent l’appartement du lexicographe de la nouvelle « Autobiographie ».

Les fonctions de l’écrit ou comment exister dans l’univers de Claude Mathieu

Dans un texte publié à titre posthume, « Les livres, les pierres, le temps », Claude Mathieu écrit : « Qui n’aura pas fait un livre pour se transmettre n’aura pas vécu. Les hommes de la Bibliothèque n’auront le goût ni le besoin de vivre autrement : la vie aura été tellement vécue avant eux! Du reste, la Bibliothèque sera la Vie. Et les hommes seront des livres.[21] »

Cette phrase n’est pas sans rappeler la Bibliothèque fantasmée par l’auteur, où tout un pays s’est transformé en un édifice consacré aux livres et à la vie. Or, tout le rapport au livresque, dans les nouvelles du recueil, tend à se réaliser dans cette communion. Les personnages vivent par et dans l’univers du livre à un point tel que leur existence se fond dans l’écrit par une sorte de « devenir-livre ». En effet, l’écrit s’instaure comme un miroir de l’existence du personnage qui met de l’avant la pérennité de l’homme en faisant advenir un éternel retour. Ce qui fait retour n’est ni tout à fait le Même ni tout à fait autre. Le livre déploie une circularité temporelle qui emprisonne le personnage dans la conscience d’une répétitivité d’événements qu’il ne peut pas toujours s’expliquer. Les protagonistes en viennent à se laisser engloutir, voire à s’amalgamer au livre. C’est le cas du professeur Black, qui effectuera un retour sur ses traces par la découverte du manuscrit romain, de la Bibliothèque, qui envahira le territoire d’une nation fictive, ou encore de l’auteur du Temps d’aimer, qui verra sa vie se confondre avec celle d’un obscur prédécesseur.

Nicole Robine souligne l’équivoque du terme livre, « qui désigne à la fois un matériau support de signes et le contenu intellectuel que véhiculent ces signes, c’est-à-dire à la fois le signifiant et le signifié[22] ». Pour que l’objet devienne texte, il faut l’acte de lecture. Or, celui-ci est très peu représenté comme tel dans les nouvelles. Les personnages n’existent que par leurs relations à l’écrit : « [n]ommer, classer, ficher tout Balzac […], inventorier, borgéser, voilà en somme comment exister dans l’univers de Mathieu[23] ». Le livre permet l’existence des personnages en s’inscrivant lui-même comme un personnage dans l’histoire. L’écrit tend ainsi à engloutir les protagonistes, qui se voient transformés eux-mêmes en livres. Lorsque Hermann Klock découvre la CarnivoraBreitmannia et qu’il se laisse consumer par la plante dans la nouvelle éponyme, la joie provoquée par l’exquise mort lui fait peu à peu oublier le goût de se souvenir : « A-t-il même jamais porté un nom? […] Le souvenir de son nom lui-même le quitte, quand le nom est peut-être la personne qui le porte[24] ». Cette confusion entre le signe et l’objet de ce signe pose l’importance de nommer les choses pour qu’elles existent. Perdant la mémoire, Klock n’arrive pas à se rappeler le cours des choses ni même si cette fleur étudiée a bien existé. Or, dans son ultime moment de lucidité, il se revoit penché sur un spécimen de Carnivora Breitmannia et évoque le souvenir de cette fleur abondamment décrite dans les revues savantes de l’époque, lors de sa découverte par Breitman. Ce souvenir, qui atteste bien de l’existence de la fleur, renvoie au projet même de Klock de nommer la nouvelle variété de Carnivora Breitmannia en son honneur par l’ajout du Klockiana à la suite du nom. Pour exister, la nouvelle fleur doit être, en quelque sorte, baptisée; or Klock n’aura vraisemblablement pas le temps de procéder à cet acte, de faire part de sa découverte au monde, étant lui-même en train de perdre jusqu’à son nom. C’est l’écrit ici, la description de la fleur dans les revues savantes, qui attestera de son existence et lui assurera une pérennité; quant à Hermann Klock, il se perdra à jamais dans le gouffre noir et le chant des bienheureux, faute d’avoir été nommé.

L’acte de plagier permet à l’auteur du Temps d’aimer, de même qu’au copiste d’« Autobiographie », d’exister en ce qu’il permet la création de l’oeuvre d’une vie, où celle-ci se confond avec le geste plagiaire : ficher tout Balzac chez l’un, et reprendre mot pour mot l’oeuvre et la vie d’un auteur inconnu chez l’autre. En effet, Jean Gauthier a consacré sa vie à l’écriture d’une oeuvre modeste, suivie par de fidèles mais peu nombreux lecteurs. Or, lorsqu’il apprend que, par un obscur hasard, toute son oeuvre reprend mot pour mot le travail d’un écrivain qui vécut avant lui, sa vie perd son sens et il décide d’y mettre fin. Cette nouvelle n’est pas sans rappeler le célèbre texte de Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », dans lequel l’auteur fictif Pierre Ménard propose de réécrire littéralement le Quichotte de Cervantès avec pour objectif d’en faire oeuvre nouvelle. La méthode initiale imaginée par Ménard est simple, écrit Borges : « [b]ien connaître l’espagnol, retrouver la foi catholique, guerroyer contre les Maures ou contre le Turc, oublier l’histoire de l’Europe entre les années 1602 et 1918, être Miguel de Cervantès[25] ». Déterminée par l’ensemble des caractéristiques de son auteur et évacuant tout hasard littéraire, l’oeuvre se déploie ici comme une nécessité[26]. Une oeuvre recopiée est une oeuvre nouvelle, porteuse d’un sens inédit par le simple fait du décalage chronologique, car l’oeuvre littéraire est inséparable de son contexte spatio-temporel[27]. Chez Mathieu, l’identification entre Jean Gauthier et l’écrivain plagié est insupportable en ce qu’elle est involontaire : la vie même de l’auteur semble avoir été copiée. Quant au lexicographe éprouvant des penchants pour les corvées humbles et systématiques, le plagiat, puisqu’il s’agit d’un cas inusité de plagiat, le mènera à la réalisation de son Thesaurus de la Comédie humaine, projet qui se confondra avec sa vie même. Le protagoniste voit celle-ci, de même que son espace vital, envahis par le livre de Balzac déconstruit, et il manifeste de l’inquiétude à la seule idée que cette besogne, qui occupa son existence pendant trente ans, puisse se terminer : « Il aimait qu’au jour le jour elles [les fiches] s’emparent de sa vie et que celle-ci transforme avec une admirable générosité sa substance en des millions de fiches bien classées. Avec joie, il est presque devenu fiche [...][28] ». Sa vie se fond dans le livre qu’il recopie alors que le livre même l’engloutit.

À l’instar de Jean Gauthier, Mark Cecil Black n’existe que par le livre. En effet, dans les deux nouvelles, les protagonistes sont aux prises avec le passé, qui refait abruptement surface grâce au livre. Celui-ci occupe une fonction de miroir en mettant face à face deux temporalités, voire deux réalités, qui trouvent leur signification dans l’acceptation de l’idée d’un éternel retour auquel personne n’échappe. Jean Gauthier ne survivra pas à la découverte de l’existence d’un écrivain, Adolphe Rochet, qui avait écrit les mêmes livres que lui cent ans auparavant. Mais la découverte du Docteur Larocque sera encore plus stupéfiante : Rochet s’est lui-même donné la mort dans sa ville natale alors qu’il était accusé de plagiat dans Le temps d’aimer. Le suicide de Gauthier n’est donc pas une preuve de sa faute devant les faits, mais plutôt une réponse à celui de Rochet un siècle plus tôt[29]. La vie de Jean Gauthier est ainsi engloutie dans une suite d’événements qui furent toujours les mêmes à travers les âges. On observe ce même procédé de l’éternel retour dans « Le pèlerin de Bythinie ». Le manuscrit, découvert dans de nébuleuses circonstances, conduira Black à ses propres origines. C’est un appendice de douze lignes ajouté à l’édition du RufusItinerans, décrivant un autel élevé en l’honneur d’une déesse en terre de Bithynie, qui mettra en route Black sur les traces des découvertes du magistrat romain du quatrième siècle. Il apprend en effet l’existence de cet autel qui authentifie, d’une part, l’exemplaire rare du livre trouvé chez le bouquiniste, et de l’autre, une vie antérieure qu’aurait vécue Black. L’inscription sur l’autel de « Marcus Cecilius Niger » n’est nulle autre que son nom traduit en latin. Par cette inscription, le passé refait surface et Black n’a d’autres choix que de se conformer à son sort. Le temps a fait son oeuvre en rattrapant les protagonistes. Mark Cecil Black et Jean Gauthier ont vu leur vie s’engloutir dans la spirale du temps produite par le motif de l’éternel retour. À travers le livre, les protagonistes ont assisté à leur naissance et à leur mort. Le livre-miroir fait ressortir la pérennité d’une oeuvre, mais surtout la répétition du passé qui sans cesse revient. Le livre éclaire ainsi les origines des individus tout comme celles des peuples.

Le désir d’immortalité des hommes, de même que le fantasme de la pérennité des oeuvres à travers l’histoire et le temps, trouvent leur apogée dans la nouvelle « La présentation de la Bibliothèque ». En effet, la communion entre la vie et les livres y est telle qu’on assiste ici au « devenir-livre » d’une nation par l’expansion de la Bibliothèque sur son territoire. L’acte de conserver des livres et des archives comme preuve de l’existence de chaque sujet d’une nation transforme cette existence même « en une masse d’écritures par laquelle, avec le secours des Conservateurs, il [le sujet] survit à la mort charnelle[30] ». C’est donc le désir d’immortalité qui motive le travail des Conservateurs et des Scripteurs de la Bibliothèque, et cette immortalité ne peut se réaliser qu’à travers un « devenir-livresque » : « [e]n plus de rédiger les documents privés et ceux de l’administration nationale, en plus d’honorer les commandes scripturaires que nous passent les peuples étrangers, [les Scripteurs] s’appliquent à transformer leur vie en livres à l’intention des générations futures[31] ». La Bibliothèque comme humanité et la nation comme livre, voilà qui pose la question de l’immortalité des livres et, par le fait même, de celle des hommes. Les livres durent, écrit Mathieu, mais les hommes meurent[32], c’est pourquoi la Bibliothèque se fond avec l’existence humaine. En tant que protectrice des plus précieux trésors d’une nation, la Bibliothèque domine le monde; elle est le monde, elle est la vie.

Bien que les représentations du livre et de l’écrit y soient absentes, c’est peut-être dans la dernière nouvelle du recueil que se trouve résumé le projet de Claude Mathieu. La question de la pérennité de l’oeuvre d’art évoque celle des livres. La protagoniste de « Fidélité d’un visage » collectionne les oeuvres d’art dans lesquelles elle semble se reconnaître. Les divers objets qu’elle accumule présentent tous une femme qui arbore ses propres traits : même chevelure, même grain de beauté sur la joue, même bague. À l’instar des livres et des écrits qui fourmillent dans le recueil, les oeuvres se posent en miroir entre le présent de la collectionneuse et un passé qu’elle n’aurait jamais connu :

C’est le Paradis qui commence. Le Paradis ce sera de vivre éternellement dans les oeuvres d’art que nous aimons. Non pas seulement, par exemple, dans le paysage suggéré par le tableau, mais dans le tableau lui-même, où nous mènerons une mort d’indicible félicité, une suprême existence dans le monde immobile et polaire des formes, des lignes, des couleurs[33].

Elle croit se reconnaître dans différentes oeuvres, ce qui l’amène à voir dans ces nouvelles rencontres avec les représentations d’elle-même sa propre renaissance. Par l’objet d’art, la femme prend conscience de la répétitivité de sa vie et apparaît alors le vertige de l’éternel retour. L’objet d’art, tout comme l’objet livre, est au centre d’une symétrie qui oppose deux temporalités et deux réalités, dont l’une était jusqu’à maintenant inconnue du personnage. Les objets sont elle-même : « [m]e revoici chez moi, entourée de mes objets, entourée de moi-même. Cependant mon existence n’est plus ici qu’un simulacre de vie; la vraie vie se trouve à l’intérieur[34] ». Il y a donc communion totale entre la vie et l’oeuvre : « C’est le sort des objets, dont l’existence nous précède et nous dépasse, d’assumer notre désir de durer; nous investissons en eux tout un capital inemployé d’âme et de vie, et nous participons ainsi à l’immortel romantisme des lieux communs[35] ».

Mémoires individuelles, destin collectif

Dans le contexte littéraire des années soixante, le recueil de Claude Mathieu semble occuper une position marginale, tant par son genre qui se rattache au fantastique que par l’absence d’un contenu nationaliste et de toute remise en cause de la langue par l’utilisation du joual. Georges Desmeules a déjà formulé l’hypothèse que La mort exquise posséderait des traits spécifiques à la littérature nationale. Or, effectivement, il est possible d’en faire une lecture qui n’écarterait pas le propos nationaliste ni même la question identitaire. Plutôt que d’y lire, à l’instar de Desmeules, qu’« à l’heure où les chantres de la Révolution tranquille annoncent une transformation en profondeur et un renouveau dans toutes les sphères de la culture, Mathieu annoncerait déjà le déclin et la chute de l’empire québécois[36] », on peut proposer que les nouvelles du recueil, par les représentations de l’écrit, insistent sur l’importance du passé et d’un retour à l’origine pour comprendre la notion d’identité, et ce, même si Mathieu semble prendre ses distances avec l’idée d’une identité québécoise. En ce sens, Claude Mathieu paraît s’inscrire en porte-à-faux avec les années soixante marquées par la rupture avec les valeurs et les institutions conservatrices. Dans une optique plus universelle que nationale, les nouvelles pointent l’impossibilité de faire table rase du passé en mettant de l’avant l’importance du rôle qu’il occupe dans la construction de l’identité d’un homme, d’un peuple, voire d’une nation. Mathieu, sans annoncer le déclin de la nation québécoise, manifeste une inquiétude face à ce changement qui prône la rupture en insistant sur ce qui a été construit avant, et c’est le rôle des écrits que de garantir la pérennité des civilisations.

En agissant comme un miroir, les livres et les écrits jouent le rôle de médiateurs entre le passé, le présent et aussi l’avenir; ils servent d’intermédiaires d’un siècle à l’autre. Leur caractère précieux, qui les amène à être considérés comme des trésors, les pose comme des objets à sauvegarder, à inventorier, à conserver. Les livres sont les vestiges des civilisations, les éléments qui survivent au temps; ils s’élaborent comme les ruines du passé sur lesquelles doit se construire l’avenir. De plus, l’insistance sur la matérialité des objets écrits et sur leur caractère précieux laisse supposer une certaine inquiétude de Mathieu face à l’avenir du livre. Dans « Les livres, les pierres, le temps », l’auteur manifeste cette crainte en abordant la transformation du livre comme un mal nécessaire :

À penser ainsi, nous souhaitons malgré nous que le livre, cet objet tellement civilisé qui a si peu changé depuis des siècles mais dont l’évolution de détail résulte de deux mille ans de pensée humaine, que le livre que nous aimons tant sentir dans notre main tel qu’il est aujourd’hui et que nous craignons d’imaginer sous un autre aspect, nous souhaitons malgré nous, pour l’amour de lui, qu’il devienne disque, microfiche ou ruban, à condition qu’il se fasse pardonner sa forme différente par un volume moindre et capable toutefois de contenir autant sinon plus[37].

Est-ce que l’intérêt de Mathieu pour cette matérialité de l’écrit, dans La mort exquise, ne vient pas justement contrer son inquiétude face à sa possible dématérialisation? À l’époque de la publication de la Mortexquise, au milieu des années soixante, on observe un glissement de la haute culture vers l’industrie culturelle. « La civilisation ne s’est pas écroulée sous les coups de boutoir de la culture de masse, c’est la culture qui a muté, devenant un assortiment hétéroclite de produits et de distractions qui n’entrent dans aucune des anciennes catégories[38] ». En alimentant ses nouvelles par une culture d’érudition passant par un imaginaire livresque, Mathieu fait une critique de ce nouveau mouvement culturel, de cette culture de masse qui voit arriver avec elle un amalgame de nouveaux médias qui feront compétition au livre.

Enfin, la question de la mémoire occupe une place importante dans les nouvelles. Le livre engloutissant les personnages est cet espace où s’emmagasinent les mémoires individuelles. Les écrits en tant qu’objets investis de mémoire sont au coeur des rapports sociaux. Ils occupent une position d’égalité avec les humains dans leur capacité à construire le monde[39], tout en jouant un rôle prépondérant dans la mise en mémoire de l’histoire. Ils sont refuges de l’identité, du patrimoine, de la valeur marchande, des souvenirs familiaux, et « tous concentrent des formes d’investissements. De l’investissement compensatoire à la consolation, à la délégation morale ou aux régimes de valeurs biographiques, ces postures impliquent différents traitements [de l’objet] : passion, haine, fétichisme ou affranchissement de l’objet[40] ». À l’instar de Mark Cecil Black, du Docteur Roger-Louis Larocque, du lexicographe dans sa chambre, de Rachèle, d’Herman Klock ou de la collectionneuse d’objets d’art, Mathieu occupe la position du passionné, du bibliophile, du collectionneur, et cette position n’a de cesse de nous renvoyer à notre propre rapport à la culture matérielle. L’auteur insiste sur l’importance des livres et de l’écrit dans la construction de la mémoire, en leur faisant occuper le point de jonction entre passé et présent, entre deux temporalités et deux personnages issus de réalités distinctes ou d’une même expérience répétée à intervalles données[41].

Vient ensuite le problème de conservation de ces mémoires individuelles, de toutes ces vies transformées en écrits. Des siècles de littérature s’accumulent derrière nous, rongeant toujours davantage notre espace vital. La bibliothèque comme espace de conservation est ce lieu de pérennité de l’écrit et donc de l’homme. Pour Claude Mathieu, le livre a pu et peut encore durer alors que l’homme ne le peut pas[42]; le livre satisfait donc le désir d’immortalité de l’homme, et c’est pourquoi la bibliothèque s’érige en temple de conservation qu’on doit protéger, car, avec l’écrit, elle lutte contre le temps. Elle rassemble entre ses murs les mémoires individuelles qui, une fois réunies, constituent une mémoire collective, ce qui fera écrire à Mathieu :

Mais nous avons aussi, comme le proclament les devises du régime auxquelles nous souscrivons d’emblée, la certitude que notre destin collectif atteint enfin sa plus haute réalisation, celle que les générations qui nous ont précédés, jusqu’aux plus primitives, préparaient aveuglément sous la poussée de leur instinct. Nous avons la certitude que, parvenus à la cime de notre histoire, à l’apogée de notre évolution, au point de parfait équilibre, le nationalisme le plus lyrique ne peut célébrer assez chez notre peuple une si admirable possession de soi et une si généreuse domination du monde, réalisée par cet édifice sublime qui s’enracine dans la masse des archives universelles[43].

Ainsi, la question du nationalisme et de l’identité d’un peuple, dans La mort exquise, passe par l’ensemble des écrits qu’il produit. Claude Mathieu ne nomme jamais le territoire québécois, mais aborde les questions identitaires en relevant la parenté de notre culture avec un fonds universel, et en adoptant le point de vue plus général de la mémoire culturelle des peuples. Mathieu se met en porte-à-faux du discours moderne dominant de l’époque sur l’idée de rupture avec les valeurs conservatrices, en mettant de l’avant l’impossibilité de faire table rase des valeurs du passé. Pour l’auteur, l’identité d’une nation ne peut se concevoir en dehors de la mémoire collective d’un peuple. Les représentations de l’écrit dans La mort exquise participent ainsi à la création de mémoires individuelles, qui s’inscriront dans un destin collectif en se concevant comme les médiations entre un passé et un avenir. En insistant sur la matérialité de l’écrit et sur la transformation de l’individu et de la nation en livres, les nouvelles du recueil déploient un imaginaire du livresque qui pose les livres comme autant de ruines sur lesquelles la civilisation de l’avenir se construira. Par les écrits, les hommes pourront satisfaire leur instinct de conservation et leur désir d’immortalité. Le combat qui oppose copistes, imprimeurs, bibliothécaires à tout ce qui entrave la survie du papier, la lutte contre la mort des choses, contre le temps, ne sont pas toujours perdus[44]. Le livre est la trace de l’homme et, par extension, d’une nation qui veut survivre.