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L’historien Marcel Trudel est décédé le 11 janvier 2011 à l’âge de 93 ans. Il a apporté une contribution exceptionnelle à l’histoire et à la société québécoise. Le chercheur a laissé une oeuvre novatrice et monumentale en particulier dans la connaissance de la Nouvelle-France. Comme professeur, il a eu sur la formation de quelques générations d’historiens et sur l’enseignement de l’histoire une influence déterminante, encore perceptible aujourd’hui. L’homme a transmis son savoir-faire et ses règles de pratique avec générosité.

L’oeuvre du chercheur

La production scientifique de Marcel Trudel a été remarquable, en quantité comme en qualité. De l’ensemble des ouvrages qui ont marqué l’histoire du Canada et en particulier celle de la Nouvelle-France, aucune oeuvre autre que la sienne ne peut mieux mériter le titre de référence incontournable. Comme en témoignent le jugement de la communauté scientifique et les hautes distinctions reçues, ses écrits ont enrichi au plus haut point la connaissance du passé. Ils ont fait le délice de tous les amateurs d’histoire. Archivistes, archéologues, ethnologues, généalogistes, journalistes, responsables de musées et de centres d’interprétation et chercheurs étrangers y ont puisé une matière aussi abondante que précise. Encore aujourd’hui, personne ne peut aborder cette histoire sans consulter les ouvrages de Marcel Trudel.

Il serait réducteur de vouloir caractériser l’oeuvre de Marcel Trudel et de l’enfermer dans des catégories définies. Toutefois, on ne peut s’empêcher d’en relever l’ampleur, la diversité, le caractère novateur et le renouvellement dans la continuité. Au total, Trudel a publié une cinquantaine de volumes, quelque 10 000 pages de textes originaux, sans compter les rééditions, les traductions et les articles. Chaque fois, il approfondit son sujet en visant l’exhaustivité, cite avec abondance et donne ses sources en référence. Dans un volume de 600 pages, Trudel signalait environ 2 500 références ; autant que ses index comportaient d’entrées.

L’éventail des sujets qu’il a traités est considérable. S’il a concentré ses travaux sur l’époque de la Nouvelle-France, on relève également des études détaillées sur la révolution américaine et le Canada, le régime militaire et les manuels d’histoire. Les cartes géographiques de ses atlas historiques sont encore maintes fois reproduites.

Outre les manuels, synthèses et les cinq volumes de la série de son histoire de la Nouvelle-France, il a traité de façon particulière, la population, l’occupation des terres en 1663 et en 1674, les écolières des Ursulines, le régime seigneurial, l’esclavage et les cadres de vie. Il a également accordé une attention spéciale à l’histoire par les textes sous la forme de reproduction commentée de textes importants comme L’histoire du Montréal de Dollier de Casson (1670) ou Le grand voyage au pays des Hurons de Sagard (1632) ou encore de séries de textes colligés. Les documents retenus dans son ouvrage sur les cadres de vie touchent les institutions, l’administration, la paroisse, le régime seigneurial, la justice, la population, la main-d’oeuvre, l’agriculture, le commerce, la famille, la transmission des biens, les communications et l’urbanisme. Et il tient à signaler qu’à bien des égards cette Nouvelle-France est demeurée visible jusqu’à nos jours.

Le parcours d’un novateur

Du début à la fin de sa carrière, Marcel Trudel a innové dans ses intentions et dans le respect des faits historiquement documentés. Dès ses premières années d’études à Laval, ses professeurs reconnaissent ses aptitudes et ses qualités. Le 27 juin 1941, il propose à Auguste Viatte de produire une thèse sur l’influence de Voltaire au Canada. Le patron éventuel estima toutefois plus prudent de demander à monseigneur Camille Roy d’approuver le choix d’un tel sujet. Devenu professeur de grec à Vaudreuil, Marcel Trudel fut invité par le recteur de l’Université Laval à poursuivre des études supérieures en Europe. Ce furent les États-Unis, à cause de la guerre. Il en fut rappelé d’urgence en 1947, année de la fondation de l’Institut d’histoire à l’Université Laval.

Ses années à l’Université Laval allaient être marquées par une grande liberté de pensée. Il a mis de l’avant une pratique de l’histoire axée sur cette philosophie, en réaction contre une histoire trop centrée sur la religion, les héros et la pureté de la race. Il a lui-même précisé l’ouverture d’esprit qui y présidait, les relations avec les Français, mais aussi les anglophones, les États-Uniens et les protestants, auxquels il a plus tard ajouté les Amérindiens.

À Laval, Trudel agit à titre de secrétaire de l’Institut de 1947 à 1954, puis comme directeur de 1954 à 1964. Il préside à l’essor de l’enseignement, du développement des études supérieures et de la recherche au début des années 1960. Le nombre d’étudiants explose littéralement, passant de 3 en 1962 à 12 en 1963 et à 42 en 1964. Ses enseignements caractérisés par la rigueur et l’humour sont courus.

Vers la fin de cette période, Trudel écrit que les secrets des dieux ne se rendaient pas à lui. Il faut dire qu’après son Voltaire (1945) et son livre sur l’apostat Chiniquy (1955), au début des années 1960, il a participé activement et publiquement au Mouvement laïque de langue française et peut-être s’est-il permis quelques autres provocations. De toute façon, il déménage à Ottawa. Dans ce déménagement, il subit une perte tragique. Par suite d’un accident, une partie de ses fiches de recherche sont détruites par le feu. Tous ses anciens étudiants ont sympathisé, se demandant s’il aurait le courage de reprendre son minutieux travail de dépouillement. C’était méconnaître sa détermination.

L’innovation, Marcel Trudel l’a consciemment et constamment pratiquée et mise en évidence. Dans un ouvrage comme Mythes et réalités dans l’histoire du Québec, paru en 1999, il a révisé vigoureusement le rôle et la perception de personnages comme Madeleine de Verchères, concluant qu’elle avait créé sa propre légende, ou encore les effets d’événements comme la guerre de la Conquête dont il ose signaler les avantages. On pourrait même estimer que des traces de la modernité de ses travaux restent à mettre en évidence. Ainsi, il est sans doute le premier à avoir fait ressortir la diversité culturelle qui existe en Nouvelle-France. Par l’étude de la provenance et de la composition de la population, il constate l’importance du brassage culturel, car à l’époque, dans la vie quotidienne, les distances géographiques et culturelles se perçoivent différemment de celles d’aujourd’hui. Une belle dialectique présent/passé à approfondir.

Les leçons du maître

« Les leçons du maître » – le maître au sens de professeur – visent à illustrer un aspect majeur de la carrière de Marcel Trudel. Elles font référence aux pratiques et aux règles propres à la discipline qu’il a mise de l’avant et qui ont connu des prolongements dans le temps. Elles constituent en quelque sorte une forme de pérennité de l’oeuvre du maître. Pas d’histoire sans document de première main ; pas de science sans rigueur et lecture critique !

Marcel Trudel a prôné la discipline de travail et enseigné l’organisation du travail. Il a initié ses étudiants à la pratique documentaire. La fiche régnait en maître : fiche bibliographique et fiche documentaire. Il nous a appris à rédiger ces fiches en prenant tous les renseignements utiles. La fiche documentaire, par exemple, posait des exigences particulières en vue de son utilisation. En haut à gauche, il fallait mettre la référence ; en haut à droite, inscrire la date ; le centre était réservé au sujet. La citation exacte devait se mettre entre guillemets ; des crochets carrés servaient à insérer les réflexions personnelles du chercheur. Pour noter des éléments de contenu au verso, il fallait tourner la fiche du bas vers le haut et non de gauche à droite afin de protéger l’ordre et le sens des mots. Tout cela évidemment était bien avant l’ère des photocopieuses et des ordinateurs.

Il a prôné l’ouverture d’esprit vers d’autres religions, d’autres cultures, d’autres disciplines. Le programme de licence en histoire à l’époque comprenait quatre certificats, dont l’un à l’extérieur de la discipline, soit en géographie ou en sciences sociales. Trudel a en outre suscité des collaborations étroites avec d’autres facultés comme le droit, les sciences sociales et la civilisation. Cette collaboration caractérise encore le Département d’histoire de Laval et les six disciplines qui le composent, ainsi que les centres de recherche interdisciplinaires de la Faculté des lettres, même si les sciences auxiliaires d’hier sont devenues des disciplines connexes.

Marcel Trudel a également apporté une immense contribution à une oeuvre monumentale, le Dictionnaire biographique du Canada, dont il a été le premier codirecteur à Laval de 1961 à 1965. Il a collaboré à baliser la nature des biographies. Sa crédibilité a favorisé le recrutement et la participation d’un vaste réseau de chercheurs. Les 8400 articles en 15 volumes que compte aujourd’hui le DBC constituent une référence majeure à l’échelle internationale.

L’on ne saurait conclure ce rappel de son oeuvre sans relever sa disponibilité envers les jeunes chercheurs. Jusqu’à la fin de sa vie, il a fait preuve de cette générosité comme en témoigne ce petit ouvrage paru en 2005, Connaître pour le plaisir de connaître, qui fait suite à un entretien accordé au jeune historien Mathieu d’Avignon. Cet ouvrage comprend d’ailleurs une bibliographie complète des ouvrages, articles, comptes rendus et préfaces qu’il a écrits, des écrits relatifs à son oeuvre, ainsi que des distinctions qu’il a méritées.