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Chacun connaît la place essentielle occupée par les cours d’eau en matière de patrimoine naturel et culturel. Les cours d’eau font le paysage, sont le paysage ; ils participent très largement à la beauté d’un pays, à la richesse de ses écosystèmes[1].

Les cours d’eau constituent par ailleurs le support de nombreuses activités, qui ont laissé leurs marques architecturales. Lieux de vie, vecteurs de rencontres, de commerce, berceaux parfois de civilisation, les cours d’eau déclenchent aussi des rivalités, ce terme provenant d’ailleurs du mot latin rivales qui signifie « rives ». Les cours d’eau rapprochent et divisent. Rivalités, conflits, luttes pour et contre l’eau[2] : les cours d’eau sont au coeur de la question de l’eau. Comment ne pas être tenté de retenir l’eau qui passe chez soi, d’édifier des barrages afin d’assurer la production d’énergie et de sécuriser l’approvisionnement en eau[3] ? L’usage de l’eau à son profit, qui déclenche de très nombreux conflits d’usage entre les riverains d’un pays, prend un relief particulier au niveau international, lorsqu’un pays décide d’utiliser l’eau d’un fleuve à son profit, au détriment des autres pays[4]. L’usage des cours d’eau pose ainsi non seulement des questions de droit interne, mais aussi évidemment de droit international.

Les cours d’eau en France sont extrêmement nombreux et représentent au total près de 280 000 kilomètres. Certes, beaucoup d’entre eux sont de petite taille, mais ce nombre montre bien la densité du réseau hydrographique français[5]. La multitude de cours d’eau irriguant la France permet d’exercer les nombreux usages liés aux cours d’eau : pêche, baignade, sports aquatiques, promenade le long des berges, transports fluviaux, et bien sûr irrigation, pompages… Parallèlement, le nombre très substantiel de cours d’eau en France induit de nombreuses tensions relatives aux usages, sans parler des risques que font peser ces cours d’eau en fait d’inondation ou des problèmes d’entretien des berges, de qualité des eaux.

Avant d’aborder le sujet même de notre étude, nous jugeons évidemment indispensable de circonscrire préalablement la notion de cours d’eau. Or, il n’existe pas de définition législative des cours d’eau. Il faut se reporter en la matière aux approches jurisprudentielles et officielles, ainsi qu’aux définitions apportées par les différents spécialistes ou les dictionnaires. Ce problème de la définition est entier pour les cours d’eau non domaniaux (voir infra) ; la question ne se pose en effet pas vraiment pour les cours d’eau domaniaux, qui, eux, font l’objet d’un classement.

Les juges se fondent traditionnellement sur la permanence de l’écoulement, l’alimentation par des sources pour déterminer l’existence d’un cours d’eau. Certaines décisions se basent sur un ensemble plus vaste d’éléments. Par exemple, le Tribunal administratif de Clermont-Ferrand, dans un jugement du 6 juillet 2001 a précisé ceci : « En l’absence du caractère permanent d’un écoulement de l’eau et d’un débit minimal permettant d’assurer la vie, la circulation et la reproduction d’espèces aquatiques, les fossés en cause, nonobstant la présence d’un lit marqué ne sauraient être qualifiés de cours d’eau[6]. » D’autres tribunaux se fondent, en plus des critères traditionnels, sur la « présence d’invertébrés aquatiques[7] » pour reconnaître l’existence d’un cours d’eau.

Le conseil scientifique du Conseil supérieur de la pêche avait rendu un avis sur la notion de cours d’eau le 24 octobre 2002 : le cours d’eau est un écoulement pérenne ou temporaire « dont la modification est susceptible de modifier le fonctionnement écologique de l’hydrosystème dont il fait partie […] La présence d’un talweg[8] concrétise l’existence d’un cours d’eau dont l’alimentation peut varier, mais qui emprunte toujours le même lit […] Par ailleurs, le lit d’un cours d’eau est également un habitat qui, même en période d’assec, présente une humidité rémanente favorisant la présence de communautés floristiques et faunistiques spécifiques. » L’ancienne ministre de l’Écologie et du Développement durable, Roselyne Bachelot, avait toutefois considéré que cette définition était « relativement éloignée de l’approche retenue jusqu’à présent par le juge pour définir la notion de cours d’eau. Dès lors, elle ne saurait être prise en compte dans le cadre d’une procédure judiciaire[9]. » L’Administration, quant à elle, se réfère à la cartographie dressée par l’Institut géographique national (IGN)[10] pour identifier les cours d’eau (traits bleus apparaissant sur les cartes). Cependant, comme le souligne Philippe Marc, « cette approche empirique constitue une présomption simple que doit confirmer une analyse de terrain faisant apparaître la présence et la permanence d’un lit naturel et d’un débit suffisant une majeure partie de l’année[11] ». La référence aux cartes de l’IGN pour déterminer l’existence de cours d’eau a été soulignée dans la circulaire du 2 mars 2005[12] diffusée par le ministère de l’Écologie et du Développement durable. Cette circulaire définit le cours d’eau à partir de deux critères : la présence et la permanence d’un lit naturel à l’origine (ce qui distingue un cours d’eau d’un canal ou d’un fossé creusé de manière artificielle) ; la permanence d’un débit suffisant une majeure partie de l’année appréciée au cas par cas par le juge en fonction des données climatiques et hydrologiques locales et à partir de présomptions, notamment l’indication « cours d’eau » sur une carte de l’IGN ou sur le cadastre.

Les dictionnaires, eux, soulignent le caractère d’eaux courantes pour définir un cours d’eau. Par exemple, selon le Petit Robert, le cours d’eau est une « eau courante concentrée dans un chenal [voir fleuve, oued, rivière, ruisseau][13] ».

La loi sur l’eau et les milieux aquatiques du 30 décembre 2006[14] (LEMA) n’a pas apporté de clarification en matière de définition des cours d’eau. Les juristes en restent donc, en l’état actuel du droit, sur l’approche mise de l’avant par la circulaire précitée, et sur l’interprétation (ou plutôt sur les interprétations) de cette notion par le juge. Une étude du droit des cours d’eau en France souffre ainsi d’une absence de définition claire et législative de l’objet même de ce droit, c’est-à-dire du cours d’eau[15]

La situation se complique encore davantage du fait qu’il n’existe pas de régime juridique unifié des cours d’eau en France. Le droit français distingue en effet deux types de cours d’eau : les cours d’eau domaniaux et les cours d’eau non domaniaux, ces derniers représentant, en linéaire, l’essentiel du réseau hydrographique (260 000 kilomètres environ[16] sur 280 000 au total). De surcroît, les cours d’eau non domaniaux ne sont pas définis juridiquement. La distinction entre cours d’eau domaniaux et non domaniaux ne se trouve toutefois pas dans les départements d’outre-mer, tous les cours d’eau de ces départements appartenant au domaine public de l’État[17] ; le régime juridique des cours d’eau dans ces départements est donc, lui, et en principe, unifié.

Les cours d’eau domaniaux relèvent du domaine public, plus précisément du domaine public fluvial. Le droit de propriété est ici un droit de propriété publique, avec des règles spécifiques permettant de protéger ces cours d’eau (1).

Les cours d’eau non domaniaux, eux, sont soumis à un régime juridique très particulier. En effet, les propriétaires riverains sont propriétaires du lit de ces cours d’eau. Ce droit de propriété ne s’étend pas jusqu’à l’eau, bien heureusement, mais ils détiennent sur celle-ci certains droits d’usage (2). Ainsi, la majorité des cours d’eau, parce qu’ils sont non domaniaux, comme nous l’avons vu, relèvent du droit de propriété privée.

1 Les règles de droit public et les cours d’eau : les cours d’eau domaniaux

Les cours d’eau domaniaux obéissent à un régime juridique qui leur est propre, distinct en principe du droit civil. Cette particularité est justement soulignée dans l’article 537, alinéa 2 du Code civil : « Les biens qui n’appartiennent pas à des particuliers sont administrés et ne peuvent être aliénés que dans les formes et suivant les règles qui leur sont [propres]. » Les cours d’eau domaniaux relèvent de la propriété publique (1.1) et bénéficient d’un régime de protection spécifique (1.2).

1.1 Le droit de propriété publique et les cours d’eau

Sous l’Ancien Régime, la royauté s’était efforcée de placer les cours d’eau navigables sous l’autorité du roi. L’édit de 1669 sur les eaux et forêts affirmait la domanialité des rivières navigables : « Déclarons la propriété de tous les fleuves et rivières portant bateaux de leurs fonds, sans artifices et ouvrages de mains dans notre royaume et terres de notre obéissance, faire partie du domaine de [la] couronne, […] sauf les droits de pêche, moulins, bacs et autres usages que les particuliers peuvent y avoir par titres et possessions valables, auxquels ils [sont] maintenus[18]. » La Révolution ne bouleversera pas ce principe, l’autorité passant alors du roi à la nation. L’article 2 du décret des 22 novembre et 1er décembre 1790 disposait ceci : « les fleuves et rivières navigables […] sont considérés comme des dépendances du domaine public[19] », ce qui a été confirmé par un décret des 28 septembre et 6 octobre 1791 : « Nul ne peut se prétendre propriétaire exclusif des eaux […] d’une rivière navigable[20]. »

Jusqu’au début du xxe siècle, la domanialité publique des cours d’eau restera basée sur le seul critère de la navigabilité[21] et de la flottabilité[22]. L’article 538 du Code civil (abrogé) incluait d’ailleurs dans les biens domaniaux « les fleuves et rivières navigables ou flottables ». Certes, il n’existait pas de définition juridique de la navigabilité et une aide ne pouvait pas être apportée par la doctrine, qui avait des approches différentes du contenu de cette notion. La jurisprudence du Conseil d’État avait toutefois énoncé quelques éléments de réponse[23]. La loi du 8 avril 1898 va préciser que font partie du domaine public « [l]es fleuves et les rivières navigables [ou flottables] avec bateaux, trains[24] ou radeaux […] depuis le point où ils commencent à être navigables ou flottables jusqu’à leur embouchure […] 1o Les bras même non navigables et non flottables, lorsqu’ils prennent naissance au-dessous du point où les fleuves et rivières commencent à être navigables ou flottables ; 2o [l]es noues et boires qui tirent leurs eaux des mêmes fleuves et rivières[25]. »

La loi du 8 avril 1910 abandonnera ce critère unique de la navigabilité[26]. La domanialité publique des cours d’eau résultera désormais de leur classement. L’acte de classement comme cours d’eau domanial se substituera ainsi au critère de la navigabilité : un cours d’eau sera domanial lorsqu’il sera classé comme tel[27]. Le classement d’un cours d’eau ou d’une section de cours d’eau dans le domaine public fluvial sera alors prononcé pour un motif d’intérêt général apprécié largement : « intérêt […] relatif à la navigation, à l’alimentation en eau des voies navigables, aux besoins en eau de l’agriculture et de l’industrie, à l’alimentation des populations ou à la protection contre les inondations[28] ». « Les limites des cours d’eau domaniaux sont déterminées par la hauteur des eaux coulant à plein bords avant de déborder[29]. »

À l’origine, seul l’État pouvait être propriétaire des cours d’eau domaniaux. Toutefois, la loi du 30 juillet 2003[30] a ouvert la propriété des cours d’eau domaniaux (et de l’ensemble du domaine public fluvial : canaux, lacs, plans d’eau appartenant au domaine public fluvial) aux collectivités territoriales et à leurs groupements. La loi du 13 août 2004[31] a confirmé cet élargissement, et l’a appliqué également aux ports intérieurs. Les régions sont donc prioritaires pour demander le transfert de propriété à titre gratuit de cours d’eau domaniaux appartenant à l’État[32] ; à défaut, les transferts peuvent être demandés par les autres types de collectivités territoriales et leurs groupements.

La possibilité de transferts de propriété de tout ou partie de cours d’eau domaniaux s’inscrit dans un contexte général de transferts de compétences et de propriété de l’État, transferts accrus avec l’« acte II » de la décentralisation, mis en place à compter de 2003. Dès lors, l’État abandonne — ou souhaite abandonner — un nombre important de charges auxquelles il a de plus en plus de mal à faire face. La possibilité de transferts de cours d’eau domaniaux dans le domaine des collectivités territoriales ne constitue pas une particularité notable dans ce mouvement général en vue de réduire les charges de l’État[33]. D’autant plus que l’entretien du domaine public fluvial se révèle extrêmement difficile et onéreux… Cependant, justement parce que cet entretien est lourd, les collectivités territoriales ne sont pas toujours prêtes à demander la propriété des cours d’eau domaniaux. En tout cas, « [c]ette évolution consacre formellement le désengagement de l’État des cours d’eau domaniaux[34]. »

Heureusement, des limites ont été apportées par le législateur à ces transferts de propriété des cours d’eau domaniaux : les cours d’eau domaniaux inclus dans le périmètre d’une concession accordée par l’État pour l’énergie hydraulique, de même que les cours d’eau et canaux d’intérêt national (notamment utiles au transport de marchandises), ne peuvent faire l’objet d’un transfert aux collectivités territoriales. Par ailleurs, globalement, un transfert peut être refusé en cas d’atteinte à la cohérence hydrographique. C’est là une mesure de sécurité élémentaire : il n’est pas question dans l’absolu d’isoler juridiquement des parties d’un cours d’eau, celui-ci présentant évidemment une unité d’ensemble, car l’eau coule sur l’ensemble du parcours. Or, morceler encore plus la propriété des cours d’eau risque de nuire fortement à la « cohérence » hydrographique, chaque collectivité étant tentée d’appliquer sa propre politique de gestion — certes encadrée par la législation relative à l’eau… Il est vrai que la cohérence hydrographique n’est pas toujours respectée par l’État lui-même, notamment en matière d’interdictions ou de restrictions préfectorales de l’irrigation : les arrêtés préfectoraux changent selon les départements, pour un même cours d’eau, alors qu’il s’agit de la même eau.

Les collectivités territoriales peuvent également désormais devenir propriétaires de cours d’eau en classant dans leur domaine public fluvial des cours d’eau non domaniaux. Cette opération est possible soit à l’amiable, soit par voie d’expropriation. Les collectivités territoriales ont enfin la possibilité de créer leur propre domaine public fluvial, par arrêté du préfet coordonnateur de bassin. La palette d’hypothèses d’inclusion de cours d’eau dans le domaine public fluvial des collectivités territoriales est donc très large maintenant.

Cependant, le maintien des cours d’eau domaniaux dans le domaine public de l’État ou des collectivités territoriales n’est pas définitif ; comme pour le reste du domaine public, un déclassement est possible[35]. Les cours d’eau déclassés rentrent alors dans la catégorie des cours d’eau non domaniaux, en tout cas pour les parties naturelles du lit[36].

Bien évidemment, le droit de propriété des cours d’eau domaniaux obéit à des spécificités inhérentes au caractère intrinsèque des cours d’eau. Les lits de ces derniers subissent en effet des modifications. Les alluvions, relais, atterrissements, îles et îlots formés naturellement dans les cours d’eau domaniaux sont régis par les articles 556, 557, 560 et 562 du Code civil. Les îles, îlots et atterrissements qui sont formés dans le lit des rivières navigables ou flottables appartiennent à l’État ; les alluvions et relais profitent au propriétaire riverain.

1.2 Les cours d’eau domaniaux : un domaine protégé

Un régime juridique particulier s’applique aux cours d’eau domaniaux, basé sur une idée générale de protection de ces cours d’eau.

Conformément au régime du domaine public, ces cours d’eau domaniaux sont inaliénables[37] et imprescriptibles. Il s’agit là d’une protection élémentaire du domaine public.

Par contre, l’obligation d’entretien des cours d’eau domaniaux n’est pas propre à ces cours d’eau. En effet, la LEMA assujettit tous les propriétaires de cours d’eau à l’obligation d’entretien régulier[38], qu’il s’agisse de cours d’eau domaniaux ou non domaniaux. L’article L. 2124-11 du Code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP) est très clair : « L’entretien […] des cours d’eau domaniaux et de leurs dépendances est à la charge de la personne publique propriétaire du domaine public fluvial. » L’entretien est cependant allégé pour les cours d’eau qui ne sont plus utiles à la navigation[39]. Toutefois, les charges d’entretien peuvent être, dans certains cas, réparties entre l’État et d’autres personnes, celles qui ont rendu les travaux nécessaires ou qui y trouvent leur intérêt. Les propriétaires de moulins ou d’usines, qui ont rendu les travaux nécessaires ou qui trouvent intérêt aux travaux d’entretien ou de réparation des ouvrages leur permettant d’utiliser la force motrice (par exemple, barrages, écluses) ou des ouvrages de navigation peuvent également être appelés à contribuer à leur financement.

La conservation et l’affectation des cours d’eau domaniaux sont protégées par des servitudes spécifiques, pesant sur une partie des propriétés riveraines de ces cours d’eau, et qui prennent la forme de servitudes de halage et de marchepied.

Ces servitudes sont très anciennes, et l’édit sur les eaux et forêts d’août 1669 précise que « [l]es propriétaires des héritages aboutissant aux rivières navigables laisseront le long des bords [24] pieds au moins de place en largeur pour chemin royal et trait des chevaux, sans qu’ils puissent planter arbres, ni tenir clôture ou haie plus près que [30] pieds du côté que les bateaux se tirent, et [10] pieds de l’autre bord[40] ». Ces caractéristiques seront reprises notamment par les textes révolutionnaires, la loi du 8 avril 1898 et dans l’actuel CGPPP. Certains pourront s’étonner de la conservation dans le droit actuel de règles mises en place à une époque où les gabarres étaient tractées sur certaines parties de leur trajet par des animaux, alors que les bateaux actuels disposent de leur propre moyen de propulsion. Cependant, ces servitudes permettent notamment d’assurer la surveillance et l’entretien de ces cours d’eau domaniaux, les manoeuvres des mariniers… Elles sont donc entièrement justifiées et ont d’ailleurs un champ d’application qui s’est récemment élargi.

Les propriétaires riverains des cours d’eau domaniaux doivent, dans l’intérêt de la navigation, et lorsqu’il existe un chemin de halage ou d’exploitation, laisser le long des bords de ces cours d’eau (de même que, si besoin est, sur les îles) un espace de 7,80 mètres de largeur. Cette servitude, appelée « servitude de halage », empêche les riverains de planter des arbres ou de clore leur propriété (même par haie) à moins de 9,75 mètres des bords du cours d’eau. Les chemins de halage ne pouvaient être utilisés jusqu’à présent que par les agents de l’administration, les mariniers et, sous certaines conditions, les pêcheurs[41]. Désormais, les piétons[42] peuvent également emprunter ces chemins, « dans la mesure où le permet l’exploitation de la navigation[43] ».

Sur la rive opposée à celle sur laquelle est situé un chemin de halage, ou sur chaque rive lorsqu’un tel chemin de halage n’existe pas, s’applique la servitude de marchepied, qui impose aux riverains[44] des cours d’eau domaniaux[45] de laisser une bande de 3,25 mètres de largeur à l’usage du gestionnaire du cours d’eau, mais aussi des pêcheurs ou des piétons. Cette servitude empêche, comme pour la servitude de halage, de planter des arbres ou de se clore, en dessous d’une distance de 3,25 mètres par rapport à la rive. Les distances prévues pour les servitudes de halage et de marchepied peuvent toutefois être réduites dans certains cas, sur décision de l’autorité gestionnaire du cours d’eau domanial. Ajoutons que les propriétaires riverains ont droit à une indemnité lorsqu’un cours d’eau est classé dans le domaine public, du fait de la mise en place des servitudes, et également lorsqu’une servitude de halage est établie sur une rive où elle n’existait pas.

Les servitudes découlant du régime juridique propre aux cours d’eau domaniaux ne sont pas toujours respectées par les riverains, qui n’hésitent pas à édifier des obstacles au libre passage des personnes le long de leur propriété. Récemment saisi de cet état de fait par un parlementaire au sujet de la Loire et de l’Erdre, le ministre de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de la Mer a précisé que les personnes publiques propriétaires des cours d’eau domaniaux ont un pouvoir discrétionnaire pour décider d’engager ou non les poursuites contre les contrevenants[46].

Justement, l’intégrité matérielle des cours d’eau domaniaux est assurée par un régime particulier, propre à l’ensemble du domaine public autre que routier, par les contraventions de grande voirie. Ce régime des contraventions de grande voirie permet de condamner les contrevenants non seulement à des amendes, mais aussi à la remise en état du domaine public fluvial. Le CGPPP dresse une liste d’atteintes au domaine public fluvial, parmi laquelle figurent, par exemple, le jet dans les rivières domaniales ou sur leurs bords de matières insalubres et l’extraction de matériaux. Cependant, le juge administratif aurait, jusqu’à présent, essentiellement lié l’application des contraventions de grande voirie à la question de la navigation, appréciant les infractions constitutives de contraventions de grande voirie au regard de la gêne apportée à la navigation[47].

Le domaine public fluvial connaît de nombreuses utilisations ; une des plus anciennes est bien sûr la navigation. Une utilisation libre, mais pouvant être soumise au paiement de taxes. Des utilisations privatives des cours d’eau domaniaux sont également possibles, avec l’autorisation du propriétaire du cours d’eau, dont la mise en place de concessions (pour l’énergie hydraulique, par exemple). Des redevances seront alors perçues. Bref, domaine public — en l’espèce fluvial — et valorisation économique ne sont pas du tout antinomiques[48]. Il est toutefois possible d’utiliser le domaine public sans avoir à payer de redevances, dans le cadre d’un droit fondé en titre. Les titulaires d’un droit fondé en titre (notamment les usines établies avant l’édit de Moulins de 1566, c’est-à-dire avant le texte précisant l’inaliénabilité du domaine) bénéficient alors d’un régime très spécifique : l’autorisation pour prise d’eau n’est pas nécessaire et le paiement d’une redevance n’est pas demandé. La jurisprudence[49] considère en effet qu’un droit fondé en titre est un droit réel immobilier, mais la consistance d’un tel droit n’est pas évidente à déterminer[50].

2 Du droit civil aux emprises du droit public : les cours d’eau non domaniaux

Les cours d’eau non domaniaux[51], au contraire des cours d’eau domaniaux, ne bénéficient pas d’une définition relativement encadrée. Quelques éléments permettent toutefois de délimiter très a minima la notion de cours d’eau non domaniaux. Hormis le fait qu’il s’agit bien évidemment de cours d’eau, avec tous les problèmes d’identification inhérents à ce terme (voir les définitions supra), un cours d’eau non domanial perd cette qualification à partir du moment où il se jette dans un cours d’eau domanial. De plus, les bras non navigables et non flottables d’un cours d’eau domanial appartiennent au domaine public. En cas de litige, c’est le juge qui appréciera le caractère domanial et, partant, non domanial, des cours d’eau. Enfin, les cours d’eau non domaniaux sont pour ainsi dire les cours d’eau n’ayant pas la qualité de cours d’eau domaniaux ; la définition des cours d’eau non domaniaux est ainsi en quelque sorte négative…

Le régime juridique des cours d’eau non domaniaux se décline en droit de propriété (2.1) et en droits d’usage (2.2) des riverains. Ces droits forment le droit de riveraineté[52]. Rappelons que le droit d’usage de l’eau accordé aux riverains peut sembler néfaste pour une bonne gestion globale de l’eau. Le législateur avait créé en 1964 une catégorie de cours d’eau autre que celles des cours d’eau domaniaux et des cours d’eau non domaniaux : la catégorie des cours d’eau mixtes, pour laquelle le droit d’usage devait appartenir à l’État et non plus aux riverains, mais cette innovation n’a jamais été appliquée (2.3).

2.1 Des cours d’eau se distinguant par le droit de propriété privée

Si, comme nous l’avons vu, la domanialité des cours d’eau navigables ou flottables est depuis longtemps précisée, la question du régime juridique des cours d’eau autres que les cours d’eau navigables est restée entière jusqu’à la fin du xixe siècle.

Lors de la rédaction du Code civil, le problème du régime juridique de l’ensemble des cours d’eau a été examiné. Certains (et il semblerait que c’était la majorité), étaient partisans d’inclure la totalité des cours d’eau dans le domaine public[53]. Ainsi, Cambacérès, dans l’un des projets de rédaction du Code civil, souhaitait faire figurer parmi les biens nationaux « les fleuves et rivières tant navigables que non navigables et leur lit, sans préjudice du droit qu’ont les riverains d’user des eaux et rivières non navigables en se conformant aux règles établies ». Le Code civil n’adoptera pas cette position et, à vrai dire, se souciera peu du droit de l’eau. Si l’article 538 du Code civil de 1804 affirme la domanialité des cours d’eau navigables et flottables, rien ne sera précisé pour les autres cours d’eau, les rédacteurs du Code civil s’en remettant à un prochain code rural, qui sera abandonné dans un premier temps.

La législation était donc largement insuffisante et ne permettait pas d’appréhender la totalité des problèmes relatifs aux cours d’eau. Des lois portant sur des domaines précis de la gestion de l’eau seront ensuite votées[54], mais il manquait une loi d’ensemble relative aux cours d’eau. Celle-ci prendra la forme de la loi du 8 avril 1898. Ce texte va dissocier le lit et l’eau des rivières non domaniales et préciser notamment que le lit des rivières non domaniales appartient aux riverains comme prolongement de leurs terres, alors que l’eau n’appartient à personne[55]. Sur celle-ci ne peuvent s’exercer que des droits d’usage (article 644 du Code civil)[56]. Il est d’ailleurs question de « droit de riveraineté » pour qualifier le droit des propriétaires riverains des cours d’eau non domaniaux.

La propriété du lit des cours d’eau non domaniaux s’étend jusqu’au milieu du lit, sauf titre ou prescription contraire (dans le cas d’un accord passé entre les riverains et juridiquement reconnu). Le propriétaire des deux rives, quant à lui, possède le lit sur toute sa largeur. Les propriétaires riverains[57] sont propriétaires des berges et du lit. Ne sont pas considérés comme riverains ceux dont la propriété est séparée du cours d’eau par un chemin (public ou privé) ou une voie ferrée : le lit doit donc être le prolongement direct (et non interrompu) des fonds riverains.

Le droit de propriété des riverains des cours d’eau non domaniaux sur le lit de ces cours d’eau a pu être considéré comme un prolongement des propriétés riveraines, traversées par le cours d’eau. Cependant, « [à] défaut de définir précisément ce qu’est ce droit de propriété, on s’accorde généralement à reconnaître qu’il s’agit d’une propriété d’un type spécial sui generis[58] ». Comme c’est le cas pour tout autre droit de propriété immobilière, une personne publique désirant s’approprier le lit d’un cours d’eau non domanial ne pourrait le faire que dans le contexte d’une expropriation pour utilité publique, avec, en conséquence, une indemnisation.

À l’instar des cours d’eau domaniaux, les cours d’eau non domaniaux subissent des transformations naturelles. Les alluvions, relais, îles et îlots profitent alors aux propriétaires riverains[59].

Le droit de propriété ne permet toutefois pas, a priori, aux riverains d’empêcher la navigation sur le cours d’eau non domanial[60]. Ces derniers peuvent seulement interdire l’accostage sur les berges dont ils sont propriétaires. La question est importante, car le réseau constitué par les cours d’eau non domaniaux est extrêmement dense et contribue à l’attrait touristique des régions de France. Or, du fait de l’étendue du droit de propriété, les promenades en bateau, très prisées, ne peuvent pas s’effectuer dans les meilleures conditions. L’embarquement et le débarquement ne sont juridiquement possibles que dans des espaces publics ou sur des fonds appartenant à des propriétaires ayant donné leur accord.

Le droit de propriété des riverains de cours d’eau non domaniaux emporte certaines obligations, parfois lourdes, en tout cas en apparence.

Une obligation substantielle réside dans l’entretien régulier des cours d’eau non domaniaux par les riverains[61], obligation qui, en l’espèce, est identique à celle des personnes publiques pour le domaine public fluvial. Cette obligation d’« entretien » succède à celle de « curage » qui figurait jusqu’à présent dans la législation, le terme « curage » pouvant être considéré comme trop agressif, le lit ne devant pas être endommagé par les travaux… Cependant, l’entretien régulier est souvent difficile à exécuter, notamment pour des raisons de coût, de compétences, d’accessibilité au cours d’eau. La plupart du temps, cet entretien n’est pas — ou en tout cas pas suffisamment — fait. Les collectivités territoriales peuvent toutefois assurer l’entretien de cours d’eau non domaniaux selon certaines modalités.

En premier lieu, les collectivités territoriales peuvent assumer l’entretien d’un cours d’eau non domanial avec l’accord des propriétaires privés, cette possibilité n’étant pas soumise à des modalités spécifiques. En contrepartie, le droit de pêche du propriétaire riverain est exercé gratuitement, pour une durée limitée (5 ans) par une association de pêche et de protection du milieu aquatique agréée pour cette section de cours d’eau ou, à défaut, par la fédération départementale ou interdépartementale des associations agréées de pêche et de protection du milieu aquatique. Le propriétaire ne perd pas son droit d’exercer la pêche pour lui-même, son conjoint, ses ascendants et descendants. De plus, l’exercice du droit de pêche par l’association de pêche ne peut pas concerner les cours attenantes aux habitations et aux jardins qui demeurent réservés aux propriétaires[62].

En deuxième lieu, les collectivités territoriales peuvent utiliser la procédure de la déclaration d’intérêt général pour assurer l’entretien d’un cours d’eau non domanial, et demander une participation financière au propriétaire riverain.

En troisième et dernier lieu, la commune, le groupement de communes ou le syndicat compétent (syndicat intercommunal chargé de la gestion du cours d’eau) peut se substituer au propriétaire défaillant, après mise en demeure et aux frais de ce dernier.

La législation a donc mis en place un ensemble de dispositions permettant d’assurer réellement l’entretien des cours d’eau non domaniaux. Dans les faits, il est impossible d’assurer un entretien complet de ces derniers, leur nombre ne favorisant pas les travaux. Les collectivités territoriales jouent en la matière, il est vrai, un rôle important, des syndicats intercommunaux assurant souvent cet entretien en lieu et place des riverains, avec leur accord. Toutefois, ces interventions ne sont pas toujours formalisées sur le terrain.

Les propriétaires riverains doivent laisser le libre passage sur leurs terrains aux agents mandatés par l’Administration pour accéder aux cours d’eau non domaniaux, afin d’y assurer le programme de surveillance de l’état des eaux — et uniquement bien sûr dans ce but[63].

2.2 Un droit d’usage propre aux cours d’eau non domaniaux

Les propriétaires riverains bénéficient de droits d’usage sur l’eau des cours d’eau non domaniaux. Cela est affirmé dans l’article 644 du Code civil, qui dispose ce qui suit : « Celui dont la propriété borde une eau courante, autre que celle déclarée dépendance du domaine public […] peut s’en servir à son passage pour l’irrigation de ses propriétés. Celui dont cette eau traverse l’héritage peut même en user dans l’intervalle qu’elle y parcourt, mais à la charge de la rendre, à la sortie de ses fonds, à son cours ordinaire. »

Le droit d’usage des riverains des cours d’eau non domaniaux est considéré comme un droit d’usage préférentiel[64], ce qui peut sembler très éloigné de la notion de chose commune ou de patrimoine commun de la nation de l’eau énoncée dans la loi sur l’eau du 3 janvier 1992. L’article premier de la LEMA affirme que, « [d]ans le cadre des lois et règlements ainsi que des droits antérieurement établis, l’usage de l’eau appartient à tous et chaque personne physique, pour son alimentation et son hygiène, a le droit d’accéder à l’eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous[65] ». Le droit d’usage est apprécié par la doctrine comme « un droit réel sui generis ayant […] ses caractères propres[66] ». Ce droit d’usage a pu être justifié, d’ailleurs à juste titre, comme une contrepartie aux sujétions pesant sur les propriétés riveraines des cours d’eau.

Dans certains cas, des riverains peuvent même bénéficier du droit d’utiliser la force motrice de l’eau, en vertu de droits fondés en titre ou sur titre[67].

Cependant, beaucoup de propriétaires usent et abusent de leurs droits sur les cours d’eau non domaniaux, ce qui débouche sur des conflits très fréquents entre voisins ou avec l’autorité chargée de la police ou de l’entretien de ces cours d’eau.

Le droit d’usage, qui se décline notamment en droit de pêche et droit d’utilisation de l’eau, subit toutefois des limites relativement nombreuses. Des limites liées tout d’abord à la coexistence de plusieurs riverains sur un même cours d’eau. Le juge souligne que les riverains des fonds inférieurs, risquant d’être lésés par l’utilisation de l’eau par les riverains des fonds supérieurs, ne doivent pas être privés de leur droit d’usage. Des limites générales, ensuite, au droit d’usage sont liées à la préservation globale des cours d’eau. Un exemple récent illustre parfaitement ces limites.

La France s’est engagée à atteindre le bon état de 66 p. 100 de ses eaux douces de surface, en application de la directive-cadre européenne sur l’eau du 23 octobre 2000[68] et dans un plan de gestion de l’anguille en application du Règlement européen no 1100/2007 du 18 septembre 2007[69]. Afin de respecter ces engagements, un plan national de restauration de la continuité écologique (circulation des espèces et bon déroulement du transport des sédiments) des cours d’eau a été annoncé en novembre 2009. Or, les cours d’eau de France comportent de très nombreux ouvrages constituant autant d’obstacles à cette continuité[70]. Aussi l’État a-t-il prévu de faire modifier — voire de détruire — une partie de ces ouvrages[71]. Toutefois, beaucoup de ces derniers appartiennent à des propriétaires privés et sont situés sur des cours d’eau non domaniaux, où ils sont souvent rattachés au droit de propriété de moulins. Se pose alors la question de la portée de la propriété privée et du droit d’usage de ces ouvrages hydrauliques, et partant du droit de riveraineté dans les cours d’eau non domaniaux. Déjà, l’article 5 de la LEMA a prévu la possibilité de modifier l’autorisation des ouvrages et installations situées sur les cours d’eau classés au titre de l’article L. 214-17-I du Code de l’environnement[72], si le fonctionnement de ceux-ci ne permet pas la préservation des espèces migratrices vivant alternativement en eau douce et en eau salée ; cette modification peut être exercée sans indemnité de la part de l’État[73], ce qui démontre bien la prévalence du respect de l’environnement, au-delà des situations juridiques des riverains.

Globalement, les spécialistes soulignent que « l’administration tend à restreindre le droit de riveraineté, tant dans son étendue que dans son exercice, au nom de l’intérêt public[74] ». L’État et les collectivités territoriales interviennent de manière importante dans la gestion des cours d’eau non domaniaux, à tel point que certains ont pu employer le terme « publicisation ».

2.3 La création non appliquée d’une catégorie de cours d’eau autre que celle des cours d’eau domaniaux ou non domaniaux

La loi du 16 décembre 1964[75] avait créé une catégorie supplémentaire de cours d’eau, soit les cours d’eau mixtes. Cette catégorie n’a jamais été mise en oeuvre[76] et a été supprimée par la loi du 3 janvier 1992[77]. Elle constituait pourtant une tentative de rapprochement des régimes juridiques des cours d’eau. Selon la loi de 1964, le droit d’usage de l’eau des cours d’eau mixtes aurait appartenu à l’État et le lit, aux riverains. Les droits des riverains existants auraient été supprimés — totalement ou partiellement — dans les limites d’une procédure d’expropriation pour cause d’utilité publique. Toutefois, les droits fondés en titre auraient été réservés.

Des cours d’eau non domaniaux (dans leur entier ou en partie) auraient pu faire l’objet d’un classement effectué par décret en Conseil d’État, après enquête d’utilité publique et sur avis du ministre chargé de la police ou de la gestion de cours d’eau et des ministres intéressés[78]. Un ensemble de consultations auprès des services compétents devait être organisé. La procédure de classement était donc lourde, notamment pour protéger les propriétaires riverains.

L’idée générale de la création des cours d’eau mixtes était de « domanialiser » une partie en tout cas des usages des cours d’eau non domaniaux pour mieux contrôler la ressource en eau[79]. Le ministre des Travaux publics et des Transports de l’époque avait souligné ceci : « [Q]uand l’eau est domanialisée pour d’autres utilisations que la navigation — alimentation des populations, irrigation, alimentation des voies navigables, utilisations industrielles — l’eau seule présente un intérêt général et il devient inutile de lier obligatoirement le lit à l’eau. C’est pourquoi nous avons créé cette section des cours d’eau mixtes[80]. »

L’institution des cours d’eau mixtes avait soulevé un grand nombre de protestations et éveillé de fortes craintes, notamment en ce qui concernait les droits d’usage de l’eau des riverains. Cependant, ceux-ci auraient conservé certains usages (par exemple, le droit de pêche ou les droits fondés en titre). Par ailleurs, « les opposants au régime nouveau craignaient qu’il faudrait une décision de l’État “pour obtenir la moindre goutte d’eau”. On mettait aussi en avant la crainte d’une sorte de nationalisation technocratique de l’eau[81] ».

Au total, le droit actuellement applicable aux cours en France est loin d’être parfaitement limpide. Philippe Marc a souligné récemment ce qui suit :

Les cours d’eau se perdent largement dans les méandres du droit […] Les petits ruisseaux législatifs ont fini par donner un grand fleuve méandreux de textes. En résumé, le droit applicable aux cours d’eau donne l’impression d’un véritable “maquis juridique”, où s’entrecroisent des protections diverses et interviennent de nombreuses codifications et administrations, sans cohérence lisible. Cet imbroglio qui empêche toute caractérisation juridique des cours d’eau, limite, sans aucun doute, la mise en place de projets spécifiques[82].

Une bonne gestion de l’eau dans le cas des cours d’eau est délicate du fait même de la coexistence de plusieurs régimes juridiques. Dans un bassin versant se trouvent plusieurs cours d’eau, certains étant parfois des cours d’eau domaniaux, d’autres, des cours d’eau non domaniaux[83], avec une multitude de propriétaires. Ce sont autant de droits de propriété, de droits d’usage. Or, le droit récent prend en considération l’idée d’une unité de la ressource en eau, ce qui peut sembler en contradiction avec la diversité des règles applicables aux cours d’eau.

Le droit des cours d’eau, à l’instar du droit de l’eau en général, est un droit très — et certainement trop — complexe : règles de droit public et de droit privé parfois largement imbriquées ; régimes juridiques différents selon les cours d’eau ; multitude de propriétaires, publics ou privés ; droits de propriété et d’usages parfois très spécifiques ; textes pas toujours parfaitement bien rédigés et clairs (avec, par exemple, la survivance de rédactions anciennes d’articles du Code civil). L’accumulation de textes, sans simplification systématique, fait penser à un ensemble géologique de strates formées au fur et à mesure des approches scientifiques, subissant l’influence des groupes de pression, des conflits d’intérêts, des réticences au changement, de l’affirmation marquée du droit de propriété en France.

Certes, il est possible, mais pour l’heure à la marge, de parler au-delà de cette diversité d’une certaine unité, ou d’une unité partielle concernant le droit des cours d’eau. En effet, quelques aspects obéissent aux mêmes règles, ou à des règles très proches, peu importe le type de cours d’eau. Il en va ainsi notamment du régime des alluvions, atterrissements, îles… ou de l’entretien des cours d’eau, par exemple. Et au-delà, l’unité du droit des cours d’eau transparaît au travers du droit de l’environnement, dont certaines règles s’appliquent quel que soit le type de cours d’eau (en ce qui concerne, par exemple, les pollutions).

En l’état actuel des choses, l’État fait l’économie d’un changement de régime juridique substantiel des cours d’eau, en développant ses pouvoirs et son interventionnisme sur les cours d’eau non domaniaux, tout en laissant à de très nombreux riverains l’obligation d’entretien de ces cours d’eau.

L’exemple récent de l’application de la directive-cadre européenne d’octobre 2000 constitue une illustration flagrante de cet élargissement de l’interventionnisme étatique en matière de cours d’eau non domaniaux. Les droits de propriété et d’usage des cours d’eau non domaniaux seraient-ils ainsi relégués à un niveau inférieur, l’intérêt général les circonscrivant de manière de plus en plus marquée ?