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La professeure Louise Langevin, de l’Université Laval, avec l’appui de l’Agence universitaire de la Francophonie et de la Chaire Claire-Bonenfant sur la condition des femmes, propose un collectif qui plaira à coup sûr aux juristes qui se préoccupent de la condition féminine, mais aussi aux lecteurs et aux lectrices qui se soucient de l’accès concret à la modernité juridique à l’intérieur de sociétés contemporaines que nous souhaitons égalitaires et démocratiques. Avec la collaboration de professeures-chercheuses venant de différentes universités du Canada (Québec et Ontario), mais aussi de l’Afrique (Sénégal) et de l’Europe (France), l’auteure annonce en quatrième de couverture que son ouvrage « a pour objet d’analyser la manière dont le droit appréhende les rapports sociaux de sexe, c’est-à-dire de quelles façons le droit prend en considération ou ignore la catégorie « femmes » en tenant compte des contextes ». En fait, cet ouvrage, qui se lit comme un roman tant il est passionnant, regroupe des exercices intellectuels de nature très variée, ce qui illustre bien le caractère non homogène et positivement pluriel des écrits savants qu’englobe aujourd’hui la large et inclusive bannière des études féministes en droit.

L’ouvrage comprend, bien sûr, de rigoureuses analyses juridiques standard. Par exemple, on scrute les dispositions d’un projet de loi nouveau prometteur, en droit de la famille au Bénin, et l’on en indique les lacunes législatives (Koupo). On observe les développements jurisprudentiels sinueux du droit d’asile pour les femmes relativement à la Convention de Genève, et l’on précise l’enjeu juridique d’une tendance grandissante à écarter ces dernières du statut de réfugiée au profit d’une catégorie résiduelle (Jaillardon). Cependant, en parallèle s’y trouvent aussi des mises en situation et des revues historiques instructives et enlevantes – l’histoire d’un nécessaire engagement féminin et féministe dans l’action protectrice de l’environnement (Rochette) ou l’histoire sénégalaise Wolof de l’institution traditionnelle de la lingeer, concept de pouvoir politique impérativement en tout ou partie féminin (Camara) –, des essais d’ordre militant ou stratégiques (Camara/Langevin) et des analyses sociologiques. Revient alors l’invariable et triste rappel d’une effectivité inattendue et peu glorieuse de dispositions de droit positif dont on pouvait logiquement attendre une amélioration concrète de la condition féminine. Nous le savons depuis longtemps, mais il convient vraisemblablement de le rappeler encore haut et fort : une loi ne produit pas nécessairement le changement social espéré. La mise en oeuvre des lois protectrices rencontre mille et un obstacles que suppose, inlassablement et toujours, l’inertie socioculturelle. Ainsi, devant le droit d’asile pour les femmes, « le rôle que peut jouer le juge est dépendant de la procédure pour le saisir » (Jaillardon, p. 58). Les femmes martèlent encore : « Tous ces problèmes rendent illusoire la protection des femmes contre les violences par le seul État. Des réponses sociales s’avèrent nécessaires pour compléter l’action de l’État » (Sow-Sidibe, p. 125). « Compte tenu des limites inhérentes au droit, la stratégie juridique n’est peut-être pas la meilleure » (Langevin, p. 213). Tant que le paradigme juridique dominant aura pour effet d’entretenir chez les juristes le fantasme démiurgique d’un droit étatique par définition socialement tout-puissant, il conviendra probablement de répéter cette vérité sociologique de base...

La force principale de l’ouvrage réside probablement dans la profondeur intellectuelle et la fine complexité de plusieurs de ses analyses. Indicateur vraisemblable d’une discipline actuellement marquée par le besoin pressant d’un renouvellement de méthode, la majorité des auteures partagent des interrogations d’ordre épistémologique. Qu’est-ce qu’une façon juridiquement appropriée de penser et d’articuler un droit positif égalitaire devant le pluralisme (juridique, religieux ou paradigmatique) qui marque le temps présent? Cette dernière question est posée de différentes façons, les auteures la répétant chacune à sa manière. Le lecteur ou la lectrice observera avec plaisir qu’aucun de ces écrits ne considère les réponses comme relevant de la facilité ou de l’évidence. À l’intérieur d’une science du droit rigoureuse et cohérente, comment faire place à l’institution islamique du Mahr, par exemple, lorsque ce traditionnel cadeau offert par le mari à la mariée se transforme, ici, au moment du divorce, en réclamation parallèle qui double celles qu’offrent déjà nos lois locales? s’interroge brillamment Pascale Fournier, à l’occasion d’un original « carnet de voyage » intellectuel (p. 82) où transparaît une compréhension théorique fine et nuancée des enjeux nombreux de l’interculturalité.

Dans un écrit tout aussi brillant, mais au reste audacieux voire frondeur, d’une rigueur intellectuelle implacable, Lori G. Beaman et Huguette Bourgeois relèvent le fort potentiel d’hypocrisie et le haut risque de filtrage ethnique qu’abrite notre attitude juridique historique relativement à la polygamie. Elles en appellent à une nouvelle visite méthodologique par une nécessaire et urgente prise en considération du fait scientifique dans le raisonnement juridique. On s’attaque aussi à la façon canonique d’approcher un questionnement juridique en mettant en évidence la haute importance d’une approche plus réflexive et critique : une approche capable, d’une part, dans certains secteurs militants, d’émanciper l’action féministe des caractères lourdement patriarcaux des paradigmes fréquemment rencontrés (Rochette); une approche capable, d’autre part, dans l’enseignement du droit au premier cycle, d’émanciper le professeur ou la professeure des traditions entravantes d’un positivisme rigide, trop peu adapté au contexte contemporain et à une nécessaire promotion renouvelée des valeurs féministes auprès de jeunes générations que dessert le sens commun.

Soulignons enfin, au passage, l’intéressante et utile réflexion sur le potentiel de colonisation occidentale que peut supposer une ouverture aux valeurs féministes lorsqu’on est Africaine (Camara). À l’heure où, en parallèle, tant de féministes musulmanes se plaignent d’une double exclusion, en tant que femme et en tant que « femme présumée non féministe » à l’intérieur des rangs féministes occidentaux, le propos se révèle on ne peut plus d’actualité.

Finalement, dans cet ouvrage, féministes, juristes ainsi qu’intellectuelles et intellectuels de tout acabit trouveront leur compte. Les professeurs et les professeures de droit, tout particulièrement, y trouveront une grande source d’inspiration. Du point de vue de l’approche du juridique et de la formation des futurs juristes, les études féministes révèlent leur puissante vertu libératrice de réflexes positivistes ancrés, de l’ancestrale peur kelsénienne du politique et de l’engagement... comme en témoigne la sympathique, authentique et candide confession de Muriel Paradelle qui, au travers de ces études d’un genre paradigmatique nouveau, fait un peu figure d’Alice ayant traversé le miroir du droit en Amérique... Ces approches ouvrent en outre toute grande la porte aux sciences humaines et sociales et à l’incontournable réflexion sur la mise en oeuvre du droit dans la production d’un changement social voulu par un législateur. Quant aux juristes lassés de l’ordinaire, en quête de voyage en terre disciplinaire étrangère, ce collectif a de fortes chances de leur plaire ou de les rejoindre de quelque façon. Dans tous les cas, il les interpellera à coup sûr.

Bref, un ouvrage qui vaut plus que le détour...