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Qui connaît bien Éva Circé-Côté? Moi, comme plusieurs personnes, je ne savais rien d’elle avant d’entendre un chroniqueur à la radio parler de la publication d’Andrée Lévesque portant sur la vie et l’oeuvre de cette femme née durant la seconde partie du XIXe siècle et décédée au milieu des années 1900. Il se trouve que cette femme est l’une de celles qui, par leur fidélité à un idéal de justice pour leurs semblables, a posé, en parallèle avec d’autres qui se battaient peut-être de façon plus consciente et organisée, les jalons de changements déterminants pour le Québec, pour les Québécois et plus particulièrement pour les Québécoises.

L’ouvrage consacré à cette libre-penseuse remarquable se divise en deux parties : la première est plus biographique et personnelle; la seconde, plus analytique quant à la contribution d’Éva Circé-Côté à l’avancement des idées progressistes qui ont mené le Québec à ce que l’on a appelé la « Révolution tranquille ». On y apprend qu’elle est née le 31 janvier 1871, le jour même de la mort de Louis-Joseph Papineau, qui peut être qualifié de héros dans la vie de Marie Arzélie Éva Circé, devenue Éva Circé-Côté après son mariage avec le docteur Pierre-Salomon Côté, décédé très jeune à l’âge de 33 ans d’une tuberculose intestinale. Elle a eu une fille prénommée Ève, qu’elle a élevée seule en mère de famille monoparentale avant la lettre, bien que sa propre mère lui ait donné un solide coup de main dans l’organisation de la vie matérielle pendant qu’elle menait de front sa carrière de journaliste et de bibliothécaire.

À sa manière, sa fille Ève a fait oeuvre de pionnière puisqu’elle est la première Montréalaise « à revêtir l’uniforme du Corps auxiliaire féminin de l’aviation canadienne, qui devient bientôt la Division féminine de l’Aviation royale » (p. 205). Elle avait d’abord suivi les traces de sa mère en choisissant de faire des études en bibliothéconomie. Quoi qu’il en soit, après la guerre, Ève « devient une des premières femmes courtières en valeurs et ouvre un bureau rue Saint-Jacques » (p. 209).

Comme d’autres pionnières du journalisme qui ont vécu à la même époque, pour ne citer que Robertine Barry (Desjardins 2010) dont la première partie d’une biographie a paru récemment, Éva Circé-Côté a publié en utilisant divers pseudonymes, à commencer par Colombine, Musette, Jean Bard, Fantasio, Jean Nay, Jean Ney, Paul S. Bédard, Arthur Maheu, Julien St-Michel et quelques autres encore. Elle a rédigé tout près de 1 800 chroniques, cartes, poèmes et critiques dans plus d’une vingtaine de journaux en français et en anglais. Elle a également publié en 1903 un recueil de chroniques, poèmes et conférences (Bleu, blanc, rouge : Poésie, paysages, causeries) et a été auteure de théâtre : sa pièce Hindelang et De Lorimier a été jouée et acclamée au Théâtre national français la même année. Elle a, de plus, été nommée bibliothécaire et est devenue conservatrice de la Bibliothèque technique de Montréal, première bibliothèque publique et gratuite de cette ville. Elle y a oeuvré fidèlement jusqu’au 15 septembre 1932 où, à l’âge de 61 ans, elle a été remerciée de ses services, après avoir connu de nombreux déboires en matière d’équité salariale, comme on le dirait aujourd’hui, et avoir cumulé différentes fonctions par nécessité économique avant toute chose.

L’une des premières manifestations d’intégrité et de courage dont Éva Circé-Côté a fait preuve a sans doute consisté dans le respect des dernières volontés de son époux qui s’est concrétisé par la mise à l’écart des traditions religieuses lors des obsèques et au choix de l’incinération de sa dépouille, dans un Québec où ordres public et religieux s’enchevêtraient. Cette prise de position a peut-être eu par la suite des conséquences aussi lourdes que la perte de son mari en l’isolant à l’extrême. Cependant, toute sa vie durant, elle n’aura de cesse de lutter pour ces valeurs de laïcité, de patriotisme et de libéralisme qui étaient siennes, « contre la corruption des édiles, (…) pour l’instruction publique et une réforme de l’éducation, (contre) la peine de mort et (pour) le progrès » (p. 99).

Pendant la Première Guerre mondiale, alors que le Canada, comme tout pays en guerre, censure les médias, Éva Circé-Côté prend une fois de plus position contre ces atteintes à la liberté à travers un pseudonyme, sans quoi elle n’aurait jamais pu garder son emploi de bibliothécaire. Elle plaide en faveur de l’appui à la France, la mère patrie, contre la conscription, les profits abusifs et l’intrusion de l’État (p. 141).

Dans le chapitre intitulé « Les féminismes, réformes sociales et droits des femmes », l’auteure n’est pas sans relever certaines contradictions et des excès de langage dans les prises de position d’Éva Circé-Côté sous divers noms, mais toujours en respectant cette mission qu’elle s’était donnée très tôt dans la vie (p. 45) :

Lutter pour les idées généreuses et hardies, défendre les démunis, parce que leur souffrance a toujours raison contre la peur, célébrer tout ce que la nature a de superbe, tout ce que l’art a de consolant, tout ce que la science donne d’espoir à l’humanité, se pencher sur les geôles pour y suspendre une injustice, veiller à l’éducation des petits, au respect dû à la femme, vouloir le repos des siens, faire de cette plume un outil de délivrance, proclamer le chant d’amour, de penser, d’admirer, de vivre, et tout cela sans bruit, sans l’expectative d’une vaine gloriole, avec l’espérance seulement d’être utile, douce et consolante au malheur.

Éva Circé-Côté est décédée en 1949, à l’âge de 78 ans, subitement et dans l’anonymat. Le fait d’écrire sous des noms d’emprunt, des noms d’hommes la plupart du temps, s’est révélé une arme à double tranchant. Tout en se donnant ainsi une marge de liberté, plutôt que de voir ses propos dépréciés du simple fait qu’ils venaient d’une femme, elle s’est trouvée privée de la reconnaissance qui émane généralement au terme d’une vie prolifique comme la sienne. En ce sens, Andrée Lévesque contribue, par son ouvrage, à jeter un peu de lumière sur une de celles qui a participé, tant par son engagement dans la vie de tous les jours que par ses textes, à façonner le Québec moderne que l’on connaît.

Éva Circé-Côté était urbaine. Elle a assisté à la transformation de Montréal qui s’est étalée durant la première partie du XXe siècle. Elle y a connu l’avènement de l’électricité et des tramways, du cinéma et de la radio. Elle a participé sur le plan des idées et dans son vécu personnel à l’évolution de la société québécoise et à l’avancement social des femmes. Concernant ses nombreuses interventions, on peut certainement ajouter qu’elle a été l’âme de ce qui est devenu la Grande bibliothèque de Montréal.