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D’une surface de 226 000 km2, le golfe du Saint-Laurent se présente comme un sas relativement fermé entre le fleuve et l’océan Atlantique avec lequel il communique par trois détroits : Belle-Isle, Cabot et Canso (figure 1). Au regard de la carte, on pourrait le considérer comme un espace intranational canadien. Cependant, le Canada a mis du temps pour s’y retrouver partout chez lui, notamment dans la mesure où Terre-Neuve n’a intégré la confédération canadienne qu’en 1949. Par ailleurs, l’importance de la ressource halieutique a longtemps attiré en grand nombre des pêcheurs venus d’Europe. Enfin, il convient de rappeler que le golfe constitue un débouché maritime pour la région canado-étasunienne des Grands Lacs (Camu, 2005). Pour replacer ce texte dans le contexte du colloque qui l’a suggéré, le golfe du Saint-Laurent n’est plus « en guerre [1] ». Mais il s’agit toujours d’un espace à propos duquel se décline la notion de conflits, qui a un spectre sémantique relativement large, soit de la simple concurrence à la guerre (Boulding, 1962 ; Touraine, 1965). Ces conflits, à l’instar de ce qui se joue à l’échelle globale, se sont dans une très large mesure déplacés verticalement. De maritimes, les enjeux sont devenus marins [2], voire sous-marins : on ne s’y bat plus sur l’eau, on n’y entrave plus le déplacement des navires, mais on s’attache à y restreindre l’activité des flottilles de pêche étrangères et on s’interroge sur les modalités de partage en cas de présence d’hydrocarbures dans le sous-sol sous-marin.

Figure 1

Le partage du golfe du Saint-Laurent proposé par les provinces (1964)

Le partage du golfe du Saint-Laurent proposé par les provinces (1964)
Source : ministère des Ressources naturelles

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Qu’on s’intéresse aux épisodes militaires s’étant déroulés dans le golfe du Saint-Laurent ou à la longue histoire de la pêche dans la région, à l’hydrologie marine ou à l’impact des activités humaines sur l’environnement, ce secteur a fait l’objet d’un nombre important de recherches et de publications. Il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’améliorer les connaissances dans les uns ou les autres de ces domaines, mais plutôt de s’interroger sur la façon dont les événements ou les processus qui ont ou ont eu le golfe pour cadre peuvent se rattacher à un phénomène universel, celui de la mutation des conflits d’appropriation de l’espace marin. L’objectif de ce texte consiste donc, d’une part, à vérifier l’hypothèse selon laquelle le golfe du Saint-Laurent constituerait à cet égard un exemple particulièrement illustratif et, d’autre part, qu’il en développerait des formes spécifiques tenant à la complexité des rapports de force intracanadiens.

La mer, un espace-enjeu tridimensionnel

Une réflexion sur la problématique de l’appropriation de l’espace marin conduit à en identifier différentes étapes dont l’enchaînement se traduit par ce qu’on pourrait qualifier d’enfoncement des enjeux.

Les contraintes maritimes, donc strictement liées à la notion de déplacement sur l’eau, font désormais dans une très large mesure partie du passé. D’un point de vue juridique, dès le début du XVIIe siècle, les prétentions ibériques puis britanniques à s’octroyer la souveraineté sur les océans ne résistent pas aux arguments élaborés en 1609 par le juriste hollandais Grotius (De Pauw, 1965). En ce qui concerne l’évolution des techniques de navigation, vers la fin du XIXe siècle, les progrès de la propulsion avaient quasiment affranchi les hommes des contraintes nautiques. Par ailleurs, dans le cadre d’un conflit armé entre deux nations, les épisodes maritimes sont devenus rarissimes. Il n’y a plus guère que la piraterie, phénomène ponctuellement favorisé par des carences régaliennes, qui constitue encore au début du XXIe siècle une menace pour la libre circulation des navires.

La pêche, activité hyperdominante concernant les eaux proprement dites, est quant à elle une pratique universelle dont l’origine se confond à coup sûr avec les premiers temps de la fréquentation des littoraux par l’espèce humaine. Mais l’accroissement exponentiel des pressions qualitatives et quantitatives de l’effort de pêche sur la ressource halieutique a conduit progressivement les sociétés à s’affronter, à trouver tant bien que mal des modalités de partage et, enfin, à essayer de se donner les moyens de faire face à une raréfaction qui affecte nombre d’espèces et bien des secteurs.

La présence d’hydrocarbures dans le sous-sol marin constitue l’étage inférieur de cette lecture verticale des enjeux liés à l’appropriation de l’océan global. La hausse des prix du pétrole brut et du gaz autorise la perspective d’une part toujours plus grande – permise par l’amélioration continue de la technologie – occupée par l’exploitation offshore par rapport à la production totale. On peut estimer que la volonté d’extension du plateau continental et de la Zone économique exclusive, qui mobilise de façon croissante les États, est dans de nombreux cas déterminée par la possibilité d’en tirer de nouvelles ressources en hydrocarbures.

Enfin, les enjeux environnementaux, qu’ils concernent différents types de pollution ou encore les impacts négatifs des activités extractives sur la faune et la flore marines, ont plus récemment encore investi le champ des conflits ayant la mer comme support. L’histoire des conflits marins dans le golfe du Saint-Laurent apparaît, dans son déroulement comme dans la nature des épisodes dont le golfe a été le théâtre, conforme à cette évolution globale.

Pirates, corsaires et navires militaires dans le golfe du Saint-Laurent

On ne sait rien des avatars nautiques qu’ont pu provoquer ou endurer les populations amérindiennes, précoces utilisatrices de ce débouché du grand fleuve, lui-même voie de pénétration majeure à l’intérieur du continent nord-américain. L’histoire connue des agressions maritimes commence avec l’occupation européenne. Ici comme ailleurs, c’est d’abord le pirate qui alimente l’insécurité (Lapouge, 1987). Mais avant que ne s’établissent progressivement les droits et devoirs des corsaires envers le pouvoir royal, la classique distinction entre piraterie et course est là aussi difficile à établir. Quoi qu’il en soit, la région du golfe est assurément propice aux agressions des navires marchands. Les îles – Anticosti, Mingan, Saint-Paul notamment – font des repaires de choix et les nombreux havres, anses et baies favorisent également la recherche de la bonne fortune. Vers la fin du XVIIe siècle, l’intendant Jean Talon [3] et le gouverneur Frontenac [4] encouragent les initiatives privées destinées à contrecarrer respectivement les agissements espagnols et anglais. Tout au long de cette seconde guerre de Cent ans qui oppose les puissances européennes – et en tout premier lieu l’Angleterre à la France – entre 1688 et 1814, les faits de course qui ont la région maritime du Saint-Laurent pour cadre constituent la déclinaison nord-américaine d’une pratique qu’on retrouve alors à son apogée dans d’autres points du globe – Caraïbes et océan Indien essentiellement – où les belligérants européens se côtoient. Pendant la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714), la course encouragée par le gouverneur Vaudreuil permet aux Canadiens de pallier les insuffisances royales [5]. À la fois moyen de s’enrichir et facteur de nuisances pour l’ennemi, elle devient alors vitale en aidant au ravitaillement de colonies en difficulté. Les prises de Québec en 1759 puis de Montréal en 1760 n’entraînent pas la disparition des corsaires français. Pour certains, tel Joseph Dugas, les affaires continuent après la chute de la Nouvelle-France (Pothier, 1980).

Plus tard, d’autres acteurs s’invitent dans le golfe, dans le contexte de la guerre d’Indépendance américaine. Les corsaires issus des colonies anglaises perpétuent une tradition bien établie pour ces marins de la Nouvelle-Angleterre consistant à venir dans le golfe gêner l’ennemi conjoncturel. Au siècle précédent, les colons britanniques de Salem venaient y troubler le commerce des Français. Ce sont désormais des citoyens des États-Unis, encouragés par les lettres de marque émises par le Congrès, qui s’en prennent aux intérêts britanniques. C’est au cours de la Guerre anglo-américaine (1812-1814) que se négocient les ultimes prises dans le golfe du Saint-Laurent, qui en constitue une scène périphérique (Gardiner, 1998).

Ce n’est qu’un siècle plus tard que le golfe redevient un théâtre d’affrontements navals. Au cours des deux guerres mondiales, la sécurité de la route maritime du Saint-Laurent représente un enjeu stratégique dans la mesure où l’Allemagne cherche à troubler le trafic maritime destiné – à partir de l’Amérique du Nord – à soutenir la Grande-Bretagne assiégée, à préparer les débarquements sur le continent et à alimenter en hommes, matériel et approvisionnement le gigantesque effort de guerre des Alliés. Si, au cours de la Première Guerre, les opérations allemandes se concentrent essentiellement sur un secteur de l’Atlantique compris entre le cap Hatteras et Halifax (Hadley et Sarty, 1991), le second conflit met le fleuve et le golfe dans une situation autrement plus exposée. La figure menaçante des U-Boats en est l’acteur principal. De mai à octobre 1942 puis de novembre 1944 à avril 1945, des dizaines d’attaques, la plupart concentrées autour de la péninsule gaspésienne, font plusieurs centaines de victimes au cours de cette « drôle de guerre » portée au plus près des ennemis américains et occultée par les autorités canadiennes qui imposent le silence sur les pertes, souhaitant ainsi éviter une psychose inévitablement démultipliée par le caractère insaisissable de l’adversaire (Hadley, 1985).

Le long processus d’exclusion des flottilles européennes du golfe

Les pêcheurs canadiens ont eu leur lot de problèmes avec leurs homologues venus de la Nouvelle-Angleterre. Même si la Convention de 1818 permet à ces derniers de revenir pêcher dans certaines parties du golfe, de se servir d’abris côtiers ou encore d’utiliser des secteurs littoraux non habités pour sécher leurs prises, et si un traité de réciprocité réduit ensuite les risques de conflits entre 1854 et 1866, les problèmes de cohabitation peuvent encore parfois tourner à l’affrontement, notamment en Gaspésie (Desjardins et al., 1999). Mais ce sont essentiellement des pêcheurs originaires de contrées plus lointaines, et sur une durée bien plus longue, qui partagent les ressources du golfe avec les riverains.

On parle souvent de droits historiques quand on évoque la pêche. Il n’y a pas à cet égard d’exemples aussi probants sur le long terme que cette migration annuelle de dizaines de milliers de pêcheurs européens – notamment français – traversant l’Atlantique, sur une période d’environ quatre siècles (Hornsby, 2005 ; Innis, 1940 ; La Morandière, 1962). Dans le golfe du Saint-Laurent, les premiers reculs les concernant sont liés à l’hégémonie militaire britannique en Amérique du Nord. Le traité d’Utrecht (1713) affaiblit en effet nettement les positions françaises en Acadie en les cantonnant aux îles Royale et Saint-Jean. Puis le traité de Paris (1763) organise le démantèlement de la Nouvelle-France. La France ne dispose alors plus dans la région que de Saint-Pierre-et-Miquelon, petit archipel de 242 km2 strictement dédié au soutien des pêcheurs venus de France. En affectant durement la présence des Français sur le littoral du golfe, les traités d’Utrecht et de Paris ont également pour incidence de réduire leurs accès aux zones de pêche de la région. Dans la mesure où les établissements à terre sont indispensables pour mener à bien le type de pêche pratiquée alors, il n’y a plus que l’exclusivité accordée aux pêcheurs français sur une portion occidentale du littoral terre-neuvien[6] – nommé Petit Nord par les Français et French Shore par les Anglais – qui le permet. En 1904, l’accès au Petit Nord est sacrifié dans le contexte du réchauffement des relations franco-britanniques connu sous le nom d’Entente Cordiale, les pêcheurs français conservant toutefois l’accès à la bande des trois milles qui lui est adjacente.

Concernant les dynamiques territoriales, la course au partage de l’océan devient un phénomène marquant au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Le Canada, pays qui possède le plus long littoral au monde et le deuxième plateau continental, suit cette évolution de près, quand il ne la devance pas (Beesley, 1978 ; Johnson et Zacker, 1977 ; Johnston, 1985, Matthews, 1996). Cette politique volontariste a des répercussions sur la fréquentation européenne des eaux adjacentes de ce pays. Dans un premier temps, les pêcheurs français sont relativement épargnés. En effet, lorsqu’en 1971 le Canada ferme le golfe en établissant « des lignes de fermeture de pêche dans les détroits de Belle Isle et de Cabot » (Labrecque, 1993), leurs droits sont confirmés.

L’année suivante, cependant, les Français perdent l’accès à la bande des trois milles de l’ancien French Shore alors que le Canada confirme leurs droits à l’accès au golfe en établissant toutefois une distinction entre les armements métropolitains, dont les droits seront éteints en 1986, et ceux de Saint-Pierre-et-Miquelon non soumis à cette date butoir [7].

Ces dispositions portent la marque d’un rapport privilégié avec la France qui s’explique par la permanence historique de l’activité halieutique des Français dans la région et par la proximité de Saint-Pierre-et-Miquelon. Le Canada donne cependant l’impression de s’employer à grignoter les avantages afférant à ce lien particulier dans la mesure où, en 1986, il accorde aux pêcheurs de l’archipel français un quota de 3000 tonnes, jugé très insuffisant par ces derniers. La période 1986-1988 est très tendue, avec quelques-uns des ingrédients habituels de conflits d’ordre halieutique qui s’enveniment, à savoir la provocation sous forme de pêche illégale exercée avec des élus à bord entraînant arraisonnement et emprisonnement. Ces épisodes se concluent par la fermeture des ports canadiens aux chalutiers français.

En 1992, au vu d’enquêtes scientifiques montrant une raréfaction de la ressource en morue, le Canada décrète un moratoire. Cette décision unilatérale, ajoutée à celle du tribunal de New York qui, quelques mois plus tôt, avait rendu un arbitrage quant aux limites internationales entre le Canada et la France autour de Saint-Pierre-et-Miquelon généralement considéré comme favorable au premier, plonge le territoire français dans une crise existentielle dont il a du mal à se relever. En 1994, des accords bilatéraux destinés à atténuer les effets négatifs des décisions prises deux ans plus tôt sont signés au niveau gouvernemental. Ils prévoient une reprise très partielle de la pêche avec des droits français dans la Zone économique exclusive (ZEE) canadienne à proximité de Saint-Pierre-et-Miquelon ainsi que dans le golfe du Saint-Laurent, mais pour des quantités extrêmement limitées en nombre d’espèces et en niveau de quotas [8]. Qui plus est, la structure de la flottille de l’archipel français ne lui permet pas, en raison des mesures techniques encadrant l’effort de pêche, de venir pêcher ces quotas [9].

Au début du XXIe siècle, en se débarrassant des ultimes engagements envers les pêcheurs européens qui pouvaient encore il y une vingtaine d’années se prévaloir de droits historiques, le Canada a donc quasiment réglé la question de la concurrence de pêcheurs étrangers dans les eaux du golfe du Saint-Laurent.

Mais l’appropriation de la colonne d’eau à des fins halieutiques finalisée en 1971 par le Canada ne signifie pas aux yeux de tous que le pays puisse faire état de sa souveraineté – ce « pouvoir éminent et exclusif » (Brunet et al., 1992) – sur le golfe du Saint-Laurent. Cette question fait en effet l’objet de réponses divergentes. Ainsi, Henri Dorion (2001) rappelle, dans une mise à jour de travaux effectués en 1991, que « l’opinion majoritaire mais non unanime sur cet aspect de la question était à l’effet qu’il s’agit d’eaux intérieures canadiennes ». On peut considérer que la nuance exprimée dans l’assertion « mais non unanime » s’applique essentiellement à la position des États-Unis. En effet, il convient à cet égard de préciser que ni le golfe du Saint-Laurent ni les détroits du Nord-Ouest ne sont reconnus comme étant sous souveraineté canadienne par les États-Unis, pour lesquels ils constituent un espace maritime stratégique (Charney, 1992a et b). Par ailleurs, la pertinence quant à la mobilisation évoquée par Henri Dorion de « la théorie des baies historiques », comme étant de nature à justifier le statut d’eaux intérieures concernant le golfe du Saint-Laurent, n’est pas forcément établie, dans la mesure où

si le golfe de Gabès, la baie de Granville et la baie d’Hudson peuvent être considérés comme historiques, d’autres voient leur statut contesté parce que les trois conditions ne sont pas réalisées : par exemple le golfe du Saint-Laurent, qui, jusqu’en 1949, était bordé par plus d’un État, et qui, de surcroît, n’est reconnu ni par les États-Unis ni par la France, notamment pour le motif que la souveraineté canadienne ne s’y est pas clairement manifestée.

Labrecque, 1998 : 50

Mais les divergences quant au statut du golfe du Saint-Laurent ne se circonscrivent pas au niveau international. À l’échelle intracanadienne, ce plan d’eau fait l’objet de désaccords entre les pouvoirs fédéral et provinciaux dans le contexte de l’intérêt suscité par la région en matière d’exploitation des hydrocarbures.

Les conflits d’appropriation intracanadiens dans le golfe du Saint-Laurent

Le Québec est – notamment en raison de la situation des îles d’Anticosti et de la Madeleine – particulièrement concerné par le partage d’éventuelles ressources en hydrocarbures dans le golfe du Saint-Laurent. Il n’est donc pas surprenant que dès 1964, son gouvernement, alors dirigé par Jean Lesage, ait été à l’origine d’une entente avec les provinces atlantiques. Cette démarche exprimait une position commune consistant à considérer que la propriété sur les ressources du sous-sol était du domaine provincial. Des limites interprovinciales extracôtières furent donc proposées sur le principe de l’équidistance.

Cette position se heurte alors à celle du gouvernement fédéral, qui ne reconnaît aucune compétence exclusive aux cinq provinces dans la mesure où le golfe se situe selon lui au-delà de leurs limites, définies en ce qui concerne le Québec dans la Proclamation royale du 7 octobre 1763 par une ligne fermant l’estuaire du fleuve Saint-Laurent, de la rivière Saint-Jean au cap des Rosiers en passant par la pointe occidentale de l’île d’Anticosti [10] (figure 1). Autrement dit, « du côté du golfe du Saint-Laurent, le territoire du Québec se termine, d’une façon générale, à la ligne des basses eaux » (Brun et Tremblay, 2002).

La question des compétences provinciales dans d’autres secteurs marins canadiens a fait l’objet de différents arrêts. Ainsi, en 1984, une décision de la Cour suprême du Canada relative à la province de Terre-Neuve-et-Labrador déboute celle-ci de ses prétentions provinciales quant à la possession des droits d’exploration et d’exploitation des ressources du plateau continental [11]. Mais cette décision conduit les deux parties, à conclure un accord sur le partage des ressources pétrolières et gazières situées au large des côtes terre-neuviennes sans référence à une quelconque appropriation territoriale. Par ailleurs, un autre arrêt, daté du 17 mai 1982, établit une distinction entre le cas des provinces riveraines du golfe et celui de la Colombie-Britannique entrée dans la confédération après 1867 – en 1871 précisément – et qui peut donc pour cette raison disposer des eaux du détroit de Géorgie séparant l’île de Vancouver du continent.

L’angle d’attaque de cette question change quelque peu de nature dans le contexte référendaire et dans l’éventualité de l’accession du Québec à l’indépendance. La question des relations entre le Québec et le Canada, considérés en l’occurrence comme deux pays voisins, a eu pour incidence de réactiver la réflexion sur la délimitation d’un territoire national québécois incluant tout naturellement une mer territoriale, une zone contiguë, une Zone économique exclusive ainsi qu’un plateau continental, et ce, notamment en fonction de la nouvelle donne internationale mise en oeuvre par la troisième Convention des Nations Unies sur le droit de la mer conclue à Montego Bay en 1982. La Commission d’étude sur l’intégrité du territoire du Québec – également nommée commission Dorion, du nom de son président – avait inauguré cette réflexion en 1966, soit peu après le blocage lié au différend de 1964. Cette instance avait réaffirmé la validité de la méthode de l’équidistance retenue par l’entente interprovinciale (Labrecque, 1993). En 1991, dans le cadre de la Loi sur le processus de détermination de l’avenir politique et constitutionnel du Québec, la Commission d’étude des questions afférentes à l’accession du Québec à la souveraineté, appelée commission Bélanger-Campeau, avait elle aussi étudié cette question et avait elle aussi confirmé le tracé de 1964. La perspective d’une frontière internationale dans le golfe du Saint-Laurent s’est depuis éloignée. Cependant, la question de son partage – même en considérant comme inaliénable la position fédérale – continue de se poser, en regard des éventuelles orientations économiques liées à la très probable présence d’importants gisements d’hydrocarbures dans la région. Si le principe de souveraineté provinciale sur les eaux du golfe est incompatible avec le droit constitutionnel canadien, il n’en demeure pas moins qu’il s’avère crucial pour les provinces riveraines de déterminer ce qui revient à chacune d’elles. Cette exigence passe donc obligatoirement par une délimitation dont la fonction ne serait pas de définir une quelconque frontière entre deux entités territoriales, en l’occurrence deux provinces canadiennes, mais strictement d’attribuer à ces dernières la part des retombées financières qui leur reviendrait en cas d’exploitation de gisements d’hydrocarbures.

C’est le sens de la décision prise le 26 mars 2002 par le tribunal réuni à Fredericton et chargé de trancher la question des limites entre les provinces de Terre-Neuve-et-Labrador et de Nouvelle-Écosse dans le chenal laurentien, à partir du détroit de Cabot jusqu’à la limite de la ZEE canadienne dans l’Atlantique, en dehors du golfe donc. Ce litige interprovincial était explicitement lié à la forte probabilité de présence d’importants gisements de gaz dans une région située entre deux zones offshore d’extraction d’hydrocarbures dans l’Atlantique canadien, l’Île de Sable (Nouvelle-Écosse) au sud-ouest et Hibernia (Terre-Neuve-et-Labrador) au nord-est. Le tribunal précise que si les provinces n’avaient pas compétence sur les eaux en question, elles devaient néanmoins toucher une partie des bénéfices tirés de l’exploitation dans les eaux fédérales. La conséquence logique de l’application du principe de réalité a donc été de déterminer une ligne de démarcation extracôtière séparant les deux provinces, qui n’est ni plus ni moins qu’une ligne géodésique définie par des cordonnées [12], strictement comme dans le cas de la définition d’une frontière internationale (figure 2).

Figure 2

Limite extracôtière entre la Nouvelle-Écosse et Terre-Neuve-et-Labrador

Limite extracôtière entre la Nouvelle-Écosse et Terre-Neuve-et-Labrador
Source : Gazette du Canada

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La conclusion de ce contentieux n’est pas passée inaperçue au Québec où elle a été interprétée comme un précédent de nature à justifier les aspirations provinciales [13]. Elle a donc immédiatement incité les milieux les plus concernés à relancer leurs prétentions. À cette occasion, le gouvernement du Québec a même réaffirmé

qu’une partie du lit du golfe du Saint-Laurent fait partie du territoire québécois sur la base de droits historiques de souveraineté et donc que les ressources naturelles présentes dans le sous-sol marin de ce territoire relèvent de sa compétence [14].

La réactivation de cette question s’inscrit dans le contexte de la forte probabilité d’un important gisement baptisé Old Harry et situé à environ 80 km au nord-est des Îles de la Madeleine, chevauchant ce qui serait une limite interprovinciale entre le Québec et Terre-Neuve-et-Labrador (figure 3). Les premières opérations liées à l’hypothèse d’une présence massive d’hydrocarbures dans le sous-sol du golfe remontent au milieu des années 1960. Sur une période d’une vingtaine d’années, des levés sismiques y sont effectués sur pas moins de 80 000 km. Ces opérations ont permis de confirmer le potentiel d’un gisement estimé, sans certitude qu’on ait affaire à du pétrole ou du gaz, entre 4000 et 5000 milliards de pieds cubes ou deux à trois milliards de barils, soit deux fois l’importance d’Hibernia – où l’on extrait du pétrole brut – et trois fois celle du gisement de gaz de l’Île de Sable [15]. En 1996, la compagnie néo-écossaise Corridor Resources Inc. obtient du gouvernement du Québec les permis de recherche dans une zone comprenant la structure Old Harry. Deux ans plus tard, le Canada et le Québec établissent un moratoire sur la délivrance de nouveaux permis de recherche d’hydrocarbures dans l’attente d’un règlement de la question de propriété des ressources minérales du sous-sol du golfe.

Figure 3

Permis d’exploration de la compagnie Corridor Resources Inc. dans le golfe du Saint-Laurent

Permis d’exploration de la compagnie Corridor Resources Inc. dans le golfe du Saint-Laurent
Source : Corridor Resources Inc.

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Mais si la décision de Fredericton a réveillé les appétits québécois, elle n’a pas, au grand dam des milieux industriels concernés ainsi que d’un certain nombre de personnalités politiques, contribué à éclaircir le débat entre Ottawa et Québec. Dès 2002, Hydro-Québec avait proposé une association à Corridor Resources Inc. et pris une option sur une participation dans un premier temps à 25 % dans le programme de forage de la compagnie néo-écossaise, l’objectif étant d’obtenir auprès du gouvernement canadien un permis de recherche afin de forer, dès 2003, la structure Harry « du côté Québec » (Hydro-Québec, 2002 : 68). Cependant, en 2010, le processus est toujours en panne. Un déblocage pourrait intervenir si le gouvernement fédéral adoptait une clause dite « grand-père » (Corridor Resources Inc., 2005 : 6) reprenant, en les validant donc à son niveau, les permis accordés par le gouvernement du Québec à Corridor Resources Inc. en 1996. En l’absence d’accord, cette option n’est toujours pas à l’ordre du jour.

L’éventualité d’une exploitation des ressources minérales du golfe du Saint-Laurent pose également la question des enjeux le concernant sur un autre terrain. Elle a en effet entraîné l’intrusion de nouveaux intervenants dans la liste des acteurs historiquement impliqués dans les conflits ayant ce secteur marin pour cadre. Que ce soit au stade des levés sismiques dont on considère parfois l’impact sur la vie faunique mal apprécié, ou à celui – hypothétique – d’éventuels accidents d’exploitation pouvant entraîner des dommages de type marée noire, différents groupes de pression – environnementalistes, pêcheurs, riverains – se sont alarmés et l’ont fait savoir [16]. Ce mouvement s’est structuré par la création de nombreuses associations dont la densité atteint probablement son maximum aux Îles-de-la-Madeleine, particulièrement concernées en vertu de leur situation centrale dans le golfe et de leur proximité des installations d’exploitation d’hydrocarbures qui pourraient être mises en place. À cet égard, l’explosion de la plateforme Deepwater Horizon dans le golfe du Mexique en avril 2010 est de nature à donner des arguments à ceux qui s’opposent à une telle orientation.

Conclusion

Au cours de l’histoire, et jusqu’à aujourd’hui, le golfe du Saint-Laurent a présenté une gamme relativement complète des conflits marins sur l’eau, dans l’eau et sous l’eau. Il apparaît donc comme un espace marin largement socialisé avec un ensemble d’intervenants – pêcheurs, riverains, industriels – susceptibles de se côtoyer et dont les activités peuvent éventuellement entrer en concurrence, voire s’avérer incompatibles. Mais il présente également une caractéristique de géopolitique interne particulièrement intéressante en raison du croisement de deux problématiques de nature très différente que sont, d’une part, la pression économique qui pousse au partage de l’océan et, d’autre part, la complexité des relations intracanadiennes à deux niveaux : fédéral-provincial et interprovincial.

Alors qu’en première lecture le blocage apparaît bien lié à un conflit juridictionnel persistant entre Québec et Ottawa, ce préalable pourrait être dépassé, comme il l’a été entre Terre-Neuve-et-Labrador et le Canada « sans préjudice à la position des parties sur le statut territorial du Golfe » et « en marge d’une question indiscutable, à savoir que le Golfe ne constitue pas un territoire partagé entre les provinces riveraines [17] ». Considérant que cette mise de côté de la question constitutionnelle n’est pas une option retenue actuellement, on peut estimer que, le Québec étant la province la plus impliquée dans cette négociation, cela rende plus difficile l’atteinte d’une conclusion. Mais, par ailleurs, on peut également penser que des différends interprovinciaux, plus ou moins sous-jacents au-delà de l’apparente unanimité affichée dès le partage de 1964, peuvent également interférer. Il convient en effet de ne pas oublier qu’un troisième acteur – Terre-Neuve-et-Labrador – est impliqué dans cette négociation, dans la mesure où une partie du gisement se situe de son côté de la ligne de partage virtuelle. La question de son rôle dans le piétinement du dossier Old Harry peut être posée, ainsi que le suggère le mémoire de Corridor Resources Inc. selon lequel « Terre-Neuve-et-Labrador apparaît davantage intéressée par les succès pétroliers actuels et à venir sur la côte Est de leur [sic] territoire que par leur [sic] portion relativement petite de la structure Old Harry ». (Corridor Resources Inc., 2005 : 5)

D’un point de vue plus général, le fait que d’une part la question de la souveraineté sur le golfe du Saint-Laurent ne soit toujours pas formellement réglée mais que d’autre part aucun acteur exogène ne semble désormais en mesure de contester au Canada le droit à la jouissance exclusive de ses ressources biologiques et minérales constitue une illustration particulièrement intéressante de la complexité de l’espace marin dont la structure verticale peut conduire, ici ou là, à une déconnection juridique entre la surface, la colonne d’eau, le sol et le sous-sol marin.

Au-delà d’une souveraineté non encore établie, la mise en valeur de ressources de quelque nature qu’elles soient s’appuie généralement sur une propriété, résultat d’une appropriation (Brunet et al., 1992), concept-clé concernant les enjeux spatiaux (Ripoll et Veschambre, 2005). Et si le Canada s’est bien approprié les ressources du golfe du Saint-Laurent, il lui reste cependant à faire en sorte que s’y harmonisent des points de vue souvent contradictoires, qu’ils soient d’ordre économique, qu’ils expriment des inquiétudes quant à la sécurité environnementale ou qu’ils concernent la géopolitique intracanadienne.