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Le droit comparé est une méthode régulièrement employée par les juristes dans la poursuite de leurs analyses des phénomènes juridiques. Aux yeux de Pascal Richard cependant, le droit comparé dépasse la simple méthode de la comparaison. Pour l’auteur de ce nouvel ouvrage publié dans la collection Dikè, c’est en tout point une discipline du droit sui generis qui a sa propre épistémologie. Pour lui, le droit comparé trouve une place singulière parmi les disciplines du droit. Il permet de circonscrire le phénomène juridique d’une manière unique. La démarche que poursuit Richard dans Le jeu de la différence vise à combler la carence épistémologique qu’il constate dans les études de droit comparé. Il note d’ailleurs qu’une théorie du droit comparé est très souvent absente des travaux des comparatistes qui considèrent ainsi erronément le droit comparé comme une méthode comparative et tributaire d’une autre discipline du droit. Selon Richard, le droit comparé possède une épistémologie qui lui est propre et qui sert l’étude comparative. L’objet de la discipline du droit comparé étant avant tout la connaissance du phénomène juridique, c’est dans cette optique que l’auteur propose ses réflexions sur l’épistémologie du droit comparé. « Pascal Richard, dans son riche ouvrage, montre les vertus du droit comparé en même temps qu’il en souligne les limites » (p. 12) : voilà le projet proposé par l’auteur, tel que le résume Jean-Jacques Pardini, professeur et doyen de la Faculté de droit de l’Université du Sud Toulon-Var, dans sa brève préface.

Les réflexions sur l’épistémologie du droit comparé de Richard sont présentées en deux parties. Précédée d’une introduction, la première partie aborde le droit comparé dans sa structure théorique différentielle comme expression de la différ(a)nce au sens derridien du terme. Dans la première de deux sections, Richard définit cette structure et l’expose de façon détaillée, tandis que, dans la section suivante, il désigne la « communicabilité » comme en étant la limite. Sous un autre angle et dans la seconde partie de son ouvrage, l’auteur analyse le droit comparé comme discours de la différence. Ce discours, il le décortique de trois manières différentes et complémentaires laissant place ainsi à trois sections : d’abord, il présente le droit comparé en tant que discours situé ; puis il le décrit comme étant un discours d’autorité ; et, enfin, il le situe comme un discours articulé. Suivent une conclusion et une bibliographie générale de l’ouvrage. Nous tenons également à rappeler que Jean-Jacques Pardini souligne dans sa préface l’apport théorique certain du présent ouvrage aux études de droit comparé. Le préfacier invite le lecteur à accepter l’invitation de Richard à « voyager » par le droit comparé, c’est-à-dire à aller à la rencontre de l’autre et à se laisser prendre au jeu de la différence.

Au cours des dernières décennies, le développement des moyens de transport et de communication a favorisé un véritable mélange des cultures à l’échelle de la planète. Les codes culturels se mélangent et s’entrechoquent. La culture juridique ne fait pas figure d’exception. Dès lors qu’il y a rencontre entre deux cultures, la comparaison s’avère inévitable. Incontournable, elle est bénéfique à toutes les formes d’études. En effet, mener une étude comparée permet une compréhension plus juste d’un phénomène ou d’une discipline. Le regard sur l’autre éclaire le regard posé sur sa propre personne ou société. D’un point de vue juridique, si les règles d’un État ne sont applicables que sur son territoire, l’étude de ses dernières dépasse ses frontières. Un juriste qui mène une étude de droit comparé arrive à mieux comprendre la manière dont fonctionnent les autres systèmes juridiques. Ce faisant, il parvient également à mieux saisir la façon dont travaille son propre système juridique. Pour Richard, le comparatiste est un voyageur qui va à la rencontre de l’autre et le droit comparé est la science dont l’objet d’étude est cette rencontre. Selon lui, « [o]n attend toujours en effet d’un voyage qu’il donne l’autre » (p. 138). Cette phrase que l’auteur emprunte à Jacques Derrida laisse entendre le besoin pour le comparatiste d’être étonné et de marquer la différence entre lui et l’autre. Le regard du comparatiste sur l’autre n’est pas le regard gratuit du touriste. Il n’est pas porteur de jugement. Au contraire, c’est le regard d’un voyageur ouvert à la rencontre. C’est le regard d’un chercheur qui observe et remarque les différences. C’est un regard dont il est possible de tirer des bénéfices, c’est un regard qui rapporte. Qu’il soit posé par nécessité ou par intérêt, le regard sur l’autre soulève et alimente toujours une réflexion sur sa propre identité : « [l’]autre que soi affecte la compréhension de soi par soi » (p. 138).

Pour qu’une comparaison soit valable, il faut qu’elle se fonde sur des éléments comparables. Impossible de comparer des pommes avec des oranges. D’abord, ce n’est pas la même chose, puis les résultats observés ne servent à rien puisqu’ils peuvent être appliqués ni dans un champ ni dans l’autre tellement ils sont différents. Lorsqu’il est question de comparer le droit, « le comparatiste doit réfléchir à la détermination même du droit » (p. 17). Il doit déterminer ce qu’il veut dire par droit. Il ne peut s’en tenir uniquement à la règle qui lui est donnée. La règle n’est pas le droit. Elle peut constituer un point de départ dans la quête de détermination du droit certes, mais le comparatiste doit aussi et surtout tenir compte de l’univers de référence du droit qu’il étudie. Autrement dit, il doit mettre en perspective l’ensemble des éléments du droit sur lequel il se penche en prenant en considération les contextes sociaux qui l’entourent. Il doit « différer » dira plus tard l’auteur, c’est-à-dire marquer les différences et prendre un recul. Mettre en perspective impose une distance et un écart. C’est pour cette raison que le comparatiste doit avoir conscience que la relation qu’il entretient avec un droit étranger est toujours un tant soit peu indirecte, d’après Richard.

Le droit n’est pas culturellement vierge. Il est marqué par la société dans laquelle il se manifeste, précise l’auteur. Cela dit, le regard du comparatiste aussi subit l’influence de sa propre culture : « [Il] exprime le monde qui [l’]exprime[1]. » Sa définition du droit n’est pas neutre, mais c’est par l’entremise du même filtre, qui d’ailleurs lui est propre, qu’il analysera le droit étranger. D’un côté comme de l’autre, le comparatiste doit également être conscient que « [j]amais le droit étatique ne parvient à dire le droit d’une manière complète et définitive. Le droit est, pour partie, muet et échoue à tout dire » (p. 25). Comme la vérité, le sublime ou l’amour, le droit demeure un « “grand mystère”, tout ce que l’on a écrit ou dit de plus n’est pas la solution mais seulement l’énoncé de problèmes qui ne sont toujours pas résolus. L’explication qui semblerait convenir dans un cas ne vaut rien dans dix autres[2] ». La particularité du droit comparé est qu’il permet à la vérité du droit de se montrer, dit Richard. Le discours du comparatiste consiste essentiellement à mettre en place un système de représentation qui lui permet de regarder et d’analyser les éléments. Il les met en scène. Il met en place un montage dogmatique : « le dogme permet de faire croire, il n’est que le discours d’une société sur sa vérité mise en scène » (p. 106). Ainsi, en employant les montages dogmatiques, les comparatistes mettent en scène la vérité des systèmes juridiques qu’ils étudient. Ils mettent en place une structure permettant de côtoyer la vérité. Autrement dit, le droit comparé arrive à représenter l’unicité du droit. À cela, il faut cependant apporter un bémol. Le professeur Otto Pfersmann précise que « [l]e droit comparé n’est pas un ordre juridique du tout, mais une discipline [qui] suppose une pluralité d’ordres juridiques » (p. 31) ne permettant pas de conclure en une unité juridique. Certes, nul ne saurait conclure en une unité juridique, indique Richard, mais il est possible de conclure en une unité comme une structure de la différence et comme structure de l’identité. En ce sens, « l’unité du droit est la structure même de la pure différence » (p. 31).

La comparaison fait ressortir les différences. Le comparatiste en dresse la liste, mais les différences seules ne font pas de sens. Elles doivent être interprétées. Elles doivent être mises en perspective, c’est-à-dire qu’elles doivent être analysées en tenant compte de l’univers de référence du juriste, en l’occurrence le droit et le droit national par surcroît. Cette vision perspectiviste des différences « donnera vie à un univers différencié » (p. 20), à une nouvelle structure d’analyse théorique. La structure nouvellement constituée permet d’analyser des éléments différents sur une base commune. C’est une structure différentielle qui rend possible une analyse homogène des différences. Autrement dit, elle permet de « dévoiler les différences comme différ(a)nce au sens derridien » (p. 34). Pour Derrida, la différ(a)nce est le fait de différer. C’est le fait de marquer d’une manière dynamique et « de mettre à l’équerre la différence » (p. 34), précise Richard. C’est une sorte de jeu ou de déséquilibre, poursuit-il dans son explication du concept de la différ(a)nce, emblème de la philosophie de Derrida.

Le jeu de la différence, ou simplement la différ(a)nce, permet d’isoler le droit comparé comme une unité de savoir distinct : « Les différences structurent le champ de notre connaissance, celle entre objets juridiques reflète la structuration du droit lui-même » (p. 30). Noter et circonscrire les différences permet d’établir une structure différentielle qui, dès lors, légitimise une analyse unique du droit. C’est ainsi que « [l]e droit comparé apparaît, en ce sens, comme capable de déconstruire [la relation entre les différents droits] et de faire, réellement, jouer la différence » (p. 19). À la manière du rapport entre le signifiant et le signifié emprunté à l’étude de la linguistique, le droit comparé permet d’établir un certain lien entre les deux. En jouant de la différ(a)nce, l’interprète ou le comparatiste raisonne et crée ce lien, un lien institutionnel. La nécessaire interprétation amenée par le droit comparé est ce qui permet de découvrir les éléments au fondement des systèmes juridiques (p. 36).

Dans sa première partie, Richard explique la raison pour laquelle il adopte une démarche structuraliste dans son étude du droit comparé. Il justifie son choix et fait les distinctions nécessaires à l’emploi d’une telle démarche. Il note par ailleurs que la démarche structuraliste est très peu sollicitée dans la science juridique. Il attribue cette carence au fait que trop de chercheurs font l’erreur d’aborder la structure comme une forme et non comme un lieu de rencontre rendant propice un jeu de relations. C’est à cette structure relationnelle que Richard s’attache. En s’inspirant des théories du langage, il constate que les jeux de langage comme structure relationnelle permettent la clarification du langage ; « de même le droit comparé devrait permettre de révéler le droit et de le clarifier » (p. 53). Le droit comparé permet de conclure en « l’existence d’une structure commune propre aux divers systèmes juridiques » (p. 39). La structure relationnelle dont parle Richard permet le jeu de la différence. Au risque de nous répéter, précisons que Richard ne prétend pas présenter un ordre juridique de droit comparé. Il affirme plutôt « qu’il est possible de mettre en oeuvre en droit comparé une “interprétation conceptuelle différenciée” fondée sur une structure logique commune, propre au droit lui-même, et qui permet d’inscrire les différences » (p. 39-40). Autrement dit, le droit comparé, tel que le propose l’auteur, c’est-à-dire par sa structure méthodique, permet de circonscrire d’une unique façon les ordres juridiques étudiés. En ce sens, Richard persiste, signe et condamne même : « la structure reste largement masquée sous les effets de l’utilisation de l’instrument qu’elle offre » (p. 59).

Richard emprunte ensuite à Jean-Claude Escarras le concept de la « communicabilité » afin d’illustrer les particularités de la structure qu’il évoque. Dans un premier temps, la « communicabilité » renvoie à la structure qui voit poindre les conditions nécessaires pour permettre une communication entre les systèmes. Elle affirme l’existence même de la structure. La « communicabilité », si elle évoque nécessairement la structure, en pose également la limite, affirme Richard. En effet, la réalisation parfaite d’une communication entre les deux systèmes est impossible :

La structure du langage fonctionne – comme toutes les structures – sur la base d’une logique d’échange. Dans la structure, il est flagrant que quelque chose circule : s’agissant de la langue, ce qui circule c’est le sens. Ce quelque chose ne peut être totalement reconduit aux termes de l’échange. En droit comparé – et dans le cadre de la traduction d’un texte –, ce quelque chose résiste à la réduction à l’identique et se reproduit, dans le meilleur des cas, telle une forme d’équivalence.

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Il demeure toujours une part d’indicible qui ne saurait être communiqué d’un système à l’autre ou d’une langue à l’autre. Cette portion inéluctable reste néanmoins dans l’ordre du possible comme un éternel recommencement, une véritable quête sisyphéenne.

Pris sous cet angle, le concept de la « communicabilité » s’apparente à celui de la « restance » chez Derrida. Cette dernière « permet d’affirmer que tout message est divisé en ce qu’il ne s’appartient pas dès lors qu’il appartient, en fait, également à un autre contexte dans lequel il sera cité ou greffé. Cette « restance » manifeste, de la sorte, une identité différenciée ou reproductible » (p. 38). La « communicabilité » renvoie donc également à cette irréductible part restante et toujours reproduite du réel. Elle marque la limite de la structure relationnelle, voire communicationnelle. En somme, le droit comparé offre une structure d’analyse détenant sa propre limite et qui témoigne « de l’écart irréductible entre l’ouverture de la possibilité comme structure universelle et la nécessité déterminée de telles ou telles localisations juridiques » (p. 12). Paradoxe s’il en est un, le droit a la différence comme unique structure.

Dans la seconde partie de son ouvrage, Richard s’intéresse aux discours qui portent sur le droit comparé. Son postulat de départ est simple et « réside en ce que le droit comparé a pour vocation de nous en apprendre autant sur le comparatiste que sur le droit national qui fait l’objet de la comparaison » (p. 85). Le discours est un acte de langage et, comme tous les actes de langage, il est accompli par un locuteur qui ne peut pas être neutre. Le discours est de l’ordre de la décision. Il fait écho d’un choix. Il a pour vocation de légaliser la vérité, énonce Richard : « Le droit comparé est […] un discours de légitimation » (p. 86). Il est nécessairement situé. C’est un discours articulé d’une façon singulière se fondant sur une argumentation d’autorité. Si l’argument est autorité, le sujet-émetteur est également un sujet d’autorité, précise Richard.

Nous avons souligné un peu plus haut que la tâche première du comparatiste consiste à observer et à marquer les différences. Ces dernières sont alors classifiées et systématisées. Elles sont organisées selon la volonté du comparatiste. Certaines seront conservées pour l’étude, tandis que d’autres seront mises de côté. Cette portion de la recherche « ne consent pas à décrire le réel, mais à décider » (p. 93). En effet, devant les éléments différenciés et classifiés, le comparatiste fait des choix. Il positionne et situe son discours idéologiquement. Les motivations qui entourent ses décisions lui sont propres. Elles sont nécessairement marquées par le parcours unique du comparatiste comme chercheur, mais également comme être humain. Le comparatiste arrive dans un monde qui est déjà là. Il s’inscrit dans une généalogie : « le droit comparé est un discours situé, car il comporte une logique de filiation » (p. 106). Il s’inscrit selon un ordre particulier qui fait de lui, indirectement, un discours de pouvoir et d’autorité.

Le discours du comparatiste jouit d’un double niveau d’autorité, ajoute Richard. La raison de cette dualité réside d’abord dans le fait que le producteur du discours fait lui-même figure d’autorité selon sa situation et parce qu’il inscrit son discours dans celui de la doctrine. D’après certains, la doctrine est une source formelle du droit. Pour d’autres cependant, elle est plutôt indirecte et englobante en ce sens qu’elle constitue la source qui éclaire et avive les autres sources. Elle a notamment pour fonction de légitimer le droit positif. Peu importe le point de vue auquel une personne adhère, la doctrine est un discours qui « instrumentalise le droit comparé comme argument d’autorité dans son discours » (p. 113). L’usage d’une argumentation d’autorité dans l’élaboration du discours du comparatiste constitue le second niveau d’autorité mentionné par Richard.

Enfin, le discours du comparatiste n’est pas un discours libre. C’est un discours articulé qui tient compte des spécificités des différentes disciplines du droit étudiées. En d’autres termes, les aspirations d’un comparatiste à propos du droit public et du droit privé sont différentes. Le premier tend à rechercher les différences en vue d’appuyer le caractère spécifique du droit national, tandis que le second a pour objet l’uniformisation du droit et l’établissement d’un droit commun, selon Richard. Quant au droit pénal, il semble « capable d’opérer la clôture du système national en préservant le respect nécessaire du principe de raison à la base du droit » (p. 117). C’est-à-dire qu’il permet de montrer, mieux que les autres, la vérité dogmatique au fondement des systèmes juridiques.

En conclusion, Le jeu de la différence de Pascal Richard constitue un ouvrage unique et très riche. Tous les chercheurs ayant achevé ou démarré ou encore s’apprêtant à effectuer une démarche du type comparatif devraient le lire. Les réflexions épistémologiques que propose Richard dépassent la discipline du droit comparé proprement dite. Elles alimentent une réflexion sur le droit et l’épistémologie du droit en général. L’ouvrage est nourri par de très nombreuses notes en bas de page auxquelles il faut prendre le temps de s’arrêter. Outre qu’elles apportent des précisions, ces notes permettent d’approfondir et d’élargir le spectre des réflexions épistémologiques que Richard propose. L’auteur est lui-même un comparatiste aguerri et il fait bénéficier le lecteur de son expertise au fil de l’ouvrage. En effet, il alimente ses propos de nombreux exemples qu’il tire de la relation entre le droit français et le droit italien qu’il connaît très bien.