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On s’est beaucoup demandé si la Chine est un acteur du statu quo ou un État révisionniste (Johnston 2003). Ceux qui voient la Chine comme respectant les normes mondiales pointent sa volonté de résoudre bon nombre de ses différends frontaliers de manière pacifiste, son acceptation du régime commercial international et sa coopération générale dans de nombreuses organisations multilatérales. Ceux qui sont plus sceptiques ont tendance à souligner la perception d’une « menace » que représente la Chine pour les intérêts occidentaux – souvent américains. Une grande partie de cette préoccupation est centrée sur le supposé consensus de Beijing (un terme non pas inventé à Beijing, mais par un analyste occidental) qui renvoie à un modèle de développement prétendument alternatif, mettant l’accent sur la croissance économique sans réforme politique (Ramo 2004).

Cet article aborde un aspect essentiel de ce que l’on appelle la menace chinoise : le soft power. Ci-dessous, je soutiens que, si la Chine a lancé un certain nombre d’initiatives visant à accroître son statut de soft power, de nombreux analystes ont tendance à confondre les formes de hardpower et de softpower, donnant ainsi à la Chine un statut « imaginé » qu’elle ne possède pas encore. L’article expose une discussion de la notion de puissance, puis analyse les efforts chinois déployés pour réaliser des progrès dans ce domaine, en grande partie grâce à la culture et aux programmes orientés vers le langage. Je termine par une évaluation des limites du soft power chinois et les dangers des prophéties autoréalisatrices.

I – Pouvoir hard, soft et smart

Le soft power réside dans la capacité à « former les préférences des autres » par l’attrait de ses valeurs, de sa culture et de ses politiques (Nye 2004 : 5-15). Il est souvent mis en opposition – et confondu – avec le hard power, qui est la capacité d’amener les autres à vouloir ce que vous voulez par la coercition ou la motivation. Le hard power, bien sûr, résulte en grande partie du pouvoir militaire ou économique d’un pays, alors que le soft power consiste à amener les autres à « vouloir ce que vous voulez » par la persuasion et la capacité de choisir au lieu de la contrainte. Mais, comme le hard power, le soft power est un concept descriptif plutôt que normatif. Il peut être utilisé pour le meilleur ou pour le pire et peut provenir soit du gouvernement, soit des acteurs non gouvernementaux.

Le succès du soft power dépend de la réputation de l’acteur au sein de la communauté ainsi que du flux d’informations entre les acteurs. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons constaté une telle attention accordée à la notion de soft power dans les dernières décennies : son importance a été facilitée par la montée de la mondialisation. La culture populaire et les médias sont régulièrement identifiés comme des sources de soft power, au même titre que la diffusion d’une langue nationale. Ces sources du soft power peuvent être « élevées » (destinées aux élites dans toutes les sociétés) ou « basses » (ciblant les publics plus larges).

Le soft power ne fait pas exclusivement référence à des forces non traditionnelles, comme les biens culturels et commerciaux. Ce n’est pas non plus quelque chose de strictement non militaire comme des sanctions économiques, car les sanctions sont manifestement destinées à contraindre, et sont donc une forme de pouvoir coercitif. Et c’est ici qu’il y a parfois confusion. Quand il s’agit de discuter du pouvoir, nombre de personnes ont tendance à confondre les ressources qui peuvent produire un comportement avec le comportement réel lui-même. C’est ce qu’on appelle le « vehicle fallacy ». Il est commis par ceux qui croient que « le pouvoir doit signifier tout ce qui entre en vigueur lorsque le pouvoir est activé » (Lukes 2005). Pourtant, comme nous le savons, avoir les moyens de la puissance n’est pas la même chose qu’être puissant. Peut-être est-ce un point élémentaire mais qui échappe curieusement à de nombreux observateurs, comme nous le verrons plus bas.

Un exemple peut aider à expliquer ce point. Si le client d’un restaurant laisse un gros pourboire après un repas dans l’espoir d’obtenir un meilleur service la prochaine fois, ce n’est pas du soft power. Ce n’est pas soft, car il s’agit d’une incitation économique, et ce n’est pas du pouvoir, car rien n’a été accompli par le simple déploiement de ressources (dans ce cas-ci, le pourboire). Supposons maintenant qu’après son repas ce même client dit au personnel qu’il a beaucoup aimé son plat, mais que, si le chef cuisinier avait utilisé de l’ail, il aurait en fait été plus savoureux et plus sain en raison des propriétés anti-oxydantes de l’ail. Après tout, la prévention du cancer n’est-elle pas une valeur importante ? Est-ce maintenant du soft power ? Pas encore. Même si le client tente de persuader le restaurant de la valeur de l’ail par des motifs idéationnels (c’est-à-dire sans force ou incitation), il reste à voir s’il a effectivement séduit le chef avec cette idée. Si, à sa prochaine visite, notre client remarque que de l’ail a effectivement été ajouté, alors on considérerait que le soft power a été déployé avec efficacité. Cependant, en lien avec ces commentaires, le succès des initiatives du client dépendra en partie de sa réputation dans le restaurant. Est-il un client fidèle, poli ? Ou est-il grossier et généralement peu coopératif avec son entourage ?

Enfin, le smart power combine le déploiement de ces concepts. Il fait référence à une intégration du hard power et du soft power d’une manière qui « souligne la nécessité d’une armée forte, mais investit également massivement dans les alliances, les partenariats et les institutions à tous les niveaux » dans le but d’étendre son influence et d’arriver à établir la légitimité de ses revendications (Armitage et Nye 2007: 7 ; Wilson 2008).

II – Le soft power chinois mal compris

La montée du soft power de la Chine a suscité de nombreux commentaires (Ding 2009 ; Li 2009 ; Suzuki 2009 ; Cho et Jeong 2008). Cependant, certains semblent ne pas adhérer à la définition du soft power dans leurs analyses. Joshua Kurlantzick, par exemple, écrit que « le soft power a changé… Pour les Chinois, le soft power signifie toute chose en dehors des domaines militaires et de la sécurité, incluant non seulement la culture populaire et la diplomatie publique, mais aussi les leviers économiques coercitifs et diplomatiques comme l’aide et l’investissement » (Kurlantzick, 2007). Selon Kurlantzick, la Chine a considérablement élargi la définition du soft power, et ce, au-delà du sens originel de Nye. Toutefois, cette affirmation est contestable pour deux raisons. Tout d’abord, Kurlantzick ne donne curieusement aucune référence au sujet de son affirmation. Il nous laisse devant la supposition que, parce qu’il affirme savoir comment définir le soft power chinois, il doit avoir raison. De plus, si l’on cherche à subsumer le hard et le soft power, alors que la coercition fait désormais partie du soft power, alors l’utilité de ce concept est tellement amoindrie que celui-ci a une faible valeur analytique. En effet, on peut alors se demander à quoi servent les catégorisations.

Pourtant, Kurlantzick n’est pas le seul promoteur, ni le promoteur le plus important, de ce point de vue. Un rapport du Service de recherche du Congrès américain fait valoir que le soft power chinois en Asie du Sud-Est « tient en grande partie à son rôle comme source majeure de l’aide étrangère, du commerce et de l’investissement » (Lum et al. 2008 : 1). Le rapport poursuit en affirmant que « l’utilisation croissante du soft power de la Chine en Asie du Sud-Est – des incitations non militaires, y compris la culture, la diplomatie, l’aide étrangère, le commerce et l’investissement – a soulevé de nouveaux défis pour la politique étrangère américaine » (Lum et al. 2008). Nous avons ici une révision claire de ce qu’est le soft power – les incitations font maintenant partie de la définition. En accord avec cette nouvelle définition élargie, l’étude fournit des preuves tangibles en documentant le statut de Beijing comme étant le nouveau « patron économique » de la région, qui prescrit certaines politiques pour les États-Unis sur la base du soft power en expansion de la Chine (Lum et al. 2008 : résumé).

De même, l’étude sur le soft power chinois du Centre d’études stratégiques et internationales à Washington comprend de grandes sections sur l’importance du commerce et de l’investissement comme des stratégies de soft power. On y lit qu’« il n’est pas rare de voir la Chine prêter à des taux préférentiels, sans stipulations claires sur comment ou quand les emprunteurs devront rembourser les prêts et sans exigences strictes en matière contractuelle sur la façon dont l’argent est utilisé » (McGiffert 2009 : 4). Bien sûr, il existe peu de doutes quant à la justesse de cette déclaration. La Chine accorde souvent (mais pas toujours) des prêts à faible intérêt, en stipulant parfois que les fonds doivent être utilisés pour acheter des marchandises ou des services d’entreprises chinoises, beaucoup d’entre elles étant contrôlées par l’État. Ce n’est toutefois guère un exemple de soft power pour toutes les raisons décrites plus haut.

Alors pourquoi cette confusion ? Pourquoi le soft power chinois est-il conçu en des termes qui démentent la définition originale de Nye – une définition à laquelle au moins la plupart des universitaires adhèrent ? Afin de répondre à cette question, il est utile de considérer le noyau des théoriciens de la menace chinoise qui influencent les politiques occidentales, en particulier les politiques américaines.

Comme j’y ai fait allusion dans l’introduction, caractériser la Chine comme étant un État qui favorise le maintien du statu quo ou comme un État révisionniste est une simplification grossière (Zhang 2010). La question n’est pas d’être un ou l’autre, mais au contraire d’être un et l’autre, selon le sujet qu’on aborde. Au lendemain du 11 septembre 2001 et durant la période précédant la guerre en Irak, les États-Unis n’étaient-ils pas eux-mêmes une puissance révisionniste, ayant l’intention de poursuivre une politique d’unilatéralisme égoïste et une doctrine de guerre préventive ? Mais, malheureusement, que la Chine se conforme ou pas, elle restera toujours une cible. Peut-être pouvons-nous aller jusqu’à dire que si l’approche de la Chine concernant l’aide étrangère est gagnant-gagnant (assistance et accès sans entrave ni prosélytisme), alors sa réception en Occident sera perdant-perdant.

C’est-à-dire que l’un des grands défis à la puissance des États-Unis réside dans l’acceptation par la Chine des normes mondiales. L’approche de la Chine au sujet de la modernisation contient de nombreux éléments du consensus de Washington. Comme Hu Xijin le note, « adoptant les règles du jeu que les Occidentaux ont eux-mêmes formulées, les Chinois les battent à leur propre jeu, étant prêts à travailler plus longtemps et capables de produire des biens à moindre coût. En bref, l’Occident a peur d’affronter le problème fondamental : celui de perdre son avantage concurrentiel face à la Chine » (Hu X. 2008 : 27).

Et si la Chine ne se conforme pas, elle est certainement une cible – non seulement en raison de sa violation des normes prétendument partagées, mais parce que les questions de conflit sont essentiellement celles pour lesquelles l’Occident se bat encore. La Chine, semble-t-il, touche un point sensible de la psyché occidentale non pas parce que son soi-disant modèle peut intéresser d’autres nations, mais parce que ses actions reflètent la propre ambivalence de l’Occident face à la modernité et à l’incertitude relativement au véritable rôle et aux limites du pouvoir d’État.

Dans un récent éditorial, Thomas Friedman estime que « l’autocratie du parti unique a certes ses inconvénients. Mais quand il est dirigé par un groupe d’individus raisonnablement éclairés, comme dans la Chine aujourd’hui, il peut également avoir de grands avantages. Ce parti unique peut simplement imposer les politiques essentielles, bien que risquées politiquement, pour faire avancer une société dans le 21e siècle » (Friedman 2009). Or, le journaliste a reçu de nombreuses critiques pour ce commentaire (formulé dans le cadre du récent débat américain sur les soins de santé), qui ne dissimule pourtant en rien la complexité du désaccord interne au sein du Parti communiste chinois. Mais le fait est que Friedman saisit bien l’incertitude généralisée qui sape les politiques de gauche et qui empêche apparemment d’agir de manière efficace pour régler les questions urgentes. La montée de la Chine moderne arrive à un moment où l’Occident est profondément embourbé dans un questionnement philosophique et politique sur la force de ses propres institutions et sur ses croyances en l’universalité du paradigme occidental. Divers exemples peuvent illustrer ce point : le renflouement par le gouvernement/les contribuables des institutions financières en faillite, les limites imposées par l’environnement à la croissance et au matérialisme, la montée de la société de surveillance et le débat sur les libertés civiles dans la lutte contre le terrorisme, et ainsi de suite. Bien sûr, je ne veux pas insister sur le caractère unique de l’époque actuelle. Les désaccords sur le rôle de l’État n’ont jamais cessé et ne cesseront probablement jamais. Le libéralisme a toujours été l’objet d’attaques de l’intérieur et l’extérieur. Le point ici est que l’ambivalence occidentale intervient à un moment où une solution alternative plausible – la Chine – se présente avec des résultats spectaculaires et une grande confiance.

Il semble alors légitime de se demander comment la propre histoire de l’Occident avec ce questionnement influe sur sa réponse à la Chine. Peut-être voit-on dans la réaction à la Chine les propres insécurités de l’Occident ainsi que le fossé culturel qui se creuse ; et c’est peut-être la raison pour laquelle l’Occident continue d’exprimer sa propre confusion morale par une attitude incohérente à l’égard de la Chine, voire par une crainte de la Chine.

Il existe un lien entre la réaction de l’Occident à la Chine, formée par ses propres insécurités, et le mythe du soft power chinois utilisé comme levier économique et d’incitation – parce que plus large est la définition de ce qu’est en fait le soft power chinois, plus augmente la quantité de pouvoir que la Chine semble avoir, et plus sérieuse est la menace qui plane sur les États-Unis (Breslin 2009). En amalgamant le soft et le hard power, les partisans de la théorie de la menace chinoise ont tendance à confondre l’action de laisser un pourboire dans un restaurant et l’obtention du résultat souhaité à la prochaine visite. Il demeure difficile de déterminer dans quelle mesure l’essor de la Chine est basé sur la promotion d’une nouvelle position idéationnelle plutôt que sur des sources de hard power et d’influence.

Les commentateurs dont l’intérêt est moins direct tendent à croire que la stratégie de la Chine vise à assurer son développement plutôt que d’exporter ses idées. En outre, l’absence de preuves concrètes d’une campagne systématique chinoise pour promouvoir son système de gouvernance rend difficile la tâche de déterminer si les régimes autocratiques sont attirés par la culture, l’idéologie et les institutions de la Chine, ou tout simplement par les avantages économiques du commerce avec la Chine. En d’autres termes, s’ils sont attirés par les idées chinoises ou par l’obtention d’un pourboire important.

Peut-être le véritable défi du soft power chinois se trouve-t-il à un niveau plus profond, même à un niveau psychologique, si je puis m’exprimer ainsi. Car il n’est pas uniquement question de son idéologie – il s’agit de sa culture, des histoires que les gens racontent d’eux-mêmes, de leurs valeurs et de leur passé.

III – Une révolution culturelle ? La campagne du soft power chinois

Il existe trois termes différents pour le soft power en chinois. Le terme le plus proche de la définition occidentale du soft power et le plus souvent utilisé est ruan shili (littéralement « force douce », impliquant que l’on a aussi la capacité et les moyens d’agir sur cette force). Cependant, certains auteurs utilisent aussi ruan quanli ou ruan liliang. Ces termes ont un sens légèrement différent, quanli signifiant avoir le pouvoir ou le droit de faire quelque chose, alors que liliang signifie la force physique ou la force.

Le sujet du soft power a reçu beaucoup d’attention en Chine – d’abord surtout de la part des universitaires et des intellectuels, puis, plus récemment, de la part du gouvernement. L’un des premiers promoteurs du soft power en Chine a été Wang Huning, un ancien universitaire de la Fudan University et proche allié de Jiang Zemin. En 1993, Wang a écrit que « si un pays a une culture admirable et un système idéologique, d’autres pays auront tendance à le suivre… Il n’a ainsi pas à utiliser son hard power, qui est coûteux et inefficace » (Wang 1993). Beaucoup d’intellectuels ont adhéré à l’idée de Wang, soutenant que les valeurs chinoises de bienveillance et de respect gagné par la vertu présentent un intérêt certain à l’ère de la mondialisation et de la diversité culturelle (Luo 2006 ; Jiang 2007 ; Tong 2008). Selon une critique explicite dans de nombreux écrits, l’ordre mondial occidental est en grande partie à blâmer pour les problèmes mondiaux et la culture traditionnelle chinoise offrirait une solution possible. Zheng Biao, par exemple, estime que l’Occident, en tant que concept politique, est en déclin, mais que le « choc des civilisations » est une simple phase de transition qui sera supplantée par un plus grand dialogue et une meilleure coopération une fois que les pays commenceront à adopter la valeur traditionnelle chinoise de l’établissement d’une harmonie entre la nature et l’homme (Zheng 2010).

Cependant, tout le monde ne souscrit pas à l’idée que la culture devrait être la principale source d’offensive de charme de la Chine. Par exemple, Yan Xuetong fait valoir que la politique et la bonne gouvernance peuvent attirer davantage d’autres pays en agissant comme un modèle idéal d’une société juste et équitable (Yan 2007). Les tenants de ce point de vue soutiennent que la Chine doit se doter d’institutions crédibles en conformité avec les normes internationales et s’intégrer plus pleinement dans la diplomatie multilatérale, les programmes d’aide à l’étranger et les opérations de maintien de la paix.

Alors que de nombreux commentateurs en Chine sont fidèles à la définition de Nye et à sa compréhension du soft power, une différence essentielle doit être soulignée. Les écrivains chinois incluent souvent dans leurs discussions l’importance du développement intérieur de la Chine et le besoin de revitalisation culturelle (Han et Jiang 2009 ; Yi, 2009). Ici, nous pouvons voir que ceux qui prônent le soft power comme culture et ceux qui croient en l’importance de la politique et de la gouvernance partagent des points de vue similaires. Les deux parties au débat font valoir que la stabilité intérieure exige plus d’attention donnée à la culture, à la cohésion nationale, à la morale et aux institutions afin de maintenir de bonnes conditions internes pour l’émergence pacifique de la Chine et une croissance soutenue. Cela comprend des politiques aussi diverses que la nécessité pour le Parti de traiter équitablement les relations ethniques comme un exemple pour les autres et l’importance de développer une recherche scientifique sociale innovatrice comme un moyen d’affronter la concurrence internationale (Zhu et Quan 2009 ; Huang, 2009).

Au milieu de l’an 2000, le Parti avait largement adopté le point de vue selon lequel le noyau du soft power était la culture chinoise. Un éditorial de 2006, dans l’édition anglaise du People’s Daily, indiquait :

Tout comme les experts l’ont dit, [bien que la Chine soit] une source culturelle avec plus de 5 000 ans de civilisation, nous exportons seulement le matériel des télévisions et n’exportons pas le contenu de la télévision. Nous sommes devenus une « usine de montage ». En fait, la culture est une partie intégrante clé de la force nationale globale d’un pays, ce que les gens ont appelé le soft power, et elle est devenue un point de concurrence entre les pouvoirs nationaux.

People’s Daily 2006

Cependant, le soft power ne se limitait pas à la construction d’une image internationale. Le point de vue officiel était que son développement pourrait servir aux besoins à la fois de politique intérieure et de politique étrangère. Dans son discours au 17e congrès national du Parti communiste de Chine en 2007, Hu Jintao a déclaré que le Parti devait « renforcer la culture comme partie du soft power de [son] pays afin de mieux garantir à la population les droits et les intérêts culturels de base » (Hu 2007a). Sa déclaration indiquait que le soft power culturel avait deux objectifs principaux : promouvoir la cohésion nationale et la créativité afin de répondre aux exigences spirituelles de la vie moderne et renforcer la compétitivité de la Chine dans l’arène internationale. À la suite de ce 17e congrès du Parti, le soft power est manifestement devenu une partie importante du programme politique. Les documents officiels, les éditoriaux, de même que la littérature locale et nationale, ont souvent mentionné la nécessité de reconstruire la culture chinoise pour aider les gens à faire face à une société en évolution rapide (Wang Z. 2007 ; Renmin Ribao, 2007).

Il y a plusieurs raisons pour lesquelles les dirigeants chinois sont d’accord avec l’idée du soft power. Premièrement, comme il est dit précédemment, on peut établir un parallèle entre le soft power et la pensée traditionnelle chinoise – la notion selon laquelle un roi s’appuie sur la force morale et non physique. Deuxièmement, les dirigeants chinois sont d’avis que l’une des raisons pour lesquelles l’Union soviétique s’est effondrée était son manque de ressources de soft power, surtout par comparaison avec les États-Unis. Enfin, le soft power s’inscrit bien dans la théorie du Comprehensive National Power (zōnghé guólì). Il s’agit d’un calcul numérique, atteint en combinant différents indices quantitatifs afin de créer un numéro unique qui représente la puissance globale d’un État. En fait, de nombreux analystes chinois soulignent que les deux concepts de hard et de soft power sont mutuellement renforcés par la poursuite des objectifs nationaux. Il s’agit principalement d’une idée semblable à la notion de smart power de Nye citée ci-dessus.

Jusqu’ici, j’ai évalué la nature du soft power et critiqué ceux qui confondent celui-ci avec l’incitation du hard power. J’ai indiqué que la culture est considérée comme étant possiblement l’outil le plus puissant du soft power de la Chine et j’ai montré comment le concept a évolué parmi les universitaires chinois et les décideurs pour inclure à la fois les besoins de la politique intérieure et de la politique étrangère. Après avoir fourni une brève analyse de trois exemples clés de l’utilisation de la culture chinoise en tant que soft power, dans les sections suivantes j’examinerai le succès potentiel des efforts de la Chine et le rôle que l’Occident joue dans la coproduction de la « prochaine super puissance ».

IV – La diplomatie culturelle : le cas de Zheng He

Le cas de Zheng He montre comment les valeurs chinoises sont encouragées, en renvoyant à une période idéalisée au moment où la puissance navale chinoise (d’après eux) était une source de paix internationale. Zheng He était un explorateur de la dynastie Ming (début du 15e siècle) qui dirigeait une expédition navale dans la mer de Chine du Sud et, par la suite, à Ceylan, en Arabie et en Afrique de l’Est. Les « navires-trésor » de Zheng étaient chargés de soie chinoise et de porcelaine qui étaient échangées avec des marchands arabes et africains contre des épices, de l’ivoire, des médicaments et d’autres biens par la Cour impériale de Chine. Pour marquer le 600e anniversaire de ces voyages, Beijing a activement encouragé, aidé à planifier et financé une série d’expositions publiques, tant en Chine qu’à travers l’Asie. Cette campagne comprend de nouvelles affiches dans les musées, des événements commémoratifs, des émissions de télévision, des conférences et une journée nationale de l’honneur.

Les voyages de Zheng ont fourni aux leaders d’aujourd’hui une excellente occasion de présenter le concept de « développement pacifique ». En 2007, à l’Université de Pretoria, Hu Jintao affirmait :

Il y a 600 ans, Zheng He, un célèbre navigateur chinois de la dynastie Ming, était à la tête d’un important convoi qui a traversé l’océan et atteint la côte est-africaine quatre fois. Ils ont apporté au peuple africain un message de paix et de bonne volonté, sans épées, sans armes, sans pillage et sans esclavage. Durant plus de 100 ans au cours de l’histoire de la Chine moderne, le peuple chinois a été soumis à l’agression coloniale et à l’oppression des puissances étrangères et il est passé par une souffrance et une agonie similaires à ce que la majorité des pays africains ont enduré.

Hu 2007b

La politique du « siècle de l’humiliation » est parfaitement illustrée ici. Le discours de Hu Jintao (et beaucoup d’autres comme celui-ci) tente d’établir des liens entre les racines historiques de la politique actuelle de la Chine et la mémoire de la guerre de l’opium du 19e siècle. Cette initiative vise d’abord à établir des expériences communes de la colonisation occidentale avec d’autres États, puis à renforcer l’idée selon laquelle la puissance chinoise est « différente » des grandes puissances (occidentales) précédentes. Il semble donc que nous soyons à une époque relativement récente de la persuasion idéationnelle chinoise à travers la création d’une idée d’un ordre historique régional qui a prospéré quand la Chine était forte et qu’elle occupait une position de leader. L’appel de la Chine à l’harmonie constitue une solution alternative culturelle à l’Occident dans ces régions du monde qui ont souffert de l’hégémonie – que ce soit par la domination coloniale des 19e et 20e siècles ou par l’imposition de normes économiques et politiques occidentales à une époque plus récente.

V – Les instituts Confucius (ic)

L’importance mondiale de la langue chinoise est de plus en plus évidente. C’est la deuxième langue la plus utilisée sur le Web et la Chine compte plus d’utilisateurs Internet que tout autre pays (environ 250 millions d’utilisateurs). Cette hausse est particulièrement ressentie en Asie. Dans un récent sondage, entre 70 % et 91 % des répondants asiatiques estiment qu’il est « au moins assez important » que leurs enfants apprennent le chinois pour réussir plus tard (Whitney et Shambaugh 2008). Le nombre de personnes qui s’inscrivent au test de compétence de mandarin chinois standard pour les locuteurs dont le chinois n’est pas la langue maternelle (Hanyu Shuiping Kaoshi) a augmenté de 40-50 % par année, un taux de croissance similaire à celui du test du toefl dans ses dix premières années.

Beijing a apporté un soutien actif à l’expansion de la Chine grâce à un certain nombre de mesures médiatisées. Depuis 2006, par exemple, l’Office de la langue chinoise du Conseil international (Hanban) a envoyé plus de 325 « professeurs invités » bénévoles aux États-Unis pour aider à mettre en oeuvre des programmes ainsi que des cours de langue. En partie grâce au régime de bénévoles, le nombre d’écoles publiques et privées offrant le chinois a augmenté de façon exponentielle (Dillon 2010). Ces programmes ne sont pas limités aux États-Unis. Au Cambodge, par exemple, la Chine a créé un réseau d’écoles de langue chinoise recevant une aide de la Chine continentale et fréquentées par les étudiants cambodgiens. Avec un budget annuel de 200 millions de dollars, le Hanban a lancé une campagne dans le but d’avoir plus de 100 millions d’étrangers apprenant le chinois d’ici à la fin de 2010 (Starr 2009).

Les instituts Confucius (ic) sont une autre initiative bien en vue visant à promouvoir l’étude de la langue et de la culture chinoises au niveau international (Pang 2006). La plupart des instituts résultent d’ententes quinquennales entre une université étrangère et le Hanban qui désigne une institution partenaire chinoise. Non seulement les activités des ic comprennent l’étude de la langue et des manifestations culturelles, mais les instituts Confucius forment également des consultants pour les entreprises et les organisations locales désireuses de faire des affaires en Chine. À la fin de 2008, le gouvernement avait créé environ 330 instituts dans plus de 80 pays pour enseigner l’histoire et la langue chinoises. En plus de favoriser l’étude de la langue chinoise, les ic ont aussi contribué à permettre aux universités chinoises d’élargir leur éventail de contacts et d’échanges (Paradis 2009).

Les instituts Confucius ont cependant leurs détracteurs. Certains s’inquiètent de ce que la Chine exerce potentiellement une influence indue sur l’enseignement et la recherche. Par exemple, les ic enseignent seulement les caractères chinois simplifiés, qui sont utilisés sur le continent, au lieu des caractères chinois classiques utilisés par Taïwan. Plus grave, un membre du Parlement suédois a demandé pourquoi Beijing donnait la priorité aux subventions d’éducation internationale, tandis que des millions d’enfants en Chine n’ont pas d’écoles adéquates. Ces commentaires sont venus après le séisme de 2008 au Sichuan au cours duquel de nombreux enfants sont morts dans des bâtiments mal construits. Ces sentiments donnent de la crédibilité à la version du soft power de Yan Xuetong discutée précédemment – la notion selon laquelle en Chine la culture n’est pas une arme aussi valable que le fait d’avoir une société bien ordonnée.

VI – Une offensive médiatique

Afin d’aider à construire son image de chef de file mondial responsable, la Chine a cherché à élargir la portée et l’influence de ses médias nationaux. Elle aurait affecté jusqu’à 45 milliards de rmb (6,5 milliards de dollars américains) pour l’expansion outre-mer de ses principales organisations médiatiques. Cela peut être considéré comme faisant partie d’un plus grand effort de la part de la Chine visant à améliorer l’efficacité de la communication de masse comme moyen de soft power de l’État, et à lutter contre la domination internationale des médias occidentaux en langue anglaise (Yao 2007).

En 2010, une station de télévision de nouvelles en continu 24 h sur 24 (cnc) et une chaîne de télévision nationale sur Internet (cntv) ont été lancées. Cette dernière a pour but de refléter la couverture de la Chine avec un site Internet rejoignant les internautes dans près de 100 pays en Amérique du Nord, en Europe, dans le Sud-Est asiatique, au Moyen-Orient et en Afrique. De son côté, cnc envisage également de diffuser des programmes en anglais, avec aussi du français, de l’espagnol, du portugais, de l’arabe et du russe. En plus de ces changements, la Chine a lancé en 2009 une édition en langue anglaise (incluant une version en ligne) du Global Times, une publication sous la direction du quotidien People’s Daily (Agence France-Presse 2009).

Armé de trois médias différents – journaux, fils de presse et télévision –, le gouvernement chinois a lancé une campagne visant à promouvoir une meilleure compréhension de la Chine et à essayer d’accroître l’influence de la culture chinoise au niveau international. Li Changchun, membre du Comité permanent Politburo chargé de l’idéologie, a expliqué, au sujet du 50e anniversaire de cctv, qu’« améliorer notre capacité de communication nationale et internationale affecte directement l’influence et la position internationale de notre pays » (Li C. 2008).

Comme pour les instituts Confucius, ces changements ne se font cependant pas sans critiques. Chen Jibing, journaliste du Chengdu Commercial Daily, avance que ces efforts sont voués à l’échec, car les médias chinois se situent loin derrière leurs homologues occidentaux dans le style de présentation. Utilisant des analogies avec le monde des affaires, Chen suggère que promouvoir de façon agressive des produits médiatiques inférieurs pourrait avoir l’effet inverse, menant « au mépris et au ridicule » au lieu d’augmenter le soft power de la Chine (Chen 2010).

Chen conclut que l’offensive médiatique « met un accent trop grand sur les aspects techniques de la capacité et de l’influence de la communication » et traite également « l’acte de communication et l’obtention de l’influence. Et cela a grandement fait obstruction aux autres lacunes du soft power de la culture chinoise » (Chen 2010).

En d’autres termes, Chen met en garde contre l’erreur que beaucoup d’observateurs occidentaux ont tendance à faire – celle de commettre le vehicle fallacy, assimilant le déploiement des ressources avec le résultat désiré, qui correspond dans ce cas-ci au lancement de la campagne médiatique avec l’obtention d’une plus grande influence.

Ces trois cas – Zheng He, les instituts Confucius et l’expansion des médias chinois – sont des tentatives évidentes d’augmenter le soft power de la Chine. Ils soulèvent les deux questions suivantes : quels sont les objectifs du soft power chinois et comment pouvons-nous savoir si et quand ceux-ci ont été atteints ?

VII – Pourquoi la Chine a-t-elle besoin de soft power ?

Quels sont les objectifs du soft power chinois ? La réponse, bien sûr, est que la Chine a des objectifs multiples. Un objectif clé de la campagne du soft power de la Chine a été, de manière générale, d’améliorer son image internationale et de lutter contre ce que Beijing considère comme les perceptions erronées de la réalité de la Chine par les médias étrangers. L’espoir semble être qu’une meilleure image du régime chinois peut également aider à garantir la légitimité du Parti et limiter l’attraction d’idéologies occidentales dans le pays. En bref, un objectif du soft power de la Chine est de réfuter la thèse de la « menace chinoise » et d’aider à convaincre le monde des intentions pacifiques de la Chine. Derrière cet espoir, il y a une croyance parmi les analystes chinois selon laquelle plus le monde apprend à connaître la Chine, plus il l’aime. La logique de cette croyance est cependant discutable (Callahan 2009). On pourrait tout aussi bien avancer comme argument que plus un pays est puissant et plus les gens sont soumis à son influence, plus, par conséquent, il sera placé sous les projecteurs et plus ce pays sera critiqué. Néanmoins, la stratégie de Beijing est que, grâce à des initiatives telles que son offensive médiatique, le monde viendra à mieux connaître la Chine et que, dans ce processus, la Chine commencera à acquérir les traits d’une grande puissance – à la fois de hard et de soft power.

Par rapport à ces objectifs, la Chine cherche aussi à utiliser son offensive soft qui aide à maintenir une influence et des relations pacifiques, en particulier avec sa périphérie, ce qui permet à son économie de se développer, contribue à assurer un approvisionnement sûr en énergie et offre des possibilités aux entreprises chinoises. De nombreux analystes affirment que construire un soft power est bénéfique à la Chine pour le maintien d’un voisinage stable et pacifique avec l’est et le sud-est de l’Asie (Yu 2010). Ici, l’élément clé est de convaincre les pays étrangers de suivre la politique d’une seule Chine – c’est-à-dire d’isoler diplomatiquement Taïwan. La Chine a eu le plus de succès sur ce front en Amérique latine, où un certain nombre de pays appuyaient précédemment Taïwan. En fait, la lutte entre la Chine et Taïwan, en Amérique latine, s’est intensifiée en 2004, lorsque l’île de la Dominique a rompu ses liens avec Taipei après un engagement de Beijing de 112 millions de dollars en aide pour six ans. Un an plus tard, Grenade changeait sa reconnaissance en faveur de Beijing. Peu de mois après, plusieurs des alliés de Taïwan brillaient par leur absence lors d’un vote clé sur l’adhésion de Taïwan à l’Organisation mondiale de la santé. En 2007, le Costa Rica a retiré son appui à Taïwan et est devenu le premier pays d’Amérique centrale à reconnaître la Chine (McGiffert 2009). En outre, comme nous l’avons vu ci-dessus, les instituts Confucius ont été critiqués pour leur promotion du chinois simplifié, qui n’est pas utilisé à Taïwan.

Bien sûr, il existe de nombreux facteurs qui pèsent contre le succès potentiel de la plus récente révolution culturelle de Beijing. D’une part, les organisations non gouvernementales ne sont pas nombreuses qui peuvent aider à générer le soft power. Il est possible que le secteur des ong internationales travaille contre les volontés chinoises alors que le Falun Gong et le dalaï-lama reçoivent un soutien substantiel. Cet aspect de la question est important puisque la réputation d’un acteur est essentielle à la réussite du soft power. Ainsi, les États qui ont les plus grandes chances d’imposer leur soft power à l’ère de l’information sont ceux qui ont les valeurs les plus semblables aux normes mondiales. Et, à cet égard, la Chine a sans doute un problème. Pour revenir aux idées de Yan Xuetong, comment la Chine peut-elle inspirer le monde entier quand elle a du mal à inspirer son propre peuple ? Corruption, dégradation environnementale, censure, inégalité des revenus, systèmes de santé et de retraite insuffisants – tous ces facteurs sont susceptibles d’inhiber le soft power chinois. On peut déjà entendre les demandes : si la Chine souhaite établir une « société harmonieuse », alors pourquoi ne pas commencer par le Xinjiang ? De plus, l’accent mis par Beijing sur la souveraineté des États et la non-ingérence est contraire à de nombreuses normes qui dominent actuellement la communauté mondiale (Gill et Huang, 2006).

L’incertitude quant au succès du soft power chinois nous amène à une question importante et souvent négligée : comment pouvons-nous savoir quand le soft power a atteint ses objectifs ?

VIII – Mesurer le soft power chinois

Un point important de cet article est de rappeler que le soft power n’est un pouvoir que lorsque l’attraction a été exercée. En d’autres mots, comment pourrons-nous reconnaître que les initiatives du soft power chinois ont été couronnées de succès, c’est-à-dire que la Chine a acquis un pouvoir réel qu’elle exerce sous forme d’influence et en convainquant d’autres acteurs de vouloir ce qu’elle veut ?

Le fait est que le soft power est extrêmement difficile à mesurer. Certains s’appuient sur les résultats de sondages pour démontrer l’efficacité des actions du soft power. Ce sont, à mon avis, de très pauvres mesures qui ne peuvent fournir qu’une image instantanée, à un moment précis dans le temps, de ce que les répondants veulent que les autres pensent qu’ils ont en tête. Le même sondage cité plus haut, qui rapportait que les parents jugeaient important pour leurs enfants d’apprendre le chinois, a également relevé que la Chine était en retard sur les États-Unis dans la perception de ses relations diplomatiques, politiques, ainsi qu’en termes de pouvoir du capital humain, et qu’elle était perçue comme moins efficace que les États-Unis dans la promotion de ses politiques pour les individus en Asie ou pour rétablir la confiance et une coopération mutuelle (Whitney et Shambaugh 2008).

Les données brutes du nombre de gens apprenant le chinois, de touristes et d’étudiants visitant la Chine, ou encore de ceux qui regardent la télévision ou surfent sur les sites Internet chinois ne nous disent que la moitié de l’histoire. C’est là qu’entre en jeu la motivation. Il n’est pas possible de savoir pourquoi les gens choisissent d’apprendre le chinois ou d’aller en Chine et, plus important, il n’est pas possible de savoir quel sera l’effet éventuel de ces tendances. L’objectif de Beijing est-il tout simplement d’atteindre un certain « taux de réussite » ou une cible quelconque de personnes apprenant la langue ou même de touristes étrangers ? Ces choses-là apportent certainement des avantages économiques. Mais il est beaucoup plus difficile de connaître les effets à long terme qui sont, sans doute, les effets les plus significatifs. Le nombre de personnes qui connaissent la langue et la culture chinoises aidera-t-il Beijing à atteindre les objectifs de sa politique actuelle pour l’année et les décennies à venir ?

C’est un objectif louable et très idéaliste que de vouloir que l’histoire et la pensée chinoises soient sources de valeurs partagées qui aident à promouvoir le développement, la stabilité et l’harmonie. Mais la réalité du soft power chinois semble loin d’atteindre cet objectif. Réaliser au moins certains des objectifs cités ci-dessus exige du smart power – parce que leur réalisation est intimement liée à des objectifs plus ardus, liés à la sécurité. Donc, il est en effet impossible de complètement isoler le hard power du soft power. Dans l’est et le sud-est de l’Asie, par exemple, il y a assurément quelques interrogations afin de savoir à quel point le regard tourné vers la Chine est motivé par un intérêt culturel plutôt que par la peur économique. En dépit de la tradition du confucianisme dans la région et de la forte présence de millions de Chinois à l’étranger, comment pouvons-nous être certains, par exemple, que les gens et les gouvernements sont attirés par les idées chinoises ou la langue plutôt que par l’accès au marché intérieur chinois en pleine croissance ou le fait de recevoir une aide de la Chine pour faire face à la crise financière mondiale ? En effet, la lente (soft) poursuite de l’apprentissage du chinois vise souvent le but difficile (hard) de récolter des bénéfices financiers.

Naturellement, une partie de l’attention accordée au soft power chinois par les analystes occidentaux est compréhensible étant donné les différentes campagnes de Beijing. Pourtant, tout cet intérêt est remarquable considérant les nombreux obstacles auxquels la Chine est confrontée dans la réalisation de ses ambitions de soft power. L’Occident est-il plus préoccupé par la montée de la Chine ou par le sentiment de perte de sa propre autorité et de son pouvoir d’attraction ? Il est difficile de séparer ces questions. Mais peut-être que ces préoccupations de l’Ouest à l’égard de son propre statut en déclin donne, par inadvertance, à la Chine un pouvoir qu’elle ne possède pas encore ?

IX – Le pouvoir imaginé de la Chine : prophéties autoréalisatrices ?

Alors que Beijing tente d’établir une nouvelle idée de ce qu’est la Chine, de ce qu’elle représente et de la façon dont elle agit, il semble que les personnes les plus convaincues de la montée du soft power de la Chine comprennent ceux qui combinent les facteurs idéationnels avec les sources (matérielles) de pouvoir et d’influence hard. En effet, peut-être qu’ironiquement une source principale de la puissance chinoise est la supposition par d’autres que la Chine possède déjà cette puissance – qu’elle soit sous forme d’un soft power reconnu à l’extérieur ou de sources d’influence plus tangible et plus hard – ou peut-être, plus exactement, qu’elle aura bientôt ce pouvoir et cette influence. Ainsi, en plus de la réalité de ce que la Chine a fait à ce jour, les peurs – souvent bien fondées – de ce que la Chine pourrait faire et devenir plus tard pourraient jouer un certain rôle dans la création même de ce pouvoir qui est craint.

Donc, à bien des égards, l’intérêt pour l’augmentation du soft power de la Chine doit être considéré parallèlement aux préoccupations soulevées par la perte du soft power américain et les défis soulevés par la domination américaine. Alors qu’il existe un certain consensus selon lequel la Chine a tenté de construire une nouvelle image nationale d’elle-même dans les relations internationales, aller jusqu’à dire que son essor est basé sur la promotion d’une nouvelle position idéationnelle plutôt que sur des sources de pouvoir et d’influence « plus hard » est discutable.

Pour les raisons décrites dans la section précédente, il est trop tôt pour juger du succès de ces efforts, mais leur simple présence contribue à ce qu’on peut appeler le « pouvoir imaginé » de la Chine (Breslin 2009). Autrement dit, il existe une culture de l’attente où les nations réagissent à ce qu’elles pensent être un avenir dominé par la puissance chinoise, comme en témoignent les taux de croissance économique, la hausse des dépenses scientifiques et militaires, l’influence en Asie du Sud-Est et l’influence à long terme de la diaspora chinoise. Depuis les années 1990, les commentateurs qualifient le 21e siècle de siècle chinois. Pour ceux qui se préoccupent de maintenir l’hégémonie occidentale, cela risque de devenir une prophétie autoréalisatrice, contribuant à produire le discours et les dangers mêmes qui sont censés être évités. Nye rappelle à notre souvenir l’avertissement de Thucydide, vieux de deux millénaires, suggérant que la croyance en l’inéluctabilité d’un conflit peut devenir l’une de ses principales causes. Chaque partie, persuadée que cela finira en guerre, fait des préparatifs militaires suffisants qui sont lus par l’autre partie comme la confirmation de ses pires craintes (Nye 2005). Il s’agit, bien entendu, d’une version du dilemme de la sécurité (Booth et Wheeler 2008).

La taille de l’économie chinoise est sans aucun doute un facteur important pour convaincre les autres d’aller dans le sens de ce que la Chine souhaite. Cela donne à penser que les autorités chinoises n’ont pas besoin d’adopter une approche interventionniste ou proactive pour influencer les autres. Comme Yan Xuetong semble le suggérer, le simple fait de bien gérer ses problèmes économiques d’ordre national et d’assurer une croissance soutenue pourrait bien être suffisant en soi. En effet, une source clé du pouvoir « non hard » semble être la façon dont certains fondent leur relation avec la Chine d’aujourd’hui sur l’hypothèse d’une croissance continue et sur ce qu’ils pensent que la Chine deviendra dans l’avenir. Donc, en plus de ses propres sources de pouvoir, peut-être la Chine possède-t-elle une forme de puissance « imaginée » dans l’esprit des autres. Ainsi, la façon dont les autres conçoivent la montée de la Chine et y répondent peut devenir une source de puissance chinoise et une influence en soi, ainsi que Nye l’avance.

Conclusion

Je termine par une série de questions posées au cours d’une récente entrevue de la bbc avec un haut dirigeant de la China Petrolium and Chemical Corporation. Le commentateur a demandé à son invité si « nous » devrions être inquiets que la Chine investisse aussi massivement dans les domaines du pétrole et du gaz en Russie et en Amérique latine. Bien sûr, le représentant de Sinopec a donné la réponse attendue : il n’y a aucune raison de s’inquiéter, la Chine est sur la voie d’un développement pacifique, et ainsi de suite. Ce qui m’a frappé, à propos de cet échange – et de beaucoup d’autres comme celui-ci –, c’est pourquoi l’intervieweur a ressenti le besoin de poser, en premier lieu, cette question. Aurait-il, par exemple, posé la même question si la Pologne ou l’Inde avaient fait l’acquisition de sources d’énergie et de matières premières au même rythme ?

Cela nous conduit à une série de questions connexes, dont certaines auxquelles j’ai essayé de répondre dans cet article. Quel rôle joue la Chine dans « notre » imagination ? Y a-t-il une volonté subconsciente pour que « nous » ne souhaitions pas voir un régime non démocratique réussir ? Ou y a-t-il un sens dans certains des discours sur la montée de la Chine selon lesquels, en quelque sorte, le pays est moralement inférieur à d’autres États démocratiques (c’est-à-dire, bien sûr, les États dans lesquels « nous » vivons) ?