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Introduction

Les relations entre la politique environnementale et le commerce dans le contexte de la libéralisation multilatérale font l’objet d’une littérature abondante. Elle suit trois orientations principales. Une première série d’études met l’accent sur le risque de laxisme de la réglementation environnementale face à une concurrence internationale accrue. Un nivellement par le bas (« race to the bottom ») serait susceptible d’entraîner les pays les plus vertueux vers les normes rudimentaires de ceux qui le sont le moins (World Bank, 2000). Un second champ d’investigation concerne l’hypothèse du havre de pollution (« pollution havens »). Elle s’inscrit dans le prolongement de la théorie traditionnelle du commerce international : un durcissement des normes dans les pays industrialisés pourrait conduire les pays moins développés à se spécialiser dans la production de biens des secteurs les plus polluants et à accueillir les firmes concernées du nord. Cette hypothèse est cependant contradictoire avec celle des dotations de facteurs (Copeland et Taylor, 2003), dans la mesure où les industries très polluantes sont en règle générale fortement capitalistiques (Grether et de Melo, 2003). La nature des spécialisations dépend alors des effets respectifs de l’une et l’autre hypothèse. Pour Kahn et Yoshino (2004), la seconde l’emporte sur la première dans le cadre de l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain) et de l’UE (Union européenne). Le troisième groupe de travaux s’interroge sur le risque de perte de compétitivité des entreprises, qui subissent des coûts de réduction de la pollution. Porter (1991) et Porter et van der Linde (1995) soulignent au contraire qu’un durcissement de la politique environnementale stimule les innovations technologiques, celles-ci étant susceptibles d’améliorer in fine la productivité moyenne d’une économie.

C’est dans cette dernière thématique dite de l’« hypothèse de Porter » que s’inscrit notre article. À partir d’un modèle de gravité et parmi d’autres facteurs explicatifs, nous estimons les effets sur les exportations bilatérales des progrès réalisés par un pays en matière de dépollution relativement à ses partenaires. Un tel modèle apparaît bien adapté à la détermination des causes de l’échange. Depuis les travaux précurseurs réalisés simultanément par Tinbergen (1962) et Pöyhönen (1963), puis prolongés par Linnemann (1966), il est de plus en plus utilisé par les analystes du commerce international. Il explique de façon satisfaisante les flux d’échange bilatéraux, positivement par l’importance de la taille des économies partenaires, et négativement par la distance géographique les séparant, cette distance étant retenue comme proxy des coûts de transport.

Par rapport aux précédentes approches gravitaires de l’impact de la restriction environnementale sur le commerce, nous apportons les deux groupes d’éléments suivants, relatifs aux données et à la spécification du modèle, puis au choix de l’indicateur de dépollution.

Notre estimation en panel se situe sur une longue période (1986-2003) et s’appuie sur un échantillon de très grande taille (plus de 44 000 observations). L’analyse économétrique en panel permet de prendre en compte l’influence de caractéristiques non observables et spécifiques aux couples de pays partenaires. Les couples de pays sont alors à l’origine d’effets dits spécifiques ou individuels. Notre modèle introduit des variables essentielles, mais souvent négligées, comme la distance relative ou les variables muettes correspondant aux groupes régionaux. Ces dernières testent non seulement le commerce intrazone, mais également les exportations et les importations extrarégionales, chaque groupe se voyant ainsi attribué un jeu de trois variables binaires. Si de rares études sur l’influence des restrictions environnementales sur les échanges possèdent certaines des caractéristiques citées, aucune d’entre elles ne retient cette dernière particularité. Depuis la fin de la décennie quatre-vingt, le commerce bilatéral s’inscrit pourtant de plus en plus dans une logique intrarégionale (World Bank, 2005). Au moment où les négociations de l’Uruguay Round tardent à aboutir, la création de l’ALENA fait écho à la constitution du marché unique européen. Les pays en développement mettent en oeuvre des réformes commerciales les intégrant au système multilatéral, mais qu’ils appliquent en priorité à leurs voisins immédiats (Ethier, 1998). Dans la mesure des données disponibles sur la base COMTRADE des Nations unies, nous intégrerons les principaux accords régionaux créés ou consolidés dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Dans un deuxième temps, nous constituerons deux sous-échantillons, composés exclusivement des flux intrarégionaux et des flux intra-européens, et qui seront testés séparément.

Pour évaluer l’impact de la réglementation environnementale sur les exportations bilatérales, nous choisissons la différence des rejets de CO2 par unité de PIB des deux partenaires – ou différence de leur « intensité carbone ». Cette variable est aujourd’hui disponible sur longue période et sur un très large éventail de pays. En tant que principal gaz à effet de serre, les émissions de CO2 représentent l’élément central du protocole de Kyoto. Rapportées au PIB, elles reflètent les exigences économique et environnementale du développement durable énoncées dès la convention-cadre sur les changements climatiques (Nations unies, 1992). Au moment où le protocole de Kyoto est mis en oeuvre et où se profile la 16e Conférence des Parties de Cancún, il est intéressant d’observer quel a été l’impact commercial des restrictions antérieures. Dans les pays développés, la réduction de l’intensité carbone s’intensifie depuis les deux premiers chocs pétroliers. L’application de la première phase de Kyoto (2008-2013) requiert un effort encore plus significatif[1]. À l’occasion de la conférence de Copenhague, pour définir leurs objectifs à l’horizon 2020, l’Inde et la Chine ont choisi la diminution de l’intensité carbone et non celle des émissions absolues. À notre connaissance, les émissions de CO2 rapportées au PIB n’ont pas encore été utilisées dans une approche gravitaire, sauf comme partie d’un indicateur composite (Cagatay et Mihci, 2006) ou dans le cadre d’une étude ciblée sur les produits liés aux technologies environnementales (Costantini et Crespi, 2008).

L’intensité carbone est un indicateur de résultat qualifié d’ « output oriented », pour le différencier des indicateurs « input oriented » qui mesurent les efforts réalisés en amont par les pouvoirs publics et les acteurs économiques (van den Bergh et van Veen-Groot, 1999). Ces efforts concernent des domaines aussi variés que les économies d’énergie, l’utilisation d’énergies renouvelables ou faiblement émettrices de dioxyde de carbone, le recyclage des déchets, la limitation des emballages ou l’exploitation forestière. Ils peuvent être suscités par des taxes pesant sur les combustibles fossiles ou des subventions en faveur des énergies non polluantes. L’ensemble des mesures de rationalisation énergétique destinées à rendre les processus de production et les modes de consommation plus économes en énergie fossile se reflète dans la diminution de l’intensité carbone. Cette dernière constitue donc une synthèse appropriée des résultats de la politique environnementale.

La première partie de notre article retrace les approches gravitaires des effets commerciaux de la réglementation environnementale. La seconde présente la spécification générale du modèle de gravité que nous adoptons. Nous détaillerons en troisième partie les variables régionales et de restriction des émissions de CO2 pour déboucher sur différentes équations à estimer. Nous interpréterons nos résultats en quatrième partie après avoir exposé la méthode économétrique.

1. L’impact commercial des mesures de restriction environnementale dans les approches gravitaires

1.1 Les études réalisées en coupe annuelle

Pour évoquer la littérature ayant trait aux effets des restrictions environnementales sur le commerce, nous nous intéresserons aux travaux empiriques réalisés à partir de modèles de gravité. Mentionnons néanmoins un autre modèle souvent utilisé, celui de Hecksher-Ohlin-Vanek. Il donne des résultats contrastés : alors que Tobey (1990) conclut à l’absence d’impact de la politique environnementale sur les flux commerciaux, de faibles effets négatifs sont mis en évidence par Kalt (1988) et Wilson, Otsuki et Sewadeh (2002). Les résultats de ces deux dernières études sont cependant ciblés sur les secteurs les plus polluants, à l’image de la sidérurgie ou des métaux non ferreux. Or, il s’agit déjà de secteurs en déclin dont les capacités d’adaptation par innovation technologique s’avèrent limitées (Porter et van der Linde, 1995).

Le même cas de figure peut se retrouver dans les approches gravitaires sectorielles. Ainsi van Beers et van den Bergh (1997) et Cagatay et Mihci (2006) relèvent un impact négatif significatif sur les exportations de métaux non ferreux. L’effet est également négatif dans les deux études pour les produits chimiques, mais il est significativement positif dans la seconde pour le secteur du papier. En prenant l’ensemble des exportations bilatérales comme variable expliquée, van Beers et van den Bergh trouvent un effet significatif légèrement négatif, alors que l’impact s’avère positif dans une étude publiée trois ans après par les mêmes auteurs (2000). Cette contradiction peut s’expliquer par des différences concernant l’année d’estimation (respectivement 1992 et 1975), l’indicateur choisi (respectivement « output oriented » et « input oriented ») et l’échantillon utilisé (pays de l’OCDE dans le premier cas et pays développés et en développement dans le second). Par ailleurs, l’étude de 1997 montre que la restriction environnementale pratiquée par l’importateur pénalise les exportations en provenance de son partenaire, ce qui laisse supposer qu’un pays érige des barrières douanières additionnelles en cas de renforcement de ses mesures antipollution.

1.2 Les études de panel à effets spécifiques

Les études citées dans le paragraphe précédent sont réalisées en coupe annuelle et restent donc limitées par le nombre d’observations traitées. Quatre travaux récents exploitent un modèle de gravité avec des données de panel. Harris Konya et Matyas (2000) reprennent le modèle de van Beers et van den Bergh (1997) en tenant compte de l’hétérogénéité des pays exportateurs et importateurs et des années de la période d’étude (1990-1996). La prise en compte des effets fixes pays rend non significatifs les coefficients des variables de restriction environnementale. Il en est de même pour une estimation incluant les trois types d’effets fixes, effets temporels inclus. Les auteurs en déduisent que les mesures n’ont pas d’impact sur le commerce, et que la spécification des modèles testés en coupe ou en simple pooling est biaisée, l’indicateur environnemental captant alors l’influence d’effets individuels omis.

Grether et de Melo (2003), Jug et Mirza (2005), et Costantini et Crespi (2008) infirment cette conclusion en dégageant un impact significatif tout en tenant compte d’effets spécifiques fixes. Les premiers utilisent les dépenses affectées aux exigences environnementales comme variable à tester. Ils restreignent leur estimation à la période 1996-1999 et aux pays de l’Union européenne. Ils montrent que ce sont les sept pays de l’Est de leur échantillon qui sont à l’origine de l’effet négatif enregistré sur les exportations intrarégionales. Sur une longue période (1981-1998) et une cinquantaine de pays, Grether et de Melo trouvent que les exportateurs ne sont que très légèrement pénalisés par la politique environnementale. L’indicateur choisi comme proxy de l’écart de réglementation antipollution entre partenaires commerciaux - la différence des PIB par tête – apparaît cependant éloigné de ce qu’il est supposé représenter. En utilisant l’intensité carbone, Costantini et Crespi montrent que la restriction des émissions améliore les performances à l’exportation des secteurs liés aux économies d’énergie et aux énergies renouvelables. Notons enfin que les spécifications des modèles de gravité de ces études n’incluent pas la variable de « distance relative », dont nous soulignerons plus loin l’importance.

1.3 Les travaux incluant une variable muette intrarégionale

Certaines des approches gravitaires des effets de la restriction environnementale introduisent une variable muette testant les échanges intrazone, qui prend la valeur 1 si les deux partenaires commerciaux appartiennent au même groupe régional et 0 autrement (van Beers et van den Bergh, 1997 et 2000; Harris et alii, 2000; Jug et Mirza, 2005; Cagatay et Mihci, 2006). La variable est appliquée à la CEE (Communauté économique européenne), à l’AELE (Accord européenne de libre-échange) et à l’ALENA. Elle ressort généralement significative dans le sens d’une impulsion du commerce intrazone.

Ces études ne tiennent cependant pas compte des effets des regroupements régionaux sur les échanges des pays membres avec les pays non membres. D’autres travaux sur les déterminants du commerce international montrent pourtant la pertinence de l’introduction de variables muettes testant les flux totaux (Bayoumi et Eichengreen, 1997; Frankel, 1997) ou les flux d’exportation et d’importation (Carrère, 2004; Kien et Hashimoto, 2005; Tumbarello, 2007) avec le reste du monde. Dans notre évaluation empirique, nous introduirons un jeu de trois variables binaires régionales associées à chacun des accords sélectionnés, de façon à ne pas omettre les deux variables explicatives de commerce extrazone qui s’avèrent la plupart du temps significatives.

2. Le choix des variables du modèle de gravité

Dans la continuité des approches gravitaires en panel tenant compte des effets spécifiques, nous évaluerons l’impact de la restriction des émissions de CO2 sur le commerce bilatéral. Cette variable explicative sera introduite en troisième partie avec les variables régionales. En prenant pour point de départ le modèle de gravité de base, nous détaillerons dans cette deuxième partie les variables venant s’y greffer.

2.1 Le modèle de base

Telle qu’elle a été développée sous sa forme la plus simple par Tinbergen (1962) et Linnemann (1966), l’équation de gravité fait dépendre les flux de commerce bilatéraux (X) du produit des revenus (Y) de deux partenaires i et j divisé par la distance (D) les séparant :

Sous une forme log-linéaire, qui permet d’interpréter les coefficients comme des élasticités de flux de commerce par rapport aux variables explicatives, nous obtenons :

Cette équation de gravité est considérée comme l’une des relations empiriques les plus stables et les plus robustes en économie (Mayer, 2001). La principale critique qui lui est adressée concerne ses fondements théoriques. Simple intuition dérivée de la physique des forces d’attraction et de répulsion, elle en est dénuée à l’origine. En introduisant les coûts de transport dans le modèle de concurrence monopolistique, Krugman (1980) trouve une solution en débouchant sur une équation de demande proche de l’équation de gravité. À l’image de Anderson (1979) et Deardorff (1998), d’autres auteurs démontrent que le modèle néoclassique du commerce international est, lui aussi, compatible avec le modèle de base. Bergstrand (1989) synthétise les deux explications. En développant un modèle d’équilibre général à deux facteurs et deux biens dont l’un est homogène et l’autre différencié, il montre que le modèle de gravité s’adapte à un cadre d’analyse mêlant spécialisations traditionnelles et spécialisations intrabranche.

2.2 Les variables s’ajoutant au coeur du modèle

Empiriquement, il est possible d’introduire des variables susceptibles de témoigner des spécialisations en présence. La valeur absolue de la différence de PIB par habitant est utilisée pour tester les différences observées dans les dotations factorielles. Un signe positif de son coefficient reflète un commerce traditionnel de nature interbranche. Un signe négatif joue en faveur de la thèse de Linder (1961) qui place le rapprochement des revenus par habitant comme l’un des déterminants de l’échange intrabranche (Frankel, 1997). Afin de mieux tester l’hypothèse de similarité des structures de demande nationale de Linder, une variable de similitude des PIB est aussi ajoutée.

En suivant Baltagi, Egger et Pfaffermayr (2003) et De Benedictis et Vicarelli (2005), nous introduisons l’une (DIFPIBH) et l’autre (SIMIL) des variables décrites, en adoptant les mesures suivantes pour deux partenaires i et j (les données de PIB et de PIB par habitant proviennent du FMI[2]) :

et

Une autre question à examiner est celle du choix de la variable de distance, qui intervient comme proxy des coûts de transport. Il convient de l’interpréter avec précaution. La majorité des travaux utilise la distance géodésique entre les capitales politiques ou économiques des pays partenaires. Une amélioration consiste à adopter la somme des distances séparant les plus grandes agglomérations des deux pays pondérées par leurs poids respectifs dans les populations totales, formule que nous retenons[3]. Mais dans tous les cas, les parcours correspondent à des mesures d’arc calculées à partir des latitudes et longitudes des villes choisies. Or, les réseaux d’infrastructure de transport ne correspondent pas aux distances à vol d’oiseau et ils contournent les obstacles naturels comme le relief. Le trajet en kilomètres peut donc être sous-estimé dans l’équation de gravité. En se tenant au seul transport terrestre, c’est le cas de figure de la Communauté andine des nations. Le facteur distance se trouve par contre surestimé en présence d’un commerce transfrontalier important, qui est une situation courante en Afrique de l’Ouest. Enfin, le coût de transport ne s’arrête pas à la distance. Il comporte d’autres éléments tels que les frais de débarquement et de dédouanement ou les primes d’assurance, et qui ne sont pas nécessairement corrélés avec le kilométrage.

Une fois contrôlée la distance absolue entre deux pays, il convient aussi de tenir compte de la distance relative, soit celle les séparant de leurs autres partenaires. Le commerce est en effet plus intense au sein d’un couple de pays éloignés des grands centres économiques mondiaux qu’entre deux économies qui en sont proches. On s’attend ainsi à ce que l’Australie et la Nouvelle-Zélande échangent plus entre eux que l’Autriche et le Portugal dont l’éloignement géographique est pourtant similaire. Deardorff (1998) est le premier auteur à introduire la variable de distance relative dans un modèle de gravité. Baldwin et Taglioni (2006) soulignent que la variable de distance relative poursuit les mêmes objectifs que celle de résistance commerciale multilatérale utilisée par Anderson et van Wincoop (2003), en permettant d’éviter un biais de variable omise. Harrigan (2001) montre l’existence d’un biais conséquent lorsque la seule variable de distance absolue est prise en compte.

À l’image de Wei (1996), nous mesurons la distance relative d’un pays k (REMOTk) par la somme des distances le séparant d’un partenaire l pondérées par le poids du PIB de l dans le PIB mondial :

La variable de distance relative retenue dans notre équation pour le couple (ij) est le logarithme de la moyenne des distances relatives des pays i et j.

Nous ajoutons également une variable de change à notre estimation. Pour Soloaga et Winters (2001), Carrère (2004), et Kien et Hashimoto (2005), il est nécessaire d’introduire le taux de change pour les modèles qui couvrent une longue période, de façon à capter l’évolution de la compétitivité. Nous utilisons le logarithme du taux de change réel bilatéral, qui permet en même temps d’insérer une variable de prix, pratique introduite par Bergstrand (1985). Une hausse de la variable de change reflétant une dépréciation réelle, un coefficient positif est attendu, sans préjuger des élasticités prix des échanges commerciaux. Nous calculons le taux de change réel[4] à partir des données de taux de change nominal et d’indice des prix à la consommation du FMI[5]. Les autres variables explicatives sont binaires. Le partage d’une frontière commune (CONTIG) est susceptible d’influencer positivement le commerce bilatéral. Il en est de même du partage d’une langue commune (LANG) qui intervient comme proxy du rapprochement culturel et entraîne une réduction des coûts de transaction commerciaux.

Par rapport au modèle de base (2) et en associant une dimension temporelle à la plupart des variables, l’équation devient :

3. Les équations estimées

Nous présenterons dans cette partie les variables régionales et de restriction des émissions de CO2 , puis les différentes estimations. Pour la période d’étude, le choix de la version SITC2 (Standard International Trade Classification Revision 2) de la base COMTRADE permet de remonter à l’année 1986 avec des données d’exportation complètes pour 50 pays développés et en développement (voir la liste en annexe A). Notre analyse couvre une période de 18 ans. Les statistiques des quantités de CO2 émises par unité de PIB proviennent de la Banque mondiale (World Development Indicators). Pour l’estimation générale, nous obtenons un total de 50 x 49 x 18 = 44 100 observations. Nous testerons également deux sous-échantillons, composés pour l’un des flux bilatéraux intrarégionaux, et pour l’autre des flux intra-européens.

3.1 Groupes régionaux sélectionnés et variable environnementale

Dans la mesure des données disponibles, nous sélectionnons les principaux accords régionaux des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, soit ceux se distinguant par la taille du PIB de l’ensemble constitué ou par le nombre de ses participants. Deux catégories d’accords sont en jeu. Les uns constituent un approfondissement d’un processus d’intégration en cours, les autres donnent naissance à un regroupement. Dans les deux cas, les pays en développement sont impliqués. Six groupes sont ainsi considérés. La Communauté européenne, qui instaure le marché unique à partir de 1987, satisfait à un objectif du traité de Rome par la suppression des obstacles subsistant à la libre circulation des marchandises. Le MCCA (Marché commun centraméricain), créé en 1960, met en place une union douanière, dont le fonctionnement sera perturbé dès la fin de la décennie par des tensions géopolitiques. Ce n’est qu’en 1992 que les États d’Amérique centrale relancent sa formation à l’occasion du protocole de Guatemala. De même, l’union douanière du Pacte andin (1969), dont le rythme de réduction tarifaire ne respectait pas le calendrier prévu, est réactivée en 1991 avec l’accord de Barahona. En 1997, le Pacte devient la Communauté andine des nations. L’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain) et l’AFTA (Asean Free Trade Area) introduisent leur zone de libre-échange respectivement en 1994 et 1993. Le Mercosur (marché commun du sud de l’Amérique latine) se constitue en union douanière par le traité d’Asunción de 1991. L’annexe A associe les pays concernés à leur groupe respectif.

Dans l’équation (4) ci-dessous, nous adopterons les sigles AFTA, ALENA, CAN, MCCA, MERC et UE pour désigner respectivement la zone de libre-échange de l’ASEAN, celle de l’Amérique du Nord, la Communauté andine, le Marché commun centraméricain, le Mercosur, et l’Union européenne. Tous les blocs sélectionnés mettent en oeuvre une libéralisation couvrant l’ensemble des marchandises, avec d’éventuelles mesures de suppression des barrières non tarifaires. Même s’il subsiste des exceptions pour les produits sensibles, il ne s’agit pas de simples arrangements préférentiels où l’abaissement tarifaire est incomplet et/ou limité à certains secteurs. D’autres groupes créés dans les années quatre-vingt-dix, comme la Communauté de développement de l’Afrique australe (1992) ou l’accord sud-asiatique d’échanges préférentiels (1996), ne s’engagent pas d’emblée dans la voie d’une libéralisation intrazone complète. Dans un souci d’homogénéité et si les données étaient disponibles, il serait erroné de les prendre en compte[6].

Sans être un accord commercial, l’Union économique et monétaire (UEM) peut exercer une influence sur le commerce intrazone. Dans leur travail sur l’optimalité endogène des zones monétaires, Frankel et Rose (1998) montrent qu’une monnaie unique est un facteur de commerce entre les pays qui l’adoptent. On peut aussi tester l’influence d’une union monétaire sur les importations et les exportations extrazone de ses membres. Il est donc pertinent d’introduire l’UEM dans l’équation de gravité et de lui attribuer un jeu de trois variables muettes. Au total, avec 7 groupes, nous disposons de 21 variables régionales que nous ajoutons de la façon suivante à l’équation (3), en y intégrant également la variable environnementale (DIFCO2)  :

La première variable de chaque groupe (Groupe_intraijt) teste le commerce intrazone. Elle prend la valeur 1 si les deux pays i et j ont signé le même accord, et 0 autrement. La seconde (Groupe_Xijt) mesure l’impact des regroupements sur les exportations destinées au reste du monde. Elle prend la valeur 1 si le pays i participe à un accord sans que le pays j n’en soit membre et 0 sinon. La troisième (Groupe_Mijt) capte les effets sur les importations en provenance du reste du monde. Elle prend la valeur 1 lorsque i n’appartient pas à l’ensemble auquel j participe et 0 autrement. Lorsque les accords ne sont pas encore mis en oeuvre, il n’y a aucun pays membre et les variables prennent la valeur 0. Pour un membre fondateur, la méthode s’applique à partir de l’année d’entrée en vigueur de l’accord et pour un nouveau membre, à partir de celle de son adhésion[7]. La période d’évaluation de l’impact du marché unique s’étend de 1987 à 1998, ce qui permet de tenir compte de la majorité de ses effets[8]. Cela permet également de tester la mise en oeuvre de l’UEM à partir de 1999, en évitant une corrélation entre variables muettes.

Il nous appartient maintenant de préciser la variable de restriction environnementale. Elle repose sur le contenu des émissions de CO2 d’une unité de valeur ajoutée, exprimé en kilos. Ce contenu témoigne de l’efficacité écologique des moyens de production et des biens de consommation. Sa diminution signifie que la croissance économique devient plus économe en énergie fossile. La variable introduite dans l’équation (DIFCO2) est plus précisément la différence des émissions de CO2 des deux partenaires par unité de PIB (exprimé en parité de pouvoir d’achat avec 2000 pour année de base). Elle représente donc la décarbonisation d’une économie par rapport à une autre. Sa baisse (hausse) signifie que le pays exportateur entreprend plus (moins) d’efforts que le pays importateur pour réduire l’intensité carbone. Un résultat positif (négatif) de son coefficient témoigne des conséquences négatives (positives) en termes de compétitivité des restrictions des émissions de CO2.

À côté des restrictions environnementales, l’évolution des émissions de CO2 pourrait dépendre de la transformation sectorielle des économies des pays avancés. Le développement des services liés à l’informatique, à la communication et à la finance au détriment de secteurs manufacturiers traditionnels contribue, comme au Royaume-Uni, à modérer les émissions. Mais la tertiarisation des économies n’a pas cet effet lorsque les activités s’orientent vers les secteurs du tourisme et du transport (Delbosc, Keppler et Lesueur, 2007). Dans une étude en coupe transversale sur l’année 2001, Hertwich et Peters (2009) montrent que globalement, la croissance des émissions du secteur des services n’est que légèrement inférieure à celle du secteur manufacturier. Dans les grands pays de l’OCDE, l’intensité carbone de la seule production manufacturière diminue (Greening, Davis et Schipper, 1998). Le rôle des changements sectoriels peut donc être relativisé; c’est d’autant plus vrai dans le cadre de notre étude, qui porte sur un nombre équivalent d’économies développées et en développement.

3.2 Les estimations effectuées

Une première estimation dont les résultats figurent dans le tableau 2 (modèle 1) teste la variable DIFCO2 sur l’échantillon général. Elle est doublée d’une seconde, où s’ajoute une série de 18 variables binaires correspondant aux 18 années de la période d’étude (modèle 2). Pour simplifier, elles ne figurent pas dans le tableau 1 qui récapitule les variables présentées en deuxième et troisième parties.

Tableau 1

Libellé et contenu des variables

Libellé et contenu des variables

Note  : Les trois intitulés « Groupe » ne sont pas des variables en tant que telles mais représentent les échanges intrazone, les exportations extrazone et les importations extrazone de l’AFTA, l’ALENA, la CAN, le MCCA, le Mercosur, l’UE et l’UEM (soit un total de 3 x 7 = 21 variables muettes régionales).

-> Voir la liste des tableaux

Nous constituons également un sous-échantillon formé de l’ensemble des flux d’exportation intrarégionaux, soit 3 362 observations. Nous testerons ainsi l’« effet Porter » (modèle A du tableau 3) sur le commerce entre pays membres (tous groupes confondus), en comparant son intensité avec le cas général. À notre connaissance, une variable environnementale n’a encore jamais été testée dans le cadre des processus d’intégration régionale, qui représentent pourtant une occasion d’approfondir les réglementations antipollution. Nous procéderons de même à partir d’un deuxième sous-échantillon, formé des seuls flux d’exportation intra-UE (modèle B). L’équation servant de base à ces deux derniers tests est l’équation (3) à laquelle on ajoute la variable DIFCO2.

4. Méthode économétrique et analyse des résultats

4.1 Mise en évidence d’effets spécifiques fixes

Avant de présenter et d’interpréter les résultats, précisons la méthode économétrique utilisée. Auparavant, les approches gravitaires étaient réalisées à partir de données en coupe transversale. L’estimation en panel présente plusieurs avantages. En combinant des données en coupe instantanée et en série temporelle, elle permet de tester des échantillons comportant un très grand nombre d’observations. La valeur des coefficients trouvés est alors d’une grande précision. De plus, le risque de colinéarité entre variables explicatives est réduit, ces variables étant exprimées en deux dimensions. Enfin, la double-dimension permet de tenir compte de l’influence de caractéristiques non observables et spécifiques aux individus, dès lors que celles-ci sont stables dans le temps.

Dans notre estimation, les individus sont représentés par les 2 450 couples de pays partenaires. Recherchons si ces couples comportent des effets spécifiques. Les tests de Fischer de nos quatre estimations attestent de leur présence. Des facteurs inobservables d’ordre historique, culturel, géopolitique ou géographique influencent donc les flux commerciaux bilatéraux. Nous sommes en présence d’un modèle à effets spécifiques qui rend compte de l’hétérogénéité des individus. Cheng et Wall (2005) soulignent que l’absence de contrôle de l’hétérogénéité des couples introduit un biais dans la valeur des coefficients estimés. De plus, ils montrent que la meilleure spécification est celle que nous avons adoptée. C’est celle qui permet de tester des effets couples plutôt que des effets pays, et des effets unidimensionnels (les exportations sont la variable expliquée) plutôt que bidimensionnels (le total des exportations et des importations est la variable expliquée).

Nous poursuivons le traitement économétrique par un test de Hausman. Ce test nous informe sur le caractère fixe ou aléatoire des effets spécifiques. Dans les quatre cas étudiés, il montre la présence d’effets fixes. L’estimateur d’un modèle à effets fixes est celui des MCO (moindres carrés ordinaires). Appelé également estimateur Within, c’est un estimateur BLUE (best linear unbiased estimator) ou meilleur estimateur linéaire sans biais.

L’estimation du modèle 2 (tableau 2) ajoute les effets temporels à celle du modèle 1. Les coefficients correspondant aux 18 années de la période d’étude s’avèrent tous positifs et significatifs. La comparaison des statistiques de Fischer du premier et du second modèle suggère que le premier a une meilleure signification globale que le second. Nous retiendrons la première estimation pour l’interprétation des résultats de l’échantillon général[9].

Tableau 2

Les effets de la restriction des émissions de CO2 sur les exportations (ln(Xijt))

Les effets de la restriction des émissions de CO2 sur les exportations (ln(Xijt))

Note : Le modèle (2) est le modèle (1) auquel on a ajouté 18 variables temporelles, non reproduites dans le tableau pour en clarifier la présentation. Les coefficients de ces variables sont tous positifs et significatifs.

***, ** et * indiquent que les variables sont significatives respectivement à 1%, 5 % et 10 %.

Les valeurs entre parenthèses sont les t de Student.

-> Voir la liste des tableaux

L’inconvénient des effets spécifiques est qu’ils captent l’influence des variables stables dans le temps, dont l’estimation ne peut donc plus être distinguée. Dans notre cas, il s’agit des variables de contiguïté, de langue commune et de distance. Dans la quasi-totalité des travaux réalisés, les coefficients correspondants sont significatifs, positifs pour les deux premiers et négatif et proche de l’unité pour le troisième (Mayer, 2001). Les estimer séparément n’apporterait rien à notre problématique qui s’appuie sur les variables environnementale et régionales. Pour l’intensité carbone, aussi bien les émissions de CO2 que le PIB varient d’année en année. De même, les variables intra et extrazone se modifient sur la période 1986-2003, puisque le début de mise en oeuvre des accords régionaux se situe toujours en cours de période[10].

4.2 Les résultats des variables traditionnelles, régionales et environnementales dans l’échantillon général

Examinons d’abord les résultats du cas général dans la meilleure spécification retenue (modèle 1 du tableau 2). Conformément aux résultats traditionnels des estimations sur modèle de gravité, la taille des partenaires approchée par leur PIB exerce un effet sensible et très significatif sur leurs échanges. Le coefficient du taux de change réel bilatéral s’avère par contre peu élevé et son signe est contre-intuitif. Ce résultat reflète une faiblesse des élasticités prix du commerce, probablement influencée par les pays en développement qui représentent un peu plus de la moitié de notre échantillon. La distance relative ressort significative et fortement explicative du commerce, ce qui confirme sa nécessaire prise en compte dans une telle équation. La variable de différence de PIB par habitant agit négativement. Cela irait dans le sens de la thèse de Linder puisque les échanges sont d’autant moins élevés que la différence de revenu par tête est importante, mais le coefficient correspondant est très réduit et non significatif. De surcroît, le rapprochement des PIB absolus ne contribue pas à soutenir le commerce bilatéral, le signe négatif associé à la variable SIMIL révélant au contraire des échanges d’autant plus intenses que les PIB divergent.

Les paramètres des variables intrazone ressortent significatifs et positifs. Cela montre que les échanges entre deux partenaires d’un groupe régional sont plus élevés que s’il ne s’était pas formé[11]. L’ensemble des groupes enregistre des coefficients extrazone positifs et dans leur grande majorité significatifs. Ils sont donc à l’origine de créations de commerce externe d’importation et d’exportation, qui s’ajoutent à des créations internes. La vague d’intégration régionale des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix s’avère donc non seulement favorable aux échanges intrazone mais aussi au commerce multilatéral. La seule exception est l’ALENA dont le coefficient d’exportation ressort légèrement négatif : une partie des flux internes nouvellement créés se substitue donc à des ventes externes, ce qui atteste la présence d’un détournement d’exportation.

Considérons maintenant le résultat de la variable environnementale. Le coefficient négatif signale qu’une baisse plus importante des émissions de CO2 de l’exportateur favorise les ventes vers son partenaire. Si à l’inverse la diminution des émissions est plus rapide chez l’importateur, ses achats en provenance du pays exportateur se restreignent. Dans un cas comme dans l’autre, la compétitivité du pays écologiquement le plus vertueux s’en trouve améliorée. Nous dégageons ainsi un effet contraire à celui des deux autres approches gravitaires incluant l’ensemble des produits, et ayant obtenu des effets spécifiques et un coefficient environnemental significatif (Grether et de Melo, 2003; Jug et Mirza, 2005). Des différences substantielles avec notre étude en sont à l’origine, tenant au choix de l’indicateur, à la période d’estimation, à la nature des effets individuels testés et à l’échantillon adopté. De plus, les jeux de variables régionales et la distance relative, que les effets fixes ne peuvent capter, n’y sont pas pris en compte.

4.3 L’effet favorable de la restriction des émissions sur les exportations : quelle interprétation?

Deux explications des résultats se rapportant à l’intensité carbone peuvent être avancées. La première renvoie au comportement du pays importateur[12], dont la diminution des achats à son partenaire pourrait provenir de barrières douanières compensatrices. L’article XX du GATT admet en effet des exceptions à ses principes généraux en autorisant les dispositions destinées à préserver les ressources naturelles non renouvelables et à protéger la santé et la vie humaine, animale et végétale (OMC et PNUE, 2009). Elles sont fixées dans l’accord sur les barrières techniques aux échanges et l’accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires. Sous réserve de ne pas constituer un protectionnisme déguisé, des restrictions allant de formalités administratives jusqu’aux surtaxes douanières ou à l’octroi de licences d’importation peuvent voir le jour. Leur champ d’application est cependant très large, et lorsque l’on considère la protection environnementale au sens strict, seule une part minime du commerce international est concernée. Fontagné et Mondher (2001) l’évalue à 0,5 % en 1999. Cette première explication apparaît donc peu pertinente.

La deuxième explication tient dans l’hypothèse de Porter. Si la restriction environnementale stimule les exportations et freine les importations, c’est qu’elle peut engendrer non seulement des avantages sociaux par réduction des dommages, mais également des bénéfices privés excédant les coûts de réduction de la pollution. Dans une perspective dynamique, ces coûts vont inciter les firmes à innover, et par suite à augmenter leur productivité. Jaffe et Palmer (1997) montrent qu’une hausse du coût de dépollution aux États-Unis induit une augmentation significative des dépenses de recherche-développement dans l’industrie manufacturière. Lanoie et alii (2007) trouvent qu’une politique environnementale stricte agit positivement sur la R&D, celle-ci favorisant à son tour les performances des firmes. En utilisant un modèle de course à l’innovation, Brécart (1998) révèle qu’une taxation sur les émissions polluantes conduit les entreprises à acquérir de nouvelles parts de marché.

Les exemples d’innovations donnés par Porter et van der Linde concernent les processus de production, et également les nouveaux biens écologiquement différenciés et dont la demande va croissant. Raytheon satisfait ainsi aux exigences du protocole de Montréal (1987) et de l’U.S. Clean Air Act (1990) en substituant un vaporisateur de circuits d’impression chlorofluorocarboné par un nettoyant réutilisable à base de terpène, de moindre coût et de meilleure qualité. Les réglementations sur le recyclage constituent une occasion de réduire les emballages et de simplifier les appareils électroménagers; une loi japonaise de 1991 conduit Hitachi à réduire le nombre des composants de ses machines à laver et de ses aspirateurs, occasionnant une économie d’intrants et une réduction des coûts d’assemblage. L’Allemagne, pays pionner en matière de normes de recyclage, a acquis un avantage compétitif dans les produits à faible intensité en packaging.

L’hypothèse de Porter implique que les firmes ne font pas toujours de choix optimaux, comme le suggérait déjà Leibenstein (1966) dans sa théorie de l’efficience-X. Si la réglementation environnementale aboutit à des gains de productivité, cela implique qu’il existait auparavant des possibilités de profit non exploitées. Plusieurs analyses reprises dans Ambec et Barla (2007) expliquent ce phénomène par des comportements stratégiques des organisations. Kennedy (1994) souligne que l’aversion au risque des managers conduit à un sous-investissement dans les activités de recherche-développement dont l’issue est jugée aléatoire. Pour d’Aspremont et Jacquemin (1988), la raison de ce sous-investissement est plutôt à rechercher dans les effets de débordements de la R&D. Une mesure de restriction environnementale incitant chaque firme à investir avec le même objectif peut alors améliorer la situation de toutes les firmes. Une étude de Altman (2001) développe un modèle de comportement organisationnel de la firme formalisant les apports de Leibenstein et de Porter. Il montre que le degré d’efficience-X et les changements technologiques sont tous deux affectés par la régulation antipollution, et aboutit à la conclusion que les firmes procédant à des investissements « propres » gagnent en compétitivité.

4.4 Un « effet Porter » plus marqué à l’échelle régionale?

Examinons maintenant les résultats des deux sous-échantillons (tableau 3) composés des flux d’exportation intrarégionaux et intra-UE. Les résultats des variables traditionnelles du modèle de gravité sont proches de ceux obtenus dans le cas général, à l’exception de la similitude des PIB absolus qui contribue à soutenir le commerce intrazone bilatéral. Une différence notable avec l’échantillon général tient dans le coefficient environnemental sensiblement plus élevé. Cela suggère que l’« effet Porter » joue de façon plus nette dans le cadre régional (modèle A). C’est en particulier le cas de l’Union européenne (modèle B). Les tests que nous avons effectués pour les autres groupes n’ont pas abouti à des résultats significatifs des coefficients de la variable DIFCO2. Le nombre plus restreint de flux intragroupe par rapport aux flux intra-UE, voire très réduit comme au sein de l’ALENA, en constitue une cause probable.

Tableau 3

Les effets de la restriction des émissions de CO2 sur les exportations intrarégionales (A) et intra-UE (B)

Les effets de la restriction des émissions de CO2 sur les exportations intrarégionales (A) et intra-UE (B)

Note : Dans le cas de ces échantillons constitués uniquement de flux intrarégionaux, la méthode des variables muettes régionales intra et extrarégionales (paragraphe 3-1 et tableau 2) n’est pas applicable.

***, ** et * indiquent que les variables sont significatives respectivement à 1%, 5 % et 10 %

Les valeurs entre parenthèses sont les t de Student.

-> Voir la liste des tableaux

La coopération régionale constitue souvent une occasion d’approfondir les questions environnementales. Alors qu’à l’OMC, elles sont intégrées dans les différents accords de l’organisation, plusieurs regroupements régionaux adoptent des accords séparés. C’est le cas du Mercosur, qui a récemment ratifié un accord-cadre sur l’environnement (2004), ou de l’ASEAN, qui s’est doté d’un accord sur la pollution transfrontalière (2002). Au même titre que l’UE, l’ALENA consacre un chapitre à l’environnement dans son traité. Le Canada, les États-Unis et le Mexique signent en outre l’accord spécifique de l’ANACDE (accord nord-américain de coopération dans le domaine de l’environnement). L’UE met en place des mécanismes d’aide avec L’instrument financier pour l’environnement (LIFE). Selon une étude menée par l’OCDE (2007), les groupes européen et nord-américain sont ceux dont les dispositions antipollution sont les plus élaborées.

L’UE et l’ALENA constituent donc un cadre propice aux améliorations environnementales, tout en formant les deux plus grands marchés régionaux existants. Pour l’Union européenne, cela apporte une explication au plus fort coefficient constaté pour la différence des intensités carbone. Dans un vaste espace commercial dénué de droits de douane, l’introduction de nouveaux procédés et de nouveaux produits est facilitée par l’exploitation d’économies d’échelle interne ou externe aux firmes. La mise en place de normes environnementales régionales, qui ne peuvent selon les accords représenter un recul par rapport aux normes internationales, contribue à unifier et à élargir le marché. Les appels d’offres publics et privés intégrant ces normes constituent un encouragement à l’innovation, surtout dans des domaines comme les appareils thermiques, l’informatique, les transports, ou les matériaux des bâtiments à haute qualité environnementale. Le potentiel en jeu est important : les marchés publics constituent entre 10 et 15 % du PIB des pays de l’OCDE (PNUE, 2001) et 16 % de celui de l’UE (Commission européenne, 2005). Les synergies entre les politiques environnementales et de normalisation sont aujourd’hui considérées comme un vecteur de l’innovation et de la compétitivité des entreprises par l’exécutif communautaire (Commission des Communautés européennes, 2008).

Conclusion

Notre analyse d’un modèle de gravité en données de panel aboutit aux conclusions suivantes. L’estimation principale basée sur un très grand échantillon de flux d’exportation montre que la restriction des émissions de CO2 ne pénalise pas les exportations et semble au contraire bénéfique à la compétitivité des entreprises sur les marchés internationaux. Elle indique parallèlement que les groupes régionaux créés ou consolidés au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix stimulent aussi bien le commerce intrazone que les échanges extrazone, ce qui témoigne d’un régionalisme ouvert. L’hypothèse de Porter appliquée à la compétitivité des exportations se vérifie plus nettement avec un échantillon constitué de l’ensemble des flux intrarégionaux. Le même test effectué sur les flux entre partenaires de l’Union européenne en constitue une illustration. Le potentiel d’économies d’échelle associé au marché unique apparaît, dans le cadre de la normalisation communautaire, comme un atout dans l’introduction des nouveaux procédés et nouveaux produits économes en énergie fossile.

Si la réduction de l’intensité carbone sur la période 1986-2003 est favorable aux exportations, les restrictions mises en oeuvre dans le cadre du protocole de Kyoto et celles envisagées lors des Conférences des parties des Nations unies devraient aussi être à l’origine d’innovations venant surcompenser les coûts de réduction de la pollution. Les accords internationaux de la convention climat pourraient donc représenter pour les pays signataires une occasion à saisir pour réorienter les économies vers les technologies environnementales.

Porter et van der Linde (1995) soulignent que la réalisation de l’hypothèse de Porter requiert une série de conditions souples. Le type de restrictions envisagé correspond précisément à ces conditions : objectifs ciblés sur des résultats et non sur des technologies particulières, introduction de mécanismes de marché comme celui des permis négociables, et mise en oeuvre d’une coordination entre industriels et régulateurs nationaux. Lanoie et alii (2007) ont pu vérifier empiriquement la première exigence, en montrant que des objectifs de performance environnementale ont plus d’impact sur l’innovation que des prescriptions détaillées sur de nouveaux procédés.