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Cet ouvrage répond à un besoin devenu évident, dans le cadre de la désormais tristement célèbre crise des accommodements raisonnables : celui d’informations claires et précises sur la réalité sociologique, politique et institutionnelle de la coexistence entre les religions au Québec. En effet, les analyses colligées par Paul Eid et ses collègues ont le mérite de préciser, avec moult détails, plusieurs dimensions de la tension entre citoyenneté et appartenance religieuse. L’ouvrage se distingue également par son pluralisme disciplinaire ; le droit, la sociologie, la théorie politique et la philosophie, l’éducation et la science des religions y entretiennent un dialogue fécond. On notera également qu’il est le résultat d’un concours de rédaction d’articles scientifiques mis en place en 2006 par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec. Cette genèse originale a comme effet de mettre de l’avant des contributions de chercheurs à différents stades de leur carrière et qui exercent leurs connaissances dans divers contextes institutionnels.

Appartenances religieuses, appartenance citoyenne. Un équilibre en tension se divise en trois sections, qui couvrent respectivement la prise en compte de la religion par les institutions, la rencontre entre la religion et la société et, finalement, l’arrimage de la citoyenneté et de la religion. La première portion de l’ouvrage s’ouvre avec un texte de Jean Baubérot qui propose une analyse des avancées de la notion de laïcité et de son incarnation dans les politiques publiques au sein d’une France désormais multiculturelle. Vient par la suite un pertinent chapitre de Micheline Milot qui effectue une généalogie de l’apparition de la notion de laïcité dans les discours publics québécois. Outre la démonstration de l’instrumentalisation de la notion par plusieurs acteurs durant la crise des accommodements raisonnables, Milot fait l’intéressant constat d’une certaine résistance des Québécois à l’endroit d’une laïcité perçue comme attachée au modèle français. Suit une comparaison étoffée, par Marianne Hardy-Dussault, de l’approche différentialiste québécoise et universaliste française en ce qui a trait au port des signes religieux dans les établissements d’enseignement publics. Sébastien Lebel-Grenier propose ensuite un retour sur l’utilisation de la notion de liberté de religion pour des revendications identitaires et son passage de la sphère juridique à la sphère politique. Ce phénomène est ici conçu comme une des conséquences de la montée d’une culture des droits fondamentaux, imputable entre autres à l’établissement des chartes des droits. Anne Saris continue sur le terrain du droit en explicitant les différents modes de gestion de l’hétérogénéité normative dans le cadre de systèmes judiciaires étatiques se basant sur le contrôle absolu des lois. Ce texte est particulièrement intéressant dans la mesure où il présente les questions liées à la gestion de la diversité, souvent traitées du point de vue des accommodements individuels, comme impliquant aussi une pluralisation des institutions.

La deuxième partie de l’ouvrage, portant sur « la religion et les exigences de la vie en société », s’ouvre par un texte de Pierre Bosset sur les possibles tensions entre l’égalité des genres et les pratiques d’accommodements raisonnables. Louis-Philippe Lampron explore également la rencontre des revendications basées sur les convictions religieuses et l’impératif d’égalité des genres, en soutenant l’existence d’un certain flou juridique et d’un manque de cohérence du droit canadien et québécois. Ces survols de l’état du droit sont associés à un texte de Paul Sercia, qui fait un bilan de la performance des écoles religieuses et ethnospécifiques en matière d’intégration et d’appartenance. Un autre chapitre de nature empirique dresse un portrait quantitatif de l’intensité de la religiosité chez les Canadiens et les Québécois. En plus de débouter un nombre important de présupposés sur la ferveur religieuse souvent attribuée à certaines religions et aux groupes issus de l’immigration, l’analyse de Paul Eid a aussi comme intérêt de montrer, chiffres à l’appui, que les demandes d’accommodements sont « loin d’être associé[es] exclusivement à des religions minoritaires et à l’immigration » (p. 318).

La troisième section étudie les tensions entre l’exercice de la citoyenneté et les religions. Jocelyn Maclure y propose une réflexion sur la compatibilité entre les accommodements raisonnables et l’idéal d’équité en soutenant une conception libérale subjectiviste. On retiendra la discussion sur la distinction entre les évaluations fortes et les préférences individuelles ainsi que l’utile retour sur les fondations de la notion d’accommodement dans la théorie libérale. Vient ensuite un texte de Marco Jean qui s’intéresse à la place que peut prendre la religion dans le cadre de la démocratie délibérative. L’auteur s’inspire des propositions de Ferrey pour concevoir la compatibilité possible des arguments issus de la religion des participants à une délibération politique, dans le cadre de procédures communicationnelles définies. Stéphanie Tremblay clôt l’ouvrage en explorant les principes qui encadrent le pluralisme religieux dans les écoles publiques du Québec. D’intérêt est alors la rencontre de l’expression de cette diversité religieuse avec les multiples missions des écoles, et les efforts de Tremblay pour définir les principes de la reconnaissance religieuse tout comme de la laïcité.

On ne peut que féliciter la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse d’avoir permis la réalisation de cet ouvrage. Des connaissances centrales y sont regroupées et des analyses pertinentes permettent de jeter un regard éclairé sur les problèmes étudiés. L’état du droit québécois et canadien en matière de liberté de religion, d’accommodements et d’égalité des genres y est amplement recensé. On apprécie particulièrement les chapitres à caractère empirique qui sont d’une efficacité redoutable pour la déconstruction de plusieurs préjugés ayant eu une influence démesurée au cours des dernières années. Il convient de souhaiter que l’ouvrage serve de référence à des débats – et à des recherches – dans les années à venir.

Quelques lacunes doivent néanmoins être notées. Il aurait été judicieux de limiter le nombre de textes à teneur juridique à propos de l’égalité des genres et plutôt d’inclure des apports sur les pratiques de terrain où la tension entre égalité et religion fait l’objet d’accommodements informels. Le traitement du sujet proposé par l’ouvrage ne laisse que peu de place aux travaux théoriques sur l’intersectionnalité et passe sous silence la gestion de ces tensions, qui se déroule le plus souvent hors des cours de justice. Dans le même ordre d’idées, on aurait apprécié une analyse des formes que prennent les revendications basées sur l’appartenance religieuse dans le Québec contemporain. Au-delà du phénomène de judiciarisation souligné par Lebel-Grenier, rien dans l’ouvrage ne permet de savoir s’il existe, par exemple, des mouvements sociaux religieux propres au Québec ou qui ont été particulièrement actifs lors de certaines périodes. Finalement, certains pourront douter de la pertinence du chapitre de Jean Baubérot sur la France, dans le cadre de cet ouvrage se concentrant sur les questions québécoises. Appartenances religieuses, appartenance citoyenne aurait gagné à limiter la taille de certains des textes et à mieux assurer la cohésion entre les sections de l’ouvrage. Qui plus est, compte tenu de la densité des analyses et du nombre important de faits présentés, l’ouvrage aurait vraiment bénéficié d’un index. Il n’en demeure pas moins que les responsables de la publication ont réussi à réunir des textes qui sont des contributions de haut calibre venant donner l’heure juste sur la rencontre du religieux et du citoyen dans le Québec actuel.