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Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, c’est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes, l’image est la dialectique à l’arrêt. Car, tandis que la relation du présent avec le passé est purement temporelle, continue, la relation de l’Autrefois avec le Maintenant présent est dialectique. Ce n’est pas quelque chose qui se déroule, mais une image saccadée.

Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle : le livre des passages (1989 : 478-479)

L’expression théâtre d’images connaît actuellement un certain succès médiatique, bien que sa définition reste souvent fluctuante, variant au gré des spectacles qu’elle est censée qualifier, et, de ce fait, justifiant une suspicion de la part de la critique qui y voit une « formule fourre-tout » (Picon-Vallin, 2004 : 31) ou un « terme-parapluie » (Maurin, 2004 : 55). Aussi importe-t-il de clarifier cette appellation dès le départ. Trois critères me semblent indispensables pour qu’un spectacle relève du théâtre d’images : une dramaturgie fondée sur l’image, une prééminence de la dimension matérielle du plateau, et, enfin, un traitement indisciplinaire des corps en scène.

L’image doit en effet présider à la construction dramaturgique du spectacle. Elle impose sa marque à l’enchaînement des actions scéniques, qui se succèdent sur le mode onirique de l’association libre, et non de la narration suivie. Si texte il y a, il ne constitue pas pour autant le fondement du spectacle, puisque ce dernier s’avère souvent assimilable au « story-board » cinématographique (comme chez Bob Wilson ou Philippe Genty). Quand il est présent, le texte est plutôt soumis au même régime que l’image, à savoir la discontinuité et la fragmentation : paroles morcelées, chantonnées, murmurées, criées, parfois inaudibles ou partiellement audibles. Le critère de la dramaturgie de l’image est essentiel, en ce qu’il permet d’affirmer que ce sont bien les spectacles – et non les créateurs – qui relèvent de la dénomination théâtre d’images. En l’occurrence, Wilson ne fait pas du théâtre d’images quand il monte L’opéra de quat’sous de Bertolt Brecht ou Quartett de Heiner Müller. Cette affirmation est néanmoins à nuancer : la manière dont Wilson s’autorise à monter en boucle la même phrase obsessionnelle, répétée d’une voix blanche par Isabelle Huppert dans Quartett, tend à modifier le texte de Müller en lui imposant un traitement qui relève de la dramaturgie onirique.

Par la prééminence qu’il accorde à la dimension matérielle du plateau (scénographie, lumière, vidéo), le théâtre d’images apparaît, d’une certaine manière, comme l’accomplissement des idées esthétiques d’Edward Gordon Craig, pour qui « l’artiste du théâtre futur » devrait composer avec « le mouvement, le décor, la voix » :

J’entends par mouvement, le geste et la danse qui sont la prose et la poésie du mouvement.

J’entends par décor, tout ce que l’on voit, aussi bien les costumes, les éclairages, que les décors proprement dits.

J’entends par voix, les paroles dites ou chantées en opposition aux paroles écrites ; car les paroles écrites pour être lues et celles écrites pour être parlées sont de deux ordres entièrement distincts.

[1905] 1999 : 158

Fréquemment, les créateurs de pièces de théâtre d’images viennent d’un territoire artistique exogène, qu’il s’agisse de Wilson, qui a fait son apprentissage architectural au Pratt Institute de Brooklyn, ou encore de Romeo Castellucci, formé à l’Académie des Beaux-Arts de Bologne. Loin d’être seulement les metteurs en scène de leurs spectacles, ils en sont aussi les scénographes, les concepteurs lumières, et, en quelque sorte, les plasticiens.

D’ailleurs, le théâtre d’images résiste aux classifications génériques et aux étiquettes disciplinaires. En cela, il se montre à la fois l’héritier de la « scène bâtarde » (Bourdin et Loubinoux, 2004) des xviiie et xixe siècles, et l’une des manifestations possibles du mouvement pluridisciplinaire qui caractérise aujourd’hui le spectacle vivant. En 2007, Julie Bérès déclarait : « Je suis pour l’indécidabilité de l’art théâtral, pour la démocratie des disciplines. Le théâtre est la scène de tous les arts, il prend toute sa noblesse dans sa bâtardise. Je suis pour un théâtre pluridisciplinaire, et par-dessus tout indisciplinaire[1] ». « Indisciplinaire », le théâtre d’images n’est pas pour autant interdisciplinaire : il ne vise pas à faire dialoguer les arts entre eux. S’il intègre parfois, au sein du même spectacle, des comédiens, des circassiens, des marionnettistes ou des danseurs, ces derniers se mettent au service de l’image, dont la logique prévaut sur toute recherche disciplinaire (prouesse physique pour les circassiens, manipulation de l’objet pour les marionnettistes, travail sur la dynamique et le mouvement pour les danseurs). Ce n’est pas pour penser leurs singularités respectives qu’il fait cohabiter, sur scène, ces corps formés à diverses disciplines, mais au contraire pour souligner leur point commun, à savoir leur technique « extraquotidienne[2] » (Barba et Savarese, 1995), qui permet de mettre en valeur le dessin de la silhouette et la sculpture du mouvement. Comme l’affirme justement Genty : « le son, la lumière, les décors [sont traités] comme des signes au même titre que les comédiens[3]. » Il y a là une différence majeure avec d’autres esthétiques qui accordent à l’acteur la première place dans la hiérarchie des signes sur le plateau (comme chez Ariane Mnouchkine, Jerzy Grotowski ou, plus récemment, Pippo Delbono).

« Peinture à trois dimensions », selon l’expression de Bob Wilson (1971 : 15), ce théâtre place le spectateur devant l’image. Car tout contact entre acteur et spectateur – ou, autrement dit, toute rupture du cadre scénique – annulerait l’effet propre au théâtre d’images, qui ouvre à chacun un espace de projections internes. Reste à déterminer quels effets, dans un monde du tout-image, suscite un tel dispositif. Ne permet-il qu’une échappée vers un ailleurs divertissant, comme on l’a souvent dit – en opposant le domaine sans aspérité des images et celui, réputé plus pénétrant, des mots –, ou peut-il aussi générer une forme de recul critique, par la stimulation des modes d’appréhension visuelle ? Il me semble qu’en dépit de sa dimension spectaculaire, le théâtre d’images ne s’est pas contenté de jeter de la poudre aux yeux des spectateurs. Reflet de l’avènement de l’iconosphère, il s’est emparé de ses codes (cadrages et décadrage, gros plans et plans lointains, accélération et ralenti, associations entre espace bidimensionnel et tridimensionnel) à la fois pour en jouer et pour les déjouer, en suggérant soit une prise de distance avec l’illusion visuelle, soit une immersion susceptible d’éveiller et de modifier le regard.

Naissance et généalogie d’un rejeton de l’iconosphère

Le regard du sourd, spectacle phare de Bob Wilson, présenté en France en 1971, marque l’avènement du théâtre d’images tel qu’on le connaît aujourd’hui. Cette fresque visuelle de sept heures avait été inspirée par la rencontre avec un adolescent sourd, Raymond Andrews, qui, selon Wilson, pensait par « signaux visuels et non par mots[4] ». Remonter à la source de la perception optique constituait ainsi la gageure du spectacle, qui frappa le public autant par le déroulement inouï de ses images (ex. : grenouille énorme sautant sur une table où une vieille dame s’attarde après son repas, femme assassinant rituellement un enfant à coups de couteau…), que par son étirement temporel. Ce rythme ralenti – inspiré de l’art cinématographique et qui déréalisait les actions portées à la scène – générait, en outre, une tension entre dynamisme et fixité des images. Il exigeait du spectateur une mise en mouvement de son regard, elle-même génératrice d’une forme de méditation visuelle, où le geste était pensé en puissance plutôt qu’en acte. Wilson, ancien élève du chorégraphe Alwin Nikolaïs, avait très certainement hérité de lui cette idée que l’oeil du spectateur entre en mouvement précisément quand le danseur – ou l’acteur – ralentit sa gestuelle ou immobilise son corps. En 1977, la critique américaine Bonnie Marranca intitulait The Theater of Images un livre consacré à Bob Wilson, à Richard Foreman et à Lee Breuer. Elle mettait ainsi sous la même enseigne des esthétiques très diverses, qui avaient, cependant, en commun la picturialisation de l’espace, au détriment du verbe et de l’intrigue narrative. Le fondement du théâtre d’images résidait, à ses yeux, dans le tableau qu’il créait sur scène. Ce tableau s’inspirait des nouvelles technologies du son et de l’image – comme en témoignaient, d’une part, les déformations temporelles (ralentis et accélérations), d’autre part, l’approche non expressive du jeu (voix blanche, visages neutres et mouvements stylisés) –, qui caractérisaient ces spectacles. Dans une postface à la réédition de son ouvrage, Marranca précisait, en 1996, que le théâtre d’images ne renvoyait « ni à un mouvement, ni à un style codifié, ou à un système critique », mais plutôt à « une certaine qualité d’imagination et d’attitude, particulièrement frappante dans l’iconographie puissante de Richard Foreman, de Robert Wilson et de Lee Breuer[5] » (1996 : 160).

Depuis, ce théâtre d’images n’a cessé de se développer. Lié à l’iconosphère, il greffe sur le spectacle des codes visuels venus d’autres champs disciplinaires : affiches, cinéma, bande dessinée, télévision… Songeons à Genty – marionnettiste au départ – qui, dans ses derniers spectacles (comme La fin des terres, 2005 ; ou Boliloc, 2008), oriente le regard du spectateur par ses scénographies jouant du cadrage et du décadrage, à la manière d’un plan cinématographique ou d’une page de bande dessinée. Pensons également à Robert Lepage, dont la bien-nommée compagnie Ex Machina, fait de la scène un espace en transformation par le recours aux nouvelles technologies (écrans, superpositions et montages d’images, hologrammes). Lepage exige d’ailleurs que l’acteur produise une impression, non seulement « scénique », mais encore « “écranique” […], c’est-à-dire qu’il doit être conscient de son ombre, autant que de sa présence physique, il doit construire son image bidimensionnelle » (Lepage, 1998 : 326). En recourant au cadrage scénique, ou à la superposition des plans bidimensionnel et tridimensionnel, le théâtre d’images a récupéré les modes de sollicitation du regard et la syntaxe visuelle de nos sociétés occidentales contemporaines.

Si l’iconosphère triomphe aujourd’hui sur les scènes, son avènement avait été accompagné, et cela, bien avant l’arrivée des nouvelles technologies, par certains spectacles du xixe siècle. Les pantomimes des Hanlon-Lees, six frères anglais, mimes et acrobates, qui avaient connu un grand succès en 1879 lors de leur passage aux Folies-Bergère, proposaient, à bien des égards, un théâtre d’images avant l’heure. Bien entendu, on pourrait voir en eux des précurseurs du cirque contemporain, mais il n’est pas anodin de constater que leurs productions correspondaient – tout comme celles de James Thierrée ou de Joseph Nadj – à tous les critères du théâtre d’images, et notamment celui de l’indisciplinarité. En effet, les Hanlon-Lees avaient quitté le domaine de la gymnastique et de la prouesse circassienne – qui était, pourtant, leur formation de départ – pour inventer une dramaturgie visuelle dans des décors spectaculaires. Leurs scénarios n’étaient pas fixes : une séquence pouvait se trouver transportée d’une pièce à l’autre, la péripétie visuelle primant sur l’enchaînement des événements. Ils utilisaient tous les ressorts matériels de la scène et tous les espaces du plateau. Capables d’introduire une locomotive sur les planches, ils jouaient aussi d’apparitions et de disparitions grâce à des trappes, et multipliaient les chutes d’objets, d’hommes ou de chatons tombés des cintres… Leur maîtrise du mouvement était telle qu’ils pouvaient passer de la « fixité [du] tableau vivant [à] l’inénarrable voltige trompant même la rapidité de la vision par la justesse de la culbute » (Hugounet, 1889 : 197). D’où l’impression, de la part du spectateur, de se trouver dans une zone trouble entre rêve et réalité :

C’est tout à fait comme dans un rêve, c’est-à-dire beaucoup mieux que dans la réalité, que l’omnibus se jette par terre avec une exactitude qui exclut toute terreur, car aussitôt nous avons reçu cette notion que toutes les choses impossibles sont devenues possibles. […] Comme dans un rêve, à force d’intensité et de décision, leurs actes sont mille fois plus réels que la réalité, et surtout n’admettent aucune objection.

Banville, [1879] : 175-177

Cette remarque d’un spectateur poète, Théodore de Banville, comment ne pas la rapprocher d’une autre déclaration, faite un siècle plus tard, par un autre poète, spectateur du Regard du sourd : Louis Aragon ? Il relatait son expérience en ces termes :

[…] jamais jamais aucun spectacle n’est arrivé à la cheville de celui-ci, parce qu’il est à la fois la vie éveillée et la vie aux yeux clos, la confusion qui se fait entre le monde de tous les jours et le monde de chaque nuit, la réalité mêlée au rêve, l’inexplicable de tout dans le regard du sourd.

Aragon, 1971 : 3

Encore faut-il préciser qu’en dépit des parallèles frappants entre ces diverses impressions de spectateurs, le regard porté sur l’impact des images scéniques s’est retourné, passant de l’admiration à la suspicion.

Le théâtre d’images, trouble-vision ?

Au xixe siècle, l’image scénique, si elle brouillait les frontières entre rêve et réalité, n’en paraissait pas moins susceptible d’avoir une portée, tant politique qu’esthétique. Pour Zola, les images qu’éveillaient les Hanlon-Lees n’étaient pas seulement ludiques mais allégoriques : elles poussaient très loin « l’analyse de la grimace humaine [et la] satire de l’homme aux prises avec ses passions » (Zola, 1881 : 333-334). À en croire l’écrivain naturaliste, les mimes anglais avaient inventé un « au-delà de Molière qui met[tait] de la peur dans le rire du public » (p. 329). Aux yeux de Mallarmé, les Hanlon-Lees s’étaient montrés les « révélateurs » d’une modernité fondée sur les « raccourcis », les « éclairs » et la « simplicité vertigineuse » (Mallarmé, [1888] 1969 : 210). D’après lui, les autres arts – roman y compris – n’avaient plus qu’à se plier à cette nouvelle rythmicité du monde.

Or, tandis que les intellectuels du xixe siècle investissaient l’image scénique de vertus multiples, ceux du xxe siècle tendaient, au contraire, à pointer ses vices cachés : esthétisme, internationalisme aux avantages pécuniaires, surenchère spectaculaire… Ce fut plus particulièrement le cas des critiques, auteurs et metteurs en scène qui s’inscrivaient dans la filiation de Brecht. Bernard Dort – citant la phrase enthousiaste de Théophile Gautier : « Le temps des spectacles purement oculaires est arrivé » (Gautier, 1859 : 175) – engageait ainsi les spectateurs de son temps à « ne pas tomber dans le même piège » (Dort, 1988 : 99). Michel Vinaver, lui, expliquait qu’au

théâtre, plus l’image est visuelle et riche, magnifique, surprenante, merveilleuse et émerveillante, plus elle transforme le spectateur en consommateur. Le spectateur reçoit tant qu’il ne peut plus rien émettre. Il est submergé, envoûté, saturé. L’oeil n’en peut plus ni le cerveau. […] Ce n’est pas propice à l’échange qui me paraît être le propre de la fonction théâtrale.

Sobel et Vinaver, 1980 : 9

Et Bernard Sobel de renchérir en ces termes : « Le problème n’est […] pas de fabriquer des images – le monde en est plein – mais de les mettre en cause ! » (p. 7) Encore récemment, Robert Abirached considérait « la dévaluation de la parole discursive » et « la fascination exercée par l’image et par l’émotion visuelle » comme les manifestations de « l’impuissance du théâtre dans son acception traditionnelle en Occident, à exprimer le monde tel qu’on l’appréhende aujourd’hui » (Abirached, 2005 : 206). Perçu tantôt comme un relais de l’image médiatique, tantôt comme une échappatoire dans le rêve, le théâtre d’images serait-il incapable de réfléchir le monde ?

(Ré)former le regard

Peut-être le théâtre d’images n’expose-t-il pas de vision du monde, mais il est sans conteste une entrée dans le monde de la vision. Si l’on en croit Chantal Hébert, il « aurait, en effet, la possibilité d’éclairer notre imagerie mentale, et surtout la propriété de remettre en question les codes du visible à un moment où cherche à s’implanter un ordre visuel en rupture radicale avec l’ordre ancien » (Hébert, 1997 : 25-26). Contrairement à ce que son nom pourrait laisser croire, le théâtre d’images, dans ses manifestations les plus pertinentes, ne fait pas toujours l’apologie du visuel : il le questionne et le transforme autant qu’il l’utilise.

Ces dix dernières années, la vidéo en direct a ainsi fait advenir des procédés inédits de distanciation, en exposant les procédés artificieux de l’image. C’est le cas dans certains spectacles qu’on pourrait identifier, au départ, comme appartenant au théâtre d’objets ou au cirque, mais où priment la dramaturgie visuelle et la profusion des éléments scénographiques. Dans La Grande Guerre du groupe néerlandais Hotel Modern (2000), une botte de persil est aspergée d’essence, et brûlée sur scène. En parallèle, son image, cadrée en gros plan, est projetée sur grand écran. Par ce changement de dimension, la botte de persil devient, sous les yeux du spectateur, une forêt en proie aux flammes. Dans Plan B, de la Compagnie 111 (conçu par Aurélien Bory et mis en scène par Phil Soltanoff en 2003), des circassiens allongés sur un plan horizontal sont filmés de telle sorte que leur image se trouve projetée à la verticale, sur un écran. Leur jeu évoque moins la prouesse de cirque que les mouvements du cinéma burlesque. Ils se déplacent en rampant, face à la caméra et le dos contre le sol, avançant péniblement en crabe ou glissant sur le plan grâce à de petits plateaux à roulettes. Lorsque le spectateur porte son regard sur leur image à l’écran, il s’aperçoit que les acteurs semblent voler dans les airs, comme dans Tigre et dragon de Ang Lee, ou dans Matrix des frères Wachowski – mis à part le fait que tous les rouages du trucage, soigneusement cachés au cinéma, apparaissent, ici, mis à nu. En effet, sont toujours placés face à face les actions réelles du modèle (comédien, circassien ou marionnette) et leur image filmée. Le spectateur, qui accompagne la construction de l’illusion visuelle, la perçoit, en quelque sorte, à rebours. Un procédé similaire était employé par Robert Lepage dans La face cachée de la lune (2000) : l’acteur bougeant au sol et son reflet dans le miroir, tous deux vis-à-vis, insistaient sur le rêve (irréalisé) du personnage de se retrouver en état d’apesanteur. Dans ces cas précis, le théâtre d’images n’apparaît pas comme le continuateur, mais bien comme le détracteur de toute une tradition de l’image scénique illusoire (comme les trucs des féeries ou des pantomimes du xixe siècle), puisqu’il invite le spectateur moins à rêver ou à s’émerveiller, qu’à se livrer à un véritable exercice du regard.

Tandis que ces spectacles proposent une prise de distance avec l’image, d’autres jouent, au contraire, avec les effets d’immersion visuelle et de seuils perceptifs qui trouvent leur source dans le travail d’artistes contemporains comme James Turrell. Il y a une quinzaine d’années, les membres de la Socìetas Raffaello Sanzio revendiquaient ainsi une certaine forme d’iconoclastie qu’ils définissaient en ces termes :

En effet, même si l’iconoclastie aborde la diminution des images, le mot n’est pas du tout négatif, il est positif. Il ne possède pas de « a » privatif qui nie la manifestation d’un phénomène : « iconoclastie » ne signifie pas « an-icône », ni « sans-icône », mais « je casse l’icône ». C’est-à-dire qu’il faut faire quelque chose qui reste visible. C’est pourquoi l’iconoclastie est toujours figurative.

Castellucci, 2001 : 23

Si les spectacles du cycle de la Tragoedia endogonidia ne correspondent plus stricto sensu à cette définition, s’ils se sont parfois éloignés de la figuration pour tendre vers l’abstraction – notamment dans M. # 10 Marseille –, il n’en reste pas moins qu’ils conservent une forme d’iconoclastie dans leur manière de travailler à « la diminution des images », et d’empêcher que le sens de la vue s’en trouve flatté. En effet, la vision du spectateur s’y trouve fréquemment entravée par des voiles, des écrans, des effets d’obscurité, qui suscitent le désir de pénétrer plus avant dans l’image, qui stimulent la pulsion scopique en même temps qu’ils lui font obstacle – au début de B. # 03 Berlin (2003), par exemple. Dans certaines séquences de A. # 02 Avignon (2002) ou de M. # 10 Marseille (2004), ce procédé atteint son paroxysme quand le spectateur se trouve physiquement affecté par d’aveuglants effets de lumières stroboscopiques – accompagnés de sons dont le volume s’avère à la limite du supportable – qui provoquent de véritables troubles de la perception : palpitations du coeur, souffle coupé, sensations similaires à l’évanouissement… Plongé dans un environnement qui évoque celui de l’installation plastique, bousculé dans ses sens, le spectateur voit, d’une certaine manière, l’image mourir en lui par le jeu de la persistance rétinienne, les taches demeurant dans l’oeil qui pourtant se ferme. Mais, dira-t-on, voilà qui donne raison aux craintes de Dort, de Vinaver, de Sobel et d’Abirached, puisque, dans ces cas extrêmes, le spectateur perd prise sur le réel, ne dialogue plus avec lui, se contente d’une passivité sensible et d’émotions fortes, et, par conséquent, n’apprend pas à décoder l’image. Si ce n’est que, justement, le théâtre d’images, quand il arrive à nous déprendre de notre vision coutumière, nous restitue, au sortir de la salle, un regard étranger au monde, qui conduit à le voir sous un autre jour.

Commentant la tâche du critique face au texte littéraire, Jean Starobinski préconisait de ne « refuser ni le vertige de la distance, ni celui de la proximité : il faut désirer ce double excès où le regard est chaque fois près de perdre tout pouvoir » (1961 : 27). Il en va de même du nécessaire apprentissage du regard face au théâtre d’images, tantôt considéré comme trop lointain (vidéo-projections), tantôt perçu comme trop proche (environnements plastiques). On pourrait être tenté de s’y refuser, par hantise de la vision surplombante, ou par résistance à l’immersion sensorielle. Or, si le théâtre d’images persiste à ne pas trouver la bonne distance, c’est précisément parce qu’il force le spectateur à procéder lui-même à une mise au point, en ajustant son regard, en musclant sa vue comme on rééduque un membre atrophié.