Corps de l’article

L’ordre est le plaisir de la raison : mais le désordre est le délice de l’imagination.

Paul Claudel, Le soulier de satin.

Présentation

Cette note critique sur le rôle de la narration en tant que mode d’appropriation et de moyen de communication se subdivise en trois sections. La première partie recense deux ouvrages méconnus contenant des notes de cours du sémioticien français Roland Barthes, en mettant en évidence le caractère intuitif, hermétique, et parfois fragmentaire de ses écrits datant des années 1970. Dans la deuxième partie, on parcourt une série de cinq ouvrages théoriques en études narratives publiés pour la plupart aux Pays-Bas entre 2004 et 2008, et qui reprennent sans le savoir certaines des intuitions que Barthes avait déjà formulées dans ses cours au Collège de France, trente ans plus tôt. Cette partie centrale tente — provisoirement — de situer ces observations et ces similitudes dans différents champs disciplinaires proches de la rhétorique : sémantique, linguistique, études sur la culture et en philosophie du langage. Enfin, dans la troisième partie, d’autres correspondances sur la narration seront établies avec la réflexion du philosophe Thierry Hentsch dans son dernier livre consacré au rôle essentiel de la narration dans la formation de notre imaginaire occidental. La conclusion récapitulera brièvement les apports de chaque approche.

I. Sur Roland Barthes

La découverte et la publication d’oeuvres posthumes du grand sémioticien français Roland Barthes (1915-1980) aura de quoi réjouir ses lecteurs et bon nombre de chercheurs en sémiologie. Cet influent théoricien de la littérature ayant écrit Le degré zéro de l’écriture (1953) et Mythologies (1957), il y a plus d’un demi-siècle, redevient une source d’inspiration pour toute une nouvelle génération d’étudiants en lettres et pour plusieurs courants interdisciplinaires émergeant chez les universitaires anglo-saxons : les études culturelles et les études narratives. La première partie de notre note critique sera centrée sur Roland Barthes en tant que théoricien et professeur, puisque ses notes de cours et de séminaires donnés au Collège de France sont sorties des archives de l’Institut « Mémoires de l’édition contemporaine » (IMEC), à Paris, pour être désormais accessibles aux étudiants et lecteurs des générations l’ayant suivi. La deuxième moitié de ce texte mettra en évidence la postérité de Barthes et certaines des études récentes qui rejoignent ses intuitions, particulièrement dans quelques ouvrages portant spécifiquement sur les études narratives. Tous ces livres seront recensés successivement.

1. Sur le Comment vivre ensemble ?

Un premier tome de notes de cours inédites rassemble sous le titre interrogatif Comment vivre ensemble ? des fiches et des exposés denses donnés par le professeur Roland Barthes, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, en janvier 1977, et durant les cinq mois qui ont suivi. Le présent ouvrage contiendrait l’intégralité du cours hebdomadaire prononcé par Barthes durant ce trimestre ; d’ailleurs, des enregistrements attestent que Barthes avait lu textuellement ses notes de cours, en y ajoutant très peu de commentaires[1]. Le sujet est très vaste et les auteurs conviés ou cités y sont nombreux. D’emblée, Barthes mentionne des philosophes comme Nietzsche et Deleuze pour tenter d’établir un système personnel qui guidera tout son cours, organisé autour d’une trentaine de thèmes, identifiés dans l’ordre alphabétique et présentés individuellement comme des « Traits » : akèdia, anachôrèsis, animaux, Athos, jusqu’à « utopie » et « xénitéia ». Ici, le « Vivre ensemble » de Barthes ne réfère pas à la sociologie ou à l’anthropologie ; ce concept est plutôt défini comme une sorte de fantasme personnel : il imagine un lieu idéalisé, utopique, servant au recueillement, à la méditation (p. 35).

Le propos de ces notes est souvent ardu, quelquefois proche de l’hermétisme. Mais Barthes explique dans un passage sur le télos qu’il veut révéler son goût particulier, presque un caprice, pour ce qu’il nomme affectueusement « un mot vague, un mot-mana », citant à ce propos les romans de Thomas Mann (p. 80). Comme toujours, Barthes fait preuve dans ses cours d’une vaste culture, particulièrement dans les multiples exemples qu’il donne pour illustrer tel ou tel propos, qu’il emprunte souvent à des classiques de la littérature universelle, passant de Socrate puis Robinson Crusoé à Proust, sans oublier les textes religieux, mythologiques, psychanalytiques, à la fois théoriques et critiques. Ainsi, Barthes mentionne l’exemple de la secte de Qumran, révélée par les Manuscrits de la mer Morte découverts en 1947 pour illustrer un cas de marginalité (p. 100). Les digressions de Barthes sont abondantes, surprenantes, parfois difficiles à suivre ; on a souvent l’impression de découvrir des fragments anciens. Pourtant, la dernière partie de ces notes trouvera parfois des échos dans des travaux beaucoup plus récents, comme nous le verrons plus loin.

Dans ses notes, Barthes s’intéresse au quotidien, aux petits mots en apparence anodins qui servent naturellement à lier les conversations, ou à les établir lors d’une première prise de contact. Durant le séminaire du Comment vivre ensemble ?, lors d’une séance nommée « Tenir un discours », Barthes expliquait longuement une intuition, à savoir que : « Nous tenons, nous continuons toujours le même discours » (p. 187). Au moment de « tenir discours », il se produit alors ce que Barthes nomme « un effet de théâtralisation » (p. 193). Il donne trois exemples apparemment dérisoires : le sermon prévisible du père à son fils dans Robinson Crusoé ; puis dans une réunion de famille durant laquelle tous les hommes discutent tandis que les épouses demeurent silencieuses, jusqu’au moment où l’une d’elles « tient un grand discours sur les chiens » ; Barthes donne comme troisième exemple son chauffeur de taxi qui, spontanément, dès le début de la course, se met machinalement à parler (p. 197). Or, Barthes constate que le discours de son chauffeur était tellement spontané qu’il ne comportait ni finale, ni récapitulation, ni conclusion : « […] arrivés à destination, le discours s’arrête brusquement, sans qu’on ait eu l’impression d’une altération de la nature de tenir un discours (il n’est donc pas construit, avec péroraison comme signe de clôture ?) » (p. 197). Pour le lecteur de Barthes, ces exposés sont davantage semblables à des évocations, des démonstrations, des allusions ; pour les interpréter, Barthes procède de manière transversale pour faire germer les idées conductrices, les images communes, les similitudes. Tel un poète, il inspire presque autant qu’il peut être lui-même inspiré. Son livre est comme une promenade au royaume des idées inattendues et inachevées, et non encore systématisées. Mais il en fournit le germe, et c’est ce qui les rend intéressantes.

2. Le neutre

Le second tome de notes de cours et séminaires donnés par Roland Barthes au Collège de France porte sur ce qu’il nommera « le neutre ». En quelques pages, Barthes définit approximativement le mot « neutre » : « […] j’appelle Neutre tout ce qui déjoue le paradigme », ce dernier étant présenté comme « l’opposition de deux termes virtuels dont j’actualise l’un, pour parler, pour produire du sens » (p. 31). Après quelques exemples, Barthes explique comment il a voulu articuler ce concept, en tentant d’appliquer « le neutre » à diverses sphères : « Pour préparer ce cours j’ai “promené” le mot “neutre”, en tant qu’il a pour référent, en moi, un affect obstiné » (p. 33). De nouveau, Barthes reprend son usage privilégié de ce qu’il nomme, à la suite des anthropologues français Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss, « un mot-mana », qu’il définit comme « un mot dont la signification ardente, multiforme, insaisissable et comme sacrée donne l’illusion que par ce mot on peut répondre à tout » (p. 33).

Ici, la notion de fragment correspond exactement à la forme de plusieurs passages, et Barthes en fait d’ailleurs clairement l’apologie dans une longue phrase, que je citerai intégralement : « La suite de fragments, ce serait mettre “quelque chose” (le sujet, le Neutre ?) en état de variation continue (et non plus l’articuler en vue d’un sens final) : rapport avec la musique contemporaine, où le “contenu” des formes importe moins que leur translation » (p. 35). On comprendra ici que le mot « translation » n’est pas entendu par Barthes comme une traduction (ce serait alors un anglicisme), mais plutôt comme un mouvement, une mise en forme, une figure de style. Par ailleurs, afin d’illustrer l’impression de désordre occasionnée par le recours au fragment comme procédé stylistique, déjà utilisé en 1977 dans son livre Fragments d’un discours amoureux, Barthes mentionne fort à propos les Pensées de Pascal et La volonté de puissance de Nietzsche (p. 37). On aurait peut-être pu évoquer aussi le terme d’aphorisme.

Avec ces deux livres de Barthes, nous sommes plus près de la philologie et de la philosophie du langage que des études littéraires proprement dites. La notice des éditeurs du Seuil présente ce second dossier posthume comme étant « des notes de philologie classique » et reconnaît le caractère « allusif » du texte (p. 8). Ici, au lieu d’organiser alphabétiquement comme au premier tome une série de « Traits » (bien qu’il se réfère de nouveau à ce principe de classification, p. 123), Barthes retient dans ce second tome 27 thèmes sur lesquels il dissèque librement : la bienveillance, la fatigue, le silence, le sommeil, les idéosphères, la conscience. En maints endroits, Barthes consacre également plusieurs pages aux croyances venues d’Orient, évoquant fréquemment le Tao, le Zen (p. 38, 57, 93, 119 et 232). Pourtant, Barthes exprime franchement ses propres doutes lorsqu’il écrit, presque sur le ton de la confession : « […] impuissance de ma part à “construire” un développement, un cours ? Impuissance ou dégoût ? » (p. 35). Mais un auteur aussi intuitif que Roland Barthes peut se permettre d’exposer ses questionnements dans ses cours et laisser des continuateurs prolonger ses intuitions, comme nous le verrons dans les parties suivantes de ce texte.

La méthode introspective préconisée par Barthes fonctionne ainsi : un thème choisi est articulé selon différentes possibilités interprétatives, à partir d’exemples divers fournis par la littérature universelle ou dans des écrits philosophiques. Ici, l’articulation doit être comprise comme un examen attentif d’un concept, d’une idée, d’un simple mot, selon différentes possibilités, à partir de diverses disciplines, et en comparaison à d’autres termes plus ou moins proches, afin de faire germer des significations et des nuances. Par exemple, sur les variations possibles autour du thème du silence, Barthes écrit que l’on peut se taire comme tactique mondaine, signalant un passage approprié tiré des Essais de morale de Francis Bacon : une morale mondaine « qui recommande le silence pour éviter les pièges de la parole », et que Barthes décrit audacieusement comme une « micro-idéologie » (p. 51). Mais Barthes donnera d’autres interprétations du silence : selon Hegel et Alexandre Kojève (p. 53), puis étudiera succinctement « le silence comme signe » sémiotique, religieux (selon le bouddhisme) (p. 54), pour ensuite mentionner brièvement la mystique chrétienne (p. 57). Les découvertes et les sujets de méditation sont ici presque infinis. Or, en dépit des similitudes de leurs présentations, chaque ouvrage de Barthes conçoit son propre univers ; ainsi, il n’est pas indispensable d’avoir lu le premier tome (Comment vivre ensemble ?) pour pouvoir apprécier pleinement ce dossier sur Le neutre.

Les pages qui suivent laisseront provisoirement de côté les notes de Roland Barthes pour explorer un autre domaine connexe, peut-être mieux articulé et sans doute plus rigoureux dans sa systématisation, qui semblera pour certains observateurs moins intuitif et moins approximatif : celui des études narratives. Nous tenterons néanmoins d’y retrouver, sous des formes diverses et renouvelées, certains éléments de la pensée de Roland Barthes.

II. Entre l’herméneutique et la phénoménologie : les études narratives

Les études narratives constituent probablement l’une des avenues de recherche les plus stimulantes et les plus effervescentes parmi celles apparues au cours des dernières décennies dans le domaine des sciences du langage et des études littéraires. Pour définir provisoirement ce champ d’études, on peut convenir qu’il s’agit d’étudier comment des personnes racontent un moment de leur journée, de leur vie, ou d’un récit qui n’est pas le leur, en tentant de comprendre les éléments et les référents qui sont invoqués, mobilisés, (ré)organisés pour exprimer « ce qui est arrivé ». Cette nouvelle approche rigoureuse se distingue et transcende le courant issu des études littéraires que l’on nommait autrefois la narratologie.

Sans prétendre épuiser toutes les dimensions de ce nouveau champ d’études interdisciplinaires, les pages qui suivent présenteront certains des aspects les plus innovateurs à travers cinq ouvrages représentatifs mais rares, à la fine pointe des recherches récentes en études narratives. De plus, certains des auteurs les plus influents de ce courant théorique, dont les professeurs Michael Bamberg et Molly Andrews, ont contribué à deux de ces livres. Les cinq titres retenus seront présentés brièvement et successivement, en commençant par les ouvrages les plus généraux. En outre, une définition succincte de la narration sera extraite de chaque ouvrage afin de mieux cerner ce concept à travers des formulations différentes (mais non contradictoires).

1. Les usages de la narration

Resté méconnu, le collectif Uses of Narrative. Explorations in Sociology, Psychology, and Cultural Studies n’est pas le premier ouvrage en études narratives, mais il représente une étape décisive, une somme importante qui coïncide avec la reconnaissance de plus en plus répandue de cette approche, du moins dans certains milieux universitaires anglo-saxons. Mais avant de poursuivre, il convient de préciser une première définition de la narration selon ces auteurs, comprise ici comme étant simplement « une séquence d’événements dans le temps » (p. 3). Ce processus de narration peut prendre diverses formes : verbale, écrite, représentée, filmée. Au-delà de la linguistique, de la sociolinguistique et de la rhétorique, The Uses of Narrative constitue un livre stimulant qui renouvelle les méthodologies traditionnelles dans les domaines comme l’analyse de contenu à la Laurence Bardin, l’analyse de discours, l’analyse structurelle, et les études culturelles[2]. Pour illustrer ce changement paradigmatique survenu au tournant des années 2000, le sociologue américain Norman Denzin débute d’ailleurs sa préface de The Uses of Narrative par ce double constat : « Nous vivons à l’époque de la narration » ; puis il constate une prise de conscience déterminante dans ce milieu de chercheurs en précisant que « le tournant narratif a été pris » (p. xi). Plus loin, Denzin ajoute sa propre définition : « Une narration est un récit, l’acte de raconter, le processus par lequel on fait ou on raconte une histoire » (p. xi)[3]. Mais Denzin complète aussitôt cette formule provisoire en précisant le rôle de la narration comme un moyen privilégié d’accéder à l’expérience, sur le plan philosophique : « Nous n’avons pas d’accès direct à l’expérience en tant que telle, nous ne pouvons seulement étudier l’expérience qu’à travers ses représentations, par les manières selon lesquelles les histoires sont relatées » (p. xi).

L’introduction conjointe de The Uses of Narrative fournit d’ailleurs une mise en situation très précise, riche en formules inspirantes : « Nous sommes construits par des histoires » ; selon les quatre responsables de ce collectif, nous serions même « par nature des raconteurs d’histoires » (p. 1). Le caractère interdisciplinaire de cette approche est également souligné par les co-directeurs de la publication : « Les chercheurs en études narratives tentent de produire des théories formelles sur la culture et la société » (p. 2). Dans son chapitre, l’un des contributeurs de l’ouvrage, le Professeur Ian Craib, formule les définitions les plus précises pour situer les études narratives. Il affirme d’abord que les récits narrés (en anglais : “narratives”) ne sont jamais simples et ne se réduisent pas à des simplifications : « Narratives are stories and stories are not simple » (p. 64). Toujours au quatrième chapitre, Ian Craib ajoutera (ma traduction) : « Pratiquement chacune des déclarations que nous produisons à propos de nous-mêmes et du monde est, par définition, une partie d’un récit narré (a narrative), une liaison entre différentes choses mises ensemble dans un certain ordre » (p. 64). Ces diverses indications nous prépareront à l’appréciation des ouvrages suivants, même s’ils seront évoqués brièvement.

Les chapitres qui suivent dans The Uses of Narrative balisent le terrain des études narratives dans des dimensions philosophiques, psychologiques, ou anthropologiques : ainsi, le neuvième chapitre recherche l’inconscient du texte narré. La conclusion insiste sur les rapports et les décalages entre ces récits narrés qui sont des constructions et des interprétations lorsqu’ils sont comparés à la réalité, ou à la vérité (si tant est que l’on puisse la cerner vraiment). En somme, Phil Bradbury et Shelley Day Sclater situent le récit narré entre la réalité et la fiction : ni un reflet ni une pure invention, mais « une réflexion sur des vies, des événements et nous-mêmes » (p. 198). Autrement dit, les récits narrés révèlent non pas « la vérité », mais « une des vérités », vues comme étant forcément « partiales » et « sujettes aux objections et aux modifications » (p. 198). Le collectif The Uses of Narrative. Explorations in Sociology, Psychology, and Cultural Studies représente un jalon, une porte d’entrée privilégiée et toujours actuelle dans ce domaine des études narratives.

2. L’interaction narrative

Dans l’ouvrage Narrative Interaction, les chercheuses allemandes Tabea Becker et Uta Quasthoff réunissent une douzaine de chapitres portant sur une dimension particulière de la narration : l’interaction narrative. D’emblée, elles énoncent les usages possibles de la narration comme étant non seulement « la verbalisation d’un événement passé » par les possibilités du langage mais aussi un exercice d’interaction avec la réalité (p. 1). Cette interaction avec la réalité nécessite une constante mise en contexte et des ajustements continuels (p. 1). Cette première affirmation nous amène immédiatement dans le domaine de la philosophie. Toujours dans leur « Introduction », elles rappellent que celui qui raconte une histoire exprime implicitement une partie de sa position morale (puisqu’il y a forcément un point de vue), et que celui-ci peut en cours de route changer ou ajuster sa perspective selon les questions ou les objections de ses auditeurs (p. 4). D’ailleurs, cette idée d’introduire sa propre position morale dans un récit apparaissait déjà dans l’ouvrage précédent. L’étude systématique de la manière dont s’expriment et se modifient ces conceptions morales durant la narration fait précisément partie de ce que Uta Quasthoff a nommé l’interaction narrative, et je crois qu’elle fut la première à le faire en utilisant cette expression.

Au troisième chapitre de Narrative Interaction, réfléchissant au rôle de la narration dans l’enseignement et l’apprentissage des sciences, Richard Sohmer et Sarah Michaels reformulent le schème de Kenneth Burke sur le fonctionnement du mode narratif, entendu comme impliquant un groupe de « personnages en action avec des intentions ou des buts dans des décors, utilisant certains moyens » (Kenneth Burke, cité par Sohmer et Michaels, p. 58). Au sixième chapitre, Eszter Beran et Zsolt Unoka définissent encore plus schématiquement la narration : « […] les récits narrés (narratives) refont des séquences d’événements placés à l’intérieur d’un filet spatio-temporel » (p. 154). S’intéressant aux souvenirs institutionnels, Jenny Cook-Gumprez situe utilement les usages et les fonctions de la mise en récit du quotidien : « Pendant que les narrateurs se situent eux-mêmes en relation avec les événements qu’ils décrivent, ils fournissent également dans leur récit un commentaire indirect sur les actions des autres et les leurs » (p. 246). Plus loin, citant Barbara Johnson, Jenny Cook-Gumprez précise « le besoin de rendre nos vies cohérentes en les racontant doit être universel ; les récits personnels (personal narratives) sont nos moyens de nous justifier en tant qu’individus et en tant que membres d’un groupe » (p. 246). C’est peut-être Suzanne Günther qui résume le plus efficacement les raisons du recours aux récits narrés (et à leur étude par certains universitaires) ; elle les conçoit comme des « reconstitutions d’expériences passées » (p. 285).

Au septième chapitre intitulé « The role of metaphor in the narrative co-construction of collaborative experience », les chercheurs Vera John-Steiner, Christopher Shank et Teresa Meehan résument brillamment les multiples possibilités des études narratives : afin de comprendre le rôle des métaphores dans les conversations, et sur le plan psychologique, « explorer la nature cachée de nos modes de pensée » (p. 192). De tous les titres étudiés ici, Narrative Interaction offre en outre les perspectives linguistiques et interculturelles les plus vastes, car les études de cas proposées portent sur des conversations dans des langues aussi diverses que le grec, le hongrois, l’italien, et l’anglais. Néanmoins, les douze chapitres sont tous en anglais. Pour l’instant, on trouve encore peu d’interférences entre ces recherches et la langue française.

3. La narration : état des choses

Voulant présenter les études narratives au premier chapitre du livre Narrative - State of the Art, publié sous la direction de Michael Bamberg, Ruthellen Josselson en situe les fondements entre l’herméneutique et la phénoménologie, dans un contexte interdisciplinaire et postmoderne (p. 7). En tout, 25 textes examinent des problèmes particuliers de l’étude des récits narrés. Ainsi, Brian Schiff articule le processus de narration avec celui de dialogue (p. 32). À la toute fin, une définition intéressante (et toute simple) du récit narré (de l’anglais narrative) est donnée dans l’avant-dernier chapitre de ce collectif ; elle est formulée par Nairan Ramirez-Esparza et James Pennebaker, qui écrivent : « […] les récits narrés sont vus comme différentes manières pour les individus d’organiser des thèmes complexes et de les transmettre à d’autres personnes » (c’est ma traduction libre de l’anglais : « […] narratives are viewed as ways individuals organize complex themes and convey them to others ») (p. 249).

Plus loin, s’intéressant au phénomène de l’empathie dans le chapitre « Entitlement and empathy in personal narrative », l’ethnologue Amy Shuman étudie le récit autobiographique ou « à la première personne » (traduction imparfaite de « personal narrative ») au moment où ce récit est déplacé, « décontextualisé » (si j’ose dire), c’est-à-dire transposé dans un autre contexte ou dans un territoire qui perturbe son caractère local (p. 175). On peut supposer comme exemple le témoignage des personnes expulsées et réfugiées qui raconteraient depuis un autre lieu les traumatismes les ayant forcés à fuir leur situation dans leur pays d’origine. Les affirmations que fournit Amy Schuman sur la portée des récits narrés et des expériences personnelles en tant qu’éléments constitutifs dans la construction de la mémoire collective sont très instructives quant à la portée que peuvent prendre des récits individuels, par exemple lorsqu’elle écrit que « si les récits d’expériences personnelles n’étaient que personnels, ceux-ci n’atteindraient pas la dimension de mémoire collective, de discours public, et de politiques identitaires » (p. 176). Autrement dit, et toutes proportions gardées, « chaque petite histoire personnelle contribue à représenter une expérience collective » (p. 176). Explorant les limites de la narration et de ses interprétations possibles, Amy Schuman examine ensuite chaque dimension qui pourrait modifier l’interprétation ou la portée des récits : le problème de la disponibilité des récits, la difficulté des non-dits, de ce qui serait impossible à raconter, le droit de raconter un témoignage, la question de l’empathie dans l’interaction entre le raconteur et ses interlocuteurs. Dans le même ordre d’idées, devrait-on, en tant qu’interlocuteur ou auditeur, accorder un statut particulier (voire privilégié) à celui ou celle qui a souffert directement dans le récit-témoignage qui est relaté ? Selon Schuman, cet interlocuteur n’est pas forcément privilégié ni impartial, mais son point de vue mérite d’être considéré attentivement : « On présume que ceux qui ont souffert directement une expérience pénible sont les mieux placés pour en témoigner » (p. 180).

En somme, Narrative - State of the Art est de tous les ouvrages recensés ici celui qui offre le plus large panorama à partir des études narratives, en raison du nombre considérable de chapitres et d’avenues théoriques. Il paraît pratiquement impossible de rendre justice à chaque ouvrage et à chaque auteur de ce courant ; on retiendra seulement ces quelques définitions et certaines avenues de réflexion, retenues pour leur cohérence entre elles et pour notre propos.

4. Les différents aspects de la construction des significations

Le livre collectif Aspects of Meaning Construction a été publié sous la direction de quatre universitaires allemands : Günter Radden, Klaus-Michael Köpcke, Thomas Berg et Peter Siemund. C’est le plus dense de tous les ouvrages analysés dans ce texte, mais aussi le plus proche de la rhétorique et de la sémantique. Dès les premières pages, les auteurs d’Aspects of Meaning Construction expliquent comment le sens peut se construire dans des énoncés (et dans notre compréhension de ceux-ci) ; mais les auteurs insistent surtout sur les imprécisions et sur le vague, mettant en évidence les manières pour l’auditeur de combler les zones floues, imprécises ou incomprises. Ces éléments indéfinis, même en étant imprécis, contribuent à créer du sens, mais dans des directions imprévues ou opposées aux intentions initiales de celui qui raconte, créant ainsi des extrapolations qui trahissent la manière de chacun de mettre en contexte. Ainsi, ce slogan publicitaire d’une campagne de prévention dans les autobus de New York (« If you see something, do something ») peut prendre diverses interprétations, même s’il vise à conscientiser le citoyen à réagir devant l’imminence d’un danger (p. 9). Beaucoup de tautologies peuvent également prendre diverses significations selon les contextes ; en guise d’exemple, les auteurs citent le fameux slogan américain « Boys will be boys » (p. 8). Des treize chapitres du livre, je retiendrais celui de Wiltrud Mihatsch (de l’Université de Bielefeld) qui s’intéresse à la construction du vague dans les langues romanes, à partir d’expressions usuelles comme « espèce de », « genre de », « sorte de » (p. 225).

Les chapitres du livre Aspects of Meaning Construction se concentrent sur ce qui précède l’énonciation, voire la formulation des phrases. Cette dimension des malentendus a parfois été étudiée en France dans le domaine des études en sciences de l’information et de la communication, mais aussi aux États-Unis, notamment en 1984 par Paul Watzlawick dans son livre La réalité de la réalité.

5. L’identité dans les petites histoires

Dans son livre Small Stories, Interaction and Identities, Alexandra Georgakopoulou explore, un peu à la manière de Barthes, les petites histoires, voire les « petits mots ». Elle débute son livre en expliquant que les petits mots (little words) utilisés de manière inoffensive dans les conversations servent parfois à légitimer les phrases plus longues, plus emphatiques, particulièrement dans les textes non littéraires (p. 2). On penserait ici au fameux « C’est ça » de Barthes[4]. D’entrée de jeu, Alexandra Georgakopoulou veut inscrire les petites histoires dans l’espace et le temps, et se base sur La Poétique d’Aristote pour affirmer que la narration serait une « mise en forme temporelle d’une séquence d’événements » (p. 12). Outre la temporalité et la chronologie des événements, le lieu d’où s’effectue le récit narré importe presque tout autant, puisque selon Alexandra Georgakopoulou, l’espace contient une signification symbolique et peut véhiculer un certain nombre d’attentes chez l’auditeur (p. 14). Ici, le terme « symbolique » est à prendre dans son sens sociologique, et non religieux, cosmique, ou ésotérique. Toutes ces considérations devraient nous amener à comprendre que le récit narré sert de moyen privilégié à l’auto-construction (self-construction) (p. 15). Tout le premier chapitre du livre Small Stories, Interaction and Identities contient déjà un cadre conceptuel très fertile, pouvant éventuellement être repris dans d’autres études similaires. Sa démonstration rigoureuse se concentre sur une analyse de conversations et d’interactions au sein d’un petit groupe de personnes, dans un village grec. Les transcriptions des conversations étudiées sont présentées en grec puis traduites en anglais ; des compléments se trouvent dans les annexes (p. 51). Ses conclusions sont limpides. Il s’avère que sous des dehors anodins, les petites histoires se révèlent être des pratiques sociales dans lesquelles s’articulent trois éléments qui interagissent entre eux : une histoire, le rôle du narrateur (ou du raconteur), et l’identité collective (celle du groupe) (p. 151). Selon Alexandra Georgakopoulou, le but ultime de ces récits serait de donner du sens à ces histoires en les situant dans un contexte précis, au sein de référents familiers et reconnaissables pour une majorité d’interlocuteurs. Ce faisant, chaque participant (le raconteur et son auditoire) peut se situer et se définir de deux manières : en soi-même et par rapport aux autres membres de son petit groupe.

Le livre Small Stories, Interaction and Identities d’Alexandra Georgakopoulou est celui qui se rapproche le plus des intuitions de Barthes, notamment à propos des traits et des thèmes qu’il utilisait dans ses cours pour exposer ses intuitions à propos des structures du récit. On comprend que les études narratives ont développé une réflexion approfondie et élaborée sur les significations des récits, des petites histoires, des petits mots les plus banals, sans jamais citer ou même connaître les travaux de Roland Barthes, qui en avait un jour eu l’intuition.

6. La narration selon Thierry Hentsch

Afin de clore ce bref tour d’horizon des études narratives, j’utiliserai un exemple québécois, totalement en marge des ouvrages précédents, dans la mesure où celui-ci n’en fait pas mention, ni dans le texte ni dans la bibliographie. On pourrait dire qu’ils appartiennent à des univers parallèles. Né en Suisse, Thierry Hentsch a longtemps été professeur de philosophie politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) ; il est l’auteur de cinq ouvrages et récipiendaire du Prix du Gouverneur général du Canada. Ironie du destin, le livre Raconter et mourir : aux sources narratives de l’imaginaire occidental parut quelques jours après son décès, en 2005[5].

Le livre Raconter et mourir veut considérer la somme de ce que l’auteur nomme « les textes marquants » de l’histoire de l’humanité, depuis Le Banquet de Platon, L’Épopée de Gilgamesh, la Torah, la Bible, L’Odyssée d’Homère, La Chanson de Roland, et quelques autres. Thierry Hentsch ne cherche pas tant à résumer ou à commenter une fois de plus ces oeuvres célèbres, mais il les considère en tant que récits fondamentaux, voire fondateurs. Le nombre de ces classiques universels est limité ; pour Thierry Hentsch, « ces textes ponctuent dans notre mémoire collective un itinéraire narratif » ; ils formeraient ensemble « le récit de l’Occident » (p. 11). Ces récits, même les plus anciens, même les plus distants de ce que nous sommes aujourd’hui représentent à jamais, au-delà de leur intrigue, de leur contexte historique, de l’époque dont ils émergent, une évocation de « la condition humaine » (p. 12).

Dès l’introduction de Raconter et mourir, Thierry Hentsch oppose la mythologie et la philosophie. Son explication est limpide : la première mise naturellement sur le récit et le mythe ; la seconde s’appuie sur la raison et utilise la démonstration. Pourtant, pour se manifester, le mythe et la philosophie doivent l’un comme l’autre reposer sur une forme de narration : « […] la philosophie est partout présente là où l’homme s’interroge et n’est peut-être elle-même, finalement, qu’une forme particulière, et particulièrement exigeante, de la narration du monde » (p. 25). Reprenant la définition qu’en donnait Claude Lévi-Strauss, le mythe serait « la succession sans fin de ses versions » (p. 268). Thierry Hentsch prétend ne pas chercher « à sonder la perspicacité des théologiens » (p. 269).

Le livre Raconter et mourir de Thierry Hentsch est une véritable invitation à la (re)lecture : il nous encourage à « lire la Bible comme un roman » et « à lire la Genèse comme un mythe », sans s’interroger outre mesure sur la véracité de ce qui est raconté (p. 113). Et on retrouve en outre dans ce livre ces étonnantes correspondances déjà évoquées plus haut entre un récit personnel et un récit universel, en l’occurrence chez saint Augustin : « À travers la narration d’une expérience individuelle, Augustin se fait l’agent de la vérité catholique » (p. 293). En somme, pour Thierry Hentsch, le récit peut prendre des dimensions anthropologique, philosophique, spirituelle, dans la mesure où « le récit est lui-même la forme classique que prend dans presque toutes les cultures le désir de se continuer. Se raconter, c’est ne pas mourir » (p. 478).

Comme on a pu le voir, tous ces ouvrages ont voulu utiliser la narration comme un mode de compréhension et d’interprétation des faits, des gestes, des mots les plus élémentaires. Si Roland Barthes n’a pas eu tort d’évoquer ses intuitions sur le sens des mots en tant qu’illustrations de faits et gestes, il lui manquait encore la systématisation apportée par les chercheurs en études narratives quelques décennies après sa disparition. Et il fallait que Thierry Hentsch en souligne la portée universelle, spirituelle, et philosophique.

Conclusion

Ce bref panorama autour de huit livres méconnus a été volontairement subdivisé en trois parties et centré sur trois univers distincts : d’abord celui de Roland Barthes, puis celui de ce que je nommerais « l’école des études narratives » (comprenant cinq livres dont quatre collectifs et réunissant une quarantaine d’auteurs), et enfin l’oeuvre de Thierry Hentsch, qui réinscrit tous les récits universels dans des perspectives à la fois philosophiques, mythologiques et narratives. Tous ces travaux interprétatifs ont été réalisés dans des contextes géographiques et culturels très différents : Barthes écrivait en France durant les années 1970, les tenants de l’école des études narratives publiaient en anglais depuis une quinzaine d’années (principalement durant les années 1990) et se situaient aux États-Unis ou en Europe (surtout l’Allemagne, l’Angleterre, les Pays-Bas, la Grèce). Pour sa part, Thierry Hentsch a enseigné au Québec au début des années 2000 et ses livres ont été écrits au début du 21e siècle.

Bien que tous ces textes touchent différents aspects de la narration, ils demeurent parallèles dans la mesure où chacun, chaque groupe explore ce sujet de diverses manières, mais sans consulter ni citer les autres courants. De ce fait, en dépit d’une parenté évidente sur le fond, une étonnante opacité sépare ces trois sous-domaines où chacun ignore les travaux de l’autre. Bien sûr, les tenants de l’école des études narratives se citent abondamment entre eux, mais aucun d’entre eux ne mentionne les travaux de Roland Barthes ou de Thierry Hentsch. De même, ce dernier ne citait jamais les ouvrages de Barthes et encore moins ceux de l’école des études narratives. Et pourtant, plusieurs de leurs intuitions se rejoignent, comme les pages précédentes le montrent.

Le principal apport de toutes ces recherches en cours réside dans les possibilités très nombreuses apportées par l’étude du processus narratif. Le fonds disciplinaire est cependant distinct : pour Barthes, il s’agit d’une recherche abordant à la fois la rhétorique, la philosophie du langage et la psychologie ; pour les tenants de l’école des études narratives, ces recherches multidisciplinaires alimenteraient autant les sciences sociales que les sciences du langage ; enfin, dans le cas de Thierry Hentsch, ses travaux touchent essentiellement la philosophie et ne se limitent nullement à la seule philosophie du langage. Tous ont en commun de montrer comment une simple histoire individuelle peut quelquefois prendre des proportions et des significations beaucoup plus amples, parfois collectives (pour Amy Shuman), voire universelles (selon Hentsch). Et pourtant, comme on l’a vu, la mise en forme de ces récits narrés est éminemment subjective, construite, évanescente.Cette note critique comparative voulait montrer à quel point les études narratives sont multiples et toujours en effervescence. À ce jour, personne n’avait encore remarqué les similitudes pouvant exister entre ces trois approches théoriques (études narratives, Barthes, Hentsch) qui n’avaient jamais encore été comparées, ni même rapprochées. D’autres correspondances pourraient être établies dans une étude plus approfondie sur ce même sujet. Pensons par exemple à la préservation de la culture orale, aux commémorations, à la formation du patrimoine, et aux nombreuses recherches sur la mémoire collective[6].