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Le lancement du « Livre de Poche » en 1953 constitue une rupture dans les pratiques professionnelles, notamment dans les procédés de commercialisation qui sont alors mis en oeuvre et dans les techniques de production. Cette rupture ne signifie cependant pas qu’il y ait eu, avec « Le Livre de Poche », une quelconque forme d’innovation radicale. Tout au contraire, poser la question des origines ou des précurseurs de l’édition de poche pourrait conduire, comme l’a fait Yvonne Johannot[1], à parcourir toute l’histoire du livre pour voir dans le rôle des copistes, dans la découverte de l’imprimerie, dans le colportage et la « Bibliothèque bleue », dans la « Bibliothèque Charpentier » des années 1830, puis dans les collections populaires « à six francs » de l’entre-deux guerres, autant de manifestations d’une même logique qui consiste à réduire le prix de revient du livre pour atteindre un public toujours plus vaste. Plus proches de notre objet, pourraient être mentionnés les précurseurs anglais (Penguin en 1936), et américain (Simon and Shuster en 1939), qui ont servi plus ou moins directement de modèles au « Livre de Poche », après avoir inspiré le fondateur de la collection Marabout lancée en Belgique par André Gérard en 1949 et dont le succès est resté cependant modeste en France, faute d’un réseau de distribution suffisamment puissant. La littérature policière s’était aussi engagée dans cette voie, dès 1927 avec la collection « Le Masque » publiée par La Libraire des Champs-Elysées, puis en 1949 à nouveau, avec « Fleuve noir ». Si les succès commerciaux de cette maison ont été très importants dès ses débuts, notamment avec les séries populaires comme « San Antonio » et « OSS 117 »  dont les titres se sont alors vendus couramment à plus de 500 000 exemplaires, la spécialisation même de ces collections limite la pertinence d’une comparaison avec le projet du Livre de Poche, lequel affichait une certaine ambition de qualité, dans le champ de la littérature « légitimée ». À la différence de ces collections pionnières, Le Livre de Poche conjugue, au moment de son lancement en 1953, une capacité de commercialisation à très grande échelle et une politique éditoriale qui avait pour projet de publier « les grandes oeuvres consacrées par le temps »[2]. L’année 1953 ouvre ainsi une période d'implantation et d'expansion de l’édition de poche dont la limite supérieure est marquée par l'apparition du « livre à 10 francs » en 1993, perçu comme une nouvelle rupture marquant l'épuisement du potentiel de relance offert par l'édition de poche à l'industrie du livre.

Concept éditorial fondé sur un principe de commercialisation de masse, l’édition de poche concentre sur elle les enjeux de démocratisation et de légitimité culturelle, en même temps qu’elle met en jeu le statut du livre et de l’oeuvre. Les formes de son développement en France dans les années 1950 - 1960 conduisent à la juxtaposition des collections les plus populaires déjà mentionnées et de celles consacrées aux sciences humaines et sociales, les premières marquant très durablement l’image de l’édition de poche considérée dans sa globalité.

Les concepteurs des collections apparues plus tardivement, reprenant le discours de débuts du Livre de Poche, ont affiché leur intention de publier « les romans des plus grands auteurs »[3] ou bien encore des oeuvres qui tirent leur crédit du nom de leurs éditeurs premiers « Denoël, Gallimard, Mercure de France, Table ronde »[4]. Le développement de la concurrence et le succès des premières formes de poche vont conduire, d’une part, à la mise en place d’une diversification de la production au travers de séries très populaires, puis au développement d’une production qui ne s’inscrit plus dans le champ de la modernité littéraire mais dans celui du savoir et de la référence.

L'initiative du développement du poche vers le domaine du savoir revient au « Livre de Poche » avec sa « Série historique » lancée en 1955. Inaugurée par le premier tome des Mémoires de guerre du général de Gaulle, cette série a tout d'abord repris un ensemble de biographies consacrées aux grands personnages de l'histoire.

Bien qu'il s'agisse effectivement d'une ouverture de la production éditoriale vers un secteur qui n'appartient plus au domaine initial - celui du romanesque -, cette extension n'est pas sans contradiction avec les argumentaires initiaux en faveur de la légitimation culturelle du poche. Celle-ci est pourtant implicitement revendiquée dans les textes de présentation de la série qui se propose de poursuivre « l'effort entrepris dans le domaine de la littérature d'imagination » et de « réunir des ouvrages d'un intérêt capital ». Cette extension du « Livre de Poche » fait donc référence à une conception de l'édition placée au service de la culture, mais le petit nombre de titres publiés et le glissement vers des contenus relevant plus du témoignage que du travail historique conduisent à relativiser l’importance de cet « effort éditorial ».

L'examen de la « Série encyclopédique » du « Livre de Poche », également lancée en juin 1955, nous permet de prolonger et de confirmer cette analyse. Annoncée elle aussi comme la poursuite de « l'effort entrepris dans le domaine de la littérature d'imagination[5] », elle fait paraître simultanément les trois titres suivants : Larousse de poche, La cuisine pour tous, La pêche et les poissons de rivière.

Tout se passe donc comme si cette série relevait plus du domaine pratique que du domaine du savoir, ce que nous confirme le second groupe de titres parus : Beauté service, Comment se faire des amis, Les mains parlent. Si l'on relève aussi dans la suite de la série des titres tels que l'Histoire de la musique de Vuillermoz, l'ensemble de la production est marqué par cette orientation vers des sujets qui appartiennent très clairement au domaine pratique, tels que la chasse, les animaux domestiques, le jardinage et les activités ménagères.

À nouveau se manifeste ici, par conséquent, un écart entre l'ambition encyclopédique annoncée au départ et la réalité des contenus publiés qui s'inscrivent dans le registre du savoir-faire plutôt que dans celui du savoir.

Le phénomène que nous observons se poursuit avec la « Série classique » du « Livre de poche », lancée en juillet 1958; le document présentant cette nouvelle série est dominé par la question de la légitimation développée au travers d’un système d'oppositions (« L'éducation […] ce ne sont pas les écoles, ce sont les livres ouverts. »; « … les ouvrages qui dorment dans les bibliothèques et ceux qui vivent au contact du lecteur. »; « Parce qu'on veut placer ces textes illustres dans la poche de tous les lecteurs, on n'a pas cru pour autant qu'il fallait les punir, c'est-à-dire leur donner des morceaux choisis »[6]). Une première convergence se dessine dans ces oppositions qui cherchent à substituer aux aspects académiques de la « culture cultivée » (système éducatif, bibliothèques, morceaux choisis) une culture vivante accessible à chacun (« tous les lecteurs »; « À bon droit, les Français veulent tout savoir ») en dehors des formes et des lieux réservés (« pas conçue dans un esprit scolaire »; « emporteront dans leur poche »). Utilisant une image passéiste des lieux et des supports de culture traditionnels, ce document cherche dans le même temps à associer à la « Série Classique du Livre de Poche » l'idée de culture moderne libérée du contrôle académique et accessible à tous.

La quête de légitimité passe ici par un discours qui détruit les instances légitimantes traditionnelles et s'adresse directement au public sur un registre d'émancipation culturelle : il s'agit là de réduire le rôle du système éducatif dans la formation de la culture tout en faisant du « Livre de Poche » le mode d'accès privilégié à celle-ci.

Au-delà des séries mentionnées ci-dessus, le développement marquant vers le domaine du savoir est accompli par Gallimard avec la collection « Idées » en 1962 et par Payot la même année avec la « Petite Bibliothèque Payot ». Ces deux cas renvoient à des situations un peu différentes des précédentes car ils se placent délibérément dans le champ des sciences humaines. Il en va de même de la collection « Points » lancée par Le Seuil en 1970.

« Idées » annonce « les grands textes de la pensée contemporaine en livre de poche » et fait paraître pour premiers titres les quatre ouvrages suivants :

  • Camus : Le mythe de Sisyphe

  • Sartre : Réflexions sur la question juive

  • Freud : Trois essais sur la théorie de la sexualité

  • Heisenberg : La nature dans la physique contemporaine.

La « Petite Bibliothèque Payot » veut moins explicitement constituer « La bibliothèque de l'homme moderne en volumes petit format » et publie initialement ces six titres :

  • Schweitzer : Les grands penseurs

  • Wood : La pratique du yoga

  • Aeppli : Les rêves

  • Angas : Placements et spéculations en bourse

  • Hatzfeld : Histoire de la Grèce ancienne

  • Freud : Introduction à la psychanalyse

« Points » se présente pour sa part par l'annonce de ses premiers titres :

  • Marcuse : L'homme unidimentionnel

  • Nadeau : Histoire du surréalisme

  • Malinowski : Une théorie scientifique de la culture et autres essais

  • Teilhard de Chardin : Le phénomène humain

  • Lacan : Ecrits 1

  • Mounier : Malraux, Camus, Sartre, Bernanos. L'espoir des désespérés.

Si ces développements se situent plus clairement que les précédents dans le domaine du savoir, ils répondent à une autre logique en rupture avec le fonctionnement de l'édition de poche. Loin de se consacrer à la réédition d'oeuvres populaires, que celles-ci soient ou non purement littéraires, ces collections s'engagent sur le marché beaucoup plus étroit de la culture universitaire; elles font en outre paraître des inédits, ce qui contribue encore à accroître cette rupture. Le développement que nous avons vu du « Livre de Poche » vers le domaine du savoir peut être compris comme étant inscrit dans la logique même de l'édition de poche. Pour sa part, le tournant amorcé par les collections « Idées », « Petite Bibliothèque Payot » et « Points » donne une tout autre fonction à l'édition de poche : celle-ci participe désormais à la diffusion des idées, devient un support de formation universitaire et s'adresse à un public beaucoup plus restreint que celui concerné par les rééditions littéraires.

Si l’on accepte de prendre comme point de départ du développement du poche une politique éditoriale qui serait celle du Livre de Poche des débuts, visant à rééditer uniquement des textes de littérature, comme le feront plus tard J’ai lu, Pocket, Folio et Points, l’histoire du poche peut être décrite comme un mouvement centrifuge qui, à partir de ce noyau dur, a gagné l’ensemble des catégories éditoriales.

Cependant, ce mouvement centrifuge est lui–même porteur de trois processus qui permettent de le décrire plus précisément.

Ainsi, cette extension du poche met-elle d’abord en jeu des pratiques d’innovation. La création du Livre de Poche en 1953 peut, dans cette perspective, être analysée comme la conquête d’une position stratégique qui réside dans la capacité de l’éditeur à imposer un cadre de référence sur les plans éditorial, technique et commercial. C’est alors par rapport à ce modèle que les éditeurs concurrents doivent se positionner en recherchant des innovations tactiques, contraintes par ce cadre de référence, jusqu’à ce que l’un d’eux parvienne à imposer un nouveau modèle. Cette logique peut expliquer les évolutions techniques et esthétiques du poche, dont la qualité initialement médiocre est devenue, au fil des collections, très comparable à celle des éditions premières en grand format. Elle explique tout autant les évolutions éditoriales qui ont vu le poche s’enrichir, au fil des années, de valeur ajoutée éditoriale : préfaces, notes, dossiers documentaires, notices biographiques, bibliographies…

Le deuxième processus est celui de l’industrialisation par lequel le mouvement d’extension du poche passe par une première phase de réduction de la prise de risque éditorial (le principe même de la réédition de titres à fort succès, le développement des séries populaires) puis par une phase de remontée du risque éditorial (toutes les collections de sciences humaines apparues au cours des années 1960 – 1970).

Le troisième processus engage la question de la légitimation. Sur ce point, les débuts du livre de poche peuvent clairement être compris comme le passage d’une légitimation culturelle dépendant des instances classiques (critique littéraire, sphère éducative et universitaire) à une légitimation populaire construite par le discours promotionnel et les chiffres de vente (la pratique des palmarès des meilleures ventes). Cette réduction des fonctions médiatrices, elle-même caractéristique des industries culturelles, est ouvertement à l’oeuvre dans le discours déjà évoqué accompagnant le lancement de la « Série Classique » en 1958.

En fait, cette question de la légitimité culturelle versus populaire va connaître son apogée au milieu des années 1960 et prendre alors, en France, un tour politique. Le débat ouvert en 1964 - 1965 entre Les Temps modernes et le Mercure de France, à la suite du développement des séries de sciences humaines, témoigne de la manière dont l’édition de poche fut alors directement liée aux débats sociaux portant sur la culture. Cette question de la légitimité culturelle a été posée par Hubert Damisch dans un article titré « La culture de poche » où l'édition de poche est désignée comme une entreprise « mystificatrice puisqu'elle revient à placer entre toutes les mains les substituts symboliques de privilèges éducatifs et culturels[7] », tandis que Les Temps modernes soutiennent au travers du livre au format de poche une autre conception de la culture qui s'exprime à travers les propos de Bernard Pingaud :

Objet modeste, impropre à la thésaurisation, son indignité même fait sa valeur; il ne mérite aucun respect, ne justifie aucun culte. Il est fait pour circuler, pour servir, et remplira pleinement son rôle le jour où, considéré comme un simple moyen et non pas comme une fin, la lecture grâce à lui, cessera d'être un privilège pour devenir un partage, le plus court chemin qui relie un homme à un autre[8].

Par ailleurs, le fait que la promotion de l’édition de poche ait souvent été assurée par référence à la presse (« Des livres au prix d’un magazine[9] ») est aussi porteur d'une évolution de la valeur symbolique du livre qui s'éloignerait de la notion de référence pérenne pour tendre vers une perception plus immatérielle qui ne vaudrait que par l'usage que le lecteur tire de son contenu. Au-delà du prix de base des différentes séries, c'est la valeur d'usage du livre de poche qui est en jeu. Il s'agit en réalité de faire glisser le livre de la position d'objet à forte légitimité culturelle vers celle de support industriel d'oeuvre culturelle. Ce qui est en cause dans ce glissement, c'est la matérialité du livre, ainsi que le souligne Bernard Pingaud en le désignant comme un « objet modeste, impropre à la thésaurisation, [dont] l'indignité même fait la valeur[10]. »

L'édition de poche peut donc être, pour une part, perçue comme une déstabilisation des formes traditionnelles du livre. À la réalisation technique soignée, solide et esthétique qui définit extérieurement le beau livre et en fait un objet digne d'être conservé pour lui-même, quel que soit son contenu, s'oppose d'abord une oeuvre, fût-elle de conception profondément industrialisée, dont le contenant reste au second plan. Initialement, le livre d'édition de poche s'impose donc essentiellement par ce qu'il contient (succès de la littérature contemporaine, classiques, littérature populaire…) et secondairement par la forme dans laquelle est présenté son contenu, même si celle ci, loin d'être neutre, se positionne au contraire comme un choix de rupture avec l'édition courante.

Pour apporter un éclairage supplémentaire à cette analyse, signalons à la suite de Jürgen Habermas le fait que les clubs de livres s'appuient sur un fonctionnement inverse qui privilégie les aspects matériels de leur production (reliure, jaquette, marque-page, papier de qualité supérieure), ce qui conduit Habermas à relever le paradoxe suivant :

Avec les livres de poche, ce qui est durable apparaît sous la forme du périssable, alors qu'en revanche - W. Kayser a signalé ce paradoxe - les clubs du livre offrent des succès littéraires éphémères sous la forme de livres faits pour durer : reliés demi-plein et dorés sur tranche[11].

Cette analyse trouve toutefois ses propres limites au fil du développement de l'édition de poche. En s'imposant progressivement dans l'ensemble des circuits de commercialisation et dans les pratiques des acheteurs, l'édition de poche cesse d'être, au moins dans ses aspects matériels, une production hors norme, mais s'installe comme la nouvelle norme. Par sa généralisation associée au phénomène de surenchère technique qui conduit les éditeurs à améliorer fortement la présentation physique de leur production, l'édition de poche se normalise; sa fonction de déstabilisation de l'édition traditionnelle perd alors une part de sa raison d'être.

Nous assistons donc à une évolution concomitante du livre traditionnel et du livre de poche; au fur et à mesure que ce dernier passe du statut de sous-produit sans légitimité culturelle à celui de produit culturel à part entière, le livre traditionnel - produit culturel pleinement légitimé - tend à s'éloigner des usages apparus avec le développement de la culture de masse.

Cette analyse peut être resituée dans une problématique élargie; si la transformation des moyens de production est porteuse d'implications sur le statut de l'objet livre, il faut aussi se demander dans quelle mesure cette transformation remet en cause la valeur symbolique de l'oeuvre dans le circuit de diffusion de masse.

Nous revenons, pour tenter de répondre à cette question, au débat ouvert en 1964 par Hubert Damisch dans son article intitulé "La Culture de poche".

Ce débat est en fait pour une grande part, au travers de l'édition de poche, un débat sur la culture. La production de masse est critiquée par Damisch non parce qu'elle réduit une barrière de prix qui réserverait la culture aux publics disposant des moyens économiques d'y accéder, mais parce qu'elle rend possible une illusion de culture.

Au-delà des positions parfois partisanes ou provocantes des acteurs de ce débat, cette notion de « culture de poche » pose le problème de la relation entre la valeur d'usage du livre et ses modes de production et de consommation. Comme nous y incitent les auteurs de La marchandise culturelle : « Il faut se demander si la transformation des conditions de la commercialisation d'un produit culturel n'est pas concomitante d'une transformation de la valeur d'usage elle-même du produit[12] … »

Ainsi, à propos des modes de production du livre au format de poche, retrouvons-nous la problématique de la reproduction de l'oeuvre d'art déjà formulée par Walter Benjamin. Si l'on admet que la critique de l'édition de poche des années 1960 repose sur la transformation de la valeur symbolique de l'oeuvre dans le circuit de production - diffusion de masse, le système de l'unicité de l'oeuvre d'art décrit par Benjamin pourrait correspondre, dans le domaine du livre, à celui de la rareté où Damisch situe l'édition traditionnelle; cette rareté serait elle-même alors supplantée par une logique d'ubiquité inhérente aux outils de diffusion - distribution de l'édition de poche qui assureraient ainsi le passage du « Ici et maintenant » de Benjamin à un « N'importe où et n'importe quand » réducteur de la valeur d'usage.

Cependant, cette analyse doit être complétée par deux remarques relatives aux spécificités de fonctionnement de la filière du livre.

Dans le cas de l'édition de poche, la transformation de la valeur d'usage semble suivre un parcours plus complexe que celui d'une constante réduction. En replaçant dans la chronologie de l'édition de poche l'évolution de sa valeur d'usage, nous constatons qu'une période d'implantation, dominée par des enjeux de prix de vente et de prix de revient beaucoup plus que par des préoccupations de qualité matérielle, est suivie d'une phase pendant laquelle les formes et les contenus de l'édition de poche se diversifient. Cette partie ascendante du mouvement est celle d'une recolonisation de l'édition de poche par la dimension matérielle et symbolique; il est possible d'y lire d'une part, la volonté des éditeurs de généraliser à l'ensemble des contenus l'emploi d'une méthode de production performante et permettant des gains de productivité, et d'autre part, une manière de contenir la pratique d'édition en poche en la transformant progressivement sur les plans matériel et symbolique.

La seconde remarque porte sur le fait que le problème de la reproductibilité de l'oeuvre d'art ne peut être transposé au livre et à l'édition de poche sans noter que la question du support se pose différemment dans les deux cas. Si l'on voit bien l'enjeu de l'unicité à propos d'un tableau, le texte en revanche ne change pas fondamentalement de nature selon qu'il est reproduit en édition traditionnelle ou en édition de poche. Les modes de consommation de l'information et l'évolution du statut du livre sont ici peut-être plus en cause que le fait même de la reproduction - diffusion à grande échelle, ainsi que le souligne François Erval dans le cadre du débat mentionné ci-dessus :

Le lecteur qui entre dans une librairie et achète pour 20 francs un roman de Dostoïevski prouverait par cette démarche et cette dépense qu'il fait partie du monde de la culture. Celui qui achète un roman au Drugstore ou au Bazar de l'Hôtel - de - Ville pour 5 francs seulement, ne serait plus, selon certaines théories, qu'un vulgaire consommateur[13].

Ainsi le poche, au fil du développement des séries de la marque fondatrice, puis des autres collections, va-t-il être pris dans ce jeu de tensions qui, sous le couvert commun d’une ambition sociale, va osciller entre démocratisation culturelle (voir des collections telles que « Écrivains de toujours ») et industrialisation nécessaire à la captation d’un marché de masse. Au fil du temps, la dualité et la lisibilité de ce processus ont toutefois été mis à l’épreuve par une « normalisation » de l’édition de poche qui a progressivement cessé de faire débat, les derniers éléments de polémiques, d’ampleur beaucoup plus modeste, datant du lancement du livre à 10 francs en 1993. Le poche, arrivé à maturité, n’est plus guère perçu comme un sous-produit, mais comme une forme éditoriale à part entière. La pluralité des contenus portés par cette pratique éditoriale est un fait établi et perçu par le public; le débat opposant mystification et démocratisation culturelle trouve ses protagonistes, mais il se situe quant à lui dans un champ beaucoup plus vaste que celui de l’édition, englobant le système scolaire ou universitaire et les industries éducatives.