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Une anthologie thématique de François Hébert, un choix de poèmes d’Yves Préfontaine et la réédition d’un recueil de Robert Melançon nous ouvrent trois chemins pour l’enchantement… et pour la nuit.

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François Hébert est fidèle à lui-même, c’est-à-dire à son sens de la provocation amusante — mais pas toujours innocente —, en intitulant J’partirai son anthologie sur la mort [1]. Un tel titre fait léger, joualisant par sa syntaxe de langue parlée, bref pas du tout compassé comme le langage habituel des anthologies, lesquelles ont pour fonction de conférer un cachet institutionnel à un corpus. Et quand le corpus concerne un tabou comme la mort, la dérogation est encore plus évidente. Toutefois, François Hébert a un complice (involontaire) dans cette entreprise : Alexis Lefrançois, dont le poème reproduit (22-24) porte justement le titre « J’partirai » et constitue sans aucun doute le texte le plus flamboyant du recueil. L’auteur de l’anthologie peut donc s’appuyer sur un élément du contenu, ce qui rend sa désinvolture plus recevable. Le recours au français populaire, voire au québécois, qui réussit si bien à Lefrançois dont les origines sont belges, a ultimement quelque chose de très littéraire, qui finit de nettoyer le titre de sa dimension problématique.

La mort, un tabou ? C’est certainement le cas en situation « normale », pendant les périodes d’embonpoint économique, social et… culturel. Nous en sommes loin ! Le xxie siècle, avec l’hystérie du grand bogue de l’an 2000, ses désastres naturels (tsunamis, ouragans, dévastations sismiques), ses risques de pandémie, sa catastrophe financière majeure, l’assimilation tranquille de la francophonie nord-américaine (voire québécoise), la menace environnementale qui pèse sur l’ensemble de la planète, semble vouloir généraliser à l’avance le modèle d’Haïti, frappé au coeur par une indicible calamité. La mort devient l’affaire de chacun. Les arts sortent du post-formalisme pour sombrer dans le culte de l’extrêmement nu-et-noir. Dans ce contexte, l’anthologie de François Hébert paraît on ne peut plus appropriée. Son sujet n’a nul besoin de justification. Heureusement toutefois, les textes échappent pour la plupart à la dure morosité que le thème pourrait convoyer. Nous sommes ici en poésie, c’est-à-dire en pleine élaboration de langage, et d’un langage vivant, formidable défi au silence.

L’anthologie regroupe cent textes, de presque autant de poètes d’ici (y compris quelques anglophones en traduction, et puis des « migrants », mais aussi des ancêtres ou aînés, de François-Xavier Garneau et Octave Crémazie à Alfred DesRochers et Clément Marchand). Bref, on se sent à peu près dans l’espace coutumier d’une anthologie de la poésie québécoise, si l’on fait abstraction de quelques références familières laissées de côté (Yves Préfontaine, Gilbert Langevin, Claude Péloquin, Jean Royer, Claude Beausoleil, Renaud Longchamps, Jean-Marc Desgent, Yolande Villemaire, Lucien Francoeur, Claudine Bertrand…), peut-être parce que leur inspiration ne fournissait pas la matière désirée. Il faut convenir cependant que les poèmes retenus ne parlent pas tous de la mort avec la même évidence, loin de là. Le discours polysémique propre au genre poétique fait qu’on se sent entraîné vers toutes sortes d’horizons. Malgré le côté en lui-même restrictif de l’anthologie thématique, on se sent presque, je le répète, dans une anthologie habituelle de notre poésie, où se mêleraient harmonieusement les générations. La chronologie est mise de côté au profit des regroupements de motifs. Nérée Beauchemin côtoie Paul-Marie Lapointe, et Arthur de Bussières, Paul Chanel Malenfant.

L’impression qu’on éprouve, de lire une anthologie pure et simple de notre poésie, impression due surtout à la présence presque exhaustive de nos bons auteurs, n’empêche pas que le livre se révèle plein de surprises, car les textes célèbres, ceux qu’on retrouve partout, sont ici presque tous absents même quand ils parlent de la mort. Nous avons affaire à des morceaux souvent très beaux mais peu connus. Par exemple, de Gaston Miron, on peut lire deux poèmes superbes mais dépourvus de grande notoriété, « Au sortir du labyrinthe » (138) et « Le vieil Ossian » (190). Et il en va ainsi de la plupart des textes. Tout se passe comme si, à travers eux, nous pouvions réapprendre du tout au tout notre littérature, redécouvrir ses beautés à nouveaux frais. Il est vrai que la mort a d’intimes liens avec la vie, son envers, et que les poèmes à elle consacrés sont le miroir total, à la fois même et autre, de l’oeuvre qui les contient.

Il faut enfin dire un mot du commentaire dont François Hébert fait suivre chaque poème, ce qui constitue une heureuse innovation. Il s’agit non pas d’analyses en bonne et due forme mais d’explicitations fines et documentées, dans un langage capable aussi bien de précision que de suggestion. Elles aident à situer le poème dans son contexte, car il arrive souvent que les clés du texte se trouvent à côté de lui, dans le reste du recueil qu’il importe dès lors de rappeler. Hébert esquisse aussi, à l’occasion, les contours biographiques, sans le faire de façon systématique, de sorte que ses notules ont toujours quelque chose d’imprévu. Elles contribuent ainsi au charme, voire à la personnalisation d’un livre qui pourtant, de par sa formule même, prétend à la neutralité éditoriale.

En somme, J’partirai est un livre sur la mort plein de vie, de beauté grave, et dont les nombreuses voix, de tonalités très diverses, composent pourtant un seul grand chant tout vibrant d’émotion.

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Voici un poème récent d’Yves Préfontaine (publié en 2008) :

Il neige en moi,

Il bourrasque,

À nouveau la contrée gèle en moi.

Mais le sang la sève le grand cri

poussent en moi le souffle,

le germe sous la glace,

l’absurde incantation de vivre.

Il neige.

Terre d’alerte [2], 351

Et voici un extrait d’un des tout premiers textes du poète (1954-1955) :

C’était pur et noir comme gerbes de néant. C’était froid, et j’aimais ces glaces vierges qui me pénétraient, me rongeaient. J’étais l’ombre de mon antre et je me mirais dans le miroir nocturne des sortilèges marins : un monde de lueurs étranges où je flottais, confondu au crissement des songes sur la pierre rituelle où se massacrent les dieux…

Je descendais dans des couloirs effrayants où rugissait le silence de mon sang. Et je chantais. Et je criais. J’étais mort et je marchais. Car il me fallait me rendre au bout des couloirs.

50-51

Textes à la fois semblables et différents. Semblables par le thème du froid, l’évocation d’un espace stérile que la neige et la glace, le néant même, occupent. Et pourtant, une poussée de vie s’y fait jour, la mort n’empêche pas la marche, donc l’élan vers une forme de salut.

La différence tient surtout à la sobriété du texte récent, alors que l’écrit de jeunesse, malgré le froid, malgré la mort, manifeste une grande exubérance de langage. D’un côté, la dure opposition du blanc et du rouge, de la neige et du sang. De l’autre, une profusion de motifs souvent contraires, qui opposent la vie (lueurs, sang, chant) et la mort (froid, glaces, massacre) mais en chargeant chacune d’incidentes complexes. De Boréal, le premier recueil aux accents impétueux mais empreints de rhétorique, on est passé peu à peu à une parole réfléchie où, pour reprendre le titre du dernier recueil, les mots tremblent, acquis désormais au service du vrai plutôt que de l’expressivité. Fini les excès du « démiurge verbophore », selon la formule que le poète s’applique à lui-même dans un très beau témoignage cité par le préfacier (16) — jugement évidemment trop sévère ! L’anthologie de Thierry Bissonnette permet au lecteur de suivre l’évolution d’une oeuvre restée fidèle à ses thèmes et confrontée, sur la base de prémices remarquables, aux exigences de la maturité. Dès Pays sans parole (1959-1960), le verset qui dit l’assaut du froid et l’élan vers la vie se fait plus limpide :

Acier — le froid s’élance en l’homme — blessure à vivre.

L’être dans l’acier qui tord aussi la bourrasque et la contrée du givre.

Et dans l’acier du froid, l’élan qui pourtant radiait d’une santé de solstice.

105

Même intrusion, ici, d’un monde froid et transi de symboles dans l’intimité du moi, et pourtant, conversion de l’agression en élan salutaire. Notons que le moi, malgré sa forte présence, est non pas l’individu égocentrique de la littérature postmoderne mais l’instance humaine face aux forces de la nature, cherchant à créer avec elles l’équilibre. Yves Préfontaine est le contemporain des études de symbolique (Gaston Bachelard, Mircea Éliade) qui ont longtemps donné leur orientation aux sciences humaines et aux études littéraires [3] et qui précèdent l’invasion du quotidien trivial dans la problématique de la création. Le monde de Préfontaine c’est la Terre, l’espace tellurique ; la Terre menacée et menaçante aussi, de là le mot « alerte » dans l’intitulé. Terre d’alerte, du reste, est le titre non seulement de l’anthologie, mais aussi d’un important poème de 1957-1958 (79-80) où on lit le combat du moi contre l’immense présence qui l’assaille et le déborde de toutes parts. Dans Pays sans parole, la Terre des recueils précédents devient le Pays, équivalent de ce que Paul Chamberland appelait la Terre Québec, et, tout en devenant promesse de vie pour tout un peuple, le Pays reste lié aux conditions rigoureuses des origines : « J’habite un espace où le froid triomphe de l’herbe, […]/J’habite en silence un peuple qui sommeille, frileux sous le givre de ses mots. » (117) S’il est une constante dans la poésie d’Yves Préfontaine, c’est bien ce froid où paradoxalement prend racine toute vie, physique ou spirituelle.

Le verbe, en effet, qu’il s’agisse du verbe Être qui couvre toute chose ou des verbes Aimer et Tuer qui en réalisent les virtualités (de là le titre de l’avant-dernier recueil, Être-Aimer-Tuer), assure, à partir des entrailles de glace du sol, la fécondation de la Terre et du Pays. Et il donne une justification ontologique à ce qui pourrait sembler parfois un excès de rhétorique. Le verbe surmonte et défait la tentation du verbiage.

Le choix de poèmes est accompagné d’un volumineux dossier — plus de 50 pages sur 420 — dont une vaste section est consacrée à la réception critique. On y lira avec intérêt plusieurs aperçus sur chacun des recueils.

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Écrire, tel fut le but magnifique d’une génération en particulier, celle qui se consacra au formalisme et à d’autres arcanes de la beauté littéraire (ou textuelle). Chez trois auteurs au moins, nés en 1950 ou peu avant, je détecte une pratique étonnante et nouvelle : la réécriture. J’en ai parlé à propos de Pierre Ouellet qui, dans Une outre emplie d’éther qui se rétracte dans le froid [4], reprend en les modifiant profondément quelques-uns de ses premiers recueils. Je signale aussi en d’autres pages la transformation du Lascaux de Normand de Bellefeuille (1985) où se côtoyaient audacieusement divers genres littéraires, en un roman ludique intitulé Un poker à Lascaux [5].

Robert Melançon n’est certainement pas le plus délinquant des écrivains de sa génération, mais voilà qu’il publie à son tour une édition revue de l’un de ses meilleurs livres, Peinture aveugle [6]. Que dis-je, « revue » ? Pierre Ouellet avait modifié surtout ce qu’on pourrait appeler la « police » de ses textes, tout en conservant beaucoup de la substance discursive. Melançon, qui est un classique (au sens assez large, lequel inclut « renaissant » ou, à l’occasion, parnassien), ne touche pas à la formule poétique de base mais réinvente ce que j’appellerais la diction (j’emprunte le mot à un beau titre de Normand de Bellefeuille, Dans la conversation et la diction des monstres). La façon inimitable de dire.

Les idées coulées dans les vers de 1979 sont reprises, remises dans une forme plus limpide encore ; une forme en même temps plus simple et plus contrôlée, si faire se peut. Mais enfin, il y a là un travail de fond, d’autant plus évident qu’il s’accomplit selon les voies déjà empruntées. Le but de l’exercice — et quel ! — est d’aller plus loin dans la réalisation jamais achevée d’un dire total. Dire la vie, le monde (« Magnifique et trivial et terrible », 28), dire l’être même, sous son aspect le plus immédiat et, cependant, le plus crucial. Ce que donne le poème « n’est pas le secret du monde,/Mais le monde même » (14). Or, si la poésie, selon Léonard de Vinci qui est cité en exergue au recueil, peut être qualifiée de « peinture aveugle » (d’où le titre), c’est que la représentation des choses y est pour ainsi dire neutralisée, avalée, incorporée à l’intériorité.

La plupart des poèmes ont pour sujet un lieu, un paysage parfois étranger (la Touraine, où a séjourné l’auteur), souvent local (Montréal), et toujours familier. Les saisons aussi ont beaucoup d’importance. Poésie du hic et nunc, par laquelle Melançon dessine avec précision les conditions d’une habitation du réel, mais pousse la description jusqu’à faire apparaître la lumière ou la nuit pures, sous l’égide d’une présence (« l’amante ») enchantée. Jamais poésie ne fut si simple, si proche des intuitions spontanées, ni si ensorcelée de fine existence. Je ne vois que Guy Gervais ou Jean-Marc Fréchette pour rivaliser, assez différemment d’ailleurs du fait de leur inspiration esthétique ou religieuse, avec cette grâce qui doit tout à l’émotion fondamentale. Émotion idéale. Chez Melançon, on constate l’absence totale de la sentimentalité romantique, des affres du petit moi. Sa poésie s’alimente à la plus haute tradition littéraire, grecque, romaine, renaissante ; aussi celle, moderne, inspirée du haïku. Mais elle tient en échec la modernité en ce que celle-ci a de théorique ou de vulgaire (Melançon se permet tout de même « le spot du soleil », né de l’écoeurement « dans ce décor/Où se joue, une seule fois,/Une comédie sans queue ni tête », 40).

Melançon rêve d’un livre parfait, comme ceux de « Pétrarque, Baudelaire, Whitman, Jorge Guillén » (64), tout en sachant qu’il n’y parviendra pas. Cela nous vaut un deuxième Peinture aveugle qui ne fait pas complètement oublier le premier puisque l’imperfection, surtout chez un si rare écrivain, a parfois ses vertus, notamment celle de la jeunesse.