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Le roman a bien dû traîner huit mois sur la table de chevet avant que je n’ose enfin l’entrouvrir. Peut-être fallait-il laisser le temps passer, oublier les témoignages endeuillés, l’émoi qui avait entouré le suicide de celle que l’on avait longtemps considérée comme l’une des plus grandes promesses de la littérature québécoise contemporaine. Le mythe de la jeunesse sacrifiée, l’élan brisé, thèmes d’ailleurs récurrents dans l’histoire littéraire québécoise, semblaient inévitablement accompagner la tragédie de Nelly Arcan. J’ai tenté de m’éloigner du mythe, d’oublier tout ce qu’il me rappelait, de la précoce disparition de Saint-Denys Garneau aux suicides d’Aquin et de Gauvreau, en passant par la folie de Nelligan. Ne fallait-il pas lire au sens fort du terme le roman posthume de Nelly Arcan, le critiquer, l’analyser, imaginer que son auteure était toujours vivante et qu’elle arriverait, encore une fois, à se défendre sur la place publique, à répondre à ses critiques ? Non, ce n’était là que voeu pieux et pudeur de circonstance. Impossible, enfin pour moi, de lire Paradis, clef en main [1] sans songer au parcours et à l’oeuvre de Nelly Arcan.

Au lendemain de la mort d’Arcan, nombreux furent les commentateurs qui relevèrent les coïncidences entre son ultime fiction et sa mort tragique. Ils s’attachèrent bien sûr à la présence lancinante du thème du suicide dans Paradis, clef en main, y lisant une sorte de mise en abyme du destin d’Arcan, lui accordant une valeur quasi testamentaire. Il me semble néanmoins que ce n’est pas tant le thème du suicide qui est le signe de la tragédie intime d’Arcan que la sensation d’asphyxie, l’impression d’enfermement qui traversent le roman. La narratrice, Antoinette Beauchamp, est condamnée au sur-place, se retrouve dans une impasse, ne peut avancer ou reculer, croire et espérer ; pire, il lui est interdit de se projeter dans le temps, de s’inscrire dans une histoire. Elle a longtemps rêvé de mourir, allant jusqu’à engager la compagnie Paradis, clef en main pour que celle-ci lui organise le parfait suicide. Mais même si elle a respecté scrupuleusement les plans morbides de la compagnie, Antoinette survit à son suicide. Allongée dans son lit, paraplégique, elle relate les singulières aventures qui ont précédé sa fausse libération.

Si l’on a pu considérer les deux premiers romans de l’auteure comme des autobiographies déguisées, force est de constater que Paradis, clef en main se présente comme une fiction au sens strict. Flirtant avec l’étrange, Arcan multiplie les situations anachroniques et les bizarreries. La compagnie Paradis, clef en main, notamment, use de savantes mises en scène pour mettre à l’épreuve ses candidats au suicide. Poursuite dans un stationnement souterrain, rencontre avec un étrange psychiatre dans une église, course en voiture dans la ville endormie, tout est possible. On se croirait même parfois chez David Lynch.

Divertissants, soit, ces épisodes romanesques n’en demeurent pas moins secondaires et superficiels en regard du drame intime de la narratrice. Issue d’une lignée tragique, Antoinette a reçu le suicide en héritage :

Quand j’avais quinze ans, Léon s’est suicidé. Son père à lui, le père de ma mère, aussi. Dans la famille, ça court. Personne n’est jamais élevé par les voisins.

Moi, j’ai été serveuse dans un bar, vendeuse de lingerie, classeur d’annonces classées sur le web, gardienne de nuit dans des centres commerciaux et des hôtels. Je n’ai rien fait de ma vie que la rejeter.

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Elle n’a jamais désiré quoi que ce soit ni aspiré à un quelconque idéal. Sa vie lui était superflue et inutile. Au fil du roman, elle renonce peu à peu au cynisme et au fatalisme qui ont été ses modes d’expression privilégiés et elle renoue avec sa vie, aussi fragile soit-elle. Pourquoi retrouve-t-elle le goût de vivre ? Elle assiste au subit dépérissement de sa mère, naguère femme au corps parfait, somptueusement préservée par les médicaments et les chirurgies. Celle qu’elle avait baptisée « Dieu la mère » se révèle mortelle, porte sous son masque les symptômes de son imminente disparition. Sa déchéance donne lieu à une réconciliation avec sa fille, véritables retrouvailles les soudant l’une à l’autre de manière quasi ducharmienne :

Ma mère se couche doucement sur mon lit, comme une jeune fille se couche quand elle s’endort. Ses cheveux blanc-jaune recouvrent son dos, et je remarque que son crâne est en partie dévoilé, qu’il y a de grands trous dans sa chevelure étrange, semblable à une perruque abandonnée dans un vieux carton, livrée à la boule à mites. […] Je cherche sur son corps un signe de vie, mais mes mains sont impuissantes à le trouver, ce signe, celui qui pourrait me la rendre encore un peu, me la garder encore un peu.

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L’on pourrait lire dans cette capitulation de la mère une sorte de critique à peine voilée de la société de consommation pour laquelle le corps constitue un objet qui peut être modelé à l’infini. En soumettant le corps maternel parfait aux ravages du temps, Nelly Arcan évoque de nouveau la « burqa de chair » qui contraint la femme occidentale à exister en fonction du regard de l’autre. J’ajouterais que le dépérissement du corps maternel renvoie aussi à une hantise bien plus profonde, laquelle innerve l’oeuvre entière d’Arcan. Que font les héroïnes de ses romans antérieurs, sinon lutter contre les effets du temps ? Les personnages de Paradis, clef en main sont eux aussi d’une époque qui souhaite se soustraire au temps, à l’expérience de la durée. Avant leur réconciliation, mère et fille se ressemblaient, évoluaient dans un éternel présent. Il fallait que la mère accepte sa propre finitude pour que la fille consente à vivre. En somme, le temps se devait de reprendre ses droits, d’agir sur la matière, de l’éprouver et de la soumettre. C’est par ce biais que Paradis, clef en main m’a ramenée à la tragédie de son auteure. La mort a figé son image, l’a dérobée aux cruels tourments du temps. Nelly Arcan sera éternellement jeune, blonde, immatérielle. Elle arborera à jamais le visage trop lisse d’un impossible avenir.

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Dans une entrevue accordée au journal La Presse l’année dernière, Martine Desjardins a avoué avoir eu l’ambition d’écrire une « curiosité littéraire [2] ». Maleficium [3], son dernier roman, apparaît en effet comme un ovni dans le paysage culturel contemporain. Plus proche de L’influence d’un livre que de L’oeil de Marquise, il conjugue diverses influences littéraires : à l’esthétique décadente il emprunte le style artiste et somptueusement orné ; à la tradition gothique, le caractère macabre et les élucubrations scientifiques ; au genre fantastique, l’oscillation entre le réel et l’irréel. Sis au début du xxe siècle, dans un Montréal méconnaissable, Maleficium se compose des manuscrits de l’abbé Jérôme Savoie qui aurait reçu les confessions étranges de sept hommes et d’une femme. Considéré comme dangereux par les autorités religieuses, le livre de l’abbé Savoie exposerait ses lecteurs « non seulement à la souillure de ces confessions immorales, mais au risque d’encourir l’excommunication » (11). Tiré de la note de l’éditeur, cet avertissement n’est pas sans rappeler certaines des préfaces les plus souvent citées des romans canadiens-français [4] du xixe siècle. Ces dernières multipliaient les préventions et les justifications de manière à se prémunir contre les fausses séductions du genre romanesque. Mais romanesque, Maleficium l’est pleinement. Il se joue de la vraisemblance, étonne et dépayse.

Comme son titre l’indique, Maleficium se situe en marge de la morale catholique, du côté du sacrilège, de la fraude, de la tromperie. Les sept personnages masculins qui se succèdent dans le confessionnal de l’abbé Savoie auraient tous été victimes des machinations diaboliques d’une cruelle tentatrice au sourire caractérisé par « un hiatus disgracieux qui déformait ses lèvres. Elle avait ce qu’on appelle un bec-de-lièvre » (24). Ce stigmate apparent n’est rien à côté des autres « déformations » organiques que cache la jeune femme. Son sexe, sa peau, son odeur, sa physionomie peuvent se transformer afin de répondre aux désirs de ses interlocuteurs. Elle saura satisfaire l’homme qui cherche le safran de la meilleure qualité comme celui qui rêve de découvrir l’encens le plus rare en leur fournissant « ce qui émane de [sa] nature même » (32). Ces dons cruels seront cependant chèrement payés par les sept hommes qui y laisseront tous en partie leur santé physique ou mentale. Les sept premiers chapitres du roman sont donc tissés à partir d’un même canevas. Obsédé par sa quête, un homme part à l’aventure ; débarquant dans un pays lointain, il rencontre une femme étrange qui satisfera ses plus obscurs désirs. Les convoitises exagérées comme les ambitions démesurées sont durement punies, ce qui évoque clairement de nombreux mythes antiques et chrétiens. Jouant de son impressionnante érudition, Desjardins mêle allégrement les citations et les effets d’écho : les découvertes scientifiques, les références à la littérature occidentale, l’imaginaire de la sorcellerie, la religiosité fin de siècle se côtoient et se marient naturellement, créant un ensemble baroque. L’auteure a relevé brillamment le défi qu’elle s’était donné ; son roman est une véritable « curiosité littéraire » monstrueuse et séduisante à la fois. Si la forme, le style et le ton sont maîtrisés, le récit s’avère malheureusement répétitif et prévisible. L’on attend avec trop d’impatience la confession de la jeune sorcière qui viendra clore le Maleficium.

Je ne divulguerai pas le secret du dénouement, mais je me permettrai tout de même de souligner l’importance qu’y acquièrent l’art du récit et l’imagination littéraire. L’on pourrait dire que le drame de la jeune tentatrice est entièrement fondé sur un conflit des codes, sur une forme de confrontation radicale entre la fiction et la rationalité scientifique. Ses stratagèmes et ses diableries n’auraient peut-être pour but que de confondre les esprits par trop positivistes de ses adversaires. De manière générale, le lecteur de Maleficium assiste au triomphe absolu de la fiction, ce qui constitue en soi une originalité dans le paysage littéraire contemporain. Martine Desjardins ne se contente pas de nous plonger dans un xxe siècle méconnu et transformé, elle nous offre un dépaysement radical. Ses personnages ont vu le Cachemire, l’Afrique, ils ont visité des églises souterraines, des jardins de Perse, des marchés et des hammams, ils ont rencontré des explorateurs, des rois et des pèlerins. Leur horizon est sans frontières et sans limites. À des lieues des représentations convenues d’un certain passé canadien-français, Martine Desjardins ose entrer de plain-pied dans la fiction et se mesurer à des oeuvres et à des modèles rarement revisités dans la littérature québécoise des dernières années.