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Dans son essai intitulé « Code social et code littéraire dans le roman québécois[1] », André Belleau remarque à quel point est fondamentale en littérature québécoise l’opposition entre les paradigmes de nature et de culture. Il décèle notamment leur présence à travers quelques personnages romanesques. La culture se caractérise ainsi par un certain « raffinement[2] » et « la maîtrise du langage », alors que le critique identifie chez les personnages marqués par la nature une « force instinctive » et le « sens de la réalité[3] » ; autrement dit, « [d]’un côté le langage sans le réel, de l’autre le réel sans le langage[4] ». Or, cette opposition s’observe non seulement dans les personnages, mais aussi dans les lieux représentés, l’espace étant sans doute l’une des catégories de pensée des plus évidentes pour différencier nature et culture. La nature est toujours représentée comme signe de l’extériorité, de l’immédiateté et de l’informulé ; elle est avant tout affaire de sens et non de discours. La culture, au contraire, est fruit d’un travail ou d’un art ; elle se situe du côté de la réflexion, de la pensée et est objet de discours. En ce sens, elle est une figure de l’intériorité, du recentrement sur soi. Selon Belleau, tout un pan de la littérature québécoise s’essaie ainsi à faire dialoguer nature et culture, et par-delà, concret et abstrait, réel et langage.

Les Histoires naturelles du Nouveau Monde de Pierre Morency posent exemplairement cette problématique du double paradigme nature / culture. Poète et fin naturaliste, Morency anime durant les années 1970 une série d’émissions radiophoniques intitulées les Histoires naturelles, au cours desquelles il présente un élément naturel — plante, animal ou arbre — et le décrit avec minutie dans le sillage des grands naturalistes tels que Buffon ou Audubon. Ces émissions ont servi de première main à ce qui est depuis devenu la trilogie des Histoires naturelles, ambitieuse entreprise poétique et naturaliste, composée de L’oeil américain (1989), de Lumière des oiseaux (1992) et de La vie entière (1996). On devine déjà en quoi cette oeuvre se confronte très directement à l’opposition entre nature et culture ; en effet, la dimension naturaliste implique une attention particulière à la nature environnante et à ses espaces sauvages, alors même qu’elle suppose un certain degré de culture, de savoir sur les objets et paysages qu’elle décrit. Cette trilogie étant de surcroît l’oeuvre d’un poète, elle est à situer avant tout du côté de la littérature, autrement dit de la culture. Comment le poète place-t-il alors l’opposition entre nature et culture au coeur de son entreprise ? Comment les espaces naturels sont-ils mis en discours et accèdent-ils au rang d’objet littéraire, de locus poeticus ?

À la lumière de plusieurs essais de Pierre Nepveu, nous soulignerons la singularité de la géographie des Histoires naturelles de Morency au vu de l’attachement beaucoup plus urbain de toute une partie de la production poétique québécoise de ces dernières années. Nous recentrant sur le texte en tant que tel, nous montrerons que si la trilogie s’attache souvent à la description des battures de l’île d’Orléans, c’est parce que le choix de cet espace permet d’associer observation et connaissance, voir et savoir, double optique sur laquelle se fonde l’oeuvre. Mais celle-ci, loin de se présenter comme une somme d’érudition plaquée sur de longues descriptions et menus détails de spécialistes, adopte un point de vue réflexif qui révèle une éthique exigeante de l’écriture où place et honneur sont donnés aux éléments naturels.

La batture, espace d’écriture à rebours

Les Histoires naturelles de Morency rendent essentiellement compte de la vie foisonnante des battures de l’île d’Orléans, située dans l’estuaire du Saint-Laurent en face de la ville de Québec. Or, le choix de ce lieu peut surprendre si on replace l’oeuvre dans la production poétique contemporaine. En effet, une grande partie de la poésie québécoise qui s’écrit depuis les années 1970 est une poésie urbaine, et notamment montréalaise : « La postmodernité n’en a plus que pour les villes […]. Nous sommes urbanocentriques par la force des choses, des images et du discours[5] », résume Pierre Nepveu dans ses Lectures des lieux. Écrire la batture pour Morency, c’est donc s’inscrire à rebours de cette thématique et esthétique urbaine.

On pourrait motiver ce parti en le plaçant dans un héritage de la poésie du pays à laquelle Morency n’a pas été étranger, mais aussi plus largement dans toute une veine d’écriture liée à ce que l’on a désigné par le terme d’« américanité ». L’américanité relève d’une conception à la fois épique et dépouillée de l’écriture ; épique, car à la mesure de ses grands espaces à découvrir et à traverser ; dépouillée, car ces mêmes espaces sont souvent vierges de toute vie intellectuelle. Ce ressenti n’est pas nouveau : il avait déjà poussé plusieurs intellectuels à se rassembler autour de La Relève fondée par Robert Charbonneau en 1934 : « Le Canada français leur appara[issai]t comme une sorte de désert culturel, mais aussi philosophique et spirituel[6] ». L’étendue des paysages, mais surtout le manque, le vide ontologique du paysage intellectuel et littéraire semblent s’opposer à toute possibilité de saisie intellectuelle, l’esprit ne pouvant se représenter et penser ces paysages dans leur totalité. L’esthétique de la pauvreté, telle qu’elle se lit de façon exemplaire dans la poésie de Saint-Denys Garneau, se comprend dans ce contexte contre lequel a par la suite réagi la génération de la Révolution tranquille. Les poètes de la décennie 1960 contournent en effet cette problématique en privilégiant l’expression d’un « ici » qui, s’il est présenté comme résolument américain — se différenciant ainsi de la poésie écrite en France —, se fait alors fort de cette pauvreté que les poètes s’emploient à transmuer en force, en espoir, en réel, s’efforçant de dépasser la contradiction entre nature et culture. Le « désert culturel » dont souffrait la génération de La Relève va d’ailleurs en reculant avec la création et l’édition d’un nombre croissant d’oeuvres et de revues[7]. Au reste, tant les artisans de la poésie du pays que Pierre Morency ont en partage avec un large pan de la littérature américaine l’ambition que décrit Pierre-Yves Pétillon dans Grand-Route. Espace et écriture en Amérique :

Écrire, ou plutôt faire apparaître dans le paysage lui-même […] un texte qui soit co-extensif à l’espace du continent, contenant, englobant les terres américaines dans leur énormité et leur diversité, un Grand Roman américain. Le paysage est la promesse d’un texte à venir. […] Presque tous les écrivains américains ont eu […] ce rêve d’un texte spacieux où l’écriture elle-même s’espace. […] L’espace sauvage est lui-même esquisse du texte dans sa démesure et sa vitalité[8].

Certes, Pétillon traite de littérature américaine, mais les paysages québécois auxquels s’attache Morency relèvent d’une géographie comparable. Pétillon cite d’ailleurs Longfellow :

« Il nous faut (écrivait déjà, au début du XIXe siècle, dans la phase programmatique de la fiction américaine, H. W. Longfellow) une littérature nationale à la mesure de nos montagnes et de nos rivières, à la mesure du Niagara et des Appalaches et des Grands Lacs. Il nous faut une littérature nationale hirsute et sauvage [shaggy and unshorn] qui fasse trembler la terre comme le tonnerre d’un troupeau de bisons traversant les Prairies[9] ».

Cette citation n’est pas sans rappeler les visées que l’abbé Casgrain assignait à la littérature canadienne-française qu’il appelait de ses voeux :

Si, comme cela est incontestable, la littérature […] garde aussi l’empreinte des lieux d’où elle surgit, des divers aspects de la nature, des sites, des perspectives, des horizons, la nôtre […] sera largement découpée, comme nos vastes fleuves, nos larges horizons, notre grandiose nature, mystérieuse comme les échos de nos immenses et impénétrables forêts, comme les éclairs de nos aurores boréales, mélancolique comme nos pâles soirs d’automne enveloppés d’ombres vaporeuses — comme l’azur profond, un peu sévère, de notre ciel —, chaste et pure comme le manteau virginal de nos longs hivers[10].

À leur origine, les littératures d’Amérique semblent donc partager ce projet grandiose, cette américanité dont Pierre Nepveu se détourne dans les premières pages d’Intérieurs du Nouveau Monde. Sous sa plume, l’américanité est

[…] ce néologisme québécois qui a trop souvent signifié […] une immense ignorance de l’Amérique et sa réduction à des valeurs stéréotypées en lesquelles je ne me reconnais guère : primitivisme, naturalisme, anti-intellectualisme, mythologie des grands espaces, sacralisation de la jeunesse et du tout-neuf[11].

Or, ces valeurs ne semblent pas plus partagées ni mises en oeuvre par Pierre Morency qui, comme d’autres auteurs auxquels s’intéresse Nepveu, choisit d’aller « à rebours de l’épique, du sacré, du grandiose, modes souvent obligés d’un certain rapport à l’Amérique[12] ».

L’entreprise poétique s’écrit donc contre deux paradigmes liés à la spatialité : celui de la poésie citadine et celui de l’Amérique des grands espaces, les deux se confrontant à la contradiction fondamentale entre nature et culture. La littérature urbaine élude plus ou moins la question en prenant pour ancrage l’espace culturel par excellence qu’est la ville, espace urbain toujours déjà signifiant, tissé de fragments d’écriture et de discours — panneaux, publicités, enseignes, programmes, etc. Si la veine « américaine » aborde plus frontalement la question en s’essayant à représenter des paysages peu marqués par l’activité ou l’habitation humaines, elle n’échappe pas toujours au lyrisme excessif généralement de mise pour évoquer les grands espaces nord-américains, lyrisme auquel se refuse Morency. Tel est le biais qu’adopte la trilogie, la stratégie qu’elle développe face à l’opposition entre nature et culture soulignée par André Belleau. Elle s’interroge sur l’élaboration d’une subjectivité capable de concilier « maîtrise du langage[13] » et sens du réel en Amérique. L’avant-propos et le prologue d’Intérieurs du Nouveau Monde de Nepveu formulent précisément cette délicate problématisation d’une intériorité :

Comment habite-t-on vraiment l’Amérique, et comment la vie intérieure y est-elle possible ? […] Comment la subjectivité se donne-t-elle un lieu et élabore-t-elle une culture ? […] Comment faire en sorte que le lieu, si restreint soit-il, demeure une possibilité d’aventure ? Comment surtout la littérature, dans son insatiable appétit de résistance, se détourne-t-elle des grands mythes de l’espace pour inventer, quelque part, […] une autre manière d’être dans le Nouveau Monde[14] ?

On le comprend, « intériorité » ne signifie pas nécessairement « espace intérieur » — tel que le sont la maison, la chambre ou le corps —, mais désigne plutôt une vie intérieure, intellectuelle et littéraire que se crée le sujet pour pouvoir penser et écrire dans ces espaces naturels dénués ou presque de signes de culture. L’élaboration de cette intériorité se révèle nécessaire pour ne pas demeurer dans « la pure paralysie[15] » et le silence, d’une part, et ne pas verser dans l’« énorme leurre[16] » des « grands mythes américains[17] ». D’une certaine façon, Nepveu reprend une partie du questionnement de Belleau en le contextualisant à l’échelle américaine. On voit comment l’opposition entre nature et culture comprise à l’échelle continentale apparaît problématique au vu de la trilogie de Morency qui fait oeuvre littéraire de ces paysages naturels. Comment le poète dépasse-t-il ces écueils du rapport aux espaces naturels nord-américains ? Quelles stratégies met-il en oeuvre pour faire de la batture un espace d’intériorité, un espace scriptible ?

Voir et savoir

Dans un article que Pierre Nepveu consacre aux Histoires naturelles de Morency, il remarque à juste raison que

[l]e titre même de la trilogie naturaliste de Morency, évoquant le Nouveau Monde, pouvait laisser croire à une exploration conduisant l’observateur dans tous les lieux du continent comme jadis Audubon. […] L’essentiel de sa trilogie ne tient pas aux voyages, il réside dans l’extraordinaire fécondité d’un territoire infime par sa taille, infini par son contenu et sa résonance[18].

Ce « territoire » à la fois « infime » et « infini », ce sont les battures de l’île d’Orléans, espace frontalier, hétérogène où se rencontrent et se mêlent eau douce et eau saumâtre, terre et air, lieu privilégié d’observation de la vie sous toutes ses formes. « Vivrais-je cent ans que je n’arriverais sans doute pas à mettre des mots sur tout ce qui, en ce lieu, depuis le temps que je le fréquente, s’est offert à mes sens[19] » : l’enjeu de l’écriture de Morency rejoint exactement celui que dégageaient les réflexions de Belleau et de Nepveu entre nature et culture, réel débordant et émergence de l’écriture. Afin de pouvoir « mettre [en] mots […] ce lieu », Morency procède à une réduction géographique. Au cours de sa trilogie, il ne s’essaie que très sporadiquement à décrire divers lieux du Nouveau Monde et ses observations provenant de voyages. Et quand bien même il le fait, il poursuit sa stratégie qui consiste à délimiter précisément son périmètre d’observation : « L’écrivain naturaliste trouve son point de vue sur le monde, fondé sur une extraordinaire restriction du champ des possibles[20] », confirme Pierre Nepveu. En ce qui concerne la batture, le procédé est en quelque sorte d’autant plus aisé qu’elle se situe dans une île, lieu qui possède naturellement des frontières bien établies. En cela, l’île est

[…] de par sa forme close et clairement perceptible, l’objet géographique par excellence. […]

Au contraire des masses continentales, où subsistent assez tard de larges « terrae incognitas » […], l’île […] se donne immédiatement comme un objet de connaissance aux limites définies et à l’espace de part en part mesurable[21].

Comparable à la cellule que le scientifique isole sous la lentille de son microscope, l’île ainsi détachée du reste du continent, séparée de la mythologie des grands espaces, peut devenir un lieu de connaissance. La batture, espace prodigue en flore, faune, migrations et marées, se prête admirablement à l’élaboration d’une mathesis, c’est-à-dire un discours fondé sur le savoir.

En bon naturaliste, Morency cultive en effet un savoir multiforme, à la fois érudit, nourri de latin et de recherches documentaires, mais aussi coloré, généreux en anecdotes, en citations de toutes provenances, en récits et en mots savoureux. Depuis Linné, la tradition naturaliste veut que pour chaque objet soient d’abord mentionnés nom, théorie, genre, espèce, attributs et usage avant d’en venir finalement aux « litteraria », c’est-à-dire « [t]out le langage déposé par le temps sur les choses[22] » : origine du mot, variantes, sobriquets, proverbes, expressions, etc. Chez Morency au contraire, Laurent Mailhot souligne l’importance accrue qu’acquièrent les litteraria. Celles-ci deviennent le prétexte sur lequel se greffent les autres catégories prisées de la tradition naturaliste, mais aussi le pré-texte au sens où elles vont permettre l’insertion d’anecdotes ou de récits, comme dans cet extrait consacré à la cigale :

Les Provençaux, qui ont fait de la cigale un emblème et quasiment un symbole, possèdent en leur langue plusieurs expressions et proverbes qui illustrent les rapports intimes que la cigale entretient avec la chaleur. Ne dit-on pas chez eux qu’il fait une chaleur de cigale ? Et que Fay pas boun travaya quand la cigalo canto ?

Vivait dans le midi de la France, il y a un siècle, le grand Trousseau, guérisseur dont la renommée s’étendait sur plusieurs communes. Quand on venait le consulter pour des engelures, il donnait l’ordonnance suivante : […] « Les engelures passeront avec de la pommade de cigale. » Ce qui voulait dire, on s’en doutait, que ces maux disparaissent d’eux-mêmes avec les chaleurs de l’été[23].

Donner toute leur importance aux litteraria, déployer leurs sens et leurs potentialités implique de cerner approximativement l’objet dans un premier temps, en faisant jouer ce que Morency nomme le « folklore[24] » usuel, littéraire et onomastique de l’objet. Dans le chapitre « Simple et cousu d’or » de L’oeil américain, il décline ainsi les différents sobriquets du pissenlit tout en les commentant :

La forme de ses feuilles, dont les lobes recourbés évoquent les canines des grands félins, explique les premiers noms qu’on lui a donnés : dente di leone en Italie, diente de leon en Espagne, et dent-de-lion en France. C’est le mot français qui est passé en Angleterre où la plante encore aujourd’hui se dit Dandelion. […] La plante acquiert une telle importance que les termes populaires abondent : « chicorée jaune », « salade de taupe[25] »,

puis encore « tête-de-moine », « chandelle du curé », « soleil », « vol-au-vent » ou « bonne-nouvelle[26] ». Cet exemple de la glose des noms familiers du pissenlit se retrouve dans presque tous les chapitres sur les différents objets abordés. Morency entretient son lecteur tant de l’altitude à laquelle peut voler le Cygne de Bewick[27] que des différentes qualités de l’érable à sucre telles que rapportées par le missionnaire Louis Nicolas[28]. De par leurs connaissances protéiformes et leurs stratégies toujours différentes pour les insérer, on peut écrire avec Pierre Nepveu que « [l]es Histoires naturelles du Nouveau Monde représentent, en trois volumes totalisant près de mille pages, [...] une somme de savoir et de poésie sans équivalent dans la littérature contemporaine au Québec[29] ».

Ce bref aperçu des connaissances que renferme cette oeuvre indique les liens étroits qu’elle entretient entre nature et culture. Pour le naturaliste, la nature est objet de culture ; mais on peut tout autant affirmer que pour le poète, l’écriture procède de la fréquentation et de l’observation passionnée de la nature. Au paradigme nature / culture semble donc chez Morency se superposer celui de voir / savoir. « Voir », l’observation, acte perceptif, se situerait du côté de la nature, « savoir », du côté de la culture. Dans sa prose, voir et savoir ne se disputent pas la préséance mais se nourrissent mutuellement ; il s’agit de se confronter au réel, à l’extérieur, tout en revenant à la bibliothèque et à la table d’écriture ; le va-et-vient entre réel et langage est constant. Savoir permet de mieux voir — « [o]n ne voit bien que ce que l’on sait[30] », écrit-il ainsi d’après un auteur anonyme —, mais l’expérience du réel permet la narration d’anecdotes et confère au texte ce ton de conteur qui parle d’un réel bien vécu. La densité du monde extérieur fait donc écho à celle, tout intérieure, du sujet et de ses connaissances. La prose poétique de Morency résulte de cette collusion entre la description de la vie foisonnante de la batture, l’injection d’un savoir bariolé justement dosé et la densité d’une subjectivité capable de les faire dialoguer.

De l’érudition à la réflexivité, une éthique exigeante de l’écriture

Cependant, l’érudition ne conduit jamais à une saturation d’explications ou de raisonnements trop pointus. Le poète ne cherche pas à leurrer son lecteur, à produire à tout prix de l’intelligibilité, du sens, là où manifestement celui-ci ne peut être trouvé. Quand bien même le poète décrit avec passion les oiseaux, il « essaie, dans la mesure du possible, d’éviter toute interprétation qui pourrait nous abuser sur une prétendue vie intérieure des bêtes calquée sur ce que nous savons de la nôtre[31] » : « Je ne dis pas que les oiseaux parlent, insiste-t-il. Je dis qu’ils disent quelque chose en étant simplement qui ils sont[32] ». Morency privilégie ainsi une posture réflexive face à ses connaissances. Les Histoires naturelles fonctionnent comme un discours dont la dimension de la mathesis est indéniable, mais qui véhicule concomitamment une éthique du discours de connaissance. Or, cette éthique exige une confrontation permanente à la réalité : « Toujours réinventer, toujours dépasser l’état actuel des connaissances abstraites par un travail forcené sur le concret[33] », s’explique-t-il à Donald Smith. Concret et abstrait, réel et langage, nature et écriture : la prose de Morency va de l’un à l’autre et montre leur étroite intrication.

Mais dans le même temps, il ne « voit » pas la nature comme un espace vierge de toute culture. La batture est un espace qu’il parcourt réellement, mais qu’il lit et écrit en permanence. Un chapitre de Lumière des oiseaux se présente ainsi comme le récit d’une « expédition » dont « le but […] était de refaire le voyage que James Audubon effectua, cent cinquante ans plus tôt, au Labrador avec le projet de voir et de dessiner les oiseaux des mers froides[34] ». Morency décrit ce « pays de Toutes Isles, comme l’avait nommé en 1534 le navigateur Jacques Cartier[35] », expression qu’avait également reprise Pierre Perrault. Ce voyage se présente donc comme un parcours de (re)lecture de naturalistes, d’explorateurs et de poètes l’ayant précédé. De la même façon, les nombreuses évocations du Saint-Laurent gardent entre leurs lignes la mémoire de l’ode que lui a consacrée Gatien Lapointe ou le ton et le rythme des anaphores des poèmes d’Alain Grandbois.

Plusieurs « objets » décrits fonctionnent également comme des carrefours entre voir et savoir, nature et écriture, tous éléments naturels mais pour lesquels Morency donne à percevoir leur partie liée à l’écriture. Ainsi en est-il de l’arbre, dont le destin régente celui du livre :

Un arbre, c’est la table sur laquelle je suis en train d’écrire qu’une des plus grandes trouvailles de l’homme, c’est encore le papier, qui, du reste, dans presque tous les pays du monde, est fourni par l’arbre[36] !

« L’arbre, c’est le concret, la réalité toujours visible, la certitude[37] », écrit-il. On pourrait compléter : « L’arbre, c’est le concret, la réalité toujours visible, la certitude » de l’écriture ; certitude de plus en plus oubliée par la négligence contemporaine, mais que rappelle le poète :

Ce simple morceau de papier […] où je me prépare à tracer des signes, de quoi ne me parle-t-il pas ? De la naissance de l’écriture, oui, de la transmutation des idées en signes visibles, […] de cet objet quasi magique qu’est le livre, de la diffusion des connaissances. Ne me parle-t-il pas aussi de l’envers de la merveille : l’industrie papetière si néfaste aux cours d’eau, les coupes forestières anarchiques, le déboisement de territoires considérables, les nouveaux déserts[38] ?

Autre exemple, celui du sable, à la fois surface et matière dans lesquelles tracer des signes, rejoint cet imaginaire d’espace sur lequel écrire :

Le sable n’est-il pas une merveilleuse surface où écrire ? Écrire sur le sable, c’est exprimer dans la matière des mots, des signes qui nous apparaissent d’autant plus importants qu’ils sont éphémères. […] le sable est directement relié à l’écriture et à la transmission des connaissances : les premiers empereurs n’ont-ils pas inventé l’écriture chinoise en observant les traces des oiseaux sur le sable[39] ?

Il faut aussi mentionner la prédilection du naturaliste pour les oiseaux, auxquels il consacre presque exclusivement le second tome de la trilogie. Or, l’oiseau est, comme l’écrivain, être de plume, tel que le montre le chapitre « Portrait de l’auteur en héron » :

Est-ce bien d’un oiseau qu’il s’agit ? À le voir si tendu, si concentré, on songe plutôt à quelque artiste devant sa page vierge. […] l’air d’être dans les nuages et de prendre plaisir à sentir ses plumes dans le vent, il a deviné ce qui se tapit entre les lignes. […] Il dirige son poinçon vers le lieu exact de la cible. Il attend. Il est fait pour attendre. Son être tout entier — une maigreur de muscles sous une enveloppe de plumes lâches — est constitué pour cette formidable tension. Puis, le moment venu, d’une détente fulgurante du corps, il fond sur le premier mot chargé de vie[40].

Cet extrait joue sa métalittérarité sur la corde raide de l’hésitation, de l’indécidabilité que crée la surimpression des figures du héron et de l’écrivain. Derrière la tension du héron à l’affût, Morency entrevoit la posture de l’écrivain, à l’affût du mot juste, et décèle ainsi le monde de l’écriture dans la nature.

Mais au rebours, on peut aussi dire qu’il fait entrer la nature dans la sphère de l’écriture, de par la dimension naturaliste de l’oeuvre, d’une part, mais aussi en investissant les espaces du livre qui lui confèrent ordinairement sa littérarité, tels que l’index ou la bibliographie. Les deux premiers tomes ont ainsi une bibliographie où les ouvrages de naturalistes et d’ornithologues le disputent aux récits des explorateurs et aux oeuvres littéraires. Laurent Mailhot remarque à ce sujet que « [l]es voyageurs, explorateurs-guides, expérimentateurs artisanaux, ont beaucoup plus de valeur narrative et de consistance littéraire que les savants de laboratoire et les techniciens trop pointus[41] », ce que confirme la bibliographie du livre. Lumière des oiseaux compte également un index non des auteurs cités, mais des oiseaux mentionnés. Enfin, toute la trilogie est abondamment illustrée de dessins de Pierre Lussier qui, littéralement, donnent à voir en regard du texte l’objet décrit. Plusieurs signes indiquent donc la volonté du poète de conférer leurs lettres de noblesse à des référents naturels ou à des oeuvres accordant la prééminence à un objet naturel en les faisant apparaître aux emplacements stratégiques dans l’évaluation de la littérarité de l’oeuvre.

À bien des égards, cette trilogie revêt un caractère unique dans le paysage de la poésie québécoise contemporaine : de par son ambiguïté générique, son envergure, la singularité de son propos et de son cadre géographique. Elle se collette résolument avec la difficulté d’inscrire les milieux naturels, perçus comme typiquement américains, dans une littérature de l’infime, et de réconcilier américanité et intellectualisme, nature et écriture en s’attachant à déceler les signes, les traces de l’une dans l’autre. En cela, la poésie de Pierre Morency pourrait être le point de départ d’une analyse qui retracerait l’histoire de la problématique nature / culture et du concept d’américanité à travers les différents âges de la littérature québécoise.

Oeuvrant « aux confins de la poésie et de l’ornithologie[42] », ce « superbe précis de connaissance poétique[43] » offre un discours à la fois de la mathesis et réflexif, c’est-à-dire un texte généreux en savoirs et qui s’interroge sur ses stratégies pour acquérir et mettre en mots ces savoirs. La batture est bien davantage qu’un lieu à écrire, elle est cette aire hybride où l’écriture se frotte au réel, mais aussi où le réel fait signe, appelle la mise en mots qu’il métaphorise par ses arbres, ses traces dans le sable ou ces êtres de plume que sont les oiseaux. Les Histoires naturelles du Nouveau Monde interrogent ainsi un mode d’être en Amérique qui refuse le déchirement entre les paradigmes de nature et de culture. Pierre Morency n’est pas un poète de la nature, mais un poète par nature. Comme l’indique Pierre Nepveu, la trilogie fait partie de ces quelques oeuvres qui s’essaient à réinventer un mode d’être et d’écriture :

[O]n retrouve une référence explicite au monde « américain » (au sens large) qui est le nôtre. […] Mais ce qui frappe surtout, […] c’est la nécessité de la description, de l’inventaire […]. Non pas la pure traversée des apparences, la plongée dans les grands flux vitaux sous-jacents aux formes, mais plutôt l’espace découpé, le paysage épié, la géographie récitée[44].

Si les premiers recueils de Morency s’apparentaient d’une certaine manière à la poésie du pays, c’était par le partage d’un ton et d’une forme de lyrisme, mais aussi par l’appréhension du pays. Là où régnait l’abstraction, où l’écriture cherchait à saisir « le vrai des choses[45] », « les éléments du monde[46] », « les instants spacieux les espaces délivrés[47] », « le beau désert de vivre[48] », ou encore le « centre le plus lucide du matin[49] », les Histoires naturelles évoquent bien plutôt un paysage et sa géographie — terme à prendre au sens étymologique d’écriture de la terre, du monde. « Géo-graphie » : mot qui fusionne à lui seul la nature et l’écriture dans un unique dessein, celui d’écrire le monde tout en conférant à l’écriture ces multiples dimensions que sont les géographies humaines animale, végétale, fluviale, etc. Cette posture géo-graphique se veut attentive au réel et au langage, exigeante et réflexive en cela qu’elle ne pose rien comme évident et se pense constamment. Elle implique dans le même temps la médiation d’une subjectivité dense, apte à concilier nature et écriture, incarnée dans ce réel foisonnant, mais, tel le héron, tout entière tendue vers ses proies : les mots.