Corps de l’article

S’il y a un texte où la notion de pastiche devrait pouvoir s’appliquer, c’est bien le passage du Roman de Fauvel où le protagoniste, venu rendre visite à Fortune dans sa résidence Macrocosme, interrompt, par une complainte de plus de 800 vers[1], un long discours de la dame, qui vient de refuser sans ménagements sa requête amoureuse. Toutes les ressources du lyrisme amoureux y sont sollicitées, et la musique, sous forme de citations ou de créations, omniprésente : refrains connus et livrés tels quels, ballades, virelai, rondeau, chant monostrophe et même un « motet enté », ponctuent une longue protestation d’amour, complètement décalée. Dans cet exercice de virtuosité, le « continuateur » de Gervais du Bus, Raoul Chaillou de Pesstain, emprunte à un répertoire largement exploité depuis deux siècles et en mobilise une grande partie, à travers ce « chant du cygne » d’un soupirant paradoxal, brutalement repoussé. Fauvel n’improvise pas en matière d’amour : il se revêt cyniquement des oripeaux du fin’amant et l’on a d’excellentes raisons de penser que tout, dans sa posture comme dans ses propos, relève du simulacre. Les conditions semblent réunies pour que fonctionne le pastiche.

L’imitation, qui est au coeur de la pratique du pastiche[2], peut et doit, en effet, être soupçonnée ici : dans sa magistrale étude sur le Roman de Fauvel comme modèle de l’écriture satirique, Jean-Claude Mühlethaler signale, par exemple, la proximité entre la ballade « En chantant me veul complaindre » (Pièce Musicale 56) et une chanson de Gace Brulé (« En chantant me vuil complaindre/A ma dame et a amours »), ou le parallèle entre la Pièce Musicale 57 (« Se j’onques a mon vivant/oi d’amer au cuer pointure ») et une complainte de Colart le Boutellier (« Onques mais en mon vivant »)[3]. Par ailleurs, la citation, par le moyen des refrains, est présente dans une large partie de la séquence, dont elle constitue même l’armature. Selon toute vraisemblance, nous sommes devant un travail de réécriture, devant un phénomène d’intertextualité à la fois massive et diffuse, car même si l’identification de « sources » précises n’est pas aisée (et serait en fin de compte oiseuse), c’est un héritage entier que l’on voit se déployer pour un public d’amateurs ou de connaisseurs. Si l’on veut faire intervenir le concept de pastiche, il s’agira non pas d’un pastiche d’auteur, mais d’un « pastiche de genre », l’hypotexte étant fourni par ce qu’on pourrait appeler le « chansonnier » virtuel, constitué par le legs des poètes lyriques (requêtes d’amour, complaintes d’amour, etc.).

Reste à savoir ce que le processus d’imitation signifie dans ce domaine, où la stéréotypie est poussée au dernier degré : vocabulaire, formules et topiques appartiennent à un fonds commun, sur lequel les troubadours puis les trouvères ont proposé d’innombrables variations. Tout le monde imite tout le monde. La tâche, dès lors, devient redoutable. En même temps, l’image d’un cheval fauve, héritier de Renart et essayant de séduire puis d’apitoyer un personnage comme Fortune, en modulant pendant des centaines de vers les métaphores et la phraséologie courtoises, empêche une lecture au premier degré.

Le cheval fauve et la lyre

L’image de l’âne à la lyre a rapidement échappé au registre scolaire du fabuliste (Phèdre) pour conquérir, aussi bien dans l’iconographie (église d’Aulnay de Saintonge) que dans les expressions proverbiales, une place de choix. Celui que le poème de Gervais décrit comme un cheval que tous viennent étriller, et que l’illustrateur du manuscrit représente soit comme un quadrupède, soit comme une sorte de centaure bipède, entre dans la même catégorie quand il endosse le rôle de l’amoureux transi : un contre-emploi à la limite de l’adynaton.

L’interpolation de Chaillou de Pesstain[4]

Le travail du remanieur consiste d’abord, de manière tout à fait attendue, à amplifier le poème initial en deux livres, attribué à Gervais du Bus : les interventions sont très discrètes dans le premier et se concentrent sur deux interpolations massives, celle du passage étudié (841 vers) et celle qui développe de façon hypertrophique le récit de la célébration des noces de Fauvel (le festin, le fameux charivari et le tournoi, environ 1800 vers). Surtout, il transforme l’oeuvre satirique, somme toute assez classique (un épigone des Couronnement Renart, Renart le Contrefait, Renart le Nouvel, etc.), en une construction « multimédia » complexe, au sein de laquelle le texte est à confronter en permanence avec les 77 illustrations et surtout les chants (très rares sont les folios sans musique : quatre « pages » sur 90). C’est la séquence du dépit amoureux de Fauvel — notre corpus — qui introduit au sein du manuscrit les noms des deux auteurs : la rubrique qui précède le vers 2887 de l’édition Langlois (correspondant au vers 2927 de notre témoin[5]) est tout à fait transparente[6] : « Ci s’ensivent les addicions que mesire Chailou de Pesstain ha mises en ce livre, oultre les choses dessus dites, qui sont en chant. »

Le sermon de Fortune, en réponse à sa demande en mariage par Fauvel, est au départ un interminable monologue didactique, un discours d’autodéfinition, expliquant le rôle de la personnification dans l’univers, sa puissance et sa cruauté, afin de mieux faire ressortir l’absurdité de la démarche entreprise par l’animal devenu maître du monde. Avec les additions de Raoul, il devient un dialogue, à travers lequel Fauvel s’enlise de plus en plus dans une position intenable, en débitant des propos à la fois totalement convenus et complètement déplacés. Mais les deux discours sont nettement séparés : l’intervention de Fauvel n’est pas interrompue par la destinataire, elle est réduite à néant par une réponse lapidaire et méprisante (« se brait as/Assez… », v. 3785). Elle se présente donc doublement comme un morceau qui n’est que rapporté, voire déplacé. Fortune, en effet, reprend le cours de son exposé (et le manuscrit retrouve le texte de Gervais) comme si de rien n’était.

Plusieurs interventions de régie permettent au narrateur d’introduire cette digression : deux d’entre elles caractérisent la tonalité (« Lors a Fauvel ceste balade mise avant/De cuer moult malade », v. 2935-2936 ; « En soi complaignant derechief/Chante Fauvel enclin le chief », v. 2937-2938), l’autre annonce le discours lui-même (« Dont ha pris Fauvel hardement/De respondre… », v. 2939-2940). Le métalangage de Fauvel reste, quant à lui, assez neutre : « ce vers ci » (v. 2948), « ce dit » (v. 2962 et 3733) et « ce motet » (v. 3576 et 3578) ; les termes « chanter » et « complaindre » rythment la séquence[7].

Le cheval amoureux

Si Renart aime Hermeline d’amor fine, à en croire le narrateur de la branche du « Puits » (dans un passage où l’ironie intertextuelle joue sur plusieurs plans, dans la référence aux chevaliers pensifs et le clin d’oeil au mythe de Narcisse — mais peut-être faut-il privilégier simplement la rime ?), son successeur le cheval fauve n’appartient pas à ce registre, celui du rire, explicitement défini par le prologue du jongleur. C’est par son silence que le goupil se rapproche, brièvement, de Perceval ou Lancelot. Depuis le Roman de Renart, qui est d’ailleurs lui-même touché dans ses derniers contes, l’esprit de sérieux et le moralisme ont gagné un domaine où le jeu littéraire et la fantaisie prévalaient. Ce n’est plus le rire, mais la bile qui domine. La polémique contre les Ordres Mendiants, l’obsession de l’hypocrisie comme instrument de pouvoir ont passé par là. Fauvel est un animal monstrueux, voué à l’exécration, et dont on souhaite l’anéantissement (plusieurs chants en latin vont dans ce sens)[8]. Jamais locuteur ne fut plus disqualifié : quand il se met à parler d’amour, impossible de ne pas songer immédiatement à ce vice d’hypocrisie dont il constitue l’expression la plus achevée. Le soupçon d’une scission entre l’apparence et la réalité pèse sur toute parole qu’il prononce. Toute entreprise « fauvelienne » est de fait contaminée. L’amoureux transi qui s’exprime ici ne saurait être autre chose que le modèle idéal du faux amant, qui aurait mis en pratique jusqu’à ses ultimes conséquences la stratégie de Faux Semblant. La formule qui clôt la séquence (« Quant Fauvel ot tout favelé », v. 3776) nous donne la clef de lecture : le verbe « faveler » a le sens de « parler », mais avec une idée de « babillage » et de « bavardage » (comme transitif, il signifie « importuner par ses propos », et le « faveleur » est un menteur) ; le rapprochement de « faveler » et « Fauvel » s’impose.

Le lecteur de Gervais du Bus a été prévenu : l’étymologie du nom Fauvel, à la fois par ses lettres (les six vices Flatterie, Avarice, Vilenie, Variété, Envie et Lâcheté) et sa décomposition paronymique (Faus/Voile) qui est proposée dès les vers 244 et suivants, ne laisse aucune incertitude. Nous sommes dans la contrefaçon. Le texte que reprend Raoul Chaillou de Pesstain ne laisse guère de marge de manoeuvre en ce sens : l’aspect d’un « Fauvel malade d’amour » n’a pas été abordé par son prédécesseur ; le remanieur dispose, avec la « courtise de Fortune », d’une belle occasion d’importer dans l’oeuvre (ou d’imiter) des pièces et des morceaux qu’il trouve dans un secteur encore florissant de la littérature contemporaine, la chanson d’amour ; ou d’ajouter des insertions musicales, ce qui semble avoir été au moins aussi déterminant dans son projet. Inutile, dès lors, de trop « fauveliser » ce registre, car la nature même du personnage qui en fait usage suffit à installer la méfiance : la reprise à peine modifiée d’un poème existant, ou le recours à l’imagerie stéréotypée de la requête ou de la complainte amoureuses, seront a priori perçus comme parodiques, ou au minimum comme un pastiche.

Fortune, belle dame sans merci

Un langage suspect, donc, et pour une situation incongrue. Erreur de casting ? Fauvel se désigne comme « vostre amant » (v. 3605). Dans Renart le Nouvel, Renart s’installe au sommet de la roue et la bloque pour toujours, triomphant ainsi de Fortune dont il neutralise l’attribut. Mais on ne voit pas la fille de Dieu, la souveraine de ce monde, telle qu’elle se décrit elle-même dans les centaines de vers du sermon qui précède, se faire courtiser, requérir d’amour et demander en mariage, d’autant plus que le prétendant est de la pire espèce. L’incongruité de la situation est signalée dès le début de la visite de Fauvel à Macrocosme, dans la ballade « Douce dame debonaire », après le vers 1988, suivie d’ailleurs d’une première complainte (« Aÿ Amours tant me dure… »), les deux pièces interrompant la description de la personnification. La déclaration de service amoureux des vers 2027 et suivants est elle aussi glosée, par un « lai de Fauvel », qui l’amplifie sur le mode lyrique (le chant étant traditionnellement la manifestation la plus authentique de l’amour).

Au folio 16r du manuscrit, un motet intitulé « La mesnie fauveline », grâce à la superposition des trois voix, met en scène, sous une forme synthétique et pour la première fois, le désaccord longuement exploité ici : le triplum, que l’on peut associer à la voix du narrateur, tient le langage habituel du satiriste (la dénonciation des méfaits perpétrés par les sectateurs du cheval fauve) ; le duplum donne la parole à Fauvel pour une déclaration d’amour que l’on sent déjà louche (« J’ai fait nouveletement/Amie, cui vuel moustrer/Mon propos… ») et la tenor consiste en une brève et sèche répartie de Fortune (« Grant despit ai je, Fortune/De Fauvel… »). Tous les éléments de la grande complainte qui nous intéresse sont déjà présents.

À la fin de la tirade de l’animal, marquée par un rondeau (« A touz jours sanz remanoir… »), le narrateur intervient par un commentaire qui ne laisse aucune ambiguïté sur la nature de l’entreprise fauvelienne : « Lors se taist Fauvel et soupire/D’uns faus souspirs dont il est sire,/Bien cuide par nuit a la lune/Embireliquoquier Fortune ! » (v. 2148-2151). Le « lai de Fortune[9] », puis le discours de la dame, démontrent la vanité de cette ambition insensée, apportant une fin de non-recevoir sans appel (v. 2927-2934), et condamnant comme « folie » la démarche de la « beste ou tout mal repose » (v. 2294), aveuglée par son orgueil. En montrant toute l’étendue de son pouvoir, en expliquant les emblèmes de la double couronne et de la double roue, Fortune fait comprendre à celui que la soumission et l’obséquiosité des hommes, du plus humble aux rois et au pape, ont rendu ivre de puissance, qu’elle n’est absolument pas du même monde, qu’ils n’appartiennent pas au même registre de l’univers.

« Se brait as assez… » : où sont les dissonances ?

La décontextualisation du chant d’amour est donc à son paroxysme. Dans la bouche de Fortune, la prestation de Fauvel est résumée sans égards par un seul verbe, méprisant : « se brait as/Assez, si me laisse redire » (v.3785-3786) ; la maîtresse du monde sublunaire reprend son exposé et rejette toute cette mécanique bien rodée dans le néant. Le « chant » d’amour est ramené à sa réalité triviale : « braire » n’a pas encore au xive siècle le sens restreint d’aujourd’hui, mais l’emploi en est fréquent pour les animaux et la connotation péjorative toujours présente (crier, hurler, se lamenter, avec l’idée de l’excès du bruit, voire de l’inutilité). Le contraste est rude, entre ce retour à la dure vérité, et la rhétorique déployée par le cheval qui s’est fait poète, avec cette habileté dans la manipulation des apparences inséparable de l’hypocrisie dont il est l’archétype.

La chanson d’amour à l’aune de Fauvel

Quels sont les traits qui, dans la complainte amoureuse de Fauvel, ressortissent au pastiche ? Ou, pour cibler la problématique, par quels indices autres que la situation externe, évoquée ci-dessus, perçoit-on les dissonances, l’écart par rapport à un texte de même nature, au premier degré ? S’il est vrai que Fauvel « favelle », nous sommes en permanence à la frontière de l’antiphrase, ou face à un discours creux, fonctionnant à vide, et confrontés par conséquent à la difficulté majeure de tout texte qui recourt au pastiche, à l’ironie ou à la parodie : la sélection des indices de « non-littéralité ».

Le premier trait qui frappe est la complexité du montage : une savante alternance entre le discours de Fauvel, des refrains chantés (par lui), des pièces musicales (ballades, virelai) dont il orne les variations sur les topiques courtoises. Le « motet enté » (« Han Diex ou pourrai je trouver ») est un exercice de « farciture » particulièrement sophistiqué : les refrains naissent de la dislocation d’une voix de motet préexistante, les fragments ainsi obtenus fournissent le matériau de sizains qui les amplifient. La pratique de l’insertion lyrique n’est pas une innovation (Jean Renart en est un précurseur, qui ne semble pas avoir été sollicité, mais le contemporain Jehan Maillart en donne une illustration dans son Roman du Comte d’Anjou, largement utilisé). Dans le passage, les chansons notées (bien visibles sur le manuscrit) occupent les positions-clefs.

Tout commence par deux ballades (« Providence la senee », « En chantant me veul complaindre ») séparées par un distique narratif. Un quatrain du narrateur introduit ensuite le discours de Fauvel, qui débute avec l’apostrophe « Ma dame, aiez pitié de mi » (v. 2943) et qui est ininterrompu jusqu’à la transition « Quant Fauvel ot tout favelé » (v. 3776). Les 833 vers restants sont répartis en trois ensembles, séparés par des insertions musicales ou par des miniatures ou les deux ; huit segments peuvent être distingués :

  • un prélude de 22 vers ;

  • une miniature : Fauvel et Amour tirant une flèche ;

  • une première série en octosyllabes à rimes plates, faite de 13 séquences de longueur variable (de 30 à 59 vers) ; chaque séquence se clôt par un refrain connu, qui sert de tremplin pour la suivante (reprise de mots, de formules) ; c’est le morceau le plus long, avec plus de 500 vers ; il a été étudié par Emilie Dahnk dans son édition des pièces insérées[10] ;

  • une ballade de transition (« Se j’onques a mon vivant/Oi d’amer au cuer pointure … ») que suit une miniature (Fauvel tourmenté par des femmes) ;

  • une deuxième série de 17 sizains, sur une centaine de vers, sur le schéma aabccb ;

  • le « motet enté », fait de 11 sizains, composition semi-lyrique qui se greffe sur un refrain éclaté, encadrée par deux miniatures (Fauvel au milieu d’arbres couverts d’oiseaux, Fauvel debout devant Fortune trônant) ;

  • une troisième série de 33 sizains ;

  • un chant monostrophe à refrain suivi d’une miniature (Fauvel devant Fortune qui se tient debout) et complété par quatre pièces musicales de conclusion (un virelai, deux ballades et un rondeau) ; après quoi, le narrateur reprend la parole.

Le registre principal est celui de la complainte. Son point culminant est la métaphore du martyre d’amour (v. 3773), de la mort (une dizaine d’allusions). Les images de la prison d’amour (v. 3184 et suivants), le jeu sur « amer/amer » (v. 3767-3770), rien ne semble manquer du répertoire. Aimer, servir, souffrir, mourir : la perfection de l’imitation implique une certaine exhaustivité topique. Toute la gamme des sentiments (il faudrait parler en l’occurrence de topoi) est passée en revue. Ainsi, la série fondée sur les 13 refrains est un diptyque : d’abord un monologue de Favel exprimant ses sentiments (sept groupes de vers), puis un ensemble formé de six groupes ; toutes les articulations sont bien visibles, grâce aux lettrines. Le thème de l’amour est présent dans chaque refrain ; le premier volet développe successivement les motifs du temps qui passe, de la beauté de la dame, de la joie, du ravissement, de Dieu, du service et du don de soi ; le second, ceux du don, de la souffrance, du combat, de la prière (« jointes mains »), de la « merci » et à nouveau du temps qui passe. Parmi les idées récurrentes, celle de l’attente, de la pérennité (« touz jours »).

En complète déconnexion avec la réalité, le discours et le chant se déploient selon leur cohérence propre. L’exemple de la douzième séquence issue des refrains suffira ici : elle s’ouvre sur une adresse élogieuse (« Douce, adroit, sade et savoureuse/Plesant, avenant, gracieuse… ») qui se poursuit pendant dix vers, alignant les qualificatifs laudatifs ; le thème principal se résume en un vers (« A jointes mains vous veul proier ») ; l’objet de la requête est exprimé par les deux vers suivants (ne pas refuser la « merci »). Ce premier mouvement est repris par un souhait (« Qu’ainsi doint Diex… ») qui renouvelle l’appel à la pitié et s’appuie sur un nouveau développement par une série de propositions causales en écho, en forme de protestation de sincérité et de loyauté. Ce système de glissements thématiques et d’argumentation se répète d’innombrables fois. Une inflexion se produit dans la dernière série des 33 sizains, où dominent de plus en plus la plainte et la supplication (dix fois l’interjection « las », 18 exemples du motif de la mort), les appels à la pitié (v. 360535833737 et 3750).

Chanter et faveler

Le verbe « faveler » n’est pas seulement présent dans la conclusion de la séquence (« Quant Fauvel ot tout favelé »), il intervient aussi dans le propos même de l’amoureux. Dans la deuxième série de sizains, au moment d’évoquer les craintes qui hantent tout fin’amant, le mot revient dans un contexte que le lecteur, qui garde à l’esprit la situation (et qui ne peut l’oublier avec les miniatures), ne peut prendre autrement qu’avec ironie :

L’autre est : je dout que quant

 [m’assemble

A vous pour vous prier que semble

Que je ne serve fors de flavele,

 

Pour ce que je ne fremi ne tremble…

v. 3659-3662

L’autre c’est que je crains, en venant

 

De ne vous servir que des propos hypocrites[11],

Vous rejoindre pour vous prier d’amour,

 [de donner l’impression

Parce que je ne frémis pas et ne tremble pas,

Et que, lorsqu’une compagnie s’est rassemblée,

Je chante, je joue et me livre

à une joie bruyante :

L’antiphrase est patente : nous savons que Fauvel ne peut que « faveler ». C’est ainsi qu’à l’état de traces, apparaissent çà et là des indices, des éléments perturbants, des assertions qui prennent une coloration nouvelle, compte tenu des circonstances et des acteurs. Le verbe « decevoir » est deux fois employé dans des protestations de sincérité (« cele qu’aim sanz decevoir », v. 3569 ; « qui vous aing et sanz decevoir », v. 3629). Rien de probant sans doute, mais des dissonances. Diabolus in musica ?

Le lexique utilisé est, comme on s’y attend, riche en mots comme « pitié » (v. 2943, 3306, 3411, 3463, 3605, 3769) et « merci » (v. 2947, 3408) ; on note l’abondance de « joli » (12 occurrences) ; de même, « mal », « dolent » et « mort » (v. 3540, 3541, 3599, 3664, 3706, 3747, 3772, 3774 et 3775) sont inévitables dans une complainte. La différence par rapport à un poème lyrique n’est cependant pas manifeste : la longueur de la séquence multiplie les occurrences. On pourrait relever celles qui appartiennent à la famille du verbe « aimer » et trouver un chiffre impressionnant, en particulier dans l’affirmation d’un sentiment authentique, trop fréquente pour ne pas être louche (« celle qu’aim sanz decevoir », v. 3569 ; « de ce qu’aim tant », v. 3668). Difficile cependant de définir un seuil à partir duquel on jugera qu’il y a ressassement ou insistance suspecte. L’appréciation subjective, combinée avec le jugement esthétique d’un lecteur moderne, interfèrent inéluctablement dans ce genre de commentaire, qui ne peut prétendre aux vertus de l’analyse stylistique.

Pourtant, la prolifération des apostrophes à la « douce dame » (la « douceur » est un leitmotiv, et les occurrences sont supérieures à 80) a quelque chose de loufoque, quand on sait qu’elles visent Fortune, qui vient de donner, par d’innombrables exemples de son sermon, un aperçu de sa cruauté vis-à-vis des humains même les plus puissants… De même, la laudatio puellae, qui entre dans l’amplification du troisième refrain, est, par rapport au destinataire, tout à fait à contretemps :

Il est si gracieus, dous diex,

Qu’il n’est riens qui tant bien me face

Com remirer sa clere face,

Fresche, de couleur vermeillete ;

Après sa tres douce bouchette

Vermeille comme une cerise,

Qui si plesaument est assise,

Si savoureus et si riant

Que tout amant doit, cuer friant,

 

Avoir le desir d’aprochier

A si tendre bouche a touchier ;

Et si riant ieuls d’autre part

Dont un si dous regart depart,

Pour qu’a droit veuille regarder,

 

Que envis se puet nus garder

D’estre en feru a descouvert

Qui celle part a l’uil ouvert,

Tant sont gais et par grant plesance

 

Garnis de douce decevance…

v. 3071-3089

Il est si gracieux, doux seigneur,

Que rien ne me fait autant de bien

Que de contempler sa face au teint clair,

Fraîche et de couleur vermeillette ;

Puis de regarder sa très douce petite bouche

Vermeille comme une cerise,

Qui est posée de manière si plaisante,

Si savoureuse et si enjouée

Que tout amant ne peut, avec un coeur

 [gourmand,

Qu’avoir le désir d’approcher

Jusqu’à toucher une bouche si tendre.

Et d’autre part ses yeux si rieurs,

D’où sort un si doux regard,

Pour peu qu’ils veuillent vous regarder droit

 [dans les yeux

Que tout un chacun a du mal à se garder

D’en être frappé, sans aucune défense,

S’il a l’oeil ouvert et tourné de ce côté[12] :

A ce point, ils sont gais, et de manière

 [très plaisante,

Parés de douce tromperie.

Ce n’est pas un langage que l’on tient à Fortune. Les victimes de Fortune se plaignent, certes, de ses caprices, mais rarement de sa cruauté d’amoureuse… Une fois de plus, l’indice est externe : le propos est saugrenu par rapport à son destinataire.

Et si ce n’était que du remplissage ?

Hyperboles et répétitions sont constantes. Mais la différence avec l’expression lyrique traditionnelle est-elle vraiment sensible ? Ce sont bien, avec un répertoire riche, mais limité et récurrent, de métaphores (blessure par la flèche, souffrance délicieuse, martyre et mort d’amour, vassalité et loyauté inébranlable), les caractéristiques d’un genre. Ce mode d’expression facilement reconnaissable est connoté comme aristocratique. Il fait partie de la vie de plaisance des gens de cour. Fauvel, devenu grand seigneur, y recourt naturellement. Mais il le fait par calcul, et surtout en oubliant qui se trouve en face de lui.

L’hypothèse — développée dans l’introduction à l’édition en fac-similé du manuscrit publiée par Broude Brothers à New York en 1990 — sur la fabrication de l’ouvrage est intéressante pour notre propos. Au terme d’une longue étude technique, dont le but premier est de resituer de manière cohérente les folios 28 bis et 28 ter, visiblement déplacés, les auteurs imaginent un scénario de composition assez crédible. Ils pointent les difficultés que Raoul Chaillou de Pesstain aurait eues à organiser cette partie comprise entre le folio 23v et le folio 27v, où se trouve précisément notre passage, et concluent à une sorte de work in progress, un chantier inachevé. Raoul ou le scribe travaillant sous ses ordres aurait disposé d’abord des séquences-clefs en des endroits stratégiques : le début de la complainte, avec le virelai « Providence la senee » et la ballade « En chantant me veul complaindre », au folio 23v ; la ballade de transition « Se j’onques a mon vivant », en début du folio 26r ; le « motet enté » correspond au début du folio 26v, tandis que le groupe compact formé d’un virelai, de deux ballades et d’un rondeau clôt le folio 27v ; cette dernière insertion, le rondeau « Hé las ! J’ai failli a joie » marque la conclusion de la tirade de Fauvel, et la reprise du discours de Fortune (v. 3776-3777 et 3781, « Quant Fauvel ot tout favelé/Fortune […]/A Fauvel tantost prent estrive »).

On notera que ces points fixes consistent tous en pièces musicales, dont certaines sont sans doute des emprunts. On aurait comblé ensuite les intervalles, avec les treize blocs de longueur variable greffés sur les refrains (fol. 24-25v, avec la souplesse des strophes inégales), puis les 17 sizains (fol. 26r), complétés par la série des 33 sizains (le reste du fol. 26v, le fol. 27r et le début du fol. 27v). Le modèle est acceptable, à condition de fermer les yeux sur le début du dispositif : on ne peut faire commencer la complainte qu’au vers 2935 (« Lors a Fauvel ceste balade/Mise avant de cuer moult malade »), qui n’est que le troisième vers de la colonne c au folio 23v ; la « ballade » en question (en réalité un virelai suivi d’une ballade) se poursuit jusqu’au milieu de la colonne a du folio 24r, où une miniature fait la transition avec une nouvelle indication de régie (« Dont ha pris Fauvel hardement/De respondre or faitement/Et de maniere simple et coie/A Fortune qui fort s’asproie », v. 2939-2942). Les choses ne sont donc pas aussi tranchées que l’affirment les critiques américains. Mais la perspective est séduisante et constituerait un argument supplémentaire en faveur du pastiche : si tel est le cas, en effet, il n’est pas étonnant que le matériau de remplissage soit constitué du « tout venant » de la topique courtoise, d’un exercice « à la manière de… », mais arrangé avec une grande habileté technique, en particulier dans la variation strophique. Dès lors, les trouvailles musicales, les parties chantées, sont plus importantes que le texte lui-même.

Dans la totalité de l’oeuvre, les ajouts musicaux constituent une glose dont le message est en relation étroite avec la narration (le rapport peut être un contraste brutal, entre l’évocation des perversions fauveliennes et la prédiction du sort fatal réservé aux sectateurs du cheval). Dans la partie qui nous occupe, le lien entre texte récité et texte chanté est particulièrement fort : les morceaux musicaux développent les mêmes topiques ou fournissent la matière des amplifications ultérieures. Cet effet de répétition sur une aussi longue durée (les 840 vers représentent plus du dixième du poème) contribue à créer l’impression d’une hypertrophie pathologique ; ainsi se renforce la clôture d’un discours destiné à rester sans réponse (ou rejeté d’emblée), et qui ne trouve sa réponse qu’avec son propre écho, dans un autre registre, le chant. Cette circularité de la lyrique amoureuse n’est pas un phénomène nouveau, mais dans la situation où nous sommes, et avec le locuteur en question, elle montre à quel point ce type de discours peut se dérouler à l’infini, même quand il est coupé de toute pertinence. Le seul critère de son expansion semble être, en l’occurrence, l’espace voué au « remplissage ».

Longueur, redondance et insistance ne sont qu’une exagération des traits stylistiques du genre imité, mais il y a aussi la virtuosité des combinaisons strophiques, de la gestion des insertions (simples refrains, pièces complètes de formes variées, formes mixtes comme le « motet enté »), qui permet au remanieur de donner la mesure de son talent. Sans doute n’est-ce pas un hasard s’il a décliné son nom juste avant ce passage.

Musique et texte

Parmi les critères du « contrat de pastiche[13] », il faut compter avec les aléas de la réception ; le risque consiste à ne pas reconnaître l’hypotexte. La copie du Roman de Fauvel autour de laquelle s’organise le manuscrit est un exemplaire particulièrement soigné, dans lequel le texte de Gervais est mis en scène de façon spectaculaire. On peut supposer une certaine familiarité du (des) destinataire(s), des lecteurs présumés, avec la production lyrique et artistique de leur temps, et même antérieure. L’abondance des insertions musicales en français et en latin (plus de 160 morceaux) et la diversité des registres (musique sacrée et profane, depuis les exemples liturgiques jusqu’aux « sottes chansons ») font de ce recueil une véritable anthologie dont le commanditaire, le lecteur, le milieu-cible, appartiennent de toute évidence à un cercle de connaisseurs et d’amateurs. Toute la palette du détournement de formes et de mélodies est utilisée dans ce qui constitue, plus encore que les interpolations textuelles, l’apport original de Raoul Chaillou de Pesstain : la reprise directe des polyphonies de Notre-Dame, et surtout de pièces de Philippe le Chancelier (Vanitas vanitatum, fol. 4v ; Cristus assistens pontifex, fol. 6, Quo me vertam nescio, fol. 6, Rex et sacerdos, fol. 7v, etc., en tout au moins treize oeuvres), de Gautier de Châtillon (Omni pene curie, fol. 7v), d’Adam de Saint-Victor ou des Carmina Burana (le conduit O varium Fortune lubricum), la déformation à la façon des Goliards (le motet Quare fremuerunt gentes du fol. 1) attestent la grande connaissance de la production contemporaine et passée.

Dans la monodie et les chants en français, une part importante est dévolue au répertoire courtois (quatre lais, la plupart des formes fixes, en gestation à ce moment). Dans ce vaste ensemble, on repère quelques transferts purs et simples, mais plus souvent des manipulations, qui vont de la reprise de textes anciens avec une musique renouvelée à la « fauvelisation » de morceaux connus, en passant par la transposition dans un genre différent. Aucune des insertions musicales en latin ne relève du domaine de la fin’amor. D’autre part, la langue vernaculaire apparaît pour l’essentiel dans les situations liées à l’imaginaire courtois, mais aussi dans le cadre carnavalesque des « sottes chansons » associées au charivari. Le français serait-il la langue de la fausseté, de la corruption du présent, face au latin, vecteur privilégié de la prophétie ou des vérités éternelles ? Il est vrai qu’en dehors du « lai de Fortune » (« Je qui poair seule ai de conforter ») et de la voix hors champ qui chante « Fauvel est mal assegné » (Pièce Musicale 47), il y a une opposition tranchée entre les deux univers musicaux : d’un côté un discours religieux et moral, les emprunts à la liturgie ou à la Bible, les imprécations du satiriste et le sérieux, voire le tragique ; de l’autre, le divertissement profane, pour ne pas dire le défoulement et la transgression.

Même si nous n’arrivons pas à cerner tous les emprunts à la poésie amoureuse et si par conséquent les preuves incontestables se dérobent, il existe un indice important du caractère imitatif, contrefait, de son discours : la première partie est composée de 13 refrains qui interrompent un discours, à des intervalles variables et qu’on a plus ou moins réussi à attribuer. Les vers-refrain sont accompagnés d’une partition, et on les a retrouvés souvent dans d’autres témoins[14]. Le montage de cet ensemble de plus de 500 vers est basé sur l’amplification d’un mot ou d’un motif figurant dans le vers–refrain, qui lui-même sert de point d’orgue au développement qui précède. Ainsi, aux vers 2995 et suivants :

Pour ce de bien amer tempté,

 

D’amoureus desir chanterai :

J’ai amé et touz jours amerai

 [refrain cité dans Renart le Nouvel

 du manuscrit BnF fr. 837]

J’amerai certes voirement

Mes aing des ja presentement…

C’est pourquoi, avec l’envie qui m’est venue

 [d’aimer parfaitement,

Je vais chanter, animé par le désir amoureux :

Refrain 1 : J’ai aimé et j’aimerai toujours[15].

 

 

Je vais aimer, certes, sincèrement,

Mais déjà en ce moment présent j’aime

Le nouveau motif est développé pendant 29 vers (je ne peux éviter de vous aimer car nul ne peut se soustraire au pouvoir d’Amour), dont la clausule est un autre refrain (« J’aim dame d’onneur et de pris »). Même schéma aux vers 3056 et suivants :

Oïl ! j’en ai raison par m’ame,

Dont si liez sui que par ma foi

Tout le cuer m’en rit de joie quant la voi

 [refrain très connu]

Resbaudir me doit bien et rire

Le cuer de joie, ce puis dire,

Quant ma douce dame regart

Oui ! j’ai raison de le faire, par mon âme,

Et j’en sui si heureux que, par ma foi,

Refrain 3 : Le coeur tout entier rit de joie

 [quand je la vois[16].

Il est normal que mon coeur se réjouisse

Et rie de joie, je peux l’affirmer,

Quand je regarde ma douce dame.

Entre refrains et autres emprunts, le propos de Fauvel dépend en grande partie du répertoire existant, transposé dans une situation incongrue, et modulé par une voix scandaleuse.

Pastiche, parodie et palimpseste

Il reste à déterminer l’intérêt que présente dans notre cas le concept de « pastiche ». Il en va comme des autres instruments fournis par la rhétorique ou la poétique, quand on les confronte au texte médiéval. On le voit, par exemple, dans la difficulté de l’application de notions comme « ironie » et « parodie », qui sont pourtant indispensables à l’interprétation de nombre de textes de l’époque, mais qui font problème dès qu’on réfléchit sur leur rentabilité[17].

Imitation et transformation

L’effet de pastiche se situe entre deux pôles : d’un côté, le transfert pur et simple, que l’on constate régulièrement dans les insertions musicales en général (avec un effet de glose par rapport au texte) ou dans la récupération, pour l’évocation des festivités du mariage entre Fauvel et Vaine Gloire, d’un pan entier du Roman du Comte d’Anjou ; d’autre part, dans la transformation d’un hypotexte plus ou moins connu, comme c’est le cas ici. Dans le premier cas, il s’agirait de plagiat, mais en matière d’écriture médiévale, le terme n’a guère de sens. Dans le second, la frontière avec le détournement parodique est ténue.

Chanter et braire : la tentation parodique

On sait à quel point le choix de l’animal comme acteur peut favoriser la transposition parodique, voire carnavalesque : on songe aux offices chantés par les acolytes de Renart ou le goupil lui-même (la messe de Primaut, les vigiles de la mort, les vêpres de Tibert). Cette forme de réécriture fonctionne bien dans le domaine religieux, ou dans les clins d’oeil à l’épopée[18]. Le modèle de la fin ’amor est moins exploité en ce sens, mais on trouve des scènes savoureuses comme le début de la branche « Chantecler » (le seigneur et la dame de la basse-cour, et leur dialogue, ou la visite nocturne de Renart dans la tente de Fière dans le « Siège de Maupertuis »), sans parler de Renart au puits. Renart n’est guère représenté en amoureux et soupirant ; et si le langage est parfois imité du roman, les actes ne sont pas dans le même ton (la louve coincée dans la tanière du goupil…). En faisant du cheval fauve un amant éploré, Gervais du Bus fait pencher son texte vers une variété de parodie fondée sur l’anthropomorphisation ; en accentuant le trait, Raoul renforce encore cet aspect.

L’animalisation est l’une des méthodes les plus efficaces de la dégradation du modèle prestigieux : le passage de « chanter » à « braire » suffit à suggérer cette voie pour l’interprétation. La présence massive de l’intertextualité, tout au long du poème, nous encourage à une attention constante aux reprises décontextualisées du patrimoine musical et a fortiori littéraire. Jean-Claude Mühlethaler est lui aussi sensible à l’affinité entre les deux démarches[19]. Le problème est évidemment de savoir ce que l’on parodie ici, en témoignant d’une certaine dose d’irrespect : l’intention n’est pas explicitement formulée, même si le discours de Fauvel est entièrement discrédité ; il n’y a pas nécessairement de feed- back, et ce n’est pas parce qu’un vaurien se sert de la phraséologie courtoise que celle-ci s’en trouve déstabilisée ou sapée.

Le roman de Fauvel, texte satirique

Cependant, un élément essentiel du pastiche est son aspect ludique. La gratuité du jeu, le plaisir partagé de la reconnaissance, ne sont pas absents de ce produit complexe qu’est le manuscrit 146 : la richesse des insertions lyriques témoigne d’un goût pour les clins d’oeil intertextuels. Mais la tonalité dominante de l’oeuvre est la colère, ou plutôt la mélancolie, définie comme état d’âme du narrateur-satiriste dès le prologue (« De Fauvel…/Suis entrez en merencolie », v1 et 3). Comme l’a démontré Jean-Claude Mühlethaler, la dénonciation féroce alterne avec l’esprit de prophétie. Tout porte à croire que le discours amoureux de Fauvel est contrefait, mais les conditions ne sont pas excellentes, dans ce cas, pour un simple pastiche. Le « faux voile » est trop transparent, et personne, ni le locuteur, ni Fortune, ni le lecteur ne risque de se laisser prendre au simulacre, tant la rupture entre le langage et la situation est consommée dès le départ, ne laissant pas de marge pour une quelconque ambiguïté. Jusque-là, Fauvel a été à ce point invectivé par le narrateur, dénoncé à longueur de récit et voué au châtiment éternel, que le discours le mieux rodé est d’emblée perçu comme un exercice d’hypocrisie. Fauvel est un faux amant et ne saurait être autre chose ; il contamine tout ce qu’il touche, tous les mots qu’il prononce. Il ne peut vendre que la fausse monnaie du lyrisme. L’entreprise de séduction de Fortune n’est qu’une des nombreuses manifestations de sa volonté de puissance, et en l’occurrence, d’outrecuidance.

Dès lors qu’on se place dans une perspective satirique, le langage que le soupirant utilise pour arriver à ses fins n’en sort pas indemne. Il ne s’agit pas seulement de singer, de façon plaisante ou, comme ce serait plutôt le cas ici, avec une connotation grotesque, une manière d’exprimer le sentiment amoureux. Si ce n’est son utilisateur lui-même, par ses antécédents, rien ne dénonce le discours comme frelaté. Le danger que Faux Semblant introduit au sein du verger de Deduit est réel, et sans doute plus redoutable que l’obsession cultivée par trouvères et troubadours à l’égard des losengiers. Fauvel, son meilleur élève, dépasse le maître. Qui peut percer l’amant lorsqu’il avance masqué et possède parfaitement la rhétorique ? Faut-il aller jusqu’à considérer que la rhétorique de la fin’amor, si bien réglée, est propice à ce type de détournement ? Le texte se prête moins à une lecture comme satire du lyrisme courtois que comme une illustration de plus de l’impudence de Fauvel, d’un détournement supplémentaire. Car Fauvel ne saurait faire illusion ; il est aveuglé par son orgueil, et son entreprise tient du sacrilège. S’il a perverti toute la société, toute la sphère du temporel (et les implications temporelles de la religion), en revanche le domaine du divin, celui de la fille de Dieu qui préside aux destinées humaines, ne lui est pas accessible. Le mariage envisagé avec Fortune est une des formes du bestornement de toutes les valeurs que le personnage incarne dès les premiers vers.

Le bestornement : incongruité et perversion

Il reste un dernier élément que nous avons jusqu’à maintenant laissé de côté, mais dont l’impact sur la réception de ce passage pourrait être décisif. Six illustrations ornent la séquence : deux miniatures du fol. 24r, une au fol. 26r, deux au fol. 26v, une en 27v. Trois d’entre elles montrent un hybride, un quasi-centaure bipède, torse humain et croupe équine, dans une position invraisemblable (accroupi sur son arrière-train), devant Fortune assise. Une autre reprend le même monstre, à côté d’un arbre où sont perchés trois oiseaux, cible d’Amour bandant son arc. Les deux autres proposent une variation iconographique : à deux reprises, un individu humain assis avec une tête de cheval, d’abord entouré de quatre femmes qui semblent l’invectiver, puis installé à nouveau entre deux arbres ornés d’oiseaux. S’il est vrai que l’image est la première chose qui « saute aux yeux », le ton qui est donné est celui du carnavalesque cher à Bakhtine. Quelle que soit son apparence, l’être double est inquiétant et souvent ridicule : quand il est face à Fortune, il est en position inférieure, dans une posture étrange, devant une dame drapée en majesté qui lui fait la leçon.

Les images où il a une tête de cheval sont plus bouffonnes encore : l’effet maximal d’incongruité est obtenu avec la juxtaposition de cette figure aussi « desguisee » que les participants au charivari (« Desguisez sont de grant maniere », v. 4866) et des oiseaux emblématiques de la reverdie. La rupture est aussi brutale qu’avec l’insertion du « Lai des Hellequines » au sein des obscénités du charivari. L’image fournit peut-être la clef que le texte nous refuse, en grossissant, comme c’est souvent le cas, les traits. La réception du passage est sans précontrainte : impossible de lire au premier degré et de prendre au sérieux les propos mis dans la bouche (?) d’un tel personnage. Cela n’empêche pas d’apprécier l’habileté de Raoul dans l’invention ou la transposition des formes lyriques, avec un penchant évident pour le raffinement formel, à la limite de l’exhibitionnisme.

En introduisant la séquence de la complainte amoureuse, le manuscrit de Paris nous offre la première addition réellement importante du remanieur. Elle se situe d’ailleurs au coeur de l’oeuvre (fol. 23v à 27v, pour un ensemble qui va du fol. 1r au fol. 45r). Elle a été précédée, annoncée par la ballade « Douce dame debonaire » au vers 1988 (fol. 16 v), puis par le « Lai de Fauvel » au vers 2028 et enfin par le rondeau « A touz jours sanz remanoir », placé après le vers 2139, fol. 19r : ce sont des pièces lyriques importées, qu’on ne peut ranger dans la catégorie du pastiche. Avec le long monologue de Fauvel entrecoupé de chants, la notion du pastiche (ou de ses transformations parodiques) paraît plus opératoire, dans la mesure où l’on assiste à une « fauvelisation » du discours de la fin’amor. Malgré un contexte aussi favorable, cependant, on a pu constater à quel point le pastiche n’est pas aisé à manier.

En même temps, nous avons ici quelque chose de nouveau qui définit une approche différente du phénomène Fauvel par Raoul Chaillou de Pesstain. Pour la première fois, on observe une rupture de ton. L’esprit de jeu semble avoir pris le relais de la bile. La « courtise » de Fortune a fourni l’occasion au remanieur et à son public de savourer différentes variantes de poésie lyrique, parlées ou chantées. La conscience de la situation de communication, que l’enluminure empêche d’oublier entièrement, permet d’ajouter à ce plaisir le granum salis de l’ironie. Tandis que Gervais du Bus ne se départit jamais de l’acrimonie satirique et reste fidèle à son projet de dénonciation, son épigone introduit dans l’oeuvre de nombreux clins d’oeil et le sens du grotesque, voire du carnavalesque (qu’on retrouve avec le charivari). Caricaturée, la bête (« La beste si polie » du vers 4 ; « La beste de tout mal plaine », v. 5859 ; celui à qui Fortune parle en l’appelant « beste desvee », v. 2230) est ramenée à sa bestialité et, d’une certaine façon, à la fantaisie.