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Composé par Jean Renart entre 1212 et 1214, le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole est reconnu pour avoir été le premier à user du procédé d’insertions lyriques[1]. Oeuvre hybride, le roman intègre au corps du texte une laisse épique et 46 pièces lyriques, dont certaines se retrouvent également dans les chansonniers des xiiie et xive siècles. Au contraire de ce que l’on a souvent avancé, Guillaume de Dole répond à des objectifs qui vont bien au-delà de la thésaurisation des chansons du temps[2]. L’examen méthodique des fragments lyriques qui y sont insérés fait plutôt apparaître que l’invention le dispute fortement à la conservation et à la monumentalisation que l’on serait en droit d’attendre d’une anthologie : une fois exclus les rondets de carole dont les refrains réapparaissent dans d’autres chansons[3], 19 des 47 morceaux insérés sont inconnus par ailleurs[4], tant en amont qu’en aval. Ces insertions constituent un spectre représentatif de la production lyrique du Moyen Âge central : on dénombre une laisse épique, des chansons courtoises, des chansons de toile, des pastourelles, des rondets de carole et une chanson de mal-mariée (chanson dramatique). On retrouve même des chansons dont le type est peu répandu ou constitue un hapax, qu’il s’agisse de la strophe qui s’étend des vers 3419 à 3430 et qui, comme l’écrit Félix Lecoy, pourrait bien être une « sorte de “tornoi des dames”, genre littéraire […] que nous connaissons mal[5] », ou de la chanson des vers 2398 à 2404, « genre dont nous ne connaissons pour ainsi dire pas d’autre représentant[6] ».

La plus élémentaire prudence voudrait que l’on conclue à la transmission déficiente de ces oeuvres lyriques et, du même coup, à la disparition de tous les autres témoins manuscrits. On peut cependant aussi choisir de prendre au mot le narrateur du prologue de Guillaume de Dole qui, comme le rappelle Michel Zink, « jette sur lui-même la suspicion d’un faux[7] ». Se targuant de faire oeuvre nouvelle (« une novele chose », v. 12), le narrateur annonce un roman dans lequel on « chante et lit » (v. 19) et pousse l’audace jusqu’à proposer que

[…] est avis a chascun et samble

Que cil qui a fet le romans

Qu’il trovast toz les moz des chans,

Si afierent a ceuls del conte.

Guillaume de Dole, v. 26-29

[…] chacun pense que le romancier a pu

lui-même composer le texte des chansons,

tellement elles s’accordent bien au récit[8].

Cette suggestion à peine voilée mérite qu’on s’y attache et qu’on se demande, en procédant d’abord à un examen comparatif du roman et des chansonniers, si même les critiques les plus sensibles au ludisme de l’oeuvre n’auraient pas sous-estimé la capacité d’invention lyrique du romancier et exagéré la valeur documentaire de ce qui se définit après tout comme un roman (v. 1, 11, 27).

Si plusieurs reconnaissent que les vers du prologue sont de nature à jeter le doute sur la paternité de quelques-unes des insertions, la plupart n’en concluent pas moins que l’auteur est « sans peine lavé de ce soupçon puisque les chansons qu’il cite sont pour beaucoup d’entre elles bien connues d’autre part[9] ». La collation du roman et des chansonniers tend pourtant à montrer que plusieurs pièces échappent à ce constat. En effet, il y a dans l’ensemble des pièces insérées quelques morceaux qui se détachent du lot et qui invitent au réexamen des frontières médiévales entre les différentes pratiques hypertextuelles qui procèdent « d’un effort d’imitation[10] », notamment la parodie et le pastiche. La chanson que le romancier attribue à « Gautier de Saguies » (v. 5232-5251) et la laisse qu’il dit emprunter au Gerbert de Metz (v. 1335-1367) se signalent toutes deux par l’histoire singulière de leur transmission et de leur réception : conservées isolément, elles ne sont attestées par aucun autre manuscrit et elles possèdent dans le roman un statut particulier qui les isole doublement des autres insertions : avec la chanson de « Belle Aiglentine » — qui compte 61 vers et à propos de laquelle Michel Zink a déjà parlé de pastiche[11] —, elles constituent les insertions les plus étendues (respectivement 21 vers et 33 vers). La chanson courtoise et la laisse forgée présentent aussi quelques irrégularités qui touchent au plan de la production du texte. Les analyses thématique et stylistique de ces deux morceaux « rapportés » tendent à suggérer que le romancier a cédé à la tentation du pastiche.

Le pastiche à l’épreuve de la mouvance

Sans être à proprement parler une simple compilation[12], Guillaume de Dole offre un panorama plutôt complet des genres littéraires en vogue au début du xiiie siècle. Les multiples renvois intertextuels convoquent autant les trois matières canoniques (de Rome, de France et de Bretagne)[13] que le Roman de Renart et le corpus des récits brefs[14], sans compter les très nombreuses insertions lyriques qui ont fait le succès critique de ce roman et à cause desquelles Maurice Accarie et Nicole Chareyron sont allés jusqu’à parler de « comédie musicale » et d’« opérette[15] ». Il est courant de répartir les pièces rapportées en deux grandes catégories : les chansons courtoises (le grand chant courtois d’oc et d’oïl) et les chansons « d’allure ou d’inspiration plus traditionnelle (sinon plus populaire)[16] ». Elles semblent pouvoir se distribuer aussi selon un autre critère, qui recoupe d’ailleurs un type d’ordonnancement fréquent dans les chansonniers : le roman fait alterner des chansons anonymes — dont certaines sont inconnues par ailleurs — et des chansons signées — dont l’auteur peut être cité ou non par le romancier.

Sans aller jusqu’à parler d’attributions fausses ou erronées à propos des chansons signées, on doit reconnaître qu’il y a parfois flottement et que les noms d’auteurs fournis par Jean Renart ne correspondent pas toujours aux attributions qu’on peut lire dans les principaux chansonniers[17] qui, eux, accordent une grande importance à la paternité des pièces reproduites[18]. Il n’y a que deux des six chansons pour lesquelles Jean Renart fournit un nom d’auteur qui échappent à ces incertitudes. Ainsi, la pièce « Quant flors et glais et verdure s’esloigne[19] » (RS 1779), que le romancier attribue à « monsegnor Gasçon » (v. 844), a été conservée dans dix manuscrits[20], où elle est soit anonyme (O, R, U, V), soit invariablement attribuée à Gace Brûlé (C, K, M, N, P, X), tant par les différents copistes que par les lecteurs successifs, notamment celui du chansonnier français de Saint-Germain-des-Prés (U) qui note dans la marge le nom de « Mess. Gaces Brullés » (fol. 8r). Les choses se présentent de la même façon pour les strophes du Vidame de Chartres (v. 4127-4140), qui ont elles aussi été conservées dans un grand nombre de chansonniers. Dans six manuscrits, la pièce « Quant la saison du dous tens s’asseüre » (RS 2086) est attribuée au célèbre vidame Guillaume de Ferrières (K, M, N, T, X, a), alors que dans cinq autres, elle demeure anonyme (B, O, P, U, V). Seuls les manuscrits C — aux attributions duquel on accorde généralement peu de confiance[21] — et R l’associent à d’autres poètes (Gace Brûlé pour le premier et le Châtelain de Couci pour le second).

À côté de ces attributions bien établies, on relève une série de pièces problématiques dont certaines témoignent peut-être de l’indifférence des auteurs médiévaux aux notions « d’identité historico-biographique du sujet écrivain et de propriété littéraire[22] ». Par exemple, les « bons vers mon segnor Gasson » qui réconfortent l’empereur au moment où il croit apprendre que le sénéchal a obtenu le pucelage de Liénor sont eux aussi fort répandus (v. 3625-3631 ; R 1232). Il s’agit cependant cette fois d’une « pièce douteuse[23] », tantôt laissée anonyme (C et U), tantôt attribuée à Pierre de Beaumarchais (M) ou à Aubouin de Sézanne (par le manuscrit T et la main moderne du chansonnier de Saint-Germain-des-Prés qui en a inscrit le nom, au verso du folio 109 dans la marge gauche). Ce n’est pas là la seule attribution flottante ou incertaine de Guillaume de Dole : les « bons vers » de Renaut de Sabloeil ont été conservés dans neuf autres manuscrits, dont sept les laissent anonymes, un les attribue à Gace Brûlé (M) et l’autre à Blondel de Nesle (a). Outre le roman de Jean Renart, aucun manuscrit n’associe donc cette chanson à Renaut de Sabloeil, ménestrel par ailleurs inconnu et que Jean Dufournet identifie à Robert de Sablé (trad. Jean Dufournet, p. 432). Dans l’étude qu’il publie en préface à l’édition de Gustave Servois, Gaston Paris conclut pourtant, sans jamais expliquer pourquoi il fait fi des neuf autres témoins, que « l’attribution de notre roman est la seule authentique[24] » et réitère ainsi, quelques années après les pages qu’il a consacrées au genre romanesque dans l’Histoire littéraire de France, l’« autorité exceptionnelle[25] » de Guillaume de Dole en matière d’attribution et d’authentification. Pourtant, à y regarder de plus près, on se rend vite compte que le roman de Jean Renart — qui est après tout le seul à convoquer un Renaut, et non un Robert, de Sabloeil — devient et demeure pendant plusieurs siècles sa propre et unique caution. Le nom est d’abord cité par Claude Fauchet, qui reproduit les vers de « l’autheur du Romans de Guillaume de Dole[26] » dans son Recueil de l’origine de la langue et poësie françoise (1581). Il réapparaît ensuite dans la Bibliothèque françoise de La Croix du Maine (1584), où le bibliographe évoque quelques vagues « poëmes François non encore imprimés[27] » en ne renvoyant qu’au Recueil de Fauchet. Enfin, ce poète qui n’a peut-être jamais existé ira jusqu’à infiltrer les histoires littéraires de la fin du xixe siècle où il rejoint les rangs des trouvères français[28].

La lecture qui fait la part belle au réalisme — esthétique qui n’aspire pourtant jamais à la reproduction fidèle de la réalité historique — a ainsi doté Guillaume de Dole d’une valeur documentaire supérieure à celle des chansonniers qui, eux, s’affichent comme de véritables livres voués à la conservation et à la perpétuation des chansons[29]. Le meilleur exemple en est certainement la pièce (tronquée) « Loial amor qui en fin cuer s’est mise » (v. 1456-1469 ; RS 1635) que l’on attribue au romancier Renaut de Beaujeu sur la seule foi des vers quelque peu problématiques où le narrateur annonce que Conrad entonne la chanson de « Renaut de baiuieu/De Rencien le bon chevalier[30] », leçon douteuse rectifiée par tous les éditeurs et traducteurs de Guillaume de Dole. S’il ne s’agit pas de contredire cette lecture, que soutient l’analyse intertextuelle à laquelle procède G. Perrie Williams dans son édition du Bel Inconnu[31], on doit néanmoins remarquer qu’elle n’est confortée par aucun des trois manuscrits postérieurs qui ont conservé la chanson complète : dans les chansonniers Cangé (O, fol. 78) et de Saint-Germain-des-Prés (U, fol. 19r), la chanson est anonyme, alors que dans le manuscrit C (fol. 124r), elle est accompagnée de la rubrique Li alens de Challons, que Gaston Paris, critiquant l’étourderie du copiste de Berne, proposait de corriger par Li cuens de Challons, personnage tout aussi inconnu que l’énigmatique chevalier « de Rencien[32] ». Enfin, c’est toujours en s’appuyant sur l’unique mention du second roman de Jean Renart que l’on a attribué les « bons vers Gautier de Saguies[33] » à Gontier de Soignies, depuis l’étude inaugurale de Gaston Paris à la plus récente édition de l’oeuvre du trouvère belge[34]

Les attributions de Guillaume de Dole et des chansonniers ne coïncident donc qu’à deux reprises (pour la première chanson de Gace Brûlé et celle du Vidame) ; pour les quatre autres pièces accompagnées d’un nom de trouvère, il ne semble pas exagéré de soutenir qu’il existe un certain flottement — tantôt quant à l’attribution du poème, tantôt quant à l’identité même du poète — que la lecture historicisante d’une oeuvre que l’on a dite « réaliste » a pu gommer, en incitant la médiévistique à trancher en faveur des attributions proposées par Jean Renart. Ce type de lecture appuie l’identification historique au détriment du ludisme, dimension pourtant importante de l’oeuvre du romancier. Fin renard, l’auteur a pu mêler à plaisir indices et fausses pistes, sur lesquelles se sont parfois égarés les lecteurs modernes qui, non contents de lui accorder une confiance aveugle, ont aussi cherché à mesurer, à l’inverse, l’univers de la fiction à l’aune de la réalité et se sont servis des personnages imaginés par l’auteur comme autant de pistes de lecture dans un hypothétique roman à clé. Là où certains ont cru reconnaître Pierrekins de la Coupelle dans Cupelin — le petit ménestrel merveilleux (v. 3398) qui appartient aux chambellans de l’empereur et que le narrateur dit « plus fluet qu’un hareng[35] » —, d’autres, tels Gaston Paris, anciennement, et Félix Lecoy ou William Paden, beaucoup plus récemment, intègrent « Jourdain le vieux bourdon » (« Jordains le viex bordons », v. 2403) à la liste des ménestrels dont l’oeuvre n’aurait pas été conservée. Loin de remettre en cause l’existence de ce poète dont le surnom amusé et dépréciatif invite pourtant à la méfiance, l’apparat critique des éditions et des études dénonce plutôt les aléas de la transmission des oeuvres médiévales : ainsi, les index des éditions de Gustave Servois et de Félix Lecoy parlent tous deux, à propos de la chanson composée par Jourdain en l’honneur de « Renaut de Mousson/et de son frère Hugon » (v. 2398-2399), d’une pièce historique « aujourd’hui perdue[36] ». Il serait pourtant plus prudent de ranger Cupelin et Jourdain aux côtés de l’empereur Conrad, personnage fictif d’inspiration historique que l’on surprend à jouer à la fois les auteurs et les interprètes de poésie lyrique[37] (v. 3175-3195).

Cette confrontation des attributions telles qu’elles se donnent à lire dans le roman et dans les chansonniers n’espère pas relancer la quête des sources ni rouvrir le procès d’authentification des chansons de trouvères. Si elle doit minimalement rappeler que l’insertion des pièces lyriques ne répond pas à un strict projet de consignation et que l’auteur s’est de toute évidence livré à un exercice d’invention, elle doit surtout renforcer l’hypothèse avancée par Roger Dragonetti dans le Mirage des sources et montrer que même les fragments « historiquement contrôlables » sont en fait soumis au jeu des « manipulations citationnelles[38] ». Pour ce romancier qui insiste dès le prologue sur son désir de renouveler la tradition, imiter revient cependant parfois à grossir le trait.

Ni trop, ni trop peu : pastiche lyrique à la manière de Gontier de Soignies

Pour refuser à Jean Renart la paternité d’un certain nombre d’insertions, on s’est appuyé sur le fait qu’il lui arrive de citer les noms des trouvères « réels » auxquels il emprunte. Les citations successives d’auteurs « historiques » et fictifs ou de pièces identifiées et inconnues ne pourraient-elles pas être interprétées plutôt comme la stratégie d’un habile faussaire qui, pour mieux feindre l’authenticité, entrelarderait son roman de chans et de sons connus (v. 10) et de « biaus vers » (v. 14) de son cru ? C’est déjà ce que suggérait Roger Dragonetti en 1987 :

n’est-ce pas que [le plessié] apparaît comme l’atelier par excellence où l’on « fabrique » le secret qui promeut la renommée du roman [Guillaume de Dole], […] autrement dit le secret qui se tisse subtilement dans toutes ces chansons célèbres, et dont l’une d’elles ne serait pas empruntée, mais inventée de toutes pièces[39] ?

Cette citation programmatique servira de point de départ à notre démonstration. L’examen codicologique et l’analyse des particularités thématiques, formelles et stylistiques par lesquelles se signale la chanson « Lors que florist la bruiere » (v. 5232-5251 ; RS 1322a ; annexe I) espèrent en effet permettre la vérification de ce qui, dans l’ouvrage de Roger Dragonetti, ne dépasse jamais le niveau de l’intuition.

Gaston Paris a été l’un des premiers à attribuer cette pièce au trouvère hennuyer Gontier de Soignies : « Qu’il faille reconnaître sous ce nom altéré [Gautier de Saguies] Gontier de Soignies, c’est ce qui n’est pas douteux : les couplets sont tout à fait dans la manière de ce poète[40] », écrivait le philologue. Il admettait cependant que la chanson n’a été conservée en tout ou en partie par aucun autre manuscrit et que si le premier vers en est donné dans la table des matières du Chansonnier du roi — manuscrit réalisé entre 1246 et 1254 et qui est donc postérieur au second roman de Jean Renart —, le poème n’y apparaît nulle part dans le manuscrit lui-même[41]. L’examen mené à partir du fac-similé édité par Jean et Louise Beck[42] montre même clairement que, contrairement à ce que croyaient jadis Paulin Paris et Arthur Dinaux[43], la chanson n’a pas disparu et qu’elle semble plutôt avoir été volontairement omise, absence éloquente qui signale la pièce comme problématique, voire suspecte. La troisième et dernière pièce de Gontier de Soignies est complète et la page où est attendue « Lan que florist la bruiere » ne comporte aucun espace blanc. L’oeuvre du trouvère est d’ailleurs très bien délimitée à l’intérieur du volume : le nom de Gontier de Soignies est indiqué en marge de la première chanson (fol. 154rb) et, là où devrait être consigné le poème conservé dans Guillaume de Dole, une guirlande signale la fin du groupe de chansons et le début des oeuvres d’un nouveau trouvère (fol. 154vb)[44]. Enfin, les éditeurs du Manuscrit du Roi rappellent que « le cahier 20, où se trouvent [les] chansons [de Gontier de Soignies], est un cahier régulier de quatre doubles feuilles — la couture se trouve entre les fol. 157 et 158 — et [qu’]on ne peut point supposer qu’un feuillet ne portant que cette chanson […] ait disparu entre les folios 154 et 155[45] » (d’autant plus que lorsqu’il s’agit de compléter une chanson ou un groupe de chansons, le scribe n’hésite jamais à ajouter des feuillets à ses cahiers[46]).

Jusqu’ici, la chanson n’a donc été attribuée à Gontier de Soignies qu’en raison de cette manière qu’aurait reconnue Gaston Paris et dont on retrouve une description sommaire dans l’édition posthume de Terence Newcombe[47]. Sur le plan de la thématique, « Lors que florist la bruiere » fait en effet office de condensé de l’art de Gontier de Soignies. D’abord, l’incipit est attendu, voire quelque peu convenu : des 27 chansons que lui attribue son plus récent éditeur, pas moins de 6 débutent par cet exorde printanier typique (et 4 autres s’ouvrent par sa variante « Quant… »). D’un point de vue strictement statistique, on peut même supposer que la locution conjonctive « L’an que » en ouverture de poème a été très tôt perçue comme caractérisant justement la manière de Gontier de Soignies. En effet, la confrontation de la liste de ses chansons à celles de trouvères contemporains et comparables fait très bien apparaître que seule sa poésie se démarque par le recours accru à cet incipit, dont on ne relève qu’une unique occurrence dans les oeuvres complètes de Gace Brûlé et celles du Châtelain de Couci[48]. En revanche, ce type d’incipit temporel (« Lors que »/« Quant ») — pastiche linguistique « minimal » qui suppose un jeu de calque sur l’occitan « L’an que » — sert d’ouverture à près de la moitié des chansons courtoises et des pastourelles insérées dans le Guillaume de Dole. Cette accumulation caricaturale vient peut-être dénoncer la sclérose de cette forme poétique qui repose sur la répétition et la reconduction de lieux communs[49].

Les quatre premiers vers rappellent d’ailleurs fortement l’ouverture d’une chanson du poète hennuyer, « L’an ke la saisons s’agense » (RS 619), avec laquelle ils partagent un substantif qui n’apparaît dans aucun autre poème du même auteur, le ramier (la ramure), sorte de mot-pivot qui autorise le rapprochement avec une chanson qui pourrait très bien faire office d’hypotexte :

L’an ke la saisons s’agense,

Ke voi florir les ramiers,

Et li dous cans recomence

D’oisellons par les vergiers…

RS 619 ; XXI, v. 1-4

Lors que florist la bruiere,

que voi prez raverdoier,

que chantent en lor maniere

cil oisillon el ramier…

Guillaume de Dole, v. 5232-5235

La pièce reproduite dans Guillaume de Dole semble se livrer à un jeu de substitutions lexicales et d’inversion : si, d’une part, elle conserve plusieurs traits stylistiques de la poésie des trouvères — la formule d’ouverture liée à la chronologie (« Lors que ») et le diminutif (oisillon) —, elle inverse néanmoins parfaitement la syntaxe des deux premiers vers (« Lorsque X renaît, je vois fleurir Y » devient « Lors que fleurit X, je vois Y renaître »). Le motif de la reverdie constitue cependant le lieu le « plus commun » de la poésie amoureuse et il ne saurait évidemment servir à caractériser le style de l’un ou l’autre poète du Moyen Âge.

En revanche, on sait que Gontier de Soignies en fait un usage particulier, qui le distingue de la plupart des autres trouvères et des troubadours. Alors que le topos sert le plus souvent à signaler la coïncidence entre le retour de la belle saison et l’éclosion du sentiment amoureux, pour le trouvère hennuyer, le printemps n’est plus qu’un temps de souffrance et de tourment (chansons IV, IX, X) puisqu’il ravive le souvenir de l’orgueilleuse d’amou[50], « motifs thématiques » que synthétise la première strophe. Il y a cependant discordance entre la thématique dysphorique — la reverdie comme source de souffrance — et le cadre festif de l’interprétation — de jeunes chevaliers allègres se rendent, en mai, à la cour de l’empereur.

Conformément à ce que l’on attend d’un pastiche, l’imitation est aussi « formelle ». La structure du poème « Lors que florist la bruiere » ne surprend pas[51] : la plupart des pièces de Gontier de Soignies sont des chansons à refrain[52] qui se caractérisent par l’emploi de coblas singulars présentant un système birime. Cette description correspond presque tout à fait à la structure du poème « reproduit » dans Guillaume de Dole, chanson composée de deux strophes d’heptasyllabes qui se terminent par un refrain qui n’est attesté nulle part ailleurs[53]. Le pastiche, comme le rappelle Claude Abastado, naît d’un effet d’oscillation entre « la conformité et l’écart[54] ». Le poème tel qu’il a été conservé présente au moins deux irrégularités : d’une part, les coblas singulars sont imparfaites puisqu’au cinquième vers de la chanson, le substantif « corage » (Guillaume de Dole, v. 5236) introduit une séquence rimique inattendue, que ne reprendra d’ailleurs pas la seconde cobla (ababcbabDEDE/ababababCDCD) ; d’autre part, le refrain compte quatre vers plutôt que deux, répétition jugée suspecte par le plus récent éditeur des chansons de Gontier de Soignies[55]. Ces prises de distance peuvent être considérées comme autant d’« agrammaticalités[56] » — anomalies textuelles devant mettre l’auditeur/lecteur sur la piste de l’hypertextualité — qui servent à dénoncer l’extrême symétrie et la redondance des formes qui caractérisent l’oeuvre, ou la manière, du poète.

À ces anomalies s’ajoute peut-être un effet de saturation stylistique dans la seconde strophe, où l’on voit se multiplier les expressions aux allures de proverbes (« Qui aime… », « Qui d’amors se… ») et de sentences (« Amors doit estre… ») :

Trop vilainement foloie

Qui ce qu’il aime ne crient.

Et qui d’amors se cointoie,

Sachiez qu’il n’aime nïent.

Amors doit estre si coie

La ou ele va et vient

Que nuls n’en ait duel ne joie,

Se sil non qui la maintient.

Guillaume de Dole, v. 5244-5251

C’est bien folie et bassesse

que d’aimer sans rien craindre

 [traduction littérale :

 Qui aime sans rien craindre

 fait folie et bassesse.]

Et se vanter d’aimer,

sachez-le, ce n’est pas aimer.

 [traduction littérale :

 Et qui se vante d’aimer

 sachez qu’il n’aime point.]

L’amour doit être discret

partout et toujours,

pour que personne ne souffre joie

ou douleur, sauf celui qui aime[57].

L’examen du volume publié par Luciano Formisano (Il Canzoniere) montre que l’écriture aphoristique est bien un trait distinctif de la manière du trouvère. Ce dernier en fait cependant un usage plus modéré et ponctuel que ce que l’on retrouve dans « Lors que florist la bruiere », dont la seconde strophe fait se succéder les sentences sur l’amour : on ne retrouve qu’un seul proverbe en tête de strophe[58] et que deux épiphonèmes proverbiaux, vers qui résument en fin de strophe la thématique de celle-ci[59]. Le style du trouvère se distingue aussi par le recours à des apophtegmes, dont le plus célèbre — « Des ieus loins et del cuer près » ou sa variante « Del cors loins et del cuer pres » (T) — sert de refrain à la chanson « A la douçor des oiseaus » (RS 480)[60]. En deux strophes, l’auteur de « Lors que florist la bruiere » arrive donc à reproduire — en les accentuant légèrement — les manières thématique et stylistique de Gontier de Soignies. On rejoint ainsi la définition la plus stricte de cette pratique imitative qu’est le pastiche, soit « l’imitation des qualités ou des défauts propres à un auteur[61] ». Dans son plus récent ouvrage, Paul Aron rappelle cependant que le pastiche peut aussi prendre pour objet une « unité » qui dépasse l’auteur unique ou l’oeuvre singulière et parle « d’ensemble d’écrits » et de « courant littéraire[62] ». Jean Renart semble avoir succombé à ce plaisir dans un pastiche qui entend imiter cette fois la manière épique.

« Ne contez pas vostre lignage » : pastiche et parodie épiques

Pour tromper l’attente, l’empereur Conrad se fait chanter par la soeur d’un jongleur très habile une laisse de la chanson de Gerbert de Metz (un « vers de Gerbert », v. 1334) (annexe II). L’examen codicologique mené par l’éditrice, Pauline Taylor, met en évidence qu’il s’agit une fois de plus d’un extrait pour lequel aucun autre témoin manuscrit que le roman de Jean Renart n’a jamais été retrouvé[63]. En effet, la laisse insérée par le romancier est absente de tous les manuscrits du Cycle des Lorrains (et ils sont nombreux puisqu’on en compte plus de 50). Fort de ce constat, Félix Lecoy propose, dans un article qu’il consacre à l’aire et à la date de composition de la chanson de Gerbert, qu’il s’agit conséquemment d’un extrait qui « provient d’une version, ou d’une variante, qui n’a pas survécu[64] ». La laisse insérée n’aurait donc été conservée ni par les 19 manuscrits complets du Gerbert de Metz, ni par ses nombreuses versions fragmentaires[65]. Plus étonnante encore, la situation narrée par la jongleresse — l’ambassade du Veneor (vraisemblablement Doon) et de Guirrez chez les Bordelais à qui ils réclament les prisonniers Foucon et Rocelin — n’a pas d’analogue dans l’ensemble du cycle. La proposition de Félix Lecoy exige donc que l’on accepte de conclure avec lui et en dépit d’une tradition manuscrite considérable que l’un des trois manuscrits que l’on suppose perdus comprenait les 33 vers « reproduits » dans Guillaume de Dole.

Contrairement à ce que l’on voit se produire pour la poésie lyrique, la critique a vite laissé entendre qu’il pouvait s’agir d’une laisse inventée plutôt que d’un emprunt. Dans un article récent qu’il consacre à la gestation et à la fortune du Cycle des Lorrains dans la littérature française, Jean-Charles Herbin convoque en note le second roman de Jean Renart et va jusqu’à « se demander s’il ne s’agit pas d’un pastiche[66] », question sur laquelle il ne s’appesantit pas, mais à laquelle Roger Dragonetti avait déjà été attentif :

On pourrait se demander si, rusant avec ces « broderies » sophistiquées, l’auteur n’aurait pas saisi l’occasion pour forger de toutes pièces cette laisse, dont le genre contraste avec les autres textes intercalés […]. La « couleur » historique de la source aurait pour fonction d’éblouir le lecteur en lui donnant l’illusion d’un manuscrit perdu, sans que ce lecteur puisse pour autant s’assurer de l’existence de ce fragment, devenu introuvable[67].

La supercherie semble avoir fonctionné : dans un article portant sur Gerbert de Metz, Jean-Pierre Perrot tente un rapprochement entre la laisse conservée par le roman de Jean Renart et le fragment considérable (de 288 vers) qu’il a édité, remaniement qu’il n’a pu faire entrer dans aucune des familles de manuscrits actuellement connues[68]. Les analyses de Roger Dragonetti ont plutôt mis au jour un important réseau d’indices intratextuels qui permet de supposer que l’auteur de Guillaume de Dole a pu se tailler une laisse épique sur mesure, tout en adoptant clairement une attitude ludique à l’égard de la chanson de geste et de ses poncifs.

Les 33 vers « interpolés » respectent en effet à la fois le style épique en général et la manière bien précise du Gerbert de Metz. Dès la deuxième ligne de la laisse en décasyllabes — que délimitent clairement deux initiales nues (v. 1335 et 1368) —, on remarque cependant un vers hypométrique, première agrammaticalité qui pourrait n’être, une fois de plus, qu’une simple erreur de copie, que se sont du reste empressés de corriger tous les éditeurs de Guillaume de Dole en recourant à la formule que l’on retrouve ailleurs dans Gerbert de Metz : « li [bons] prevoz qui trestot escouta » (v. 1336). Le vers d’intonation est introduit par un mot de liaison suivi du prénom d’un protagoniste (« Des que Fromonz… »), marques formelles les plus répandues en tête de laisse, comme le font apparaître les recensions de Jean Rychner et de Dominique Boutet[69]. Quant au dernier vers de la laisse, il respecte lui aussi la lettre du genre épique : comme dans un bon nombre de chansons de geste, il a « valeur de conclusion suspensive[70] » et participe du mécanisme d’annonces et de rappels qui caractérise le genre dans son ensemble : « [M]ort vos eüst, mes il vos espargna/S’il a aaise, encor i referra » (v. 1366-1367) (« Il aurait pu vous tuer, mais il vous épargna./S’il en a l’occasion, il vous administrera d’autres coups » [trad. Jean Dufournet, p. 153]). Dans le même ordre d’idées, le motif de l’ambassade insolente[71] que développent les vers inventés permet d’importantes rétrospections qui ne renvoient cependant jamais au passé de la Gestedes Loherains, mais plutôt au futur de la diégèse de Guillaume de Dole. Ainsi, selon Roger Dragonetti, les analepses des vers 1355 à 1362 — le don d’un cheval et le bris d’un heaume — serviraient à annoncer les présents que fera l’empereur Conrad à Guillaume dans la suite du roman : un heaume de Senlis devant remplacer celui que le jeune chevalier a perdu à Rougemont (v. 50-1668) et deux destriers de grand prix (v. 1900-1901). La décontextualisation du fragment semble donc permettre aussi la revitalisation d’un mécanisme narratologique qui témoignait jusque-là de l’omniscience du narrateur épique.

Sur le plan stylistique, la laisse que l’on suppose inventée conserve les traits essentiels de l’écriture épique : elle reprend par exemple une formule de malédiction qui caractérise davantage la chanson de geste que le roman[72] — « Mal soit de cel qui onques mot ne sona ! » (v. 1349) — et intègre un surnom épique qui circulait déjà dans le cycle, où Fromont est le plus souvent appelé « li vieux Fromont » (v. 1350)[73]. Le narrateur insiste aussi largement sur le couple que forment, autant dans la chanson de Gerbert que dans celle de Garin de Monglane, Foucon et Rocelin : « par moi vous mande […]/qui li envoies Foucon que ge voi la /et Rocelin, car amdeus pris les a » (v. 1342-1344). « Comparse sans histoire[74] », Rocelin n’y apparaît qu’à la suite de Foucon[75], dans des expressions fixes qui sont autant de décalques de celles qui réunissaient autrefois le « preux Roland » et le « sage Olivier ». Dans Guillaume de Dole, la formule « Fouqes rougi, Roncelins embruncha » (v. 1348) donne les prénoms du couple épique au début de chaque hémistiche et reprend ainsi le moule syntaxique de la célèbre formule épique, « Rollant est proz e Oliver est sage » (v. 1093). La formule telle qu’elle se donne à lire dans la laisse interpolée introduit cependant une réduction des actions ou des qualités guerrières, puisqu’il n’est plus question ni de prouesse, ni de sagesse, mais d’un chevalier qui rougit là où son compagnon baisse la tête (embronchier).

Ce même détournement de formule se remarque quelques centaines de vers plus loin lorsque, n’ayant pu visiter le terrain des joutes du tournoi de Saint-Trond, les chevaliers reviennent à leur logis où, à défaut de tournoyer, ils tournent en rond et se gavent :

Le remegnant dou jor ont mis

A tornoier par lor hostex ;

Et les vïandes qui sont tex

Com tens le requiert et sesons

Et d’oiseaus et de venoisons,

Et li vin sont et aspre et cler.

Guillaume de Dole, v. 2330-2335

Ils ont passé le reste du jour à tourner

en rond dans leurs hôtels, à manger

des mets (oiseaux et venaison)

appropriés au temps et à la saison, à

boire des vins secs et clairs.

trad. Jean Dufournet, p. 213

Si cette ouverture à l’appétit fournit un premier indice de réduction parodique, le déplacement se situe aussi au niveau stylistique de la formule, dont on reprend le moule pour mieux en revitaliser le contenu[76] : aux batailles « et apres et dures » des récits plus « conventionnels » s’est substitué le vin « et aspre et cler » (v. 2335) servi à l’hôtel.

On dispose cependant d’une série d’indices contextuels qui nous permettent de supposer que l’insertion de la laisse n’est pas à prendre au pied de la lettre. Le refus ludique de la tradition épique est assez clairement formulé au moment du premier entretien entre Guillaume et Conrad. Remarquant que les deux interlocuteurs tardent à reparler du tournoi qui doit se tenir à Saint-Trond, Jouglet s’adresse au chevalier de Dole et lui demande :

Ne contez pas vostre lignage,

Mais parlez d’armes et d’amors

Car de lundi en .xv. jors

Iert li tornois de Sainteron

Guillaume de Dole, v. 1644-1647

Ce n’est pas de votre lignage, mais

d’armes et d’amour qu’il faut parler,

car lundi en quinze aura lieu le

tournoi de Saint-Trond.

p. 171

Ce rejet du chant du lignage (« Ne contez pas vostre lignage ») au profit d’une mise en scène ludique de l’activité guerrière (le tournoi) a déjà été remarqué par Maureen McCann Boulton qui, commentant le décalage entre le contenu de la laisse et celui du roman, rappelle que « the epic celebrates heroes engaged in real warfare, while Guillaume will excel in the mock warfare of the tournament, essentially an atheletic event[77] ». Une semblable réduction parodique se remarque aussi au moment de la performance de la laisse, lorsque le narrateur prend soin de préciser à propos de Conrad qu’« onc puis une lieue de terre/ne s’esloigna por chevauchier,/ainz se fu fez iloec saignier » (v. 1324-1326) (« Depuis ce jour, le prince, pour chevaucher, ne s’était jamais éloigné de plus d’une lieue ; il s’était fait saigner dans sa résidence, p. 151). La rime judicieuse entre chevauchier et saignier convoque le champ lexical de l’affrontement chevaleresque, dont on n’offre cependant qu’une version dérisoire et banale[78] : troquant la lance contre la lancette, le chevalier n’a plus à verser de sang au combat et il lui suffit désormais de se faire saigner dans le confort de son foyer. Ce rejet amusé de la tradition épique se laisse aussi saisir dans les nombreuses comparaisons négatives qui tournent au désavantage des protagonistes des chansons de geste les plus célèbres : Guillaume de Dole n’a rien à envier aux Normands puisqu’il vaut mieux, soutiennent le narrateur et les personnages, que le neveu de Charlemagne et que Vivien (v. 2755-2757 et 2304-2306).

Le contexte immédiat dans lequel s’insère la laisse se caractérise donc par la recherche d’effets de décalage qui sont cependant à verser au compte de la parodie plutôt que du pastiche, et qui sont appuyés par deux autres écarts de l’hypertexte : d’une part, on remarque une inadéquation, qui a d’ailleurs été abondamment commentée, entre l’oeuvre à interpréter (une chanson de geste) et l’interprétant (une jongleresse)[79] ; d’autre part, la récitation de l’extrait est précédée d’une métaphore liée au bestornement, référence qui ne surprend pas dans un roman parodique : « “Venez en, fet il, moi et vos”,/a un vallet qui ot troussee/une coute pointe enversee » (v. 1316-1318) (« “Venez avec moi”, dit Nicole à un jeune homme qui, sur sa selle, portait une courtepointe tournée à l’envers »)[80], énième métaphore qui exploite l’étymologie commune du texte et du tissu (< textus).

La lecture de Guillaume de Dole à laquelle on procède depuis plus d’un siècle tend à hausser le second roman de Jean Renart au rang de témoin historique dont la valeur documentaire a parfois surpassé celle que l’on accorde aux véritables anthologies poétiques, dont les plus anciennes remontent à la mi-xiiie siècle. Il est vrai que le collationnement des manuscrits des romans lyrico-narratifs fait ressortir d’importantes similitudes avec les chansonniers, tant sur le plan de l’ordonnancement des textes que sur celui de leur disposition dans la page. Une enquête codicologique attentive montrerait vraisemblablement que les manuscrits plus tardifs ayant conservé les « romans à chansons » se livrent à un pastiche livresque, c’est-à-dire une forme de pastiche qui s’adresse avant tout à l’oeil et qui consiste en une imitation de la mise en page des chansonniers. Les travaux d’Ardis Butterfield ont d’ailleurs déjà montré ce que doit la mise en page des manuscrits des romans de la Violette, de la Poire et du Castelain de Couci aux chansonniers contemporains[81].

Il serait d’ailleurs tout à fait possible d’appréhender de cette façon le roman de Guillaume de Dole tel que nous l’a transmis son unique manuscrit (Reg. Lat. 1725, fin xiiie siècle). Comme dans les chansonniers, les pièces lyriques s’ouvrent par une initiale et la plupart des chansons courtoises sont recopiées en style suivi (la versification est alors marquée par la ponctuation). Les marginalia tendent même à montrer que les rapports entre les chansonniers et le roman de Jean Renart tel qu’il apparaît dans le manuscrit du Vatican n’ont pas échappé au lecteur du xvie siècle (probablement Claude Fauchet), qui a noté en marge des chansons les noms de leurs auteurs. Ces rubriques marginales se retrouvent dans de nombreux chansonniers, où elles participent de ce « culte du nom[82] » qu’entretenaient déjà, par exemple, les vidas des troubadours et, plus tard, les jeux anagrammatiques et pseudonymiques auxquels se livrent Jean Renart dans l’ensemble de son oeuvre[83]. Un tel examen comparatif des « romans à chansons » et des chansonniers risquerait cependant d’insister sur les similitudes de structure et d’occulter les différences de visée : Guillaume de Dole ne participe pas uniquement d’un effort de conservation, comme l’anthologie, mais aussi d’un rejet ludique des formes littéraires concurrentes (poésie des trouvères et des troubadours, genres lyriques non courtois, chanson de geste et roman arthurien). Pour le dire autrement, le roman n’est pas au service de la mémoire ; c’est plutôt l’insertion lyrique qui sert le renouvellement de la forme romanesque.

Par le riche répertoire lyrique qu’il intègre et par l’importance qu’il accorde à la figure de l’auteur, Guillaume de Dole nous a semblé constituer un terrain favorable à la réflexion sur les conditions, dans le contexte médiéval, de l’exercice imitatif qu’est le pastiche. L’assertion ambiguë du prologue quant à la paternité des morceaux rapportés (« chacun pense que le romancier a pu lui-même composer le texte des chansons ») appelait presque naturellement une vérification. Celle-ci a d’abord consisté à cibler parmi les pièces « reproduites » celles pour lesquelles on remarque un désaccord entre la tradition manuscrite et les affirmations du narrateur de Guillaume de Dole. Cette confrontation du roman et des chansonniers a mis au jour quelques « pièces douteuses » qui, comme en avait eu l’intuition Roger Dragonetti, auraient en effet pu être « inventée[s] de toutes pièces ». Dans deux d’entre elles, les conditions du pastiche sont présentes puisque l’analyse de la chanson courtoise attribuée au trouvère hennuyer et de la laisse dite empruntée au Gerbert de Metz parvient à montrer que ces deux fragments respectent la manière de l’auteur (Gontier de Soignies) ou de « l’ensemble d’écrits » (la Geste des Lorrains) auquel le romancier dit les emprunter. Nous nous trouvons certes devant un cas de pastiche particulièrement singulier, qui repose sur un décalage entre l’identification dans un texte d’un style ou d’une manière et l’impossibilité d’en retrouver au moins un autre témoin manuscrit. Il n’en reste pas moins que l’identification sinon de tics du moins de caractéristiques stylistiques, thématiques et formelles (trop) marquées nous permet d’imaginer que nous sommes bel et bien en présence d’un pastiche. L’enquête menée sur les différents manuscrits a aussi fait ressortir des contradictions qui témoignent d’une grande désinvolture du romancier à l’égard de ses sources. Cette liberté surprend peu de la part d’un auteur médiéval ; elle n’en est pas moins à mettre au compte d’un projet romanesque qui ne vise pas seulement la conservation mais aussi l’examen critique, par le pastiche et la parodie, de traditions littéraires contemporaines : l’épopée et la poésie des trouvères, double dimension que mettait d’ailleurs déjà de l’avant le narrateur du prologue lorsqu’il annonçait « conte[r] d’armes et d’amors/et chante[r] d’ambedeus ensamble » (v. 24-25).