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Toute personne de bonne foi, un tant soit peu au courant de l’histoire de la grande région de Montréal, sait fort bien que la cause des Kanienkehakas (Agniers, Mohawks) de Kanesatake (Oka) est on ne peut plus juste. Si elle continue à paraître irrecevable pour un discours juridique qui ne fut jamais le leur, il est permis de se poser de sérieuses questions quant à la conformité des Sulpiciens du xviie siècle à leur propre légalité, dont nous sommes devenus les héritiers, et dans laquelle nous ne manquons jamais de nous draper avec de grands airs outrés chaque fois que ce dossier ressurgit.

Avant d’obtenir la seigneurie des Deux-Montagnes en 1717 et d’y transporter leur mission en 1721, les seigneurs sulpiciens de l’île de Montréal étaient parvenus à regrouper au Sault-au-Récollet les Indiens de La Montagne, où ils avaient établi une mission vers 1676[1]. Plusieurs Indiens refusaient de quitter les terres qu’ils y avaient défrichées et cultivées ; ils se souvenaient que les Sulpiciens, vers 1675, leur avaient laissé entendre qu’ils pourraient les transmettre à leurs descendants. Le curé de la paroisse de Montréal, Monsieur Souart, avait alors dit à leur capitaine Achindouané :

Je ne te refuse point des terres, je t’en donneray abondamment ie ne te les osteray point, ce sera pour toy, tes enfants et tes neveux, Sandetty (Dollier de Casson, supérieur des Sulpiciens de Montréal) viendra le printemps prochain de France, qui te dira les conditions auxquelles les terres te seront données […[2]]

Le supérieur du séminaire de Paris, Monsieur Tronson, ne voyait pas lui non plus d’un très bon oeil ce déménagement au Sault-au-Récollet, et ce en raison des coûts d’une telle opération, jusqu’à ce qu’on lui eût expliqué que sur les terres enlevées aux Indiens viendraient s’installer des colons soumis aux redevances seigneuriales. En plus d’avoir ainsi fourni aux seigneurs de Montréal une main-d’oeuvre à bon marché, ces agriculteurs indiens avaient justifié une subvention annuelle de la Cour en vue de franciser leurs enfants. Le déménagement au bord de la rivière des Prairies s’étira sur près d’une décennie, de 1696 à 1704-1705.

En 1707, nous parviennent déjà des échos de conflits entre les Sulpiciens et les Indiens rendus au Sault au sujet de l’utilisation des terres. Forts de leurs prérogatives seigneuriales, les prêtres s’opposaient à ce que les Indiens louent des bouts de champs aux colons français du voisinage. Dès 1710 ou 1712, dans l’espoir de renouveler la prouesse financière de 1696, les Sulpiciens de Montréal et de Paris multipliaient les démarches en vue de se faire concéder un autre domaine seigneurial : celui des Deux-Montagnes.

Dans les négociations relatives à la mise au point des termes de l’acte de concession, les seigneurs veillèrent à ne laisser subsister aucune ambiguïté quant à l’absence de liens juridiques entre les Indiens et la terre. C’est en s’appuyant sur cet acte que nos instances judiciaires les plus hautes débouteront au xixe et au xxe siècle les Indiens d’Oka.

La Cour de France était loin d’ignorer les dessous financiers de ce déménagement de la mission vers l’ouest. Aussi statua-t-elle que les dépenses qui en résulteraient seraient « [...] défrayées exclusivement par les Sulpiciens. Le Roi prétend que les seigneurs seront bien dédommagés du poids financier de ces charges par les profits qu’ils réaliseront sur les terres délaissées par les Indiens au Sault-au-Récollet » (Tremblay 1981 : 122).

Le gouverneur Vaudreuil avait lui aussi d’excellentes raisons de favoriser l’installation de ces Indiens domiciliés à l’embouchure de la rivière des Outaouais. Les marchands de Montréal se plaignaient depuis quelque temps à la Cour que les fourrures de l’Ouest ne se rendaient plus chez eux en aussi grand nombre. Paris avait donc averti Vaudreuil de mettre la pédale douce sur son petit commerce personnel opéré à partir de l’île aux Tourtes.

Conservant le comptoir qu’il détenait au fort Témiscamingue, il déplaça celui de l’île aux Tourtes jusqu’au fond du lac des Deux Montagnes. Où continuèrent donc d’aller les fourrures qui continuèrent à ne pas parvenir aux marchands de Montréal ? Sans doute à Albany où ceux-ci se seraient empressés de les acheminer, grâce aux Mohawks pour qui ce commerce n’avait rien d’illicite. Déjà en 1708, Leschassier, successeur de Tronson, s’étonnait auprès du missionnaire du Sault-au-Récollet que « [...] vos Sauvages ayent la liberté d’aller porter leur Pelleterie chez les Anglois, mais je crois qu’on a eu de bonnes raisons[3] ».

À Oka, en raison de l’acte de concession obtenu par les Sulpiciens, les difficultés au sujet de la terre n’avaient donc aucune raison de s’aplanir. En témoignent les pétitions présentées par les Indiens en 1781 au gouverneur Campbell, et en 1788 au surintendant et inspecteur général des Affaires indiennes, le chevalier Johnson. Dès le début de la seconde moitié du xixe siècle, le conflit prit des proportions considérables : pétitions en séries, excommunication des Indiens par l’évêque de Montréal, etc.

À partir de 1865, ceux-ci semblent avoir décidé d’exercer leurs droits territoriaux en s’adonnant ostensiblement à la coupe de bois et à l’agrandissement de leurs terres. Une pluie d’arrestations et de condamnations s’abattit alors sur eux. Et « [...] pour prouver aux Indiens qu’il en est bel et bien le propriétaire », le Séminaire de Montréal « […] vend massivement ses terres […]. Ainsi, une première municipalité s’érige et prend nom de Municipalité de l’Annonciation d’Oka, en 1875 » (Pariseau 1974 : 137). Au printemps de 1877, l’église de la mission sulpicienne brûlait. On procéda à l’arrestation d’une quinzaine d’Indiens soupçonnés d’être reliés à l’incendie. Cinq procès eurent lieu en enfilade, dont aucun ne permit d’obtenir un verdict unanime. La balance pesa le plus souvent en faveur des Indiens. Les procédures furent définitivement abandonnées.

Depuis lors, le légalisme retors à la sulpicienne a constitué la règle d’or face aux démarches répétées des Kanienkehakas de Kanesatake. La crise de 1990 était donc plus que prévisible, même avant que les projets de promoteurs immobiliers et des politiciens municipaux ne viennent souffler sur les braises de ce dossier en perpétuel état de latence. Au terme de la saga judiciaire relatée dans le présent ouvrage, le problème demeure entier. Les Kanienkehakas y ont fait montre de beaucoup de cohérence et d’une grande dignité.

En raison de sa profondeur historique et de ses conséquences difficilement réversibles, également parce qu’il concerne des gens qui, dès le xviie siècle, avaient choisi de faire un bout de chemin avec nous, le cas de Kanesatake restera longtemps l’exemple le plus embarrassant du type de rapports que nous avons établis avec les gens de ce pays. Sous le couvert d’une alliance qui nous était indispensable, les seigneurs prêtres ont machiné la plus légale des escroqueries. Mais qui parle de cette tare congénitale en ce 350e anniversaire de la fondation de Montréal ?[août 1992]