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Introduction

En 2006, 28,8% (N=8 460)[1] des Nunavummiut (habitants du Nunavut) ont déclaré avoir pour langue maternelle le français, l’anglais ou ces deux langues (Statistique Canada 2006a). Représentant moins d’un tiers de la population totale, composée à 84,0% (N=24 635) d’Inuit (ibid. 2006b), les enfants associés à ces deux minorités linguistiques sont pourtant les plus à même de bénéficier d’une scolarité dans leur langue maternelle. En effet, au sein du système scolaire général du Nunavut, l’inuktitut est la langue d’enseignement seulement jusqu’à la troisième année, les niveaux supérieurs étant dispensés en anglais. L’inuktitut et la culture inuit y sont enseignés seulement quelques heures par semaine et ce jusqu’à la fin du secondaire. Par ailleurs, la Commission scolaire francophone du Nunavut offre la possibilité aux enfants de parents francophones (ou éligibles à l’éducation en français en vertu de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés[2]) de poursuivre une scolarité en français dans le cadre d’un programme préscolaire de francisation, un programme de maternelle à temps plein ainsi qu’un programme scolaire de la première à la dixième année dispensés à l’École des Trois-Soleils[3] à Iqaluit, la capitale du Nunavut. Ce programme inclut actuellement l’enseignement de l’anglais langue seconde et de l’inuktitut en activité parascolaire seulement.

Ainsi, des quatre langues officielles du Nunavut (l’inuktitut, l’inuinnaqtun, l’anglais et le français), la langue inuit, qui est la langue de la majorité, n’est pas celle de l’enseignement. L’éducation en langue inuit reste l’un des plus grands défis du gouvernement du Nunavut. La création d’une école et d’un programme de scolarisation en français à Iqaluit en 2002, considérés comme une réussite par la minorité francophone, a contribué à mettre en relief l’absence d’un équivalent pour la langue inuit. Contrairement à l’éducation en français qui s’est appuyée sur un cadre législatif préexistant, la mise en place d’un enseignement en langue inuit a requis un long processus de révision de la législation du Nunavut en matière d’éducation, une législation héritée, comme celle des langues officielles, des Territoires du Nord-Ouest.

Ce processus a été engagé dès la création du Nunavut en 1999 pour la mise au point d’un premier projet de loi (Bill 1) qui fut abandonné en 2003. À partir de 2004, le gouvernement territorial a mené un grand nombre de consultations auprès de toutes les communautés, des administrations scolaires de district, du personnel enseignant et du grand public pour la mise au point du second projet de loi (Bill 21) qui a fait place à la présente Loi sur l’éducation. Un comité directeur co-présidé par la Nunavut Tunngavik Incorporated s’est réuni à de nombreuses reprises en 2006 et 2007 pour travailler sur ce deuxième projet de loi. Ce comité incluait également les trois organisations inuit régionales, les administrations scolaires de district, la Commission scolaire francophone, la Nunavut Teachers’ Association, la District Education Authority Coalition, la Nunavut Disabilities Society et la Nunavut Association of Municipalities (Nunavut Government 2008b). Le projet de loi a été présenté en première lecture à l’Assemblée législative du Nunavut en novembre 2007, puis il a été transmis au comité permanent de l’éducation et de la santé de cette même assemblée (comité Ajauqtiit) qui a mené les derniers débats sur la question. Il a invité les diverses organisations et associations déjà impliquées, mais aussi tout autre groupe ou individu, à lui transmettre des recommandations sous la forme de mémoires dont certains furent ensuite débattus en Chambre. La Loi sur l’éducation a finalement été approuvée en troisième lecture le 18 septembre 2008. Pendant près de 10 ans, ce processus de révision a été à l’origine de débats portant plus généralement sur des points tels que la place accordée aux valeurs sociétales inuit, les modalités d’une éducation bilingue (anglais-inuktitut), ou encore la reconnaissance des responsabilités des administrations scolaires de district et de la Commission scolaire francophone (ibid.).

En 2008, j’ai mené une enquête de terrain à Iqaluit dans le cadre de mon doctorat en Études Euro-Asiatiques (Inalco, France) et en anthropologie (Université Laval, Canada). Cette enquête avait pour objectif d’étudier les discours inuit contemporains portant sur la révision de la législation sur les langues officielles et sur l’éducation, afin d’apporter un éclairage nouveau sur les rapports entre autorité, parole et pouvoir au Nunavut. En tant qu’observatrice, j’ai constaté l’influence réciproque des défenseurs des droits linguistiques des Inuit et des Franco-Nunavois. Il était d’ailleurs clairement possible de discerner une continuité entre les débats portant sur les langues officielles et ceux portant sur l’éducation, qui ont mobilisé sensiblement les mêmes acteurs et les mêmes arguments. Le thème de l’éducation, comme celui des langues officielles, a fait émerger non seulement l’expression d’intérêts convergents, mais aussi des références aux inégalités entre l’inuktitut et le français sur le plan législatif.

Cet article s’ouvre sur une présentation de cette relation de tensions et de coopération qui constitue un aspect non officiel des récents débats et qui est pourtant très révélatrice de la réalité nunavoise. L’interaction du français, de l’anglais et de la langue inuit au sein des débats sur l’éducation observée au Nunavut n’est toutefois pas une exception au Canada. En effet, le Nunavik (Québec arctique) présente également une situation multilingue où le maintien de l’inuktitut, le multilinguisme individuel et sociétal ainsi que le trilinguisme institutionnel sont des enjeux majeurs. La seconde partie de cet article s’appuie sur l’exemple du Nunavik pour identifier les enjeux particuliers du Nunavut car, là où l’enseignement bilingue et l’inclusion de la culture et des valeurs inuit au système scolaire sont déjà une réalité pour l’un, ils en sont encore à l’état de projet pour l’autre. La mise en exergue par les Franco-Nunavois des couples mixtes franco-inuit et des droits de leurs enfants concernant la langue, la culture et le territoire inspire enfin une réflexion sur les enjeux qui sont les leurs et qui s’appuie sur l’expérience des Inuit du Nunavik.

Remarques sur la notion de «communauté linguistique»

Une réflexion sur les récents débats autour de la révision du cadre législatif sur l’éducation et les langues officielles au Nunavut appelle une discussion sur la notion de «communauté» (sous entendu «linguistique»). Telle qu’elle est utilisée dans le cadre législatif du Nunavut, elle ne permet pas d’approcher ces débats adéquatement dans un cadre scientifique. Utilisée à l’origine comme unité d’analyse en sociolinguistique (Daveluy 2007: 61), cette notion a été reprise dans le cadre législatif récemment remanié au Nunavut. En effet, la Loi sur les langues officielles promulguée en juin 2008 reconnaît trois «communautés de langue officielle» désignant les locuteurs de l’inuktitut et l’inuinnaqtun (formant la langue inuit), du français et de l’anglais. Il s’agit nommément de «la communauté de langue inuit», de «la communauté francophone» et de «la communauté anglophone»[4]. Or, si l’on en croit les sociolinguistes, cette notion de communauté linguistique est malaisée à définir car on ne sait pas vraiment si c’est le critère linguistique ou le facteur social qui devrait prédominer sachant que, dans certains cas, «il est apparu empiriquement acceptable d’assimiler communauté linguistique et identité politique, nationale, ou ethnique» (Baggioni et al. 1997: 89). Il semblerait que tel soit le cas au sein de cette nouvelle législation qui assimilerait ainsi «communauté de langue inuit» et ethnicité inuit.

Cette assimilation est soutenue par le fait qu’au cours des récents débats, ce sont bien les droits linguistiques de tous les Inuit du Nunavut qui ont été défendus par la Nunavut Tunngavik Incorporated, représentant légal des droits des Inuit acquis en vertu de leur appartenance ethnique, d’après l’Accord sur les revendications territoriales du Nunavut (AINC et TFN 1993). Ceci suggère l’existence d’une unité linguistique au sein de la «communauté de langue inuit» que l’on pourrait qualifier de «tendancielle». En effet, parmi les bénéficiaires inuit,[5] il y a non seulement des unilingues qui ne parlent que l’inuktitut, l’inuinnaqtun ou l’anglais, en raison de la pression exercée par l’anglais notamment dans l’ouest du Nunavut ou à Iqaluit (Dorais et Sammons 2002), mais il y a aussi des bilingues (inuktitut-anglais) ou encore des trilingues qui parlent en plus le français. Dans ce dernier cas, on peut penser aux enfants de couples mixtes franco-inuit résidant à Iqaluit ou aux enfants de couples mixtes anglo-inuit qui fréquentent l’école francophone de par leur statut d’ayants droit. La formulation du texte de loi ne rend pas compte du fait que la communauté francophone comprend des Inuit francophones et que la communauté anglophone comprend aussi des Inuit anglophones. La formulation de «communauté» que l’on trouve dans cette loi crée des catégories fondées uniquement sur un critère linguistique qui ne tient pas compte des particularités de chacune de ces communautés.

Au Nunavut, la «communauté francophone», qui défend les droits linguistiques des Franco-Nunavois, se reconnaît comme telle depuis 1981 et elle déclare représenter un certain nombre d’Inuit francophones. Par contre, la «communauté anglophone» citée dans le texte de la Loi sur les langues officielles en référence à la minorité de langue anglaise n’est pas organisée en structure associative à l’image de la communauté franco-nunavoise dont l’identité s’appuie sur une langue commune. Dans les faits, en dehors du cadre législatif, on ne parle pas de communauté anglophone au Nunavut. En revanche, on pourrait parler d’une «collectivité de parlants anglais» pour évoquer cette réalité anglophone, comme on parle de «collectivité de parlants français» pour décrire certaines minorités francophones (Thériault 2007: 124-125). Si l’on en croit Weber (1995: 81), la langue n’est «qu’un moyen de s’entendre et non un contenu significatif de relations sociales». En observant de plus près cette minorité anglophone, on peut trouver des signes témoignant de l’existence de relations sociales particulières dans les lieux où les anglophones se retrouvent.

Peu d’anglophones se sont exprimés publiquement dans le cadre des débats sur la langue et l’éducation. Toutefois en 2007, James Bell, rédacteur de l’hebdomadaire bilingue (anglais-inuktitut) Nunatsiaq News, habitant Iqaluit depuis plus de 30 ans, a mis un point d’honneur à sensibiliser ses lecteurs aux enjeux de ces débats par une série d’éditoriaux (Bell 2007a, b et c). En entrevue, il m’a expliqué que c’est en ayant pleinement connaissance des enjeux de la révision de la législation sur les langues officielles au Québec qu’il a pris le parti d’évoquer non seulement l’aspect émotionnel de la langue, mais aussi les risques inhérents à l’insécurité linguistique et au ressentiment, ainsi que le danger du déséquilibre que provoqueraient des mesures trop coercitives. Il s’agissait d’un message à l’intention du grand public et des décideurs inuit. Selon lui, c’est entre autres à cause de l’impact qu’auront ces lois sur les relations entre les Inuit et les non-Inuit qu’il est important d’y prêter attention (James Bell, com. pers. 2008). Mais, à l’exception d’initiatives isolées comme celle de James Bell, il y a à mon avis peu d’éléments sur lesquels s’appuyer pour parler des anglophones du Nunavut en termes de communauté, surtout si les Nunavummiut eux-mêmes ne le font pas.

Notons par ailleurs que la Loi sur l’éducation contient une section qui traite exclusivement des «droits linguistiques de la minorité francophone» (partie 13) et aucune concernant la minorité anglophone. Madeleine Redfern, inuk originaire d’Iqaluit et diplômée du programme de droit de l’Akitsiraq Law School, avait porté cette disparité à l’attention du comité Ajauqtiit en parlant d’un système à trois vitesses au sein duquel les Inuit se trouvent au niveau le plus bas (Ajauqtiit Committee 2008c: 3). Redfern avait recommandé que les droits particuliers accordés à la minorité francophone en vertu de son statut de minorité de langue officielle soient également accordés à la minorité anglophone et aux Inuit. En s’appuyant sur le projet du Nunavut et sur la création de la Charte de la langue française du Québec dans les années 1970, elle a remis en cause le fait que l’anglais soit implicitement accepté dans le texte de loi comme étant la langue de la majorité du fait qu’elle soit langue dominante, alors que les anglophones sont bien en situation minoritaire au Nunavut. Son propos était de mettre en perspective ce à quoi la majorité inuit pourrait prétendre sur le plan des droits linguistiques et de l’éducation, en rappelant que l’anglais est bien la langue d’une minorité qu’il faut reconnaître comme telle. Toutefois, cette recommandation n’a pas été suivie (Nunavut Government 2008c).

Pour les besoins de cet article, il sera fait mention de la «majorité inuit», de la «minorité francophone» et de la «minorité anglophone», désignations qui me paraissent plus appropriées pour présenter les débats dont il est question ici. Notons toutefois que dans la situation multilingue du Nunavut, l’interaction de l’appartenance ethnique et de la langue est bien plus complexe que ne le suggèrent ces trois catégories.

La minorité franco-nunavoise et ses spécificités

Du 23 au 25 avril 2008, le comité Ajauqtiit a reçu en audience spéciale certains acteurs des débats sur l’éducation qui lui avaient préalablement soumis des mémoires. Les intervenants représentaient des associations ou des organisations déjà mentionnées (sauf la Nunavut Association of Municipalities, Kivalliq et Kitikmeot Inuit Association) ainsi que l’Association des francophones du Nunavut, les administrations scolaires de district d’Iqaluit et de Salliq (Coral Harbour), ou encore Madeleine Redfern qui a participé au débat en tant qu’individu. Je m’attarderai ici sur les éléments du débat concernant l’interaction des droits linguistiques de la majorité inuit et des minorités francophones et anglophones.

Au nom de la minorité francophone, les représentants de l’Association des francophones du Nunavut (AFN) et la Commission scolaire francophone du Nunavut (CSFN) ont conjointement énoncé la situation particulière des francophones, en «double situation minoritaire au Nunavut, entre la majorité de langue inuite et la communauté anglophone dominante» (AFN 2008: 5). Prônant une égalité linguistique réelle avec la minorité anglophone en s’appuyant sur les conclusions de la Cour suprême du Canada (2001) dans l’Arrêt Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard, les représentants de la communauté francophone ont clairement signifié que leur communauté ne saurait être mise sur le même plan que la minorité anglophone qualifiée de «dominante». Concrètement, cette référence à la notion d’égalité réelle (par opposition à égalité formelle) vise à rappeler à l’État ses obligations envers les minorités de langue officielle en vertu de la Charte comprenant l’application d’un traitement particulier le cas échéant «afin d’assurer un niveau d’éducation équivalent à celui de la majorité de langue officielle» (ibid.: 9).

Comme le précisait Bell (2007d) suite à une audience tenue le 19 octobre 2007 concernant la législation sur les langues officielles, l’AFN et la CSFN avaient rappelé aux députés l’existence d’une «culture franco-nunavoise», dont la légitimité était renouvelée par la proportion significative (40%, N=20) d’élèves du programme d’éducation en langue française ayant le statut de bénéficiaires en vertu de l’Accord sur les revendications territoriales du Nunavut. En 2008, le mémoire des francophones sur le projet de loi 21 invoquait le cadre interprétatif que l’Arrêt Mahé (Cour suprême du Canada 1990) avait fourni pour l’article 23 de la Charte et qui soulignait le droit des minorités linguistiques de langue officielle à l’instruction dans leur langue en vertu du lien entre langue et culture. En faisant référence dans ce même document à la culture des francophones du Nunavut, à l’aide cette fois de l’expression «culture franco-nunavummiut», les représentants des francophones insistaient sur l’enracinement des Franco-Nunavois dans le territoire, ainsi que sur leur lien avec la langue inuit (le morphème -miut est un pluriel qui signifie «habitant de» en langue inuit).

Au-delà des considérations d’ordre financier liées à une potentielle reconnaissance des besoins particuliers de cette minorité francophone, qui ont été soulevées par le député James Arvaluk, notons que les francophones n’ont pas choisi leur présence historique sur le territoire comme point d’ancrage de leur culture. À l’instar des francophones des Territoires du Nord-Ouest (les Franco-Ténois), ils auraient pu s’appuyer sur leur enracinement historique (Lavigne 2004: 61) et faire valoir au XXe siècle la présence des marchands français, des missionnaires, des explorateurs, des employés du gouvernement fédéral ou de la compagnie de télécommunications Bell dans la région. Les francophones du Nunavut se trouvent dans une situation assez similaire à celle des Franco-Ténois qui ne peuvent «compter sur une ascendance établie pour expliquer la continuité de leur présence sur le territoire» (ibid.: 67). Selon un profil récemment établi, les Franco-Nunavois sont majoritairement nés dans une autre province, d’âge adulte, de sexe masculin, résident temporairement au Nunavut et travaillent dans le secteur des services tels que la construction, les transports, le commerce et l’administration publique (FCFA 2000). Dans les faits, les Franco-Nunavois et leurs représentants ont été les seuls à faire officiellement référence à cette «culture franco-nunavoise» ou «culture franco-nunavummiut», ou encore à évoquer ce qui apparaît comme leur identité culturelle propre, une construction sociale qui leur permet de définir les relations qu’ils entretiennent avec les autres communautés du Nunavut et du Canada. Outre l’expérience de la vie sur le territoire, le discours des francophones et plus largement les débats sur la révision du cadre législatif portant sur les langues officielles et l’éducation au Nunavut laissent entrevoir des aspects jusque-là peu connus de la spécificité franco-nunavoise.

Pour en revenir aux débats, notons la déclaration suivante issue du mémoire de l’AFN qui révèle la complexité des relations entre la majorité inuit et la minorité francophone:

Si nous sympathisons avec la majorité inuite, et avec sa volonté d’offrir la meilleure éducation qui soit en langue inuit, nous persistons à n’exiger rien de moins que le respect absolu de nos droits constitutionnels. Nous sommes toutefois fermement convaincus que notre communauté minoritaire ne pourra s’épanouir que dans une majorité inuite épanouie.

AFN 2008: 5

Cette citation présente l’essence de la relation de tensions et de coopération qui lie la minorité francophone et la majorité inuit. Elle indique que les francophones se dissocient de la majorité inuit pour faire porter le débat sur le plan constitutionnel, là où ils ont acquis des droits à l’éducation dans leur langue en vertu de son statut de langue officielle. De plus, selon Daniel Cuerrier, directeur général de l’AFN, que j’ai rencontré en entrevue, la structure associative qui représente les francophones sur le plan législatif est consciente des limites de ses moyens, comparativement aux organisations inuit telles que la Nunavut Tunngavik ou encore l’association régionale Qikiqtani Inuit Association, pour mener des combats de longue haleine portant sur les droits linguistiques. Pourtant, il n’échappe pas aux Inuit que la minorité francophone bénéficie de l’expérience d’un large réseau associatif de minorités francophones qui a développé une expertise en matière de droits linguistiques des minorités, comme les Franco-Ténois qui évoluent dans un contexte assez similaire. En 2001, la Fédération Franco-TéNOise a porté à l’attention de la Cour suprême des Territoires du Nord-Ouest le fait que le gouvernement territorial contrevenait à l’article 5 de sa propre Loi sur les langues officielles quant au respect de l’égalité réelle entre la minorité francophone et la majorité anglophone, y compris sur la question de l’accès aux services en français. En 2006, le Juge Moreau de la Cour suprême a déclaré que le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest contrevenait effectivement aux droits linguistiques de sa population francophone, jugement qui fut confirmé en 2008. Daniel Lamoureux, ancien directeur général de Fédération Franco-TéNOise a d’ailleurs été directement associé à l’élaboration du mémoire des Franco-Nunavois soumis au comité Ajauqtiit.

De par la protection que leur confèrent leurs droits constitutionnels, et l’aboutissement d’années d’efforts pour obtenir un programme en français, ces mêmes francophones sont considérés comme une minorité privilégiée par rapport aux Inuit. Le taux de présence obtenu par l’École des Trois-Soleils d’Iqaluit, qui est de 100%, et le fort taux de réussite des élèves en font un programme envié qui, entre la construction de l’école en 2001 et le vote de la nouvelle législation sur les langues officielles en 2008, a rappelé aux Inuit à quel point leur argumentation était faible en l’absence de lois constitutionnelles préexistantes sur lesquelles s’appuyer. À titre de comparaison, la minorité anglophone a, par défaut, accès à une éducation dans sa langue sur tout le territoire, et ceci jusqu’à la fin du secondaire.

Toutefois, depuis septembre 2008, les Nunavummiut attendent la mise en place du système d’éducation bilingue approuvé au cours d’un vote à l’assemblé législative du Nunavut. Le Ministère de l’Éducation prévoit trois modèles d’enseignement bilingue adaptés aux besoins particuliers des communautés (Nunavut Government 2008a). Le modèle «Early Immersion» cible les communautés où la langue locale, l’inuinnaqtun, a perdu un nombre significatif de locuteurs, comme à Kugluktuk (Qurluqtuq) et Cambridge Bay (Iqaluktuuttiaq). Le second modèle, «Qulliq», cible les communautés où l’inuktitut prévaut en tant que langue maternelle. Le troisième modèle, «Dual Language», quant à lui, cible des communautés telles que celle d’Iqaluit et de Rankin Inlet (Kangiqliniq). Les élèves recevront les cours fondamentaux dans leur langue maternelle (l’inuktitut ou l’anglais) et apprendront l’autre en tant que langue seconde. Par ailleurs, afin de concrétiser l’inclusion de la culture et des valeurs inuit aux fondements mêmes du programme scolaire, il est prévu que des aînés soient associés à des groupes de travail spécifiques dont les résultats (curriculum, principes et valeurs identifiés) soient partagés dans le cadre d’un effort de communication. D’ici là, les Nunavummiut continueront à bénéficier d’une éducation offerte complètement en langue anglaise à partir de la troisième année.

Bien que les francophones se dissocient ainsi des Inuit, le mémoire de l’AFN indique toutefois un intérêt pour l’épanouissement de la majorité inuit, y compris en ce qui concerne la langue. Ce soutien apporté par les francophones aux Inuit et la reconnaissance de ceux-ci, qui pourraient ne relever que du discours, ont été confirmés par Navarana Beveridge, analyste politique pour la Nunavut Tunngavik. En entrevue, elle m’a déclaré: «Les Francophones ont été de notre côté. Ils nous ont d’ailleurs beaucoup aidé […] Et quand nous avons présenté des arguments ou positions, ils ont presque toujours été de notre côté, […] étant les premiers de toutes les organisations à dire, ‘Oui, nous supportons le point de vue des Inuit’» (Beveridge, com. pers. 2009, ma traduction). De plus, selon une consultation des parents d’élèves de l’école des Trois-Soleils, passée inaperçue au cours des débats, la moitié des répondants a pris position en faveur de l’apprentissage de la langue inuit, langue seconde, à l’École des Trois-Soleils. Cette consultation menée en 2007 par la Commission scolaire francophone montre une prise de position claire de la part de nombreux parents pour une meilleure intégration de leurs enfants à la société nunavoise (CSFN 2007).

Du fait qu’il existe peu de données relevant de l’anthropologie ou de la sociologie sur les Franco-Nunavois et leur culture, et encore moins sur les enfants issus de couples mixtes franco-inuit au Nunavut, on ne saurait évaluer jusqu’à quel point le fait qu’aujourd’hui 40% des enfants qui fréquentent l’école francophone d’Iqaluit soient d’ascendance inuit a pu influer sur la prise de position des francophones sur le plan du débat législatif. Ceci dit, la volonté de coopération des francophones envers les Inuit est avérée malgré certaines divergences liées, comme nous l’avons vu, à des inégalités préexistantes concernant les droits linguistiques des uns et des autres.

La stratégie inuit influencée par les francophones

Les représentants de la majorité inuit qui ont défendu les droits linguistiques des Inuit au cours des débats sur les langues officielles et sur l’éducation étaient très au fait des droits spécifiques de la minorité francophone et des luttes menées au Québec de 1960 à 1976 pour la primauté du français, qui ont abouti en 1977 à la création de la Charte de la langue française (ou Loi 101). Navarana Beveridge (com. pers. 2008) y a fait ouvertement référence:

Nous voulions utiliser ce que les francophones du Canada avaient obtenu comme un bon exemple de l’exercice de droits linguistiques […] Il s’agit d’un effort pour éliminer toute discrimination contre des locuteurs unilingues de l’inuktitut, ce que vise un nombre de dispositions de la Charte du Québec concernant la langue au travail, parce que présentement, l’inuktitut est considéré seulement comme un «avantage» [au Nunavut] […] et nous voulons changer cet état de fait.

Cette référence aux luttes menées au Québec, de la part de représentants inuit, est en partie fondée sur des similitudes qu’ils constatent entre la situation des Inuit du Nunavut et celle des Québécois d’avant la Révolution tranquille en termes de lutte de pouvoirs portant sur les droits linguistiques. Dans les deux cas, la langue officiellement dominante (l’anglais) n’est pas celle de la majorité (française pour le Québec et inuit pour le Nunavut) et le peu d’instruction de cette majorité fait obstacle à toute amélioration. En abordant la question de l’implication de la population inuit pour les questions concernant leurs droits linguistiques, Madeleine Redfern (com. pers. 2008) a comparé le mémoire des francophones à celui de la Nunavut Tunngavik: «Il est bien plus sophistiqué et précis parce que les [francophones] comprennent mieux leurs droits linguistiques. Ils ont plus d’éducation, s’impliquent plus et ont l’avantage de tous les cas linguistiques à travers le pays» (ma traduction).

Redfern marque toutefois une distinction entre les luttes pour la primauté du français au Québec et l’historique des luttes juridiques menées par la suite par les minorités francophones hors-Québec, comme le jugement franco-ténois de 2006 auquel elle, ainsi que la Nunavut Tunngavik, ont fait référence dans leurs mémoires, à la section 27(2) du projet de loi sur les langues officielles. Mentionner ce jugement permet de rappeler que le gouvernement du Nunavut sera certainement le premier à enfreindre la loi qu’il aura lui-même instaurée et que, par conséquent, des précautions doivent être intégrées au texte de loi afin qu’une telle infraction soit condamnée adéquatement (Redfern 2007: 2). Seuls Redfern et les représentants de la communauté francophone ont insisté sur l’importance de mettre en place des mesures coercitives financières et sur la nécessité de leur utilisation pour renforcer l’application de la Loi sur les langues officielles. Redfern a pour cela désigné le Commissariat aux langues comme bénéficiaire, lui donnant ainsi davantage de moyens pour engager des poursuites pénales. De leur côté, les francophones ont désigné comme bénéficiaire la communauté pénalisée. Redfern (com. pers. 2008) a opté pour la coercition comme stratégie pour faire respecter les droits linguistiques car celle-ci a démontré son efficacité au Québec. Elle considère aussi les francophones comme étant mieux informés de leurs droits linguistiques que les Inuit, pour qui le fait de déposer une plainte auprès du Commissaire aux langues serait difficilement envisageable pour des raisons qui trouvent leurs racines dans leur culture, leur histoire et leurs capacités financières, et qui affectent leur propension à intervenir.

Le contenu des mémoires soumis lors de la révision du cadre législatif du Nunavut concernant les langues officielles et l’éducation, ainsi que mes entrevues, tendent à confirmer l’existence d’une influence réciproque entre la majorité inuit et la minorité francophone qui leur a permis de trouver des appuis pour soutenir leurs causes respectives. Cette relation repose sur des intérêts communs, comme la volonté de réduire par la voie législative la prééminence de l’anglais, très ancrée dans les pratiques langagières quotidiennes et dans le fonctionnement des institutions (Dorais 2006).

L’expérience du Nunavik pour penser les défis à venir

Comme Donna Patrick (1999) l’a démontré, les évènements qui se sont produits au nord du Québec depuis les années 1960 ont montré la faisabilité de l’éducation bilingue en langue autochtone. Le fait que les Inuit du Nunavut aient, après 10 ans de consultations et de débats, opté pour l’éducation bilingue anglais-inuktitut (mis à part les francophones), démontre bien qu’ils croient en ce projet. Alors que le bilinguisme anglais-inuktitut au Nunavut, qu’il soit institutionnalisé ou non, est un thème qui a attiré l’attention des linguistes, le statut du français et son avenir ne sont quant à eux évoqués que dans les réseaux des minorités francophones. Dans le cas particulier des jeunes Inuit bénéficiant du programme de français à Iqaluit, il s’agit là d’un aspect important, de même que l’inclusion concrète des valeurs inuit dans leur école, et qui tient pour l’instant du discours. Or l’expérience des Nunavimmiut (habitants du Nunavik) pourrait se révéler utile pour appréhender ces deux aspects et ouvrir des pistes de réflexion. L’histoire de l’enseignement au Nunavut et au Nunavik est similaire jusqu’au début des années 1960. Dans un récent article sur la scolarisation des Inuit au Nunavik, Michèle Daveluy (2008) expose l’histoire de la scolarisation en milieu nordique, mais surtout dans la région qui est aujourd’hui le Nunavik. Les faits saillants présentés ici nous serviront de base de comparaison pour discuter des enjeux présents du Nunavut.

L’éducation formelle fut à l’origine dispensée en langue inuit par les missionnaires anglicans et catholiques (Patrick et Shearwood 1999: 250). Puis, à la suite d’une décision de la Cour suprême en 1923, le gouvernement fédéral commença à prendre en charge les Inuit et leur éducation. L’anglais devint alors la langue de l’enseignement car il était considéré comme essentiel pour acquérir les aptitudes nécessaires pour entrer dans la modernité (ibid.). En 1964, l’éducation dans le nord du Québec s’ouvrit à l’enseignement en langue française avec la création de la Délégation générale du Nouveau-Québec puis de la Commission scolaire du Nouveau-Québec, fondée en 1970. Celle-ci a supervisé la construction d’une école provinciale dans chacun des villages (Dorais 1979: 73). À partir de ce moment, les Inuit de cette région purent choisir l’enseignement en anglais ou en français pour leurs enfants, à partir de la troisième année, et en inuktitut dans les petites classes avec le service de traducteurs.

Daveluy (2008) s’appuie sur un texte de Dorais (1979) pour rappeler que la méfiance des parents envers le gouvernement du Québec a contribué à grossir les bancs de l’école fédérale. Elle conclut: «dans les années 1970, l’anglais est devenu la langue de communication privilégiée dans le nord du Québec, et ce au détriment de l’inuttitut», créant ainsi un fossé linguistique et culturel entre les aînés inuit unilingues et les jeunes (Daveluy 2008: 102). Dans le cadre de ce que Daveluy (2005) appelle la «paix linguistique de 1977», le Québec n’a pas imposé aux Inuit (ni aux Cris) le français[0] qui était pourtant devenu la [0]langue officielle. Ils ont encore aujourd’hui le choix de l’éducation en anglais ou en français. Depuis 1978, soit trois ans après la signature de la Convention de la baie James et du Nord Québécois, les Inuit (ainsi que les Cris puis les Naskapis) du Québec arctique ont pris le contrôle de leur système scolaire. En tant qu’institution publique, la Commission scolaire Kativik a des responsabilités envers tous les habitants du Nunavik, principalement les Inuit. Elle présente selon Daveluy une forme institutionnalisée de trilinguisme puisqu’elle développe des programmes en français, en anglais et en inuktitut (ce dernier étant la langue d’enseignement première).

Comme nous l’avons vu plus haut, l’anglais est encore la langue d’instruction au Nunavut. Avant la création du territoire du Nunavut en 1999, plusieurs initiatives ont été engagées par le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest pour penser un système scolaire adapté aux besoins des Inuit. Un rapport paru en 1982 avait soulevé la nécessité de créer des programmes en inuktitut et de faire appel à des enseignants locaux tout en préconisant un ancrage de l’éducation dans l’expérience de la vie dans l’Arctique (NWT 1982: 83, 100-101). La responsabilité des parents pour soutenir les enfants dans l’apprentissage de leur langue à l’école y était aussi mentionnée (ibid.: 92-93). Une autre initiative menée en 1996 était une tentative d’adapter l’enseignement aux besoins particuliers des Inuit (NWT Government 1996). Malgré ces initiatives, aucun curriculum scolaire en inuktitut n’a encore été offert aux enfants du Nunavut. Les ayants droit francophones ont pour leur part obtenu en 1993-1994 un programme de la première à la septième année en français, puis jusqu’à la neuvième année en 2002 à l’École des Trois-Soleils, l’anglais étant enseigné en langue seconde.

Bien que le français soit plus prévalent dans la situation multilingue du Nunavik qu’au Nunavut, la question de son statut se pose à cause du prestige de l’anglais, notamment pour trouver un emploi dans le Nord. Or Daveluy (2008) a émis l’hypothèse selon laquelle l’attitude des élèves inuit à l’égard du français au Nunavik conditionnerait le statut du français dans la région, au vu de leur poids démographique. En s’appuyant sur l’exemple des anglophones bilingues (ibid. 2005) et des francophones du reste du Canada (Heller 1994; 1998), elle évoque la probabilité qu’ils souhaitent mettre à profit leur aptitudes linguistiques et «capitaliser sur leur propres investissements plutôt que d’abandonner une langue qui figure déjà à leur répertoire» (Daveluy 2008: 95). Dans le cas des Inuit du Nunavut qui ont suivi une scolarité en français, l’hypothèse de Daveluy paraît encore plus pertinente car ils pourront potentiellement se prévaloir des emplois liés aux services offerts aux francophones, mais aussi de ceux des diverses agences du gouvernement fédéral, à l’école des Trois-Soleils ou encore à l’AFN. Si la «triple allégeance» des jeunes Inuit du Nunavik envers l’inuktitut, le français et l’anglais peut se transférer aux jeunes franco-inuit vivant à Iqaluit, leur maîtrise de deux ou trois langues officielles leur facilitera certainement l’accès au marché de l’emploi au Nunavut. Par ailleurs, l’enseignement du français à Iqaluit est confronté à un problème que connaît bien le Nunavik: la courte durée de la présence des enseignants venus du Sud qui induit un manque de continuité (ibid.: 108). En effet, les programmes de la Commission scolaire francophone sont toujours issus de l’Alberta et du Consortium de l’ouest et du nord. Si des diplômés inuit de ce programme y deviennent à leur tour des enseignants, cela pourrait entraîner au fil du temps une mutation de l’enseignement du français au Nunavut, permettant ainsi de l’ancrer davantage dans l’expérience particulière des Nunavummiut.

À l’heure actuelle, les Nunavummiut attendent toujours la mise en place de politiques mettant en valeur l’Inuit Qaujimajatuqangit (savoirs traditionnels) au sein du gouvernement (Dorais 2006: 57). En tant qu’idéologie, l’Inuit Qaujimajatuqangit permettrait aux élites inuit de remodeler les valeurs et les pratiques qui prédominent dans les institutions-clés telles que l’emploi au sein du gouvernement et le secteur de l’éducation (Tomiak 2003: 109). Dans la Loi sur l’éducation approuvée en 2008, il a bien été prévu que l’Inuit Qaujimajatuqangit et certaines valeurs sociétales inuit soient inclus dans le cadre scolaire visant tous les habitants du Nunavut, y compris la minorité francophone. «L’administration scolaire de district veille à ce que le programme scolaire soit fondé sur les valeurs sociétales des Inuit, les principes et concepts des Inuit Qaujimajatuqangit et le respect de l’identité culturelle inuit» (Nunavut Government 2008c: partie 3 7.3). Au cours des débats qui ont précédé le vote de cette loi, la Nunavut Tunngavik avait critiqué le projet de loi qui n’obligeait pas directement le gouvernement du Nunavut à faire valoir l’inclusion de la culture, du mode de vie et des principes inuit au sein du système scolaire (Ajauqtiit Committee 2008a: 75). Or les francophones s’étaient au même moment positionnés en faveur de cette inclusion dans leur mémoire présenté à l’assemblée, invoquant les objectifs de l’article 23 de la Charte et la nécessité de tenir compte du contexte du territoire où cet article est appliqué (AFN 2008 : 32). Cette requête constitue une indication importante de l’orientation que les Franco-Nunavois souhaitent donner à la «culture franco-nunavummiut», c’est-à-dire l’impact attendu de l’application de l’InuitQaujimajatuqangit sur cette dernière[6]. Se situant au niveau du discours, cette demande marque une ouverture, une volonté d’influer sur la relation entre l’école et ce qui l’entoure: les Nunavummiut et leur territoire. Si, sur le plan du discours législatif, la minorité francophone affiche cette position, on peut vraisemblablement s’attendre à ce qu’elle soit confrontée à certaines difficultés au moment de l’application concrète de ces valeurs et de ces savoirs au programme scolaire en français, difficultés qui seront certainement similaires à celles rencontrées par les Nunavimmiut.

Selon Céline Petit (2003: 208), le cas du Nunavik montre qu’il faut aller voir au-delà de la distinction entre l’éducation formelle des non-Inuit et l’éducation informelle des Inuit; elle parle de syncrétisme: «la scolarisation, c’est une parole directive et normative qui semble se substituer à des mécanismes de socialisation empreints d’une logique d’innovation et orientés vers le développement de l’autonomie individuelle». Daveluy (2008: 112) considère pour sa part dans le cas du Nunavik que c’est cette «logique d’innovation qui soutient les Inuit dans leur quête pour l’établissement d’un système d’éducation à leur mesure». Malgré les obstacles, on a pu constater avec le temps au Nunavik que le bilinguisme a contribué à promouvoir, en plus du maintien de la langue, les relations entre l’école et la communauté (Patrick 1999: 259).

Si la consultation des parents d’élèves de l’école francophone déjà mentionnée a montré un intérêt de la part de la moitié des parents d’élèves qui ont participé au sondage pour l’enseignement de l’inuktitut enseigné en tant que langue seconde, il n’a jamais été question d’un enseignement bilingue. Ainsi, en n’optant pas pour un enseignement bilingue français-inuktitut, l’enseignement de la langue et de la culture inuit, s’ils sont un jour enseignés à l’école francophone, le seront comme des sujets d’étude, tel que cela se fait actuellement dans le système scolaire général au Nunavut. Selon une étude menée par Ian Martin, les élèves sont démotivés du fait de la mauvaise qualité de ces cours et du peu d’importance accordée à la langue inuit (Martin 2000: 91). En plus des défis liés à l’enseignement des valeurs culturelles francophones en milieu minoritaire (Baril 1992: 14), la CSFN devra trouver des moyens qui lui soient propres pour intégrer la culture inuit dans un programme de qualité. Cela lui permettrait de concrétiser l’inclusion de ces valeurs qu’elle associe au développement de la culture franco-nunavummiut. Contrairement aux Franco-manitobains qui, comme le propose Baril (1994: 15), sont amenés à «identifier quels seraient les éléments qui resteraient si nous enlevions tous ceux que nous avons en commun avec la culture majoritaire», les Franco-Nunavois seront davantage amenés à trouver des points d’ancrage entre les valeurs culturelles francophones et inuit, si l’on en croit l’ouverture affichée au cours des débats. Pour cela, le territoire pourrait être envisagé comme un pivot. Dans son analyse d’une tentative précédente d’inclure les valeurs inuit au système scolaire général (NWT 1996), Aylward (2006) a démontré l’importance de l’espace, et plus particulièrement des relations et des réalités qui y sont construites socialement. Selon elle, l’espace forme une dynamique continue qui relie en profondeur la vie quotidienne des enseignants et des élèves (ibid.: 177).

Compte tenu de similitudes avérées, l’expérience des Nunavimmiut et de la Commission scolaire Kativik pourrait certainement être utile aux francophones, de même qu’un programme de rapprochement des jeunes Franco-Nunavois avec les jeunes Nunavimmiut francophones. Après tout, les élèves de l’école des Trois-Soleils, qu’ils soient Inuit ou non, ont en commun non seulement la langue française, mais aussi l’expérience de la vie dans l’Arctique et dans un environnement multilingue. On pourrait aussi chercher à savoir si d’autres jeunes inuit francophones vivent des expériences similaires ailleurs au Canada, que ce soit dans le nord (dans les territoires du Nord-Ouest ou à Happy Valley-Goose Bay au Labrador) ou encore dans des villes du sud, par exemple à Montréal.

Conclusion

En mettant en lumière l’influence qu’exercent mutuellement les uns sur les autres les représentants de la majorité inuit et de la minorité francophone du Nunavut au cours des récents débats, cet article a dressé le portrait d’une relation qui associe tensions et coopération, mais qui, au final, se révèle positive pour chacune des parties. D’autre part, il a mis en exergue la demande de reconnaissance de la «culture franco-nunavummiut» par le gouvernement du Nunavut au travers de sa législation qui appelle des recherches plus approfondies sur cette culture, mais aussi sur cette population de jeunes inuit qui fréquentent l’école des Trois-Soleils à Iqaluit.

Le propos de cet article étant de mettre l’accent sur l’interaction des discours de la majorité inuit et de la minorité francophone, j’ai soulevé l’idée que dans cette interaction, la communauté franco-nunavoise a tenté de présenter certains aspects de cette «culture franco-nunavummiut» qui s’appuie entre autres sur la mise au jour d’une particularité démographique: les nombreux mariages mixtes et la proportion significative de jeunes inuit qui fréquentent l’école francophone. L’identité étant «un phénomène dynamique, un bricolage relationnel, une construction en perpétuel mouvement apte à se transformer selon les aléas de son environnement» (Dorais 2004: 10), il est possible qu’avec la reconnaissance des jeunes franco-inuit et de leurs droits au sein des débats sur l’éducation et les langues officielles, l’identité collective des Franco-Nunavois se soit transformée ou se soit du moins présentée sous une forme plus précise à cette occasion.

À l’image des recherches menées par Monica Heller (2004) sur la francité réimaginée dans un centre communautaire franco-ontarien, on pourrait tenter de répondre à la question suivante: les déclarations des représentants des francophones au sein des récents débats ont-elles contribué à la construction de la culture «franco-nunavummiut» par la voie communicative, permettant ainsi aux acteurs sociaux francophones de définir leur vision du monde et de faire émerger un discours dominant? Si tel était le cas, les porte-parole seraient à l’origine de la production des idées sur lesquelles se fonde aujourd’hui la communauté francophone du Nunavut. En vérifiant la pertinence de cette construction auprès des Franco-Nunavois, il faudrait aussi évaluer leur sentiment d’appartenance à la communauté francophone ainsi que leur disposition à soutenir l’inclusion des valeurs inuit au sein de l’école francophone. Malgré l’intérêt de nombreux parents d’élèves pour l’enseignement de l’inuktitut, langue seconde, il s’agit d’un défi de taille, sachant que cette population franco-nunavoise dans sa grande majorité est installée au Nunavut de façon temporaire. Dans ce contexte, le choix des jeunes inuit qui fréquentent l’école francophone et de leurs parents de soutenir ou non cette inclusion sera déterminant.