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Les dictionnaires ont une personnalité. Ils sont le fruit d’unecollaboration, et leurs auteurs ne peuvent manquer d’offrir à l’occasion unaperçu des relations sociales qui leur ont permis de voir le jour. Une entréefort intrigante figure ainsi dans le dictionnaire de Nehirawewin, rédigé au xviie siècle par le missionnaire jésuite Antoine Silvy [2] : « ni nata8chiban… je vais chasser aux canards,ridendo hoc dicunt [ils disent cela en riant] [3]. » Nous en sommes réduits à imaginer ce qui peutavoir donné lieu à une telle entrée : Silvy regarde les chasseurs debout devantlui. L’un d’eux dit « Ni nata8chiban… ». Les autres se mettent à rire ; ils s’envont… Plus tard en rédigeant ou, peut-être, en recopiant son Dictionnaire, Silvy entre le termecorrespondant au syntagme « chasser aux canards », s’arrête un moment, puisajoute « ridendo hoc dicunt [4] ». La question quitracasse l’historien, et qui peut avoir échappé à Silvy lui-même, est : pourquoiont-ils ri ? Qu’y a-t-il de si drôle à propos de la chasse au canard ? PourquoiSilvy passe-t-il au latin ?

Au delà de ces questions apparemment obscures, cette entrée nous rappelleopportunément que le dialogue entre les missionnaires jésuites et leurs hôtesamérindiens ne se déroulait que rarement en français. Quoique les Jésuites aientpu écrire en français afin de promouvoir leur oeuvre missionnaire dans la mèrepatrie, ils accomplissaient leur travail quotidien en langue amérindienne oudans le latin de l’Église catholique romaine. Les écrits témoignant de laprésence des Jésuites français en Amérique du Nord expriment une telle divisionlinguistique du travail : les manuscrits destinés à l’oeuvre missionnaire auquotidien et intimement liés à celle-ci étaient le plus souvent rédigés enlangues amérindiennes et en latin [5]. Toutes les conséquences qu’entraîne ce simple fait n’onttoujours pas été mesurées par la plupart des historiens de la rencontre entreJésuites et Amérindiens en Amérique du Nord au xviie siècle : toutes les langues et toutes les sources ne sevalent peut-être pas quant à leur capacité à refléter la réalité historique dela mission [6].

Les historiens ont à travailler davantage pour parvenir à apprécier lasignification de la différenciation linguistique en fonction de laquelles’organise le corpus des sourcesrelatives aux missions jésuites françaises. Cette démarche implique qu’il faillese demander pourquoi et comment les auteurs d’un manuscrit particulier ontchoisi d’utiliser telle ou telle langue, et de quelle manière nous devonsinterpréter cette source dans son contexte historique. Parce que le choix d’unelangue est toujours lié directement à un certain objectif ou à un certainbesoin, et est de surcroît déterminé par la pratique d’un certain milieu social,la question de la langue privilégiée par chaque texte source doit être prise enconsidération. Autrement dit, il n’aurait guère été utile d’écrire une Relation en huron ou en algonquin, et uncatéchisme ou un hymne en français n’aurait servi à personne dans le cadre de lamission auprès des Nehiraw-Iriniw. Ence sens, dans un texte source, les variations dans le choix de la langue sontanalogues aux registres linguistiques d’une langue parlée [7]. Tenus d’écrire pour des publicsdifférents, qu’il s’agisse des populations visées par la mission, des autresmembres de la Compagnie de Jésus ou encore des autres colons français, lesmissionnaires jésuites choisissaient avec soin la langue adoptée, mettant àprofit un répertoire linguistique varié. Cependant, les historiens n’ont guèrefait usage des sources écrites dans d’autres langues que le français [8]. Voilà qui peut êtreproblématique, surtout si la langue qu’adopte un manuscrit est bel et bien liéeà l’emploi de celui-ci en regard de certains registres que commande un contextesocial particulier et qui, dès lors, seront peut-être sous-représentés dansl’analyse historique des missions jésuites.

Tentons un instant de tirer parti de l’indice offert par Silvy pour voircomment une discussion sur la chasse au canard peut mettre en évidence le rôleque jouent, dans les sources jésuites, les registres linguistiques. Les oiseauxaquatiques et, plus généralement, la connaissance qu’en ont les Amérindiens sontdes sujets à peine traités dans les Relations des Jésuites. Les dictionnaires jésuites de nehirawewin, cependant, signalent l’existencede conversations étendues au sujet des oiseaux du Nehiraw-Iriniw Ascî [9]. L’apprentissage effectif du nehirawewin nécessitait, en effet, uneinterrogation profonde de tous les aspects du Nehiraw-Iriniw ayihtiwin et, par conséquent, la prise en comptede la faune, de la flore, bref, de l’environnement où s’épanouissait cetteculture [10].Surtout, le consentement et la participation active des Nehiraw-Iriniw constituaient une nécessitéabsolue dans le processus d’acquisition du langage par les missionnaires [11]. Cette collaboration,voire cette complicité explique peut-être que, dans les dictionnaires nehirawewin, les entrées concernant lesoiseaux soient plus longues et plus finement détaillées que dans les écritsnarratifs rédigés en français. Il ne s’agit pas là d’un hasard car, àl’évidence, les Jésuites ne jugèrent pas utile d’inclure la présentationcirconstanciée d’un savoir amérindien dans leurs rapports destinés à la mèrepatrie. Ainsi le vocabulaire concernant les oiseaux figurant dans lesdictionnaires témoigne-t-il de l’importance d’aller au-delà des matériaux tirésdes sources en langue française : c’est même dans les manuscrits en langueamérindienne que se distinguent au mieux certaines particularités de larencontre entre missionnaires et Amérindiens.

Outre la diversité linguistique qui caractérise les sources jésuites, toutporte enfin à croire que les historiens devraient reconnaître davantaged’autonomie au monde Nehiraw-Iriniw auxxviie et xviiie siècles. Contrairement aux Relations, dans lesquelles les disciples d’Ignace de Loyolaprésentaient avec assurance ce dont ils étaient certains ou, du moins, ce dontils souhaitaient paraître certains, les dictionnaires dévoilent régulièrementles limites de leur connaissance de la langue et de la culture amérindiennes. Lareconnaissance de ces limites, que rappellent les témoignages linguistiques,permettrait sans doute d’éviter la tentation d’opposer trop facilement, sousforme de dichotomies simplistes, la culture, le savoir et la pensée desautochtones à ceux des Européens. Le danger d’écrire une histoire qui ne seraitrien d’autre qu’une entreprise de déconstruction extensive des textes narratifseuro-américains tient d’ailleurs au fait que le récit de la rencontre resteraittoujours une représentation orientée et commandée par le regard euro-américain.Or, le rôle joué par les Amérindiens dans la manière dont ont été fixés lestermes de la rencontre et, par conséquent, dans la production subséquente d’untexte est trop souvent négligé. La curieuse remarque citée plus haut nousrappelle cependant que cette rencontre entre Jésuites français et Nehiraw-Iriniw avait lieu au Nehiraw-Iriniw Ascî, que les Nehiraw-Iriniw dépassaient en nombre leslocuteurs français dans ces territoires et qu’échapper à la supervision desFrançais n’était jamais difficile. Les Jésuites français oeuvraient au sein d’ununivers dont ils ne comprenaient qu’en partie l’organisation et la logique,univers qui ne s’ouvrait d’ailleurs à eux qu’à la faveur d’une étude assidue dela langue et de la culture amérindiennes. Des Jésuites tel Antoine Silvypouvaient nommer des oiseaux en nehirawewin tout en étant incapables d’en faire autant enfrançais, voyageaient en découvrant un paysage dont ils ne pouvaient décrireplusieurs aspects qu’en nehirawewin etentraient en contact avec le Nehiraw-Iriniwayihtiwin d’une façon tellement intime qu’il leur aurait étépratiquement impossible de prendre la plume et de rendre leur expérience enfrançais dans des termes suffisamment précis. Les historiens qui désirentaccéder à cet univers où se nouent les premiers contacts ne peuvent donc lefaire qu’en suivant l’exemple des Jésuites eux-mêmes et se plonger dès lors dansles sources rédigées en nehirawewin.

Langage et histoire coloniale

Les Relations des Jésuites ontlongtemps servi de source principale pour l’histoire de la rencontre entre lesFrançais et les peuples amérindiens du Canada [12]. Les historiens, les anthropologues et leslittéraires insistent de plus en plus sur l’importance d’étudier ces documentsdans leur contexte historique, en les analysant en tant que textes, en leslisant comme des instruments de propagande, au service d’une hagiographie, oucomme des histoires partielles, à déconstruire à l’aide d’une compréhension descultures amérindiennes qui s’approfondit sans cesse. Cependant, en dépit duraffinement de plusieurs de ces analyses, l’attention de la plupart deshistoriens demeure fermement fixée sur les Relations. Les Monumenta NovaeFranciae de Lucien Campeau ont facilité l’accès à un plus largeensemble d’écrits jésuites et devraient grandement nous aider à mesurer lesdynamiques internes qui animent la Compagnie en Nouvelle-France ; mais il sembleque plusieurs historiens demeurent réticents à utiliser ces Monumenta, favorisant plutôt l’édition plusfamilière des Jesuit Relations and AlliedDocuments de Thwaites [13]. Le manque d’enthousiasme apparent des historiensà aller au-delà des Relations a occultél’existence d’autres sources qui doivent être tenues pour essentielles même si, à certains égards,elles sont plus difficiles à déchiffrer [14]. Par exemple, les textes jésuites en languesamérindiennes ont été largement ignorés [15].

Quand les missionnaires européens arrivèrent dans les Amériques, ilsn’attendirent guère pour étudier les langues amérindiennes et produire destextes dans celles-ci. Dans son remarquable Missionary Linguistics in New France, Victor Hanzeli recense 42manuscrits de nature linguistique (grammaires et dictionnaires), rédigés par lesmissionnaires en Nouvelle-France et totalisant plus de 12 000 pages [16]. Outre ces ouvragesportant sur la langue elle-même, les missionnaires français ont écrit un grandnombre de textes religieux, incluant des guides pour confesseurs, descatéchismes et des hymnes [17]. Ils usèrent de ces manuscrits de nature linguistique et de cestextes religieux pour apprendre et enseigner les langues indigènes, et pourprêcher et entendre les confessions lorsqu’ils oeuvraient dans les missionsauprès de divers peuples de langue algonquine ou iroquoïenne [18]. Dans son ensemble, lecorpus ouvre des perspectivesimportantes sur des questions cruciales, qu’il s’agisse du choix de la languedans laquelle les Jésuites ont livré le message chrétien, du degré de maîtrisede ces diverses langues amérindiennes dont ils faisaient preuve, de leurcapacité à prendre conscience des différences entre des langues apparentées et,enfin, de la profondeur des contacts qu’ils établirent avec la cultureamérindienne [19].Comme ce sont souvent les mêmes genres littéraires que pratiquent lesmissionnaires qui écrivent en langue amérindienne (traduction des mêmes prières,guides du confesseur abordant de péchés identiques ou similaires, dictionnairesou grammaires traitant d’une même langue ou d’un idiome apparenté), ces sourcessont idéales pour comparer les approches adoptées par les missionnaires dansl’espace et dans le temps ou selon les diverses cultures [20]. Enfin, le corpus des documents en langue amérindiennecouvre toute la période de l’activité missionnaire sous le Régime français, dudébut du xviie jusqu’à la fin du xviiie siècle, et il est d’une importance toute particulière quecette séquence s’inscrive dans une plus longue durée, surtout lorsque l’onconsidère le court intervalle auquel correspondent les Relations des Jésuites et les perceptionserronées que ce temps bref entraîne pour l’étude de l’histoire des missionsfrançaises.

Les oiseaux, les mots et la nature de la mission au xviie siècle

Un examen de la chasse au canard et du vocabulaire ornithologique dans lesdictionnaires de nehirawewin offre uneexcellente occasion d’étudier l’expérience que font les Jésuites du Nehiraw-Iriniw ayihtiwin, puisque les nomsd’oiseau peuvent servir d’indicateurs pour mesurer l’importance des transfertsde savoir dont témoignent ces dictionnaires. Si des jésuites comme Antoine Silvyou Bonaventure Fabvre ont inclus des oiseaux tels que wâpikaraw (harfang des neiges), âsimwâkw (huart à gorge rousse) ou kâhkâciw (grand corbeau) dans leursdictionnaires, ce ne peut être que dans la mesure où, à un moment quelconque,ceux-ci furent l’objet d’une discussion au moins rudimentaire. En outre, laprésence du vocabulaire taxonomique Nehiraw-Iriniw témoigne de la possibilité de quelquesconversations élémentaires à propos de la classification de ces oiseaux [21]. Bien que la teneur deces conversations soit perdue, les relations variées qu’entretiennent lesNehiraw-Iriniw avec différents oiseaux laissent supposer que les Jésuites ontappris à reconnaître ceux-ci dans un grand nombre de situations diverses. Il estimprobable que les pères aperçurent niska (bernache du Canada) de la même manière qu’ils observèrentrûrûskâsiw (colibri), kâhkâciw (grand corbeau) ou wâparakusîs (bruant des neiges). LesNehiraw-Iriniw chassaient lesoiseaux, gibier terrestre ou aquatique (pirew et sîsîp), et lesJésuites qui se sont joints aux missions volantes ont dû en manger assezrégulièrement. Inversement, les petits oiseaux (piresîs) n’étaient peut-être pas prisés comme nourriture, maisoccupaient souvent une place importante dans les croyances, les rituels etl’âtahrûhkân — Paul Le Jeune, parexemple, a inclus kâhkâciw (corbeau)dans sa narration de l’histoire du Mesu [22]. Les quatre dictionnaires jésuites de nehirawewin diffèrent relativement aux typesd’oiseau dont ils font mention — un fait qui témoigne sans doute de la diversitédes circonstances dans lesquelles se fit la cueillette de données (voir laFigure 1).

Figure 1

Oiseaux mentionnés dans les dictionnaires de nehirawewin

Oiseaux mentionnés dans les dictionnaires de nehirawewin

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Les oiseaux n’occupent pas une place de premier plan dans les Relations des Jésuites, bien que levocabulaire ornithologique des dictionnaires suggérât d’abondantes conversationsau sujet des oiseaux du Nehiraw-IriniwAscî [23]. Le vocabulaire lié aux oiseaux marque ainsi la complémentaritéexistant entre les dictionnaires de Nehirawewin et les autres sources jésuites les premierstémoignant de certains aspects du contact des Jésuites avec les gens, les lieuxet la faune dont on ne trouve pas la trace de façon aussi circonstanciée dansles sources narratives en français et en latin. Les dictionnaires, bien qu’ilsne révèlent pas la teneur exacte des conversations, nous donnent néanmoins uneidée du répertoire qui intéressait les missionnaires jésuites, alors même qu’ilstentaient d’acquérir un degré de compétence linguistique favorable à unecommunication réussie dans le cadre de leur oeuvre missionnaire à venir ; maiscomme le vocabulaire concernant les oiseaux en fait foi, ce répertoires’étendait bien au-delà des besoins immédiats de l’apostolat.

L’Histoire naturelle de LouisNicolas est, de loin, le document produit par les Jésuites français du xviie siècle, qui traite le plus amplement des oiseaux [24]. Nicolas en évoqueenviron 78 dans son manuscrit et en décrit plusieurs. Il indique le nomamérindien de seulement six d’entre eux : « rouroukassou » (oiseau-mouche),« pirechens, piré, pilé, pilechens » (oiseau anonyme), « papassé » (quatreespèces de pics qu’on voit au delà de la mer), « cheté » (du gros et du long becà double estomac, que les Indiens nomment cheté) et « tchipai-zen » (oiseau mort nommé tchipai-zen[25]. Il fait état des connaissancesqu’en ont les Amérindiens ou de l’usage qu’ils en font dans le cas de 14 autresoiseaux, et raconte en avoir mangé qui appartenaient à au moins 17 espècesdifférentes [26].Les aventures gastronomiques de Nicolas montrent que l’expérience que firent lesJésuites de la faune du Nouveau Monde ne ressortissait pas uniquement à lacuriosité intellectuelle : la familiarité de l’auteur avec les oiseaux sembleplutôt refléter le rapport intime avec les cultures autochtones que favorisaientles méthodes adoptées par la Compagnie en Nouvelle-France.

Dans la biographie qu’il lui consacre, François-Marc Gagnon soutient queNicolas mécontenta peut-être la hiérarchie jésuite en raison de son intérêt plusmarqué pour l’étude de l’Anishnabemowinet de l’histoire naturelle que pour l’évangélisation des Amérindiens [27]. Un tel point de vueimplique que s’attacher aux langues amérindiennes et vouer un intérêtparticulier aux sciences naturelles auraient été incompatibles avec le travailessentiel de la mission. Parmi les Jésuites français, Nicolas fut certainementle seul à rédiger une histoire naturelle d’une telle ampleur en vue de lapublier, mais fut-il le seul à posséder une telle connaissance du milieu quedécrit son ouvrage ? Les deux dictionnaires de nehirawewin du xviie siècle semblent indiquer que tel n’était pas le cas. Enfait, une connaissance approfondie de l’environnement naturel paraît avoir étécommune à plusieurs jésuites en Nouvelle-France [28]. Le Dictionnaire montagnais-français d’Antoine Silvy contient lesnoms de 72 oiseaux, tandis que les Racinesmontagnaises de Bonaventure Fabvre en dénombrent 87, ces deuxouvrages en recensant ainsi un nombre comparable aux 76 que l’on retrouve chezNicolas.

Les oiseaux forment le plus vaste groupe d’animaux qu’identifient deux desdictionnaires de nehirawewin duxviie siècle (voir la Figure 2). Étant donné que ces ouvragesn’ont généralement pas d’entrée spécifique pour la grande majorité despassereaux, particulièrement pour les nombreuses espèces de bruants et deparulines du Nouveau Monde, ces totaux comprennent une proportion importante desnon passeriformes qui fréquentent le Nehiraw-Iriniw Ascî [29]. L’extension des dictionnaires jésuites soutientmême bien la comparaison avec les résultats de la recherche anthropologique etlinguistique du xxe siècle [30]. Les Racinesmontagnaises de Fabvre et le Dictionnaire de Silvy contiennent aussi un vocabulaireornithologique qui témoigne de la familiarité des Jésuites avec le Nehiraw-Iriniw ayihtiwin — certaines entréespermettent même de supposer des discussions sur l’anatomie, les techniques dechasse, le partage des habitats et les migrations saisonnières desoiseaux [31]. Enoutre, les particularités linguistiques qui caractérisent les entrées desdictionnaires les lient à une région et à un peuple spécifique d’une façonbeaucoup plus manifeste que chez Nicolas ou que dans la plupart des autresécrits narratifs jésuites.

Figure 2

Animaux nommés chez Silvy et Fabvre

Animaux nommés chez Silvy et Fabvre

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Comme l’Histoire naturelle deNicolas vise à satisfaire la curiosité d’un lectorat français, une grandeattention est portée aux oiseaux chanteurs et exotiques, alors qu’une bonne partdu gibier terrestre et aquatique, si important tant pour les Français que pourles Amérindiens, est à peine évoquée, comme la liste des descriptifs suivants enfait foi : « chevaliers de trois ou quatre façons », « plongeurs de plus dequinze espèces », ou « canards communs de toutes les façons et de toute sorte deplumage [32] ».Voilà qui semble refléter à la fois le manque d’intérêt de Nicolas pour desnotices détaillées sur les différentes espèces de gibier et les difficultésqu’éprouvaient les Jésuites à traiter des oiseaux du Nouveau Monde en français.Dans les dictionnaires de nehirawewin du xviie siècle, oiseaux aquatiques et gibier terrestre occupentcertes une grande place, mais les gloses illustrent les problèmes auxquels lesdisciples de Loyola avaient à faire face lorsqu’ils avaient à traduire levocabulaire propre à la flore et la faune américaines.

Pour surmonter la difficulté qu’il y avait à nommer des oiseaux pourlesquels il n’existait pas de nom français, les Jésuites adoptèrent un certainnombre d’approches. Ainsi, certaines gloses sont descriptives et il est clairqu’en ce cas, les pères avaient pu observer des spécimens réels dans un cadrerapproché — probablement les camps de chasse de leurs hôtes Nehiraw-Iriniw. On ne peut pas remarquer deloin les dentelures sur le bec d’un harle, et la mention de la couleur despattes ou du bec d’un canard plaide en faveur d’une observation rapprochée.Parfois s’ajoute une description pour préciser les traductions en français,laissant ainsi douter de la capacité des éventuels lecteurs d’interprétercorrectement la terminologie taxonomique française employée [33].

Dans certaines descriptions génériques, l’oiseau dont il est questiondevient d’ailleurs une « espèce de canard », « oiseau », « plongeon » ou« sarcelle ». L’emploi d’« espèce de » est plus courant dans le vocabulaireornithologique ; le reste de la faune, à ce qu’il semble, n’était pas sidifficile à rendre en français (voir la Figure 3). Ces entrées usent descatégories taxonomiques dont se servent les Jésuites, mais permettent uneinterprétation plus nuancée de termes comme « plongeon », « aigle » ou « oiseaude proie ». L’entrée de Fabvre pour sasaciw illustre bien ce phénomène — plusieurs lecteursd’aujourd’hui associeraient difficilement un héron avec une « Espece d’Aigle,oyseau de proye [34] ».

Figure 3

L’incertitude dans la traduction : l’emploi de « espèce de » chezFabvre

L’incertitude dans la traduction : l’emploi de « espèce de » chezFabvre

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Le problème de jésuites comme Fabvre, Silvy et Nicolas tient donc surtout àla question du langage : désormais, ils étaient capables de nommer un grandnombre d’oiseaux en nehirawewin (et enAnishnabemowin dans le cas deNicolas), mais le vocabulaire français leur faisait défaut [35]. C’est là peut-être l’exemple leplus clair de la manière dont les registres linguistiques peuvent se révélerutiles : il y a des choses qui ne pouvaient tout simplement pas être écrites enfrançais. Comprendre cette réalité est de la plus grande importance, car celapermet de donner un sens aux possibilités qui s’offraient aux Jésuites quand ilsentreprirent de rédiger les Relations.Ce n’est qu’en replaçant celles-ci dans le contexte des divers répertoireslinguistiques et registres culturels auxquels les missionnaires furent exposésqu’il est possible de commencer à apprécier les choix qui régirent leurcomposition.

Bien sûr, tous les oiseaux du Nehiraw-IriniwAscî ne constituèrent pas nécessairement de nouvelles découvertespour les Jésuites français. Plusieurs des oiseaux vivant au Canada serencontraient également en France. Il est cependant remarquable que Fabvre etSilvy aient souvent eu recours aux procédés décrits plus haut quand ilsessayèrent de traduire des termes désignant les oiseaux qu’on retrouve aussi enFrance. Les entrées multiples pour akusamesew (balbuzard), par exemple, tant chez Fabvre que chezSilvy, font croire à une confusion possible sur son identité et atteste de ladifficulté à bien rendre le mot nehirawewin [36]. Le fait qu’on trouve le balbuzard en France laisse entendreque Fabvre et Silvy, et peut-être les autres lexicographes jésuites auxquels ilspurent avoir recours, ne débarquèrent pas avec une connaissance précise desoiseaux de leur pays natal. S’ils en avaient eu une, ils auraient probablementeu en mémoire des noms qu’ils auraient pu utiliser et qui auraient permisd’éviter de telles confusions [37]. Un autre aspect très important des dictionnaires anciens tientdonc au fait qu’ils représentent des documents plurilingues qui ne témoignentpas seulement de la connaissance du langage amérindien chez les Jésuites, maisqui offrent également un aperçu unique sur l’usage du français et du latin parles pères [38].

Toute étude traitant de l’expérience que firent les Européens du NouveauMonde doit aborder la très difficile question de la mesure du savoir européen enmatière de faune et de flore. Nous savons souvent trop peu de choses sur leshéritages de l’enfance ou sur le type de connaissances courantes que lesEuropéens pouvaient posséder, sans toutefois en faire état par écrit.Malheureusement, les analyses littéraires ne peuvent guère nous en apprendreplus à propos de la relation avec l’environnement concret, ou encore avec laflore et la faune réelles. Or, pour les historiens soucieux d’acquérir une idéede la nature de l’oeuvre missionnaire aux xviie et xviiie siècles, les entrées en langue amérindienne desdictionnaires anciens offrent, à un degré supérieur, une multitude de détailsdont la finesse permet de mieux envisager un contexte dont la compréhension estnécessaire à la lecture des sources narratives comme l’Histoire naturelle de Louis Nicolas et lesRelations.

Au-delà du xviie siècle : une mutation dans la nature de la mission ?

La mission auprès des Nehiraw-Iriniw fut abandonnée après la mort de François deCrespieul en 1702 ; toutefois, dans les années 1720, Pierre-Michel Laure serendit à Chicoutimi et rétablit la mission. Capable de parler un peu d’Anishnabemowin, mais guère de nehirawewin, Laure entreprit une étudeintensive de la langue avec l’assistance de Marie Outchiouanich [39]. À la lumière de cetteexpérience, Laure produisit un dictionnaire, l’Apparat français-montagnais, pour lequel il ne paraît pas s’êtreinspiré de Silvy ou de Fabvre. On sait par ailleurs qu’en 1699, un incendieavait probablement détruit la plupart (si ce n’est l’ensemble [40]) des lexiquesmanuscrits des Jésuites qu’autrement il aurait pu utiliser. L’ouvrage de Laureparaît donc avoir été le produit d’un effort indépendant — le fruit de lacollaboration entre le missionnaire et son « professeur [41] ». Fait notable, le répertoire desnoms d’oiseau et le vocabulaire ornithologique diffèrent de façon marquée deceux des dictionnaires du xviie siècle et laisse croire à un changement d’orientationdans la nature de la mission, qui suppose une sorte de mise à distance del’expérience vécue sur le terrain au contact de la Nehiraw-Iriniw. La RadicumMontanarum Silva de Jean-Baptiste de La Brosse est un peu plusdifficile à apprécier, mais atteste probablement d’un engagement missionnairequi tend à s’éloigner de certains aspects structurants du Nehiraw-Iriniw Ascî.

Laure inclut 54 noms nehirawewind’oiseaux dans son Apparat, nombresignificativement inférieur à ceux des dictionnaires de Fabvre ou de Silvy (voirla Figure 4). Fait à noter : il donne un certain nombre de noms françaisd’oiseaux sans les commenter, et quatre des entrées en nehirawewin paraissent être des néologismesforgés soit par Laure, soit par Marie Outchiouanich. Alors que les auteurs del’Apparat se révèlent incapables deproposer une traduction pour « vauture », « roitelet », « linotte » ou« moineau », de façon plutôt surprenante, ils réussissent à traduire« perroquet » et « paon [42] ». Ces entrées résultent de la méthode de Laure, qui a pris ledictionnaire français l’Apparat Royalpour modèle, en recherchant des vocables nehirawewin équivalents aux entrées françaises [43]. Il va parfois jusqu’àinclure le vocabulaire français de l’ApparatRoyal, alors même qu’il est incapable de lui trouver unetraduction appropriée [44]. On doit cependant prendre garde de ne pas exagérer l’influencede cette méthode : l’auteur a clairement modifié une grande part du contenu del’Apparat Royal pour l’adapter à laculture et au langage Nehiraw-Iriniw etil a consigné un certain nombre de noms d’oiseau absents chez Silvy et Fabvre.La présence du kâhkâcîsip (cormoran),du pîskw (engoulevent), du ciyâskwesis (petite mouette, ou sterne), dupîhpîhcew (merle) et des 29 entréesqu’il partage avec Fabvre porte à croire que Laure se faisait l’écho du savoirde son « professeur » et de ses autres informateurs en la matière [45].

Figure 4

Noms d’oiseau dans les dictionnaires de nehirawewin

Noms d’oiseau dans les dictionnaires de nehirawewin

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Si le traitement étendu du gibier ailé, aquatique et terrestre, dans lesdictionnaires du xviie siècle témoigne d’une expérience intime que procurent lesvoyages avec les chasseurs Nehiraw-Iriniw et une existence partagée, l’absence de plusieursde ces oiseaux dans l’Apparat estpeut-être le signe que moins de temps est désormais consacré à la compagnie deshommes sur leurs territoires de chasse. Comme nous l’avons déjà noté, Laureavait un intérêt marqué pour les oiseaux et parvint à découvrir de nouveauxtermes, qu’on ne trouve ni chez Silvy ni chez Fabvre. Son vocabulaireornithologique comprend cependant une plus grande proportion d’oiseaux chanteurset de petits oiseaux forestiers que de gibier aquatique et terrestre, espècesauxquelles les lexiques antérieurs faisaient une si grande place (voir laFigure 1). Outre le fait que Laure ait suivi le modèle de l’Apparat Royal, le changement d’accent qu’onremarque chez lui pourrait également s’expliquer par le sexe de son informatriceprincipale [46].Quoique Marie Outchiouanich ait sans nul doute connu le nom des oiseauxmanquants, elle et Laure ne peuvent avoir passé du temps ensemble à les chasseret les préparer s’ils ne quittaient guère le poste de traite et la mission. Ausurplus, en supposant que le travail linguistique et l’instruction religieuseformaient le coeur de leur relation, ils ne durent pas se trouver dans le genrede circonstances propres à évoquer le vocabulaire ornithologique plus étenduqu’on retrouve dans les dictionnaires du xviie siècle.

Contrairement à Laure, Jean-Baptiste de La Brosse eut abondamment recoursaux dictionnaires de nehirawewinantérieurs pour composer sa Radicum MontanarumSilva [47]. Il réalisa une standardisation de l’orthographe du nehirawewin et ses définitions ne sontgénéralement rien d’autre que des traductions latines des gloses françaisestrouvées dans ses sources. Pour ce qui est des noms d’oiseau, il semble avoirpuisé davantage chez Fabvre, ce qui est naturel étant donné que le répertoireest plus abondant chez ce dernier (voir les Figures 2 et 5). Le fait qu’ils’inspire à ce point de Fabvre et de Laure rend plus malaisément imaginable lelien entre son vocabulaire et son expérience du Nehiraw-Iriniw ayihtiwin. Un examen attentif donne cependant àpenser que La Brosse, tout comme Laure, ne peut probablement pas se prévaloird’une expérience immédiate du Nehiraw-Iriniw qui soit aussi riche que celle des missionnairesdu xviie siècle.

Figure 5

Relations entre les noms d’oiseau chez Fabvre, Laure et LaBrosse

Relations entre les noms d’oiseau chez Fabvre, Laure et LaBrosse

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Comme le montre la Figure 1, la Silva intègre davantage de rapaces et de petits oiseaux que lesRacines montagnaises de Fabvre ouque l’Apparat de Laure, et davantage degibier aquatique et terrestre que l’Apparat. Que La Brosse compte un plus grand nombre d’oiseauxchanteurs et de proie que Fabvre et Laure n’a rien d’étonnant : il pouvait,après tout, puiser à ces deux sources et profiter, par conséquent, des entréesuniques à chacun des dictionnaires. En principe, la Silva aurait dû les compiler. Qu’elle n’égalepas Fabvre en nombre, ni pour le gibier terrestre ni pour l’aquatique, estcependant intéressant, car cela pourrait indiquer un manque d’intérêt et,peut-être, une absence de connaissances. Lors de la compilation de son ouvrage,La Brosse a apparemment choisi de ne pas retenir un certain nombre de nomsd’oiseau se trouvant chez Fabvre et qui devaient être d’usage courant, commeirinihrew (tétras du Canada),mwâkw (plongeon), sicipis (un grèbe), misikwaskw (garrot) et ciyâskw (mouette) [48], alors que la Silva possède des entrées pour des oiseauxqui devaient être beaucoup plus rares sur l’essentiel du territoire du Nehiraw-Iriniw Ascî, comme par exempleâciskuw (tétras à queue fine) etucicâhkw (grue du Canada) [49]. La Brosse s’est aussirefusé à répertorier plusieurs des noms d’oiseau pour lesquels Fabvre n’avaitpas de définition précise (et que signalent les entrées avec « espèce de »).Enfin, contrairement à Laure, il n’introduit pratiquement aucun nom d’oiseaunouveau — des trois qui ne se trouvent pas dans ses sources, deux sontprobablement de son invention, ou bien des calques fournis par uninformateur [50].Seul papitishish, pour désigner uneespèce de faucon ou de chouette semble constituer un apport authentique fondésur l’usage effectif de locuteurs natifs [51].

La Brosse ne corrigea pas plusieurs des notices douteuses se trouvant dansses sources. Par là, il semble manifeste qu’il copiait simplement cesdictionnaires, en ne faisant guère d’effort pour en vérifier ou corriger lesentrées. Il perpétue la confusion qu’on trouve chez Fabvre et Silvy au sujetd’akusamesew (balbuzard pêcheur).La Silva donne deux entrées séparéespour le mot, la seconde incluant un « t » qui pose problème, le jésuite secontentant en outre de traduire en latin les définitions, « espèce d’aigle »devenant aquila species et « oyseaum[an]g[eu]r de poisson », avispiscatrix [52]. Là où Silvy et Fabvre donnent des entrées multiples pour lemême nom, kakabishi8 et gagabishi8, La Brosse les suit, sanss’apercevoir que ce sont là de simples variantes orthographiques du mêmemot [53].

Ailleurs, il introduit des erreurs qui étaient absentes de ses sources.Fabvre et Silvy rendent correctement akwâhikan, le mot nehirawewin pour « macreuse à front blanc », par la glosedescriptive « canard à bec rouge » ; en revanche, l’expression latine quechoisit La Brosse, anas rostro serrato,s’appliquerait mieux au harle qu’à une macreuse [54]. Là où Fabvre décrit correctement,mais avec quelque ambiguïté, l’âhâwew(harelde kakawi) comme un « petit oy[seau] blanc et noir », l’auteur de laSilva rend le mot par pica et matacilla, ce qui porte à croire que l’oiseau n’est pas uncanard, mais une sorte de geai ou de pie [55]. Il doit avoir accordé une plus grande attentionà la traduction de Fabvre qu’au terme nehirawewin, en partant de l’idée d’un petit oiseau blanc etnoir pour ensuite l’associer à une pie. Des problèmes naissent parfois de satendance à altérer les définitions données par ses sources. Là où les Racines montagnaises traduisent misisip (eider) par « Espece d[’]oyseau,canard gros », La Brosse supprime la qualification essentielle, à savoir qu’ils’agit d’une « espèce » d’oiseau, en écrivant simplement « magnus anas »,introduisant ainsi une ambiguïté absente dans le texte source [56]. Quand il y a apparencede désaccord entre Fabvre et Laure, La Brosse semble se refuser à prendreparti : pour sasaciw (grand héron), ilse fie à la qualification générale d’oiseau à laquelle renvoient les Racines montagnaises, où le terme est traduitpar « espece d’Aigle », et aux deux entrées de l’Apparat, où le mot signifie à la fois « grue » et « cigogne ».Sa définition est un bel exemple de conciliation lexicographique : Accipiter, ciconia, grus [57]. Ces notices, parmi d’autres,suggèrent que, quoi qu’on puisse par ailleurs penser du talent de La Brosse entant que lexicographe, il paraît probable qu’il eut moins de contact avec lesoiseaux en question que n’en eurent ses prédécesseurs du xviie siècle.

Prises ensemble, les oeuvres de Laure et de La Brosse laissent égalementsupposer un changement possible dans la nature même de la mission, laquellesemble s’être éloignée d’une expérience directe avec la faune ailée du Nehiraw-Iriniw Ascî, et il est probable queles Jésuites du xviie siècle, tels Nicolas, Silvy et Fabvre, eurent un contactplus intime avec le monde des oiseaux, parce qu’à cette époque, la pratiquemissionnaire dépendait davantage du mode de vie amérindien. Une diminution desvoyages et du temps passé dans les campements de chasse expliquerait l’extensiondifférente de même que la quantité et la qualité, relativement moins riche, duvocabulaire ornithologique de l’Apparatfrançais-montagnais et de la Radicum Montanarum Silva.

Conclusion : registres linguistiques et autonomie du monde Nehiraw-Iriniw

À ce jour, les historiens ont largement ignoré les relations qu’ontentretenues les missionnaires avec la faune ailée. Un petit nombre de travauxpuisent dans les Relations et dans lesautres sources narratives françaises pour traiter de la rencontre des Françaiset des Jésuites avec le milieu naturel américain, mais ceux-ci ont fatalement eutendance (étant donné les sources utilisées) à n’étudier que les tropes auxquelsrecourent leurs descriptions du Nouveau Monde [58]. Certains ont même conclu de la lecture desRelations qu’il ne pouvait y avoireu de dialogue substantiel entre les pères et leurs hôtes amérindiens [59]. Le vocabulaireornithologique qu’on découvre dans les dictionnaires de nehirawewin suggère fortement le contraire etautorise des analyses allant au-delà de l’étude des seuls tropes que sollicitela narration. Les missionnaires jésuites du xviie siècle n’auraient jamais pu offrir un répertoire de nomsd’oiseau aussi vaste et détaillé sans la collaboration active des Nehiraw-Iriniw. Les oiseaux ne représententcependant qu’un objet de recherche parmi d’autres, la flore et la faune, laculture matérielle, la toponymie et la géographie, les relations sociales, lesparticularités ethniques et les croyances religieuses constituant autant dedomaines qui pourraient bénéficier d’une étude en profondeur des dictionnairesjésuites. De telles enquêtes seraient d’une grande importance dès lors que leshistoriens entendent prendre la mesure de l’autonomie du monde Nehiraw-Iriniw de façon rigoureuse [60]. C’est peut-être là ceque souhaitait James Lockhart quand il parlait de la nécessité d’étudier « dansles mots dont on usait réellement les centaines de concepts organisateurs de lasociété et de la culture [61] ».

Certes, aucun corpus ne remplacerajamais les Relations des Jésuites commefondement de l’histoire des contacts entre les Français et les Amérindiens auxviie siècle. Les sources en langue indigène peuvent cependantpermettre une mise en contexte plus fine des Relations. Ces textes sources, et tout spécialement lesdictionnaires, furent souvent rédigés sur le terrain et étaient utilisés dans lecadre du travail quotidien de la mission. En tant que tels, ils peuvent presqueêtre considérés comme un journal de terrain documentant les aspects de la viedes Amérindiens que côtoyaient les missionnaires. Ils peuvent donc fournir labase d’une appréciation plus fine de la nature et de l’étendue de la perceptionqu’avaient alors les Jésuites d’un milieu naturel aujourd’hui disparu. Une étudecomparative permettrait de mettre davantage en perspective les compétenceslinguistiques des Jésuites, mais aussi leurs limites et, conséquemment, deplacer sous un jour nouveau la rédaction des Relations, dont les forces, mais aussi les faiblesses et leslacunes, apparaîtraient plus nettement du moment où l’on en saisirait mieux lalogique interne. Un examen des usages linguistiques différenciés des Jésuitesdevrait former le coeur d’une telle entreprise.

Ainsi conçue, toute enquête linguistique devra s’étendre au latin en plus dufrançais et des divers parlers algonquiens et iroquoïens. Si, en adoptant lepoint de vue de Lockhart, il est difficile de concevoir une ethnohistoire desNehiraw-Iriniw sans avoir recoursaux sources en nehirawewin, il est toutaussi problématique de penser faire l’ethnohistoire des disciples de Loyola sansfaire un usage approprié des sources latines [62]. Les MonumentaNovae Franciae de Campeau facilitent l’accès à l’essentiel de lacorrespondance interne en latin des Jésuites, mais n’incluent pas un certainnombre de manuscrits d’importance, écrits dans cette langue par des pères enNouvelle-France [63]. De fait, certains documents-clés ne furent rédigés presqueexclusivement qu’en latin, ou bien en latin et en langues amérindiennes. Pourcette raison, d’importantes questions seront difficiles, voire impossibles àappréhender sans comprendre en quoi le latin représente un registre particulierau sein de l’ensemble plus large des sources jésuites. De même qu’il y a dessujets dont les pères ne traitèrent qu’en langues amérindiennes, il y en aplusieurs autres qu’ils n’abordèrent qu’en latin. Parmi les documents écritspour la plupart en latin, les registres sacramentaux jésuites, les guides àl’usage des confesseurs et les grammaires n’ont pas encore été exploités autantqu’ils pourraient l’être — certains, comme les guides du confesseur, ont mêmeété à peine étudiés [64]. Comme les dictionnaires, ces sources permettent de situer lesRelations dans un contexte plusprécis, d’entreprendre des études comparatives couvrant la mission jésuite danstoute sa durée et d’évaluer, de manière critique, l’expérience et lacompréhension qu’eurent les Jésuites des univers amérindiens. Tout comme dans lecas des dictionnaires, plusieurs de ces sources en latin témoignent directementdu travail de la mission au quotidien.

Aussi, au terme de ce parcours, sans doute pouvons-nous répondre à cettequestion posée en introduction : pourquoi donc Antoine Silvy est-il passé aulatin quand il a voulu noter le rire des Nehiraw-Iriniw dans une entrée traitant de la chasse auxcanards ? Silvy use régulièrement du latin dans son Dictionnaire montagnais-français pourmanifester sa désapprobation ou pour signaler une obscénité [65]. Peut-être « ridendo hoc dicunt »est-il un cas de cette nature : un rappel que la chasse aux canards pouvaitparfois être utilisée comme une excuse pour échapper au regard des Jésuites et àleur désapprobation. Les ethnohistoriens tentent depuis longtemps de jauger cemême regard jésuite et de lire au-delà — comme l’illustre l’examen de larencontre des oiseaux du Nehiraw-IriniwAscî par les missionnaires —, et y parvenir exige assurément quel’on porte une attention particulière à leurs usages linguistiques extrêmementdifférenciés.