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Cet ouvrage collectif est extrêmement bien fait. On n’y retrouve pas l’habituel amalgame de textes colligés en vitesse à la suite d’un colloque pour garnir un dossier de publications. Empires and Autonomy réunit plutôt un ensemble de contributions bien dirigées, des interventions originales et rassemblées rigoureusement autour d’une dimension précise de l’histoire de la globalisation. Plus précisément, les auteurs ont reçu pour consigne d’explorer le thème de la tension entre les processus constitutifs de la globalisation et ceux permettant la consolidation de zones d’autonomie individuelles et collectives. S’inscrivant souvent dans le sillon de l’histoire globale, mais travaillant à partir de différentes perspectives théoriques, ces contributions forcent le lecteur à se pencher sur les impacts qu’ont pu avoir une variété d’événements dans la constitution de différents ordres mondiaux. D’emblée, il est important de préciser qu’il s’agit d’un ouvrage d’historiens principalement. Les politologues et sociologues des relations internationales n’y retrouveront donc pas le traditionnel positionnement disciplinaire par rapport aux différentes vagues de réalismes, de sociologies historiques ou de constructivismes qui tapissent la discipline des relations internationales, positionnement qui est de rigueur dans leur champ. Toutefois, ils y trouveront certainement du matériel empirique avec lequel mettre ces horizons théoriques en dialogue.

Le projet théorique de cet ouvrage est d’historiciser la globalisation à travers des concepts sociohistoriques de nature à définir les spécificités structurelles de l’ère globale contemporaine en distinguant notamment les processus de globalisation, d’internationalisation et de prédation impériale. L’ouvrage s’inscrit dans le cadre d’une vaste série de recherches interdisciplinaires publiées sous la direction de William Coleman et différents collaborateurs, sous le thème de la globalisation et de l’autonomie. Il s’agit du huitième ouvrage paru dans cette collection aux Presses de l’Université de Colombie-Britannique. Aux fins de cet ouvrage, les contributeurs ont reçu quatre consignes générales : mettre les disciplines en dialogue autour de questions de recherche portant sur la globalisation et l’autonomie ; explorer les limites de leur discipline en intégrant des disciplines voisines ; intégrer un pluralisme méthodologique et pratiquer un pluralisme théorique. Ces consignes, ou contraintes, orientent les contributions plus autour du thème de l’ouvrage, la place des empires dans une réflexion sur la globalisation et l’autonomie, que vers des enjeux théoriques. La nature collective et pluri-théorique de l’ouvrage fait effectivement en sorte que le traitement de certaines dimensions conceptuelles est laissé à la discrétion des chercheurs. On ne précise pas, par exemple, quels seraient les mérites respectifs de différentes approches théoriques du phénomène impérial, et c’est avec une certaine distance que sont abordés les débats théoriques sur la relation entre globalisation et empire. Les contributions de Samir Saul, une comparaison des flux de capitaux entre les 19e et 20siècles, et d’Ulf Hedetoft, sur l’origine sociale et institutionnelle du virage global de l’empire américain, sont d’importantes exceptions à cet égard.

L’objectif de la démarche collective entreprise dans cet ouvrage est d’analyser la relation entre la globalisation, les « contraintes » qu’elle fait peser sur les acteurs individuels et collectifs, et les « opportunités » qu’elle crée pour ceux-ci dans la recherche de zones d’autonomie où ils sont investis d’un empowerment individuel ou collectif. Une convergence entre les contributions s’effectue à trois égards : d’abord sur le fait que « la globalisation et l’autonomie ont de profondes racines sociohistoriques » ; puis sur le fait que « la relation entre globalisation et autonomie est liée à une série de changements importants dans la location du pouvoir et de l’autorité ». Enfin, les contributions convergent vers la thèse selon laquelle « la dynamique entre globalisation et autonomie joue un rôle dans la construction et la reconstruction d’identités ».

L’autonomie est comprise ici comme « la capacité de faire des choix éclairés à propos de ce qui doit être fait et de la façon d’y parvenir ». Cette définition, et défense de l’autonomie, s’inscrit dans la foulée des travaux de Ian Gough, professeur de politique sociale de l’Université de Bath. Elle implique en outre la capacité cognitive et émotive d’entreprendre une action ; la compréhension culturelle du cadre de l’action ; et les capacités critiques d’en évaluer les codes et règles culturelles. Cette notion qui vient jouer le rôle de guide normatif dans ce vaste projet gagnera à être comparée aux travaux des traditions critiques en relations internationales qui ont cherché à développer les notions de résistance et d’émancipation au-delà du concept traditionnel de sécurité.

Les contributions des auteurs à cette problématique sont indéniables. Elles explorent des aspects de ce dualisme au coeur d’un Empire ottoman qui lutte pour sa survie ; dans la foulée du procès de Nuremberg ; dans les zones de surexploitation du début du 20e siècle et du début du 21e siècle, de l’Islande au Vietnam en passant par le Maroc, sans oublier, bien sûr, les empires britannique et américain. Les auteurs nous introduisent à des moments de continuités et de ruptures dans la globalisation ; à la relation complexe entre l’internationalisation du capital et les périodes de pénétration et d’expansion du processus de globalisation ; aux variations sociohistoriques des pratiques autonomistes et des conceptions de l’autonomie, à leurs relations avec les classes sociales et les formes d’identité ; au quand et au comment la globalisation est contestée à partir de foyers autonomes ; ainsi qu’à la relation entre la globalisation et les revendications autonomistes. La grande majorité des treize études de cas porte sur des périodes antérieures aux années 1980. Plusieurs offrent un éclairage pertinent sur les processus au coeur de la globalisation du 19e siècle ; puis sur la nouvelle phase de globalisation stimulée par la Seconde Guerre mondiale, qui trouverait son essor dans « l’idéologie du développement » émergeant dans les années 1940 et qui a subi plusieurs permutations jusqu’aux dernières tentations impériales étatsuniennes. Plusieurs de ces contributions démontrent particulièrement bien comment le global se trouve dans le particulier et l’événementiel en partant de l’analyse d’un événement télescopé pour, par la suite, le replacer dans son cadre global et historique.

Un seul regret, l’absence d’une synthèse théorique qui viendrait abstraire une certaine axiomatique à propos de la spécificité de la relation entre empires, globalisation et autonomie. Les chercheurs en sociologie historique regretteront l’absence d’un engagement théorique avec les travaux récents de Hannes Lacher et Justin Rosenberg sur la globalisation.