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Pendant la guerre froide, l’instauration de la démocratie a été associée essentiellement à des causes internes : l’attachement des élites et des citoyens aux valeurs occidentales (théorie culturaliste) (Griffith et al. 1956 ; Almond et Verba 1965) ; les progrès du développement économique et social (théorie de la modernisation) (Lipset 1959 ; Apter 1968 ; Rostow 1971) ; l’existence d’un conflit entre les anciennes et les nouvelles élites ou les acteurs du régime autoritaire, conflit qui se résout par la négociation d’un compromis démocratique en raison de la modification des calculs stratégiques des protagonistes (théorie psychopolitique) (Rustow 1970 ; Dahl 1971 ; O’Donnell et al. 1986). L’incidence des variables externes a été largement négligée, et l’imposition de la démocratie par des forces étrangères complètement ignorée, bien que Rustow ait admis cette possibilité dans son célèbre texte sur les causes des transitions démocratiques (Rustow 1970).

Après la guerre froide, une majorité de chercheurs ont adhéré à la théorie psychopolitique, largement utilisée pour expliquer la troisième vague de démocratisation (1973-1995). Néanmoins, plusieurs auteurs se sont intéressés aux facteurs externes susceptibles de favoriser l’internationalisation de la démocratie : l’effet de démonstration des démocraties développées ; le match culturel, c’est-à-dire la socialisation des élites des États non démocratiques aux valeurs occidentales, du fait de leur participation à des réseaux transnationaux (Whitehead 1996a ; Finnnemore 1996 ; Schimmelfennig 2002 ; Cowles et al. 2001) ; les incitatifs, les leviers et la conditionnalité[1], trois stratégies de promotion de la démocratie des gouvernements occidentaux et des organisations internationales (oi) qui impliquent une ingérence dans les affaires intérieures des États, mais ne violent pas leur souveraineté territoriale (Baylies 1995 ; Nelson et Eglinton 1992 ; Burnell 1994 ; Sorensen 1995 ; Kubicek 2003 ; Éthier 2003 ; Vachudova 2003 ; Carothers 2004, 2007). Aucun de ces travaux n’a cependant remis en question l’importance décisive des facteurs internes quant à l’émergence de la démocratie. La conditionnalité politique des élargissements de l’Union européenne (ue) a été considérée comme la seule stratégie capable d’entraîner l’établissement de la démocratie dans les pays candidats. Certaines recherches récentes ont toutefois remis en question cette conclusion, en montrant que l’efficacité de la conditionnalité de l’ue varie d’un pays candidat à l’autre en fonction de l’attitude conciliante ou réfractaire des élites au pouvoir, une variable déterminée par les caractéristiques historiques, institutionnelles et culturelles nationales (Pridham 2005 ; Grabbe 2006 ; Vachudova 2006, 2007 ; Éthier 2006, 2008).

Les spécialistes des relations internationales, qui étaient demeurés indifférents aux processus de changement politique durant la guerre froide, ont accordé par la suite une large attention aux impacts des interventions militaires étrangères (ime). Plusieurs études ont été consacrées aux ime des Américains. Malgré leurs titres incisifs – Democracy at the Point of Bayonets, Forcing Them to Be Free, Forging Democracy at Gunpoint (Peceny 1999a, 1999b ; Pickering et Peceny 2006), ces études ne traitent pas de l’imposition de la démocratie. En s’appuyant sur le postulat que les ime des États-Unis sont toujours motivées par un dessein libéral, quels que soient leurs objectifs économiques ou stratégiques, elles évaluent dans quelle mesure leurs opérations visant à rapatrier des ressortissants, à éliminer un dictateur, à riposter à une agression contre un pays ami, à secourir une population civile en détresse, à maintenir ou à imposer la paix, à reconstruire une société détruite par une guerre civile, etc., ont donné lieu à une libéralisation[2] – et non à une démocratisation – du régime politique du pays visé, à la suite du départ des troupes (Kanter et Brooks 1994 ; Hendrikson 1994 ; Peceny 1995 ; Meernik 1996 ; Robinson 1996 ; Hermann et Kegley 1998). Leurs évaluations, basées généralement sur les critères de la banque de données Polity ii, iii, iv (Center for Systemic Peace 2008), aboutissent à des résultats contradictoires, certaines estimant que la libéralisation politique des pays cibles a progressé dans 25 % ou 38 % des cas, alors que d’autres affirment qu’elle s’est améliorée dans 75 % ou 100 % des cas. Par ailleurs, plusieurs auteurs ont cherché à savoir si les ime de l’Organisation des Nations Unies (onu) et d’autres organisations internationales (oi) destinées à rétablir la paix et à reconstruire les sociétés dévastées par une guerre avaient favorisé l’émergence de régimes démocratiques dans les pays visés. Selon le bilan effectué par certains auteurs (Zuercher et al. 2009), les résultats de ces études sont contradictoires et non concluants. En général, ces recherches ne permettent pas d’analyser le rôle spécifique des forces étrangères d’occupation en ce qui a trait à la construction de nouvelles institutions démocratiques; soit parce qu’elles comparent le degré de libéralisation des régimes politiques, avant et après ces opérations, à l’aide des données de Polity ii, iii et iv ; soit parce qu’elles décrivent les interventions de la communauté internationale (restauration de la paix, développement des infrastructures économiques, renforcement des organisations de la société civile, etc.) en vue de créer des conditions favorables à l’établissement de la démocratie par les acteurs domestiques. Seuls quelques auteurs se sont intéressés à l’implication des forces étrangères dans le processus de démocratisation en Bosnie-Herzégovine (BiH), au Kosovo, en Afghanistan et en Irak (Von Hippel 2000 ; Jarstad 2008 ; Holohan 2005 ; Coles 2007 ; Danchev et Macmillan 2005).

I – Objectifs de cette étude

À notre connaissance, seuls Schmitter, Whitehead et Huntington ont formulé un diagnostic quant à l’importance des scénarios d’imposition de la démocratie depuis 1945. Selon Schmitter (1996 : 27), la transition de l’autoritarisme à la démocratie « est une affaire d’ordre interne par excellence ». Les seules situations qui dérogent à cette règle sont celles où une armée étrangère, qui occupe le territoire d’un pays qu’elle a vaincu lors d’une guerre, impose à ses élites politiques un système démocratique. Mais ces situations sont si rares, ajoute-t-il, qu’elles sont habituellement considérées comme des aberrations. Les seules démocraties imposées depuis 1945 sont celles que les Alliés ont instaurées en Allemagne, en Autriche, en Italie, au Japon et en Corée du Sud, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Whitehead (1996b : 3-4, 9), par contre, affirme que près des deux tiers des 76 démocraties recensées par Freedom House en 1995, c’est-à-dire les douze démocraties ouest-européennes résultant de la victoire des Alliés, les trente démocraties issues de la décolonisation de l’Empire britannique et les neuf démocraties établies à la suite de l’effondrement du bloc soviétique, doivent leur origine, au moins en partie, à des actes délibérés d’imposition directe ou indirecte de la part des acteurs externes. Huntington (1991) accrédite les deux interprétations. D’une part, il estime que les seules démocraties imposées par des forces étrangères depuis 1945 sont celles de l’Allemagne, du Japon, de l’Autriche, de l’Italie et de la Corée du Sud. D’autre part, il affirme que les deux premières vagues de démocratisation (1828-1926 ; 1942-1963) sont largement dues aux interventions des Britanniques et des Américains.

Qu’en est-il vraiment ? L’imposition de la démocratie a-t-elle été l’exception ou la règle depuis 1945 ? La réponse à cette interrogation est importante, car elle seule peut permettre de vérifier la validité des théories endogènes de la démocratisation, qui font consensus depuis plus de soixante ans, et qui n’ont pas été infirmées par la littérature d’après-guerre froide sur l’internationalisation et la promotion de la démocratie. Afin de déterminer laquelle des évaluations contradictoires de Schmitter et Whitehead est la plus juste, il est indispensable de définir de manière plus précise ce que signifie l’imposition de la démocratie par des forces étrangères. Par la suite, il faudra répertorier les cas probables d’imposition de la démocratie depuis 1945 et vérifier dans quelle mesure ils correspondent à notre définition.

II – Que signifie l’imposition de la démocratie ?

Selon Schmitter (1996 : 27), l’imposition de la démocratie est l’imposition d’un régime politique démocratique à un pays par des forces militaires étrangères qui occupent son territoire, après avoir défait son gouvernement lors d’une guerre. Cette définition est beaucoup plus précise que celle de Whitehead (1996b : 4, 9), qui ne clarifie pas ce qu’il entend par « des actes délibérés d’imposition directe ou indirecte de la démocratie par des acteurs externes ». Cependant, elle nous paraît trop restrictive, car elle ne tient pas compte des circonstances autres qu’une guerre dans le cadre desquelles une armée étrangère d’occupation peut instaurer un régime politique démocratique : par exemple une conquête coloniale ou une mission d’imposition de la paix de l’onu. Stepan (1986) apporte un complément important à la définition de Schmitter en précisant qu’il ne peut y avoir imposition de la démocratie que si ce sont les forces étrangères d’occupation (feo) militaires et civiles, et non les acteurs politiques domestiques (apd), qui mettent en place un système politique démocratique. En se fondant sur ce critère, il soutient que la majorité des processus d’instauration ou de restauration de la démocratie, dans les pays d’Europe occidentale occupés par les Alliés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ont été dirigés par les apd, notamment les forces de résistance antifascistes ou les gouvernements en exil. Selon lui, les seuls « processus d’instauration de la démocratie téléguidés de l’extérieur » ont eu lieu en Allemagne, en Autriche et en Italie. Les définitions de Schmitter et Stepan, quoique fort pertinentes, demeurent toutefois insuffisantes, car elles ne précisent pas ce qu’implique concrètement l’instauration d’un régime démocratique par des feo.

Selon toutes les théories de la démocratisation, l’acte fondateur d’une démocratie est l’adoption, par les principaux groupes politiques d’un pays, de règles et de procédures constitutionnelles qui leur permettront de résoudre leurs différends par la négociation de compromis. L’essence de ces règles et procédures a beaucoup évolué au fil du temps. Mais, au cours de la seconde moitié du 20e siècle, la majorité des auteurs se sont ralliés à la définition de Schumpeter (1950) et Dahl (1971) selon laquelle :

[…] au vingtième siècle, un système politique est démocratique pour autant que les membres des principales instances décisionnelles sont choisis lors d’élections périodiques, justes et honnêtes qui permettent aux candidats des partis de compétitionner librement pour l’obtention des suffrages, et auxquelles participent tous les citoyens adultes admissibles à voter. Ainsi définie, la démocratie inclut les deux dimensions – contestation et participation – qui constituent l’essence d’une démocratie réaliste ou polyarchique selon Robert Dahl. Elle implique également l’existence des libertés civiles et politiques d’expression, de publication, d’association et d’organisation nécessaires au débat politique et à la conduite des campagnes électorales.

Huntington 1991 : 7

Selon Lijphart (1984), cette définition englobe autant les démocraties majoritaires, inspirées du modèle de Westminster, que les démocraties consensuelles dont les gouvernements sont formés par des coalitions de partis. Mais elle exclut jusqu’à un certain point les démocraties consociationnelles qui ne respectent pas entièrement le principe de la libre compétition des partis. Dans ces régimes, en effet, ou la Constitution attribue un certain nombre de sièges de députés et de postes de direction aux différents groupes ethniques/linguistiques/religieux, en proportion de leur poids numérique ; ou des ententes entre les partis font en sorte que seuls les candidats de certains d’entre eux se présentent dans telle ou telle circonscription, de manière à garantir aux différents groupes ethniques une représentation proportionnelle à leur poids au sein des pouvoirs législatif et exécutif. Ces entorses au modèle d’une démocratie moderne sont une des raisons pour lesquelles les démocraties consociationnelles sont classées dans la catégorie partly free par Freedom House. Ajoutons que, si la définition d’une démocratie moderne ne fait pas référence à l’indépendance nationale, elle la présuppose. L’élection des dirigeants au suffrage universel perd son sens, en effet, si ces derniers ne contrôlent pas l’ensemble des politiques intérieures et extérieures de leur pays. Cela dit, les autorités d’un pays souverain peuvent consentir au maintien de bases militaires étrangères sur leur territoire.

Ces considérations nous amènent à conclure qu’il y a imposition de la démocratie lorsque des feo, et non les apd, décident du contenu et des modalités d’adoption d’une Constitution qui répond aux règles d’une démocratie moderne ou consociationnelle et qui reconnaît formellement l’indépendance du pays visé. L’inclusion des démocraties consociationnelles dans notre définition vise à obtenir un portrait plus global et réaliste des processus de démocratisation amorcés et dirigés par des feo depuis 1945.

Nos études de cas (infra) indiquent que l’imposition de ces Constitutions a emprunté trois formes : le diktat, le contrôle ou une pseudo-négociation. Le diktat signifie que le contenu et les modalités d’adoption de la Constitution sont entièrement décrétés par les feo. Le rôle des apd se résume à entériner ces décisions. Le contrôle implique que les dispositions fondamentales de la Constitution et les principales procédures de son adoption sont déterminées par les feo. Le pouvoir de décision des apd est réel, mais il est fortement limité par ces balises. Il existe plusieurs degrés de contrôle des feo sur le processus constitutionnel. Lorsque le contrôle est très contraignant, il s’apparente au diktat, le rôle des apd étant largement symbolique. Lorsqu’il est plus laxiste et indirect, l’intervention des apd dans le processus d’élaboration et d’adoption de la Constitution est plus marquée, mais sa portée demeure relative. Une pseudo-négociation signifie que les apd sont invités à discuter d’une Constitution dont les principales dispositions et règles d’adoption sont déjà définies par les feo. Si leurs demandes de modifications sont conformes au cadre établi, elles sont acceptées. Si ce n’est pas le cas, les feo recourent au marchandage (promesses de récompenses et menaces de sanctions) afin d’obtenir le consentement des apd.

III – Les 40 cas probables d’imposition de la démocratie depuis 1945

Aucune banque de données ne permet de répertorier les processus d’instauration de la démocratie intervenus dans le cadre d’une occupation étrangère depuis 1945. Les rares auteurs qui ont abordé la question (Schmitter 1996 ; Whitehead 1996b ; Huntington 1991 ; Stepan 1986 ; Von Hippel 2000 ; Jarstad 2008 ; Holohan 2005 ; Coles 2007 ; Danchev et Macmillan 2005) mentionnent au total 57 cas d’imposition de la démocratie entre 1945 et 2008. Il est difficile d’imaginer un échantillon plus large, étant donné que 73 démocraties ont été instaurées entre 1942 et 1991, parmi lesquelles une trentaine relevaient essentiellement de causes internes (Huntington 1991 :12), et que le nombre de nouvelles démocraties établies depuis 1991 est inférieur à 15, si l’on compare les rapports 1991 et 2008 de Freedom House. Nous avons retranché de ces 57 cas 9 des 12 démocraties ouest-européennes mentionnées par Whitehead, puisqu’elles ont été instaurées ou restaurées par les apd, selon Stepan (1986). Nous avons également exclu les 9 démocraties est-européennes citées par Whitehead, puisqu’elles ont été établies sans occupation militaire étrangère de leurs territoires. Cependant, nous avons ajouté le cas des Philippines, où la Constitution démocratique de 1946 a été adoptée dans le contexte de la recolonisation du pays par les États-Unis. Faute d’avoir eu le temps d’investiguer 16 des 30 ex-colonies britanniques mentionnées par Whitehead, notre échantillon englobe 24 des 40 cas probables d’imposition de la démocratie depuis 1945 : Allemagne, Autriche, Italie, Japon, Corée du Sud, Philippines, Ceylan, Birmanie, Singapour, Malaisie, les dix États antillais de la Fédération des Indes occidentales, Bosnie-Herzégovine (BiH), Kosovo, Afghanistan et Irak.

Tableau 1

Sélection des scénarios d’imposition de la démocratie étudiés

Cas cités dans la littérature

Cas probables selon notre étude

Cas analysés dans cet article

Auteurs

Pays

Total

Pays

Total

Pays

Total

Schmitter, Huntington

Allemagne, Autriche, Italie, Corée du Sud, Japon

5

Allemagne, Autriche, Italie, Corée du Sud, Japon

5

Allemagne, Autriche, Italie, Corée du Sud, Japon

5

Whitehead

12 démocraties de l’Europe de l’Ouest (non précisées) ; 30 colonies britanniques (non précisées) ; 9 démocraties de l’Europe de l’Est (non précisées)

48

30 colonies britanniques

30

14 colonies britanniques

14

Von Hippel, Jarstad, Holohan, Coles, Danchev et Macmillan

Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Afghanistan, Irak

4

Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Afghanistan, Irak

4

Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Afghanistan, Irak

4

Éthier

 

 

Philippines

1

Philippines

1

Total

 

57

 

40

 

24

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IV – Analyse des 24 cas retenus

A — Les 13 cas non conformes à notre définition

Parmi nos 24 cas, 13 ne répondent pas à notre définition de l’imposition de la démocratie ; soit parce que les apd ont contrôlé le processus d’élaboration et d’adoption d’une Constitution démocratique (Italie, Singapour, les dix États de la Fédération des Indes occidentales) ; soit parce que les apd ont été les principaux décideurs d’une Constitution non démocratique (Afghanistan).

Italie

En Italie, la Constitution de 1947, qui a instauré une démocratie consensuelle, a été élaborée par une assemblée constituante élue à la représentation proportionnelle par les citoyens, concurremment au référendum du 2 juin 1946, lors duquel la population se prononça à une faible majorité en faveur d’une république plutôt que d’une monarchie constitutionnelle. Cette assemblée constituante était largement dominée par les six partis du Comité de libération nationale qui avait contribué, aux côtés des Alliés occidentaux, à libérer le nord de l’Italie entre 1943 et 1945 : Parti démocrate-chrétien, Parti socialiste, Parti libéral, Parti radical, Parti social-démocrate, Parti communiste. Il est difficile de comprendre pourquoi Schmitter, Huntington et Stepan – dans une moindre mesure – considèrent que la démocratie a été imposée à l’Italie par les Alliés, car les études sur les origines de la seconde république contredisent ce point de vue (Fanetti 1985 ; Kogan 1983). Cette position découle peut-être du fait qu’après la libération du sud du pays les Américains et leurs alliés occidentaux, ainsi que l’Union soviétique, ont fait pression sur les partis antifascistes afin qu’ils adoptent la svolta di Salerno en 1944, un compromis par le biais duquel ces derniers acceptaient de coopérer avec le gouvernement Badoglio, appuyé par les Américains, et en vertu duquel le parti communiste renonçait à son projet d’instaurer un régime socialiste en Italie (Pons 2001[3]). Lalumière et Demichel (1978) sont les seuls auteurs à notre connaissance qui prétendent que la svolta di Salerno a influencé non pas le contenu de la Constitution, mais le fonctionnement des institutions démocratiques de la 2e République. Selon eux, en échange de son renoncement à son projet socialiste, le Parti communiste a obtenu une représentation importante au sein des commissions parlementaires d’où sont issues nombre de législations de l’après-guerre.

Singapour

À Singapour, l’instauration de la British Military Administration (bma), en septembre 1945, suscita un mouvement de résistance beaucoup plus virulent qu’en Malaisie (infra). Les Chinois, qui constituaient 80 % de la population, considéraient en effet que la défaite des Japonais était le résultat de la lutte menée par le Parti communiste malais (pcm) – dont ils étaient les principaux adhérents. La majorité d’entre eux souhaitaient ardemment l’instauration d’un État indépendant et socialiste. La mba fut confrontée à de nombreux affrontements et émeutes. Le général Mountbatten, gouverneur de l’île, adopta une stratégie de conciliation plutôt que de répression. Il accorda au pcm un statut semi-légal et le droit de créer des syndicats ouvriers et étudiants, en contrepartie de la démobilisation de son armée. Il refusa de traduire devant les tribunaux les Malais et les Indiens qui avaient collaboré avec les Japonais et consentit de nouveaux droits aux Chinois et aux Indiens (Springhall 2001). Le succès relatif de cette stratégie incita le Royaume-Uni (ru) à procéder à une certaine démocratisation des institutions politiques en 1955. Une nouvelle Constitution fut adoptée. Celle-ci légalisait le pcm, permettait l’élection de 25 des 32 membres du Legislative Council et accordait une autonomie interne partielle à Singapour. Plusieurs partis participèrent aux élections de 1955 : le Parti démocrate, le Parti progressiste, la United Malays National Organization (umno) et la Malays Chinese Association (mca) (de droite) ; le Labor Front et le Popular Action Party (pap) (de gauche). Le Labor Front remporta une majorité relative et forma un gouvernement de coalition avec l’umno et le mca. Les manifestations et les grèves en faveur de l’indépendance et du socialisme se poursuivirent néanmoins sous l’impulsion du pcm et du pap (Carnell 1955).

Cette situation incita le gouvernement à demander, avec succès, une renégociation de la Constitution de 1955. Les deux séries de discussions qui eurent lieu à Londres, en avril-mai 1956 et en mars-avril 1957, impliquèrent des représentants de tous les partis singapouriens. Elles furent difficiles en raison de l’opposition de plusieurs députés britanniques conservateurs. Néanmoins, elles aboutirent à l’adoption du State of Singapour Act en 1958. Ce dernier accordait une pleine autonomie interne à Singapour. Il établissait une république dotée d’un parlement monocaméral de 51 sièges, entièrement éligibles au suffrage universel. Mais la nouvelle Constitution ne contenait pas de dispositions sur les droits et libertés démocratiques. Elle accordait aux Britanniques la moitié des sièges du Conseil de défense et de sécurité, organe de décision de la politique étrangère, et elle pouvait être suspendue unilatéralement par le Royaume-Uni. En 1963, Singapour proclama son indépendance et se dota d’une nouvelle Constitution, qui ne comportait aucune clause relative aux droits et libertés démocratiques. En réalité, la première Constitution démocratique de Singapour fut celle de la Fédération de Malaisie, à laquelle il adhéra la même année. À la suite de son retrait de cette fédération, en 1965, Singapour modifia sa Constitution de 1963 pour y intégrer les droits et libertés reconnus dans la Constitution malaise (Grote 2009). La Constitution démocratique de Singapour, dont l’application est cependant entravée par la domination du pap sur le pouvoir depuis 1959, ne peut donc pas être considérée comme une Constitution imposée par les Britanniques.

Les dix colonies des Antilles anglaises

Dans les Antilles anglaises, l’accession à la démocratie et à l’indépendance s’est faite en différentes étapes qui ont donné lieu à de véritables négociations entre Londres et les apd des territoires concernés. En 1958, le Royaume-Uni proposa à ses dix colonies (Trinité-et-Tobago, la Jamaïque, la Barbade, la Dominique, Grenade, Sainte-Lucie, Saint-Vincent, Antigua, Montserrat, Saint-Kitts-et-Nevis et Anguilla) de créer la Federation of West Indies (fwi), une formule qu’il jugeait, comme l’onu, plus apte que l’indépendance à assurer le développement de ces micro-territoires. Selon Abbott (1981), les élites politiques locales et la population étaient tout à fait favorables à ce projet, qui impliquait l’instauration d’institutions démocratiques. Mais, en 1962, les deux plus grands territoires, la Jamaïque et Trinité-et-Tobago, se séparèrent de la Fédération, essentiellement parce qu’ils refusaient la centralisation des revenus générés par la poste et les taxes à l’importation, et ne voulaient pas supporter les coûts du système de péréquation de la fwi. Le Royaume-Uni proposa alors aux huit autres îles de constituer la Federation of the Eastern Caribbean (fec). La Barbade se retira toutefois de la fec et acquit son indépendance en 1966, pour des raisons analogues à celles qui avaient motivé le retrait de Trinité-et-Tobago et de la Jamaïque de la fwi. Selon Broderick (1968), à la suite de l’échec de la fec le comité de tutelle de l’onu, inquiet devant la perspective de l’entrée à l’Assemblée générale de sept mini-États indépendants, demanda au Royaume-Uni de trouver une solution. Ce dernier adopta alors le West Indies Act de 1967, qui faisait de ces territoires des « States in Association with Britain ». Le West Indies Act fut cependant l’aboutissement de discussions avec les ministres de chacun des territoires et de trois négociations constitutionnelles à Londres en 1966 (Broderick 1968). Cette loi accordait une indépendance à 75 % aux îles, avec promesse d’une indépendance totale ultérieure, à la condition qu’elles consolident leurs institutions démocratiques, un objectif avec lequel les apd et les populations concernées étaient entièrement d’accord. À l’exception d’Anguilla, qui se sépara de Saint-Kitts-et-Nevis et demeura un territoire sous tutelle du Royaume-Uni, les six autres îles obtinrent leur indépendance quelque quatorze ans plus tard.

Afghanistan

Après la chute du régime des talibans, en octobre 2001, le calendrier et les procédures devant mener à l’adoption d’une nouvelle Constitution furent déterminés par la conférence de Bonn de décembre 2001. Celle-ci, tenue sous l’autorité du représentant spécial de l’onu, Lakdar Brahimi, regoupa des délégués de l’Alliance du Nord, des membres de deux organisations d’exilés afghans et des partisans de l’ex-roi Zaher Shah. En vertu de l’accord de Bonn, signé le 5 décembre, un gouvernement intérimaire, dirigé par l’homme de Washington Hamid Karzai, fut mis en place le 21 décembre pour une période de six mois. En juin 2002, un grand conseil (Loya Jirga) d’urgence élit Hamid Karzai président d’un gouvernement de transition. Mais la convocation de cette Loya Jirga ne respecta pas les procédures définies par l’accord de Bonn et la résolution 1378 du Conseil de sécurité. Elle fut manipulée par les seigneurs de guerre de l’Alliance du Nord, qui imposèrent leurs candidats, en dépit des crimes de guerre et des nombreuses violations aux droits de la personne commis par ces derniers. Dans l’ouest et le sud du pays, des membres de l’ethnie pachtoune et les représentants du roi Zaher Shah furent empêchés de se porter candidats. Plusieurs anciens commandants de l’Alliance du Nord et d’autres chefs de guerre régionaux (dont Gul Agha Sherzai, Ismail Khan et Rashid Dostum), hostiles à Hamid Karzai, se firent octroyer des ministères clés au sein du gouvernement de transition, avec l’appui de Lakdar Brahimi et du représentant des États-Unis, Zalmai Khalizad. Dans l’ensemble, la formation de ce gouvernement se fit de manière irrégulière et fut caractérisée par le chaos et la manipulation des chefs de guerre régionaux (Human Rights Watch 2002-2007 ; Katzman 2005, 2006 ; Gossman 2001 ; icg 2006). Selon l’accord de Bonn, la nouvelle Constitution devait être élaborée par une Loya Jirga constitutionnelle, avec l’aide d’une commission constitutionnelle recrutée par le gouvernement de transition. Dans les faits, la Constitution fut rédigée essentiellement par le gouvernement, derrière des portes closes. La discussion de cette Constitution par la Loya Jirga constitutionnelle, en décembre 2003, fut plus symbolique que réelle (Grote 2008a : 10). Bien qu’approuvée par un référendum populaire le 31 décembre 2003, la nouvelle Constitution de l’Afghanistan ne répond ni aux critères d’une démocratie polyarchique, ni à ceux d’une démocratie consociationnelle. Elle est principalement fondée sur la Constitution afghane de 1964, qui s’inspire des principes de la Sharia. Selon Grote (2008a : 7-25), elle est même plus restrictive que celle de 1964 en ce qui a trait à l’exercice des droits et libertés démocratiques. L’article 3, en effet, stipule qu’aucune loi ne doit contrevenir aux prescriptions de l’islam et aux enseignements de la religion musulmane, et interdit tout amendement à la Constitution qui violerait le respect de la « sainte religion islamique » (Grote 2008a : 10). Comme le démontrent de nombreux rapports de Human Rights Watch et de l’International Crisis Group (icg), les droits et libertés démocratiques reconnus formellement dans la Constitution ont d’ailleurs fait l’objet de nombreuses violations depuis son adoption. En Afghanistan, ce sont les apd qui ont contrôlé le processus d’adoption de la Constitution de 2005, qui n’est pas démocratique. Ni les forces militaires de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (otan), ni celles des États-Unis, ni l’onu n’ont exercé de contrainte importante et directe sur ce processus.

B — Les Constitutions non démocratiques imposées

Après la Seconde Guerre mondiale, le Royaume-Uni dut faire face, à Ceylan et en Birmanie, comme dans la très grande majorité de ses colonies, à une mobilisation en faveur de l’indépendance nationale. Afin de contrer ce mouvement, Londres octroya unilatéralement un statut de gouvernement responsable à Ceylan en 1945 et à la Birmanie en 1947. Comme Londres maintenait sa domination sur la politique étrangère, la défense et les finances des deux territoires, tout en restreignant l’exercice des libertés individuelles et collectives, il fut contesté par les élites politiques des deux pays, qui obtinrent leur indépendance en 1947 et 1948. Par la suite, ces dernières établirent librement des régimes politiques inspirés du modèle de Westminster, mais l’existence de celui de la Birmanie fut éphémère (Allen 1963).

C — Les Constitutions semi-démocratiques imposées

Bosnie-Herzégovine

La fin de la guerre entre Serbes, Croates et Bosniaques de la BiH, déclenchée après sa proclamation d’indépendance en octobre 1991, est essentiellement due à l’intervention des États-Unis. À la suite de l’échec de quatre plans de paix successifs de l’ue entre 1991 et 1994[4], de l’intensification des attaques serbes contre les musulmans bosniaques et de l’invasion des régions non serbes par la Croatie, en août 1995, le président Clinton décida qu’il était temps de mettre fin à ce conflit : par des frappes de l’otan contre les positions serbes d’abord, et un règlement négocié entre les belligérants par la suite. Le secrétaire d’État adjoint, Richard Holbrooke, réussit à obtenir rapidement l’aval des pays du Groupe de contact (France, Allemagne, Royaume-Uni, Italie, Grèce, Russie) à une action de l’otan, sans l’autorisation préalable du Conseil de sécurité (Holbrooke 1998). Les bombardements, effectués en août 1995, permirent aux Croates et aux Bosniaques de récupérer 20 % du territoire occupé par les Serbes. Selon Camisar et al. (2005), cette modification du rapport des forces ainsi que les sanctions économiques et financières des Occidentaux à l’égard de la République fédérale de Yougoslavie (rfy) permirent à Holbrooke de faire accepter par la rfy, la BiH et la Croatie un projet d’État confédéral, constitué d’une fédération croato-bosniaque conforme à l’accord de Washington de mars 1994 conclu sous les pressions de Washington et d’une république serbe, de même que la tenue d’élections sous la supervision de la communauté internationale. Cette entente, obtenue par un bargaining plutôt que par une négociation, permit à l’équipe de Holbrooke de planifier la conférence de Dayton de novembre 1995. Parmi les six négociations prévues, l’une (sous l’égide de deux Allemands et de deux Américains) concernait l’adoption d’une Constitution plus contraignante pour la fédération croato-bosniaque. Une autre (à laquelle participèrent Carl Bildt de l’onu, William Owens et Richard Holbrooke [États-Unis] et les présidents Milosevic [rfy] et Tudjman [Croatie]) traitait des enjeux constitutionnels et des élections. Les négociations, qui écartèrent dans les faits les représentants du Groupe de contact, furent difficiles mais dans l’ensemble le gouvernement américain, malgré certaines concessions, notamment aux Croates et aux musulmans bosniaques, parvint à imposer ses vues aux belligérants en raison de son pouvoir de marchandage[5].

L’annexe 4 de l’accord institue une démocratie consociationnelle dont l’indépendance est plus formelle que réelle. Elle confie à la fédération croato-bosniaque et à la république serbe de vastes responsabilités, notamment la majeure partie du pouvoir de taxation, l’éducation, les droits de propriété et même certaines prérogatives en matière de défense. Elle partage les postes de responsabilité au sein des institutions confédérales centrales en fonction de quotas ethniques et régionaux. La présidence est assumée par un représentant de chacune des trois ethnies, doté d’un pouvoir de veto contre toute législation jugée menaçante pour les intérêts vitaux de sa communauté. Malgré la tenue régulière d’élections, la persistance des tensions ethniques a sérieusement hypothéqué la gouvernance des institutions, complexifiée par le transfert de la majorité des pouvoirs de la fédération croato-bosniaque à dix entités locales ou cantonnales (MacMahon 2004). De telle sorte que, depuis 1996 et jusqu’à maintenant, le pouvoir exécutif réel en BiH a été assumé par l’Office du haut représentant nommé par la communauté internationale et que des forces de sécurité étrangères ont dû être maintenues sur place[6].

Irak

L’Irak est un cas d’imposition de la démocratie limitrophe entre le diktat et le contrôle. À la suite de leur invasion de l’Irak et du renversement du régime de Saddam Hussein en mars 2003, les États-Unis ont confié l’administration et la reconstruction du pays au Department of Defense’s Office of Reconstruction and Humanitarian Assistance (orha) dirigé par le général Jay Garner. Mais, dès le 6 mai 2003, l’orha a été remplacé par la Coalition Provisional Authority (cpa) dirigée par Paul Bremer. La cpa a créé, aidée en cela par 25 citoyens sélectionnés parmi les trois principaux groupes du pays (Arabes chiites, Arabes sunnites, Kurdes), le Iraqi Government Council (igc). Celui-ci avait toutefois une autonomie très limitée, les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire étant concentrés entre les mains de la cpa. Entre mai 2003 et juin 2004, la cpa édicta des règlements, arrêtés, mémorandums et avis publics à respecter sous peine de sanctions pénales, dont plusieurs concernaient l’architecture et le fonctionnement des futures institutions politiques. Le 8 mai 2004, l’icg a adopté la Transitional Administrative Law (tal), qui fixait les modalités et le calendrier de la démocratisation et de l’accession à l’indépendance de l’Irak (American Journal of International Law 2004). La tal respectait cependant les directives antérieures de la cpa et son élaboration donna lieu à plusieurs interventions directes de la part de Paul Bremer, du président Bush et de sa secrétaire d’État, Condoleezza Rice (Brown 2005a). Malgré les critiques, la tal fut appliquée selon le calendrier prévu. Le 30 juin 2004, un gouvernement irakien intérimaire fut constitué et la cpa dissoute. Paul Bremer quitta l’Irak, mais les forces d’occupation américaines demeurèrent en place. En janvier 2005, l’élection d’une commission constitutionnelle eut lieu comme prévu, malgré le boycottage de la majorité des sunnites. Le gouvernement américain réussit toutefois à faire admettre 15 représentants de la communauté sunnite au sein de la commission constitutionnelle, après l’élection. Contrairement à la tal, qui prescrivait une large discussion du projet constitutionnel, dans le cadre de meetings publics au sein des différentes régions du pays, ce dernier fut élaboré derrière des portes closes par les membres majoritairement kurdes et chiites de la Commission. Sous les pressions des États-Unis, l’Assemblée nationale apporta plusieurs changements au projet en vue de tenir compte des revendications des sunnites. La Constitution fut approuvée par un référendum populaire le 15 octobre 2005.

La nouvelle Constitution de l’Irak, largement imposée par les forces étrangères d’occupation américaines, est plus démocratique que celle du Kosovo (infra) dans la mesure où tous les membres du Parlement sont élus au suffrage universel. Cependant, le pouvoir exécutif est partagé entre les représentants des trois communautés chiite, kurde et sunnite au prorata de leur poids numérique respectif. Elle établit, contrairement à celle de l’Afghanistan, un État séculier indépendant des principes de la Sharia, qui reconnaît des libertés et des droits démocratiques égaux à tous les citoyens (Wolfrum et Grote 2005). Dans la mesure où elle a été adoptée sans qu’aient été résolus tous les conflits interethniques, elle instaure un État fédéral très décentralisé dans le cadre duquel la chambre basse du Parlement détient un pouvoir législatif très étendu. Ce dernier inclut la définition des principes et des structures de plusieurs institutions fondamentales (chambre haute, Cour suprême, commissions indépendantes) ; l’édiction des modalités d’application des droits et des libertés démocratique, dont la liste est longue mais le libellé très général ; et la révision de la Constitution. Considérant ce fait, il est difficile de prévoir l’évolution future du régime selon Brown (2005b).

Kosovo

À la suite des bombardements de l’otan contre la Serbie, le Kosovo a été occupé par la kfor (force de paix au Kosovo constituée par le Conseil de sécurité) et placé sous la tutelle d’une administration intérimaire de l’onu le 10 juin 1999. En vertu de la résolution 1244 du Conseil de sécurité, le représentant spécial du secrétaire général de l’onu (rssg) cumulait tous les pouvoirs exécutifs et législatifs. Cette tutelle suspendait la Constitution de la République du Kosovo, adoptée en 1990, à la suite de la diminution des pouvoirs de cette province autonome de la Serbie par le gouvernement de la République fédérale socialiste de Yougoslavie entre 1980 et 1989. En 2000, la United Nations Mission in Kosovo (umnik) créa une administration intérimaire conjointe onu – Serbes et Albanais du Kosovo. En 2001, le rssg élabora un cadre constitutionnel qui établissait les institutions d’un self-government provisoire : président, gouvernement, parlement, tribunaux. L’umnik transféra certaines responsabilités à l’administration conjointe, mais le rssg demeura la seule véritable autorité exécutive et législative. En octobre 2005, le secrétaire général de l’onu donna le mandat à l’ex-premier ministre finnois Martti Ahtisaari de négocier un règlement sur le statut futur du Kosovo avec la République de Serbie, les Kosovars et les pays du High Steering Group (hsg) (États-Unis, Royaume-Uni, France, Allemagne, Italie, Russie). La proposition de règlement, négociée en fait uniquement par les membres du hsg, ne fut pas entérinée par la Serbie et la Russie, parce qu’elle recommandait l’indépendance du Kosovo sous supervision de l’onu (Burg 2003).

La proposition de règlement définissait néanmoins en détail les procédures à suivre pour l’élaboration de la future Constitution du Kosovo ; elle fixait également les principes fondamentaux de l’ordre constitutionnel (un État multiethnique séculier) et les règles de fonctionnement des institutions, notamment celles du Parlement et de la Cour constitutionnelle. Ses nombreuses annexes imposaient des règles à suivre sur à peu près tous les aspects du futur État : la décentralisation des pouvoirs, le traitement accordé aux minorités, l’héritage culturel et religieux, les droits de propriété, la dette extérieure, etc. Les États-Unis et l’ue avaient en outre exigé que la déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo comporte un engagement légal formel à adopter une Constitution conforme à la proposition de règlement. Plus encore : cette dernière avait préséance sur toutes les lois du Kosovo et accordait au seul International Civilian Representative, nommé par le hsg, le pouvoir d’interpréter ses dispositions et la concordance des lois du Kosovo avec ces dernières. Après la déclaration unilatérale d’indépendance, en février 2008, le processus d’élaboration de la Constitution suivit les prescriptions de la proposition de règlement. Comme le souligne Muharremi (2009 : 7), « la proposition de règlement était si détaillée qu’elle ne laissait à peu près aucune possibilité au Kosovo d’ajouter des dispositions significatives à la Constitution ».

Le Kosovo doit être inclus dans les cas de régimes semi-démocratiques imposés par les feo. Premièrement, la Constitution issue de la proposition de règlement élaborée par les membres occidentaux du hsg établit une démocratie consociationnelle. Si 80 des 120 sièges du Parlement monocaméral sont élus au suffrage universel, les 40 autres sont partagés entre les Albanais, les Serbes et les autres communautés ethniques. Deuxièmement, l’indépendance du pays demeure en pratique très relative : le nouvel État ne contrôle pas la partie nord de son territoire, peuplée par des Serbes ; il est toujours placé sous la supervision des forces de sécurité de l’ue et de l’otan ; seulement 65 États sur 292 ont reconnu son indépendance… qui fait l’objet d’une contestation devant la Cour internationale de justice (Narten 2009).

D — Les Constitutions démocratiques imposées

Japon

Le Japon est sans contredit le cas le plus typique de diktat unilatéral d’une Constitution démocratique par des forces étrangères d’occupation. À la suite de sa reddition, le 2 septembre 1945, le pays fut soumis à l’autorité du Supreme Commander of Allied Powers (scap), une extension du gouvernement américain dirigée par le général Douglas MacArthur. Le 4 octobre 1945, le scap émit plusieurs décrets qui imposaient le respect des droits de la personne et de la liberté de la presse, qui interdisaient toute discrimination fondée sur la race, la nationalité, les opinions politiques ou les convictions religieuses, qui libéraient les prisonniers politiques et retiraient à la police ses pouvoirs d’exception. Le jour suivant, le gouvernement du prince Higashinuki démissionna et fut remplacé par un nouveau gouvernement dirigé par Shidehara. MacArthur pressa ce dernier de rédiger un projet de Constitution qui respecte les règles d’une démocratie moderne, ce qui impliquait l’abolition des pouvoirs de l’empereur. Le gouvernement, incapable de répondre à cet objectif, confia cette tâche à une commission dirigée par le ministre d’État Joji Matsumoto. Le projet constitutionnel de la commission Matsumoto, publié le 2 février 1946, fut rejeté par le scap, car il ne modifiait pas les pouvoirs de l’empereur. Le même jour, MacArthur, exaspéré par le manque de collaboration du gouvernement japonais, décida de confier à la division government du scap la rédaction de la future Constitution du Japon. Cette dernière prévoyait la mise en place d’une monarchie constitutionnelle, calquée sur le modèle britannique, qui laissait à l’empereur des pouvoirs strictement honorifiques ou symboliques.

Le 13 février 1946, des membres du scap rencontrèrent quelques ministres du gouvernement Shidehara pour leur signifier que leur projet de Constitution avait été rejeté et qu’ils avaient une heure pour accepter le projet du scap. En cas de refus, l’occupation du Japon serait prolongée au-delà de 1952, et MacArthur soumettrait lui-même le projet de Constitution à la population. Le 4 et 15 mars 1946, des rencontres entre le gouvernement japonais et le scap débouchèrent sur une impasse. Le 10 avril 1946 les élections législatives prévues par le scap eurent lieu et, le 8 juin 1946, le Conseil privé et l’empereur approuvèrent le projet de Constitution, qui fut soumis à la Diète le 20 juin 1946 (Kades 1989 ; Ballantine 1948 ; Ballou 1952 ; Seizelet 1990).

Malgré quelques changements apportés à cette Constitution par la Diète, après le retrait de la plupart des forces américaines en 1952 et le rétablissement de la souveraineté du pays, la conformité de cette dernière avec les règles essentielles d’une démocratie moderne a été démontrée par une multitude d’études (Bouissou 2007 ; Ishida et Krauss 1989).

Allemagne[7]

L’Allemagne est également un cas typique d’imposition d’une Constitution démocratique par diktat, bien que le contenu de la loi fondamentale de 1949 n’ait pas été entièrement rédigé par les Alliés. À la suite de sa capitulation, le 8 mai 1945, le pays fut divisé en quatre zones d’occupation (soviétique à l’est, française, britannique et américaine à l’ouest). La Déclaration de Postdam de 1945 prévoyait la mise en place d’une structure politique décentralisée accordant des pouvoirs importants aux gouvernements locaux ; la création de partis politiques démocratiques avec droits d’assemblée et de discussion ; l’introduction des principes d’élection et de représentation au niveau des États, des provinces et des régions; le report de la création d’un gouvernement central au niveau national ; la constitution de ministères sous l’autorité d’un conseil de contrôle, la reconnaissance des libertés d’expression, de presse et de religion, pour autant que celles-ci ne compromettent pas la sécurité militaire. La conférence de Moscou de 1947 révéla cependant l’existence de profondes divergences entre l’Union soviétique, partisane d’un État unitaire, et les Alliés occidentaux favorables à une fédération. Ni la conférence de Moscou de 1947 ni celle de Londres de 1947 ne parvinrent à réconcilier les positions antagoniques des Soviétiques et des Occidentaux. Ces derniers résolurent donc d’aller de l’avant avec le projet d’une Constitution démocratique dans leurs zones d’occupation. Malgré leurs divergences, les Français, les Américains et les Britanniques trouvèrent un compromis lors des deux conférences de Londres du printemps 1948.

Ce compromis établissait les principes fondamentaux d’une fédération démocratique relativement décentralisée. Il accordait aux partis allemands le droit de former une assemblée constituante destinée à adopter, plutôt qu’à définir, le contenu de la future Constitution. Il définissait les procédures électorales à suivre pour la convocation de cette assemblée. Il stipulait que la Constitution devrait être approuvée par les gouverneurs militaires, les parlements régionaux et un référendum populaire. Certains leaders des deux principaux partis allemands – la Confédération démocrate-chrétienne (cdu) et le Parti social-démocrate (sdp) – tentèrent d’organiser une opposition concertée à ces directives. Mais toutes leurs propositions, enchâssées dans la résolution de Coblence, furent rejetées par les gouverneurs militaires au motif qu’elles violaient les accords de Londres. Les pouvoirs de l’assemblée constituante ou conseil parlementaire autorisé par les Alliés étaient extrêmement réduits, non seulement parce que les principales balises de la Constitution avaient été déterminées par les accords de Londres, mais parce que la Constitution était liée au Statut d’occupation, adopté en juillet 1948.

En août 1948, une commission d’experts, mandatée par les ministres- présidents des régions allemandes, élabora un projet de Constitution. Les gouverneurs militaires reprochèrent au texte ses déviations par rapport aux accords de Londres du printemps 1948. Ils reformulèrent plusieurs dispositions du projet. Malgré leur mécontentement, les constituants allemands soumirent un projet modifié aux gouverneurs militaires qui le rejetèrent à nouveau. Enfin, les ministres des Affaires étrangères des Alliés négocièrent un compromis à Washington, le 22 avril 1949, qui fut communiqué aux constituants allemands. Ces derniers adoptèrent une version modifiée de la Constitution fidèle à ce compromis, qui fut par la suite acceptée par les gouverneurs militaires. La loi fondamentale de 1949, qui répond entièrement aux critères d’une démocratie polyarchique selon quantité d’études, et qui a perduré jusqu’à maintenant, tout en constituant le fondement de la réunification de l’Allemagne en 1990, est donc clairement le résultat d’un diktat des Alliés occidentaux.

Autriche

Après la prise de Vienne par les Russes en avril 1945, le pays fut divisé en quatre zones d’occupation et dirigé par un gouvernement militaire interallié jusqu’en 1955. Dès avril 1945, un gouvernement provisoire fut constitué par les trois principaux partis nationaux : le Parti populaire (ovp), le Parti socialiste (spo) et le Parti communiste (kpo). Ce dernier remit immédiatement en vigueur la Constitution fédérale démocratique de 1920, imposée par les puissances de l’Entente à l’Autriche dans le cadre du traité de Saint-Germain-en-Laye, conformément aux voeux du gouvernement militaire interallié. L’assemblée constituante convoquée ultérieurement entérina cette Constitution. D’un point de vue formel, les apd ont donc été les auteurs de la nouvelle Constitution de l’Autriche. En réalité, bien que tout indique qu’ils étaient d’accord avec la restauration de la Constitution de 1920, ils ont obtempéré à un ordre du gouvernement militaire qui conserva une pleine autorité sur les lois constitutionnelles et ordinaires de l’Autriche jusqu’en 1955, année du retrait des Alliés, tout en procédant, pendant cette période, à l’abolition de l’Anchluss, à la dénazification de la fonction publique, de l’appareil judiciaire et du système d’éducation et en imposant le respect des libertés et droits démocratiques (Balfour 1956 ; Ermacora 1970 ; United States Government 1945, 1955). Le caractère démocratique de la Constitution de 1920, restaurée en 1945 sous le contrôle des Alliés, n’a jamais été remis en question.

Corée du Sud

La Corée a été occupée par les Japonais de 1895 à 1945. Après la capitulation du Japon, le 2 septembre 1945, les Américains débarquèrent en Corée du Sud conformément à la décision de la conférence de Yalta de février 1945 de confier la tutelle de la partie nord du pays aux Soviétiques et aux Chinois, et la tutelle de la partie sud aux Américains et aux Britanniques pendant cinq ans. La conférence de Moscou de décembre 1945 décida que les modalités d’accession à l’indépendance et à la démocratie de la Corée seraient déterminées par une commission mixte de l’onu réunissant les puissances occupantes. Mais les sessions de cette commission, en 1946 et 1947, aboutirent à un échec en raison des dissensions entre les forces communistes et non communistes. Entre-temps, le gouvernement militaire américain (gma) procéda au remplacement de 70 000 fonctionnaires japonais par des Coréens, généralement riches, conservateurs et anglophones, tout en conservant le contrôle de cette nouvelle administration. À l’été 1946, il constitua la Korean Interim Legislative Assembly (kila), composée de 90 représentants, dont la moitié était choisie par le gma et l’autre moitié élue selon un mode de scrutin élitiste établi par les Japonais. La kila, largement dominée par les conservateurs, élabora un projet de Constitution qui fut rejeté par le gma au motif qu’elle ne serait pas acceptée par la commission mixte de l’onu. En 1948, à la suite de la partition de la Corée par l’onu sous les pressions des États-Unis, la kila élabora un projet de loi électorale, ultérieurement largement amendé sous la supervision du gma, en vue de l’élection d’une assemblée constituante et d’un gouvernement provisoire sous les auspices de l’onu (McCune 1946, 1947 ; Henderson 1988). Selon Henderson (1988 : 27), l’assemblée constituante élue en mai 1948 était plus légitime et représentative des divers partis sud-coréens que la kila. Selon Grote (2008b : 3-6), cette assemblée regroupait essentiellement les partis de la droite, en raison du boycottage de son élection par les partis de la gauche. Ses travaux furent largement influencés par l’Ordinance of the Rights of the Korean People d’avril 1948 du gma, qui imposait plusieurs des droits et libertés fondamentales du Bill of Rights de la Constitution américaine. Une large majorité des 198 membres de cette assemblée soutenaient Syngman Rhee, un vétéran de la lutte contre les Japonais et un allié privilégié des Américains. Élu président de cette assemblée, Sygman Rhee s’opposa avec véhémence à l’instauration d’un régime parlementaire bicaméral, proposée par la commission chargée d’élaborer le projet de Constitution. Sous son influence, l‘assemblée adopta un régime constitutionnel calqué sur celui des États-Unis. La Constitution, promulguée le 17 juillet 1948, reconnaissait les droits et les libertés démocratiques, mais elle accordait au président d’importants pouvoirs de décret et l’autorisait à suspendre de manière discrétionnaire les libertés démocratiques en cas de menace à la sécurité nationale. Ces pouvoirs furent utilisés par Syngman Rhee pour transformer le système politique en une dictature dès décembre 1948, à l’occasion de la première rébellion contre son régime.

Philippines

Les Philippines sont devenues une colonie des États-Unis en 1898. La domination de Washington s’est toutefois rapidement assouplie. La chambre basse devint élective en 1907 et le Sénat en 1916. Les lois Jones de 1902 et 1916 accordèrent un statut d’autonomie politique à l’archipel. En 1934, la loi Tydings-McDuffie accorda un statut de Commonwealth aux Philippines, tout en leur promettant l’indépendance en 1946 et en les laissant libres d’adopter leur propre Constitution. À cet égard, la loi Tydings-McDuffie déclarait uniquement que la future Constitution devait avoir une forme républicaine et inclure certaines dispositions, de même qu’un Bill of Rights. Mais le contenu de ce dernier n’était pas précisé. Le libellé final de la Constitution devait cependant être approuvé par le président des États-Unis. Selon Smith (1945), la Constitution de 1934, qui allait au-delà des attentes américaines, fut adoptée librement par les Philippins. Selon Powell (1936), par contre, elle a été largement téléguidée par Washington. En 1945, à la suite de la défaite des forces d’occupation japonaises à laquelle une large proportion des Philippins avaient participé aux côtés des Alliés, les élites politiques du pays, redevenu une colonie des États-Unis, réclamèrent l’indépendance promise par la loi Tydings-McDuff. Les Américains accédèrent à cette revendication, en laissant les Philippins libres d’élaborer leur nouvelle Constitution. Cependant, toutes les dispositions de cette dernière devaient être soumises au bureau de l’Attorney General des États-Unis pour approbation, ce qui influença largement le choix de l’assemblée constituante, laquelle opta, en 1946, pour une Constitution semblable à celle de 1934, calquée sur le modèle américain (Hayden 1941 ; Lansang 1952 ; Edgerton 1975). Cette Constitution correspondait aux critères d’une démocratie moderne, mais le président Marcos, élu en 1965, la transforma en dictature en 1972.

Malaisie

En Malaisie, les Britanniques ont entièrement contrôlé le processus d’accession à l’indépendance et à la démocratie[8]. Après la défaite du Japon en 1945, la Couronne britannique restaura son autorité sur les Straits Settlements, c’est-à-dire les colonies de Pulau Pilang et de Singapour et les neuf protectorats conclus avec les sultanats de la péninsule de Melaka. Entre octobre et décembre 1945, le représentant spécial du Colonial Office, sir Harold MacMichael, convainquit les neuf sultanats de renoncer à la souveraineté symbolique que leur accordaient les protectorats d’avant-guerre au profit d’un statut de colonie. Le 1er avril 1946, l’administration militaire fut remplacée par une administration civile, et un Order in Council proclama l’Union malaise (Seitelman 1947). Les élites démocrates chinoises et indiennes dénoncèrent la nouvelle union en raison de son caractère autoritaire. Les élites malaises conservatrices créèrent la United Malays National Organization (umno) afin de combattre la diminution du pouvoir des sultans et l’introduction de droits égaux pour toutes les ethnies du pays, car elles craignaient de perdre le monopole qu’elles exerçaient sur les postes de l’administration coloniale avant la guerre (Parmer 1957 ; Finkelstein 1952 ; Purcell 1946). Devant ces réactions, le Royaume-Uni décida d’instaurer la Fédération de la Malaisie, en 1947. Celle-ci maintenait en place une structure coloniale, mais elle laissait aux sultanats leurs pouvoirs antérieurs et établissait une politique d’accession à la citoyenneté plus favorable aux Malais qu’aux non-Malais. Elle eut pour effet d’accroître le désir d’indépendance des Malais plus progressistes et des minorités chinoise et indienne qui créèrent, au début des années 1950, trois partis d’opposition : un parti multiethnique, l’Independance Malaya Party (imp), et deux partis ethniques, la Malaysian Chinese Association (mca) et le Malaysian Indian Congress (mic). Elle fut à l’origine du déclenchement, en 1948, d’une insurrection armée par le Parti communiste malais (pcm), dont les membres – majoritairement chinois – avaient été au premier rang de la lutte de libération nationale contre le Japon (Silcock et Aziz 1950). Les Britanniques combattirent ces manifestations d’opposition par le bâton et la carotte : répression militaire contre la guérilla communiste réfugiée dans les montagnes du nord du pays ; décret de mesures d’urgence qui subsistèrent jusqu’en 1960 ; octroi de terres, d’écoles et d’hôpitaux à 500 000 paysans chinois squatters qui constituaient la principale base de ravitaillement des guérilleros ; élargissement progressif des libertés démocratiques au sein de la Fédération : introduction d’élections au niveau local et municipal en 1952 ; élection des législatures des États en 1954 et du Parlement national en 1955 (Parmer 1957; Hawkins 1969).

La persistance des aspirations à l’indépendance au sein de la majorité des élites et de la population, encouragées par l’Indonésie nouvellement libérée de la tutelle hollandaise, les succès de la lutte contre l’insurrection communiste entre 1948 et 1955, de même que l’atténuation des rivalités interethniques, avec la victoire écrasante de l’Alliance nationale (réunissant l’umno, le mca et le mic) lors des élections de 1954 et 1955, convainquirent le Royaume-Uni qu’il était nécessaire et possible d’octroyer son indépendance à la Malaisie, sans risque qu’elle tombe dans le giron communiste ou les affres d’une guerre civile, et avec l’assurance que ce territoire stratégique d’un point de vue militaire, commercial et économique demeure dans sa zone d’influence (Hawkins 1969 ; MacGillivray 1952). En 1955, le gouvernement de Londres créa donc une commission dirigée par Lord Reid, du Royaume-Uni. Cette commission, constituée d’un autre Britannique, d’un Canadien, d’un Australien, d’un Indien et d’un Pakistanais, élabora un projet de Constitution qui établissait une monarchie constitutionnelle fédérale indépendante, démocratique et membre du Commonwealth, dotée d’un parlement bicaméral et d’un gouvernement central fort. Une nationalité commune devait être octroyée à tous les Malaysiens, et le chef de l’État devait être choisi parmi les dirigeants des États. Par la suite, les différents partis de la Malaisie purent exprimer leur point de vue à travers des mémoires. Le rapport final de la Commission, déposé en février 1955, tout en prétendant être un arbitrage entre les positions divergentes de ces mémoires, ne modifiait pas réellement le projet initial. Entre février et avril 1956, il fut discuté par un comité de travail comprenant des dirigeants britanniques et des représentants des partis de l’Alliance nationale et des États malais. La Commission apporta trois amendements à son projet, à la suite de ces pourparlers : les privilèges accordés aux Malais étaient confiés au chef de l’État ; l’islam était reconnu religion officielle de la Malaisie même si le futur État devait être laïc ; la liberté de culte et le prosélytisme islamique étaient autorisés, sauf si une loi d’un État malais l’interdisait.

La Constitution de 1957, imposée dans le cadre d’une pseudo-négociation, correspondait largement aux critères d’une démocratie consensuelle, ce qu’ont reconnu plusieurs auteurs, dont Ahmad (1989). Les amendements constitutionnels et les lois adoptées ultérieurement par le Parlement ont toutefois restreint l’exercice des libertés démocratiques, ce qui explique la classification du régime parmi les systèmes politiques hybrides ou partly free par Freedoom House et un grand nombre de spécialistes au cours de la période postérieure à 1970.

Conclusion

Les théories de la démocratisation soutiennent depuis plus de 60 ans que l’émergence de la démocratie résulte essentiellement de causes internes. Les travaux d’après-guerre froide sur les dimensions internationales des processus de démocratisation et les impacts politiques des interventions militaires étrangères n’ont pas remis en question ce paradigme. Cependant, aucune étude ne s’est intéressée aux scénarios d’imposition de la démocratie par des forces étrangères d’occupation (feo) depuis 1945. Seuls Schmitter et Whitehead ont formulé des diagnostics contradictoires sur le sujet, sans justifier ces derniers par une analyse empirique. Pour le premier, ces scénarios ont été limités à cinq cas (Allemagne, Autriche, Italie, Japon, Corée du Sud), alors que pour le second les deux tiers des démocraties recensées par Freedom House en 1995 « doivent leur origine, au moins en partie, à des actes délibérés d’imposition de la part des acteurs externes ».

Qu’en est-il vraiment ? L’imposition de la démocratie a-t-elle été l’exception ou la règle depuis 1945 ? Cet article visait à répondre à cette question et à vérifier concurremment la validité des théories endogènes de la démocratisation. Il propose d’abord une définition de l’imposition de la démocratie : l’imposition aux acteurs politiques domestiques (apd) par des feo d’une Constitution qui répond aux critères d’une démocratie libérale/polyarchique ou consociationnelle et qui reconnaît l’indépendance du pays visé, au moyen du diktat, du contrôle ou d’une pseudo-négociation. Il démontre ensuite que, parmi les 57 cas d’imposition de la démocratie cités dans la littérature, 40 correspondent à première vue à cette définition. Enfin, il investigue 24 d’entre eux (voir le tableau 1). Nos résultats, compilés dans le tableau 2, indiquent que des feo ont imposé une Constitution non démocratique dans deux cas, une Constitution consociationnelle ou semi-démocratique dans trois cas et une Constitution démocratique dans six cas.

Tableau 2

Bilan de 24 scénarios d’imposition de la démocratie depuis 1945

Pays

Constitution prise en compte

Constitution démocratique non imposée

Constitution non démocratique non imposée

Constitution non démocratique imposée

Constitution semi-démocratique imposée

Constitution démocratique imposée

Modalité d'imposition

Italie

1947

x

 

 

 

 

 

Singapour

1965

x

 

 

 

 

 

Trinité-et-Tobago

1958

x

 

 

 

 

 

Jamaïque

1958

x

 

 

 

 

 

Barbade

1958

x

 

 

 

 

 

Dominique

1958

x

 

 

 

 

 

Grenade

1958

x

 

 

 

 

 

Sainte-Lucie

1958

x

 

 

 

 

 

Saint-Vincent

1958

x

 

 

 

 

 

Antigua

1958

x

 

 

 

 

 

Montserrat

1958

x

 

 

 

 

 

Saint-Kitts-et-Nevis

1958

x

 

 

 

 

 

Afghanistan

2003

 

x

 

 

 

 

Birmanie

1947

 

 

x

 

 

Diktat

Ceylan

1945

 

 

x

 

 

Diktat

BiH

1995

 

 

 

x

 

Pseudo-négociation

Irak

2005

 

 

 

x

 

Diktat

Kosovo

2008

 

 

 

x

 

Diktat

Japon

1946

 

 

 

 

x

Diktat

Allemagne

1949

 

 

 

 

x

Diktat

Autriche

1945

 

 

 

 

x

Contrôle

Corée du Sud

1948

 

 

 

 

x

Contrôle

Philippines

1946

 

 

 

 

x

Contrôle

Malaisie

1957

 

 

 

 

x

Pseudo-négociation

Total

 

12

1

2

3

6

 

-> Voir la liste des tableaux

Douze Constitutions démocratiques et une Constitution non démocratique ont été élaborées par les apd. Si l’on tient compte uniquement des démocraties libérales imposées, notre analyse confirme le point de vue de Schmitter (bien qu’elle exclue l’Italie et inclue les Philippines et la Malaisie). Si l’on prend en considération les démocraties libérales et consociationnelles imposées (37,5 % des cas), notre étude montre que l’imposition de la démocratie n’a été ni l’exception ni la règle. Ces conclusions sont préliminaires car 16 cas demeurent à investiguer. Elles indiquent néanmoins que l’importance des scénarios d’imposition de la démocratie et la validité des théories selon lesquelles l’instauration de la démocratie « is a domestic affair par excellence » dépendent de la définition de la démocratie privilégiée par les auteurs.