Corps de l’article

Venant d’horizons idéologiques radicalement opposés, Gunnar Myrdal et Friedrich Hayek recevaient conjointement, en 1974, le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, erronément appelé « prix Nobel d’économie ». Myrdal avait joué un rôle important dans la création de ce prix, attribué pour la première fois en 1969. Ce n’est pas le moindre des paradoxes dans sa carrière. Myrdal critiquait en effet la fermeture sur elle-même d’une science économique conventionnelle hautement formalisée, sur le modèle des sciences naturelles. Le prix de la Banque de Suède, en permettant aux économistes de s’approprier le capital symbolique des prix Nobel de physique, de chimie et de physiologie, entérine précisément cette vision. Quatre ans après l’avoir reçu, dans une conférence traduite ici en français pour la première fois, Myrdal prévoyait d’ailleurs que l’économie institutionnelle « gagnera du terrain dans un futur proche […] à cause de l’échec de l’économie orthodoxe à comprendre les nouveaux problèmes politiques capitaux et déconcertants auxquels le monde a à faire face » (p. 85). Avec la remise en question du keynésianisme, proche à certains égards de l’institutionnalisme, par les divers courants prônant un libéralisme radical, c’est plutôt le contraire de ce qu’espérait Myrdal qui s’est produit. Toutefois, la crise déclenchée en 2008 porte un coup dur à la crédibilité de l’économie dominante et donne une nouvelle pertinence aux thèses de Myrdal comme à celles des autres courants de pensée hétérodoxes.

En dépit de l’importance du personnage, de l’abondance de sa production et des multiples fonctions qu’il a occupées dans sa carrière, peu d’études ont été consacrées à Myrdal, si on les compare en particulier au flot de publications sur Hayek. Il manque toujours une biographie exhaustive de ce penseur, même si on en trouve quelques éléments dans Angresano (1997) et, plus récemment, dans Barber (2008). L’ouvrage de Cyrille Ferraton, le deuxième consacré à cet auteur dans la langue de Molière (après celui de Dostaler, Éthier et Lepage, 1990), est donc une heureuse addition à cette littérature et constitue une excellente introduction à ce penseur relativement négligé. Il couvre, bien que de manière succincte, tous les volets de son oeuvre, en les reliant à leur contexte biographique et historique, ce qui est la manière correcte de procéder pour les penseurs influents. Ferraton considère ainsi que l’évolution intellectuelle de Myrdal, en particulier son passage du statut d’économiste théorique à celui d’institutionnaliste, s’explique en partie par les événements auxquels il a été confronté, tels que la crise de 1929, l’avènement au pouvoir des sociaux-démocrates en Suède en 1932 ou son éviction du gouvernement en 1947. Ferraton insiste aussi à juste titre sur le rôle déterminant de son épouse, Alva Myrdal, récipiendaire d’un vrai prix Nobel, celui de la paix, en 1982, qui a éveillé la conscience sociale de son époux. Comme le rappelle le premier chapitre, consacré à une esquisse biographique, Myrdal fut un homme-orchestre, d’une activité débordante, tour à tour chercheur, enseignant, écrivain, militant politique, conseiller du Prince, sénateur, ministre, directeur d’équipes de recherche, dirigeant d’organismes internationaux.

Ce livre propose une description de l’institutionnalisme de Myrdal, qui est distingué de l’institutionnalisme américain, dont il est très critique. Myrdal a même participé, lors d’un séjour aux États-Unis en 1929-1930, à l’une des réunions préliminaires de fondation de la Société d’économétrie (appelée par erreur Economic Society, p. 10), conçue comme une organisation de défense contre l’institutionnalisme. C’est dans les années 1930, en particulier lorsqu’il entame la recherche sur la discrimination raciale aux États-Unis qui allait mener à la publication de An American Dilemma (1944) – qu’il considère comme son oeuvre principale – que Myrdal acquiert la conviction qu’il n’y a pas de problèmes purement économiques, que seule une approche multidisciplinaire peut permettre de rendre compte de la discrimination comme des inégalités sociales, du chômage, de la pauvreté et du sous-développement, auquel il consacre entre autres une très longue étude, Asian Drama (1971).

Mais l’institutionnalisme de Myrdal s’enrichit aussi de thèmes qui sont apparus dès ses premiers travaux, comme le concept de causalité cumulative hérité de son maître Wicksell et qu’il met en oeuvre dans son Équilibre monétaire (1931), considéré à juste titre comme un ouvrage précurseur, et à certains égards supérieurs, à la Théorie générale de Keynes. Ferraton ne traite malheureusement que trop brièvement de ce volet de l’oeuvre de Myrdal. Il insiste par contre sur la question des valeurs, qui apparaît dans L’Élément politique dans le développement de la théorie économique, dont la première édition suédoise est publiée en 1930. Dans cet ouvrage, Myrdal se penche sur les liens entre visions du monde, valeurs et théories économiques. Montrant que toutes les théories, même les plus abstraites, sont imprégnées de valeurs, il rejette la distinction courante entre économie normative et économie positive. Plus tard, il exhortera les chercheurs à exposer clairement, dès le départ, leurs valeurs. Celles de Myrdal, nous dit Ferraton, plongent leurs racines dans les idéaux des Lumières et peuvent être rattachées à un socialisme associationiste et utopique opposé à la fois au libéralisme et au socialisme collectiviste et marxiste. À ces derniers courants de pensée, Myrdal reproche leur déterminisme comme leur croyance en des lois universelles.

Si les grands thèmes de la pensée de Myrdal émergent clairement de la présentation de Ferraton, on ne saurait en dire autant de ce qu’on entend par « institutionnalisme ». Dans l’histoire de la pensée, ce terme est utilisé pour désigner un courant né aux États-Unis au tournant du vingtième siècle, fondé par Thorstein Veblen. Inspiré de l’École historique allemande, critique de l’approche abstraite et déductive de l’économie politique classique, les institutionnalistes, qui ont dominé la discipline aux États-Unis jusqu’aux années trente, adressaient les mêmes critiques à la théorie marginaliste que Veblen a été le premier à appeler « néoclassique ». Ils prônent une approche inductive, holistique, multidisciplinaire et évolutive, tenant compte du contexte historique et institutionnel, remettant en question l’existence de lois économiques universelles. On comprend mal pourquoi Myrdal se déclare hostile à l’institutionnalisme américain, puisqu’il en partage manifestement les grandes orientations, tout en y ajoutant les thèmes spécifiques que nous avons mentionnés. En réalité, comme tous les courants de pensée, l’institutionnalisme est un vaste ensemble, diversifié, qui comprend désormais un axe néo-institutionnaliste proche de la théorie néoclassique. Myrdal considère de son côté que les grands économistes classiques étaient fondamentalement institutionnalistes. Comme on le voit, les frontières sont floues et difficiles à déterminer.

Le livre de Ferraton aurait dû plutôt porter un titre comme « La pensée de Myrdal », pensée qui emprunte à plusieurs sources, y compris à la théorie néoclassique. Les contributions de Myrdal à la méthodologie de l’économie et des sciences sociales et, surtout, à la théorie monétaire et à la macroéconomie, me paraissent aussi importantes que son apport à l’institutionnalisme (voir Dostaler, 1991). Et dans ce dernier cas, son héritage est diversifié. Alors que An American Dilemma a eu un impact énorme et demeure d’actualité avec l’élection de Barack Obama à la présidence des États-Unis et les remous qu’elle soulève, plusieurs des analyses de Asian Drama ont été infirmées par la croissance économique des pays asiatiques, bien que la description qui y est faite des inégalités sociales demeurent toujours pertinente.

Le dernier chapitre du livre est consacré à la réception des écrits de Myrdal. On ne sera pas étonné d’apprendre que plusieurs économistes ont très mal réagi aux thèses méthodologiques de Myrdal. Il en est ainsi, par exemple, de Blaug, Mises, Mason, Machlup, Hutchison (écrit par erreur Hutchinson, p. 53 et dans la bibliographie) et Hicks. On apprend avec intérêt ailleurs dans le livre que Simone de Beauvoir, lisant An American Dilemma pendant un séjour aux États-Unis en 1947, écrit à Nelson Algren, le 2 décembre qu’elle aimerait « réussir quelque chose d’aussi important que le Myrdal; il souligne d’ailleurs quantité de très suggestives analogies entre le statut des Noirs et celui des femmes que j’avais déjà pressenties » (p. 25). Publié deux ans plus tard, Le deuxième sexe a eu, on le sait, un impact énorme jusqu’à ce jour.