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En hommage à Guy Couturier, à l’occasion de son 80e anniversaire.

Depuis quelques décennies, de nombreux auteurs sont d’avis que l’épilogue de Qo (12,9-14) ou une partie de l’épilogue (12,11-14 ou 12,12-14) est un témoin de l’histoire du canon. Un survol de ces travaux laisse croire que cette finale aurait eu pour but d’intégrer le livre de Qo dans le canon de la littérature (salomonienne ?) de sagesse (voir les expressions « beaucoup de mashals » en 12,9, « paroles des sages » et l’« unique pasteur » en 12,11), mais aussi dans le canon de la Torah (voir les « commandements » de Dieu en 12,13) et des Prophètes (voir le « jugement » de Dieu en 12,14)[1]. Ceux qui maintiennent que l’épilogue a une fonction canonique trouvent également des appuis à leur interprétation dans le v. 12. Or, dans cet article, mon intention est d’examiner si Qo 12,12 permet ou non de justifier cette interprétation. Pour faire cet examen, je proposerai d’abord une traduction du v. 12. Je confronterai par la suite les principaux résultats issus de l’approche diachronique à une lecture synchronique. Puis, à l’aide d’une analyse structurelle, je tenterai de mieux situer la place et le rôle du v. 12 par rapport à Qo 12,9-14. Enfin, comme chaque phrase du v. 12 suscite de nombreuses interprétations, je terminerai mon enquête par une analyse philologique de quelques expressions problématiques et par une critique littéraire de l’ensemble du passage. Voici donc, pour commencer, ma traduction assez littérale de ce v. 12 :

Mais plus qu’eux, mon fils, sache :

faire des livres, beaucoup, n’a pas de fin(alité)

et étudier beaucoup fatigue le corps.

I. Approche diachronique

Qo 12,12 fait partie d’un ensemble plus vaste qui va du v. 9 jusqu’au v. 14. Les exégètes sont presque unanimes à penser que cette finale ne doit pas être mise au compte de l’auteur principal du livre de Qo. Par ailleurs, cette quasi-unanimité s’effrite lorsque vient le temps de déterminer si cette brève péricope de six versets provient de la main d’un, de deux ou de trois rédacteurs différents. Au total, on a proposé douze subdivisions différentes de Qo 12,9-14[2]. En ce qui concerne le v. 12, trois propositions le rattachent à un ou des versets précédents et trois propositions le rattachent à un ou des versets qui suivent. Dans quatre cas, le v. 12 est rattaché en partie à ce qui précède et ce qui suit. Enfin, le v. 12 est également isolé du reste de la péricope. Bien entendu, ces nombreuses façons de situer le v. 12 par rapport aux v. 9-14 supposent différentes compréhensions de ce passage.

À mon avis, il est inutile d’attribuer cette finale à un ou plusieurs auteurs, et il est tout aussi vain de spéculer sur leurs identités (premier, deuxième et troisième rédacteur, disciple, collègue, ami, éditeur, biographe, théologien conservateur ou pieux, corps professoral, etc.). Il me semble plus prudent de comprendre tout le livre tel qu’il se donne à lire maintenant et de considérer Qohélet comme un héros fictif et un simple narrateur à qui l’auteur anonyme du livre fait endosser, non sans ironie, la responsabilité d’une philosophie religieuse courageuse et subversive[3].

II. Analyse structurelle

Du point de vue structurel, quelques indices semblent montrer que le v. 12 se rattache à ce qui suit, mais aussi à ce qui précède. Premièrement, la répétition de l’adverbe yōtēr aux v. 9a et 12a indique que les v. 9-14 se subdivisent en deux grandes parties. Deuxièmement, l’emploi des verbes confirme également cette subdivision : en effet, seuls les v. 12, 13 et 14 utilisent des impératifs : hizzāhēr, « sache » ou « sois averti » (12,12), yerā’, « crains », šemôr, « garde » (12,13). Le style des v. 9-11 est donc davantage informatif, tandis que celui des v. 12-14 est plus exhortatif. Par ailleurs, il y a aussi une coupure ou un net contraste entre les expressions ’ênts, « il n’y a pas de fin » (v. 12) et sôf dāvār, « fin du discours » (v. 13a). Contrairement à la production de beaucoup de livres qui est une tâche sans fin(alité), il y a un terme absolu du livre de Qo et ce n’est que par-delà la lecture ou l’audition de ce livre qu’apparaît le double impératif religieux : le Dieu, crains-le et ses commandements, garde-les. Qui plus est, on le verra, l’emploi de l’expression wywtr mhmmh indique que le v. 12 n’est pas sans lien avec le v. 11. Quant au v. 11, avec son emploi de rō‘eh qui peut très bien faire référence à Qohélet[4], il se rattache en partie aux v. 9-10 qui font justement l’éloge de Qohélet sous la forme d’une structure concentrique avec une pointe émergente[5].

Bien que cette brève analyse structurelle du texte mériterait d’être appuyée et complétée par une analyse littéraire détaillée, elle fournit déjà à elle seule quelques indices qui permettent de croire qu’il est inutile de postuler l’intervention de deux ou trois rédacteurs différents pour ces six versets qui clôturent le livre.

III. Critique littéraire

1. weyôtēr mēhēmmâ

Le mot ytr désigne le surplus, le profit. La racine se retrouve 18 fois dans le livre de Qo, dont 10 fois avec la terminaison en wn (1,3 ; 2,11.13[22x] ; 3,9 ; 5,8.15 ; 7,12 ; 10,10-11), une fois sous la forme mwtr en 3,19 et, sans compter le présent texte, 6 autres fois sous la forme y(w)tr (2,15 ; 6,8.11 ; 7,11.16 ; 12,9). Comme c’est le cas ici, la racine ytr est accompagnée de la conjonction w en 5 autres passages (3,19 ; 5,8 ; 7,11.12 ; 10,10). Le mot y(w)tr peut avoir un sens adverbial (Qo 2,15 ; 7,16 ; 12,9) ou être compris comme un substantif (Qo 6,8.11 ; 7,11 ; 1 Sam 15,15). La compréhension du mot ywtr dépend ici de ce qui suit, c’est-à-dire du min et du pronom démonstratif hmmh.

À l’instar de la Septante, qui a rendu le v. 12a par « uie mou, phulaxai poiēsai biblia polla[6] », « Mon fils, garde-toi de composer des livres nombreux », certains traducteurs modernes escamotent la difficulté en omettant tout simplement de traduire l’expression complète weyōtēr mēhēmmâ : « Mon fils, sache-le[7] » ; « Mon fils, laisse-toi instruire[8] ». D’autres omettent simplement de traduire le deuxième élément de l’expression : « En outre, mon fils, sois averti[9] ». Or, le problème majeur est justement de savoir à quoi se rapporte ce pronom démonstratif. Les réponses apportées à cette question peuvent se regrouper en quatre grandes options : 1) mēhēmmâ fait directement allusion au canon et à la Torah ; 2) le pronom se rapporte à ce qui précède ; 3) il faut simplement lui donner une portée vague et générale ; 4) il fait plutôt référence à ce qui suit.

La première option est celle du Qohélet rabbah qui nous invite à lire non pas mēhēmmâ, mais mehumâ, « confusion », car « quiconque introduit dans sa maison plus que les vingt-quatre livres, introduit dans sa maison la confusion (mehumâ) avec, par exemple, le livre de Ben Sira et le livre de Ben Tigla[10] ». Inspiré par la tradition rabbinique, Goldin, affirme que 12,12 est une admonition qui vise à maintenir l’intégrité de la Torah et que, par conséquent, hēmmâ fait référence au recueil de la Torah[11]. Cette position, qui fut aussi celle de Jérôme[12], reste toutefois marginale dans l’histoire de l’exégèse contemporaine.

Parmi ceux qui favorisent la deuxième option, d’aucuns voient dans ce v. 12 un témoin important de l’histoire du canon, mais des seuls Kebîm. Telle est l’interprétation de Sheppard qui estime que le pronom hmmh se rapporte aux dbry hkmym, « paroles des sages » ou encore aux b‘ly ‘spwt, « maîtres des recueils » (ce que Sheppard rend par « surveillants des collections ») du v. 11. Selon lui, ces deux expressions correspondent à un groupe canonique de livres de sagesse, probablement ceux qui étaient attribués à Salomon, c’est-à-dire Pr, Qo et Ct. Un des objectifs de l’épilogue est donc d’intégrer le livre de Qo dans le canon des livres sapientiaux. Quant au v. 12, il rappelle plus précisément qu’il ne faut rien ajouter à ce canon sapientiel[13].

Wilson attribue une autre fonction canonique à l’épilogue. Tout comme Sheppard, il reconnaît que le pronom démonstratif hmmh renvoie aussi bien aux dbryhkmym qu’aux b‘ly ‘spwt. Cependant, selon lui, ces paroles des sages font référence à un ensemble composé de Qo et Pr. Pour justifier son interprétation, il soutient que les « proverbes en grand nombre » (12,9) et les « paroles des sages » constituées en « recueils » (12,11) font directement référence au livre des Pr, puisque celui-ci se présente comme un recueil composé pour comprendre « proverbe » et « paroles des sages » (Pr 1,6). Il en déduit que l’épilogue est un ajout qui sert de clé canonique à l’interprétation des livres des Pr et de Qo[14]. Farmer abonde dans le même sens : le pronom hmmh fait référence aux « paroles des sages », c’est-à-dire aux livres canoniques de Qo et Pr, qui sont le fruit du travail d’un seul éditeur [15].

Lohfink est également d’avis que le pronom hmmh se rapporte aux dbry hkmym du v. 11a. Toutefois, selon lui, ces dbry hkmym correspondent plus vaguement aux livres en usage à l’école du Temple de Jérusalem. Quant à la suite du texte (12,12b-13), il officialise simplement l’exclusion du livre de Ben Sira du canon de l’école du Temple[16]. Dans son analyse comparée entre Qo et Ben Sira, Marböck adopte cette thèse de Lohfink[17].

Mazzinghi est également d’avis que le pronom mēhēmmâ fait référence à la collection de textes sapientiaux mentionnés au v. 11[18]. Toutefois, selon lui, ce second épilogue et plus particulièrement le v. 12 présuppose l’existence d’un corpus d’écrits bien défini, qui pourrait comprendre le livre des Pr dans sa forme actuelle, Jb, le Ct et le livre de Qo[19].

Bien qu’il ne se prononce pas clairement sur le sens à donner au mot mēhēmmâ, De Pury propose une interprétation semblable. Selon lui, ce v. 12, qui est le début du second épilogue, introduit le principe de la clôture canonique. Il concède d’abord l’entrée des livres des Pr, Jb, Ct et Qo dans le canon pharisien, mais à trois conditions : 1) il n’y en aura pas d’autres (v. 12b) ; 2) ces livres doivent être lus sur un mode léger : il ne faut pas chercher à en faire une lecture serrée, car le lecteur risquerait de s’y égarer (v. 12c) ; 3) ces quatre livres se trouvent résumés par la formule « crains Dieu et observe ses commandements ! » ; il n’y a rien d’autre à y chercher (v. 13)[20] !

Tout en donnant une fonction canonique au v. 12, d’autres exégètes croient qu’il vise plutôt l’exclusion de la sagesse païenne. Telle est par exemple l’interprétation de Eaton qui affirme que mēhēmmâ se réfère aux paroles données par le seul pasteur (c’est-à-dire Dieu, selon lui) et qu’il faut donc être prudent à l’égard de toute parole venant de la sagesse païenne[21]. Doré défend une interprétation semblable : seuls les recueils des sages, reconnus comme l’oeuvre de l’unique Pasteur, peuvent guider le disciple, car eux seuls ont le statut canonique de la parole de Dieu à laquelle il ne faut ni ajouter ni retrancher [22]. Cette interprétation n’est pas nouvelle. Déjà au 10e siècle de l’ère chrétienne, Salmōn Ben Yerūhīm affirmait que 12,12 ne vise que la sagesse du monde et les sciences profanes[23].

Glasser fait également partie de ceux qui favorisent la deuxième option, mais il comprend ywtr comme un substantif et traduit le v. 12a comme suit : « On en retire du profit : mon fils, laisse-toi avertir ! ». Selon lui, il s’agit d’une exhortation à faire son profit, non seulement du livre de Qo, mais de tous les ouvrages de sagesse. La raison est donnée au v. 12b : « ces ouvrages représentent une somme de travail, leurs auteurs s’y sont usés ; il serait dommage que tout cela reste stérile[24] ». Maillot traduit de manière semblable : « Mon garçon, tu as avantage à t’en laisser instruire[25] ».

Tout autre est l’interprétation de Fox lorsqu’il commente la traduction de la Jewish Publication Society qui rend le v. 12a comme suit : « Un mot supplémentaire : Contre eux, mon fils, sois averti ! ». Il s’agit d’une invitation à être prudent lorsqu’on lit non seulement des écrits non orthodoxes comme Qo, mais aussi des livres de sagesse en général[26]. Longman défend une interprétation similaire, bien que sa traduction soit différente : « En outre, de cela, mon fils, sois averti ! ». Selon lui, mēhēmmâ fait référence à tous les écrits de sagesse, incluant le Qo ; pour l’essentiel, il dit à son fils : la pensée de Qo est dangereuse, fais attention[27] !

De son côté, Seow est d’avis que l’expression weyôtēr mēhēmmâ a le sens de « au-delà d’elles », le pronom « elles » se rapportant aux paroles des sages, c’est-à-dire les paroles de Qo. Il estime également qu’il s’agit là d’une formule conclusive et stéréotypée, qui n’est pas sans parallèle dans les textes de la Bible et du Proche-Orient. À titre d’exemple, il cite Dt 4,2 et l’Instruction pour Kagemni, deux textes qui signalent l’état complet du livre :

Vous n’ajouterez rien aux paroles des commandements que je vous donne, et vous n’y enlèverez rien, afin de garder les commandements de Yhwh votre Dieu que je vous donne (Dt 4,2 ; voir aussi Dt 13,1 et Ap 22,18-19).

Tout ce qui est écrit dans ce livre, accueillez-le tel que je vous l’ai dit. N’allez pas au-delà de ce qui y est prescrit[28].

Autrement dit, le v. 12a est un avertissement à ne pas aller au-delà des paroles de Qo[29]. Dans le même sens, Estes est d’avis que le v. 12 oppose de manière implicite l’enseignement définitif de Qo aux autres livres qui proposent d’autres réponses aux questions auxquelles il a déjà répondu[30]. Perrin évoque lui aussi le colophon du texte de Kagemni, mais il en tire une conclusion légèrement différente de celle de Seow : le v. 12 cherche à mettre en évidence la vanité de la poursuite de la connaissance en dehors de la vraie sagesse[31].

Les interprétations proposées par les partisans de la troisième option ne font pas davantage l’unanimité. Selon Rankin, mēhēmmâ fait vaguement référence au contenu de tout le livre[32]. Dohmen est plutôt d’avis que mēhēmmâ renvoie à l’ensemble des v. 9-11 et rend l’expression weyōtēr mēhēmmâ comme suit : « Et il reste à ajouter à cela » ou « Au-delà[33] ». Ogden comprend aussi cette expression comme un « marqueur éditorial », mais il suggère une autre traduction : « P.S. De ces choses, mon fils[34] ». Dans la même perspective, Lauha et Loretz rendent weyōtēr comme un substantif, mais estiment que mēhēmmâ a une portée tout à fait générale, d’où la traduction suivante de l’expression weyōtēr mēhēmmâ : « un supplément additionnel[35] ».

De nombreux exégètes sont également d’avis que weyōtēr indique le commencement d’une nouvelle section, mais proposent d’autres traductions. Par exemple, Vilchez Lindez traduit le v. 12a comme suit : « Quant au reste[36] ». Pour Whybray, l’expression weyōtēr mēhēmmâ, « en plus de ces choses », ne fait aucunement référence aux enseignements du sage mentionné au v. 11 ; elle introduit simplement un avis supplémentaire[37]. Shields propose la même traduction et précise que le pronom hmmh a ici le sens d’un neutre, tandis que la première proposition joue le simple rôle d’une conjonction de coordination qui introduit au reste du v. 12[38]. Enfin, Ravasi considère plutôt cette expression comme la conclusion du premier épilogue et traduit le début du v. 12 comme suit : « Un ultime avis ». Quant au reste du v. 12, il indique que le corpus stable de la littérature de sagesse, qui a pour auteur suprême le Grand Pasteur, doit être fermé[39].

Dans son deuxième commentaire publié en 1999, Fox défend la quatrième option. Contrairement au texte massorétique qui comprend l’expression weyōtēr mēhēmmâ comme une unité prosodique, il juge que weyōtēr doit être lu seul et qu’il a le sens suivant : « Une chose additionnelle (est) », « Il y a quelque chose d’autre à dire », « Par ailleurs ». Quant au pronom hmmh, il estime qu’il fait référence à ce qui suit, d’où sa traduction : « Par ailleurs, mon fils, de ces choses sois averti : »[40]. On aura compris qu’une telle traduction infirme les interprétations qui font du v. 12a un témoin de l’histoire du canon ou un indice d’une nouvelle section ou encore la finale du premier épilogue.

À mon avis, si on respecte le texte massorétique qui a placé un accent disjonctif, plus précisément un tifha, sous mēhēmmâ, le mot yōtēr est relié à la préposition mn qui suit ainsi qu’au pronom démonstratif hmmh. Or, rien n’indique qu’il ne faut pas respecter le texte massorétique, d’autant plus que l’emploi de ywtr suivi de mn est attesté deux autres fois, en Est 6,6 et dans le texte hébreu de Si 8,13a. Dans les deux cas, il s’agit bien d’une comparaison et l’expression a le sens de « plus que ». C’est très clair en Est 6,6 : « lemî yahepots hammelek la‘asôt yeqār yôtēr mimmennî », « à qui plus qu’à moi le roi peut-il désirer faire honneur ? ». L’expression ytr m du texte hébreu de Ben Sira 8,13a doit être comprise dans le même sens : « ‘l t‘rv ytr mmk », « ne cautionne pas plus riche que toi[41] ». Qui plus est, on trouve une construction semblable et avec le même sens dans quelques textes talmudiques. Par exemple, en Ketûbôt 86a, on lit : yōtēr mimmâ ššehā’îš rôtseh lîššâ’ ’îššâh rôtsâ lehinnāsē’, « plus qu’un homme désire se marier, une femme désire se marier » (voir aussi Yebāmôt 113a et Gîtîn 49b)[42]. De même en Pesahîm 112a : yōtēr mimmâh še‘egel rôtseh layonēq haparah rôtseh yenîq, « Plus qu’un veau désire téter, une vache désire allaiter[43] ». Enfin, pour comparer le sage et l’insensé, Qo 6,8 emprunte une construction similaire : kî mah-yōtēr lehākām min-hakesîl, « en effet, qu’a de plus le sage que l’insensé ? ». Dans ces six passages, on remarquera qu’il s’agit toujours de comparaison. Qui plus est, à l’exclusion du texte de Pesahîm qui compare une vache et un veau, il s’agit toujours d’une comparaison entre des individus. Or, je crois qu’il en va de même en 12,12. Ce verset compare le fils aux sages et aux maîtres du v. 11 : « Mais plus qu’eux, mon fils, sache ». Un autre indice confirme mon interprétation. Dans le livre de Qo, le pronom hmmh a toujours la valeur d’un pluriel et il se rapporte toujours à ce qui précède : aux benê hā’ādām en 3,18, aux hahayyîm en 4,2 et à hā’ādām, un singulier collectif, en 7,29. En outre, comme en 12,12, dans ces trois autres passages, hmmh se rapporte toujours à des êtres humains. En définitive, le fils est ironiquement invité à suivre un conseil qui ne semble pas avoir été bien respecté par les sages et les maîtres des recueils, c’est-à-dire par les sages en général, mais aussi par Qohélet lui-même[44] ! Pour bien souligner ce contraste, je donne à la conjonction we un sens adversatif : « mais ». Avant d’examiner le contenu de ce conseil, il convient de se pencher sur l’identité de ce fils.

2. benî

De nombreux exégètes affirment que l’appellation « mon fils » renvoie à une relation maître élève et situe ce passage dans le milieu scolaire[45]. À l’appui de cette interprétation, on invoque le livre des Proverbes qui emploie cette appellation pour désigner un étudiant (Pr 1,8.10.15 ; 2,1 ; 3,1.11.21 ; etc.). Toutefois, cette comparaison avec le livre des Proverbes est douteuse, car rien n’indique clairement que les 22 proverbes qui emploient l’expression « mon fils » sont automatiquement issus du monde scolaire. Par exemple, de nombreux exégètes soutiennent que Pr 1-9, où se retrouve 15 des 22 emplois de l’appellation « mon fils », est plutôt issu d’un milieu familial[46]. Qui plus est, l’appellation « mon fils » en Pr 31,2 se situe dans le cadre de la cour royale ou encore de la famille royale, comme l’indique le verset qui précède. De même, les 14 emplois de l’expression « mon fils » dans l’Enseignement du roi Surruppak (lignes 8, 31, 35, 62, 80, etc.) et les quatre emplois du livre d’Ahikar (6,82 ; 7,96 ; 9,127.129), dont le récit se déroule à la cour royale, indiquent que l’appellation « mon fils » peut très bien faire référence à un milieu royal et/ou familial[47]. Un autre indice me donne à penser que le fils ne renvoie pas ici à un milieu scolaire. Dans le livre de Qo, de tous les passages où il s’adresse directement, comme ici, à son narrataire (voir 4,17 ; 5,1.3.5.7 ; 7,9-10.16.17.21.22 ; 8,3 ; 9,7.8.9.10 ; 10,4.20 ; 11,1.2.5.6.9.10 ; 12,1), un seul autre passage l’identifie clairement. Il s’agit de 11,9 où Qohélet s’adresse à un « jeune homme » (r). Or, ce terme, qui apparaît dans plus de quarante passages dans le reste de la Bible, ne fait jamais référence au monde scolaire[48]. Enfin, contrairement à ce que certains exégètes affirment, il est impossible de prouver l’existence d’un milieu scolaire pour l’épilogue ou tout le livre de Qo à partir du seul emploi du verbe limmad en 12,9[49]. Bref, le mot be peut très bien exprimer ici l’idée d’une filiation fictive, comme c’est le cas du mot bn en Qo 1,1 avec lequel il forme une inclusion[50].

Cette représentation du narrataire comme fils (12,12) permet donc à l’auteur de souligner qu’il partage le même statut royal que le personnage principal, c’est-à-dire Qohélet, fils de David, roi à Jérusalem (1,1). Autrement dit, l’attribution de ce titre de fils au narrataire et à Qohélet, cet anti-Salomon (2,1-11), peut se lire comme une autre allusion à la fiction royale commencée en 1,1.

Deux autres indices viennent indirectement confirmer ma lecture. Premièrement, la fiction royale est également présente en 12,11 avec la mention du pâtre[51]. Deuxièmement, outre le mot bn, trois autres termes indiquent qu’il y a une inclusion entre le début et la fin du livre : bien entendu, il y a d’abord le mot hbl en 1,2 et 12,8, mais il y a aussi qhlt en 1,1 et 12,9-10, et l’emploi de dbry en 1,1 et 12,11.

3. hizzāhēr

Au lieu de suivre le texte massorétique qui a le verbe hizzāhēr, Zamora propose de lire behazzōhar, « fils du resplendissement » ou « fils de la lumière », expression qui fait référence aux sages reconnus et à leurs oeuvres[52]. Bien qu’elle ne touche qu’à la vocalisation, cette correction n’a aucun appui textuel dans les manuscrits hébreux. En outre, les anciennes versions supposent bel et bien le verbe zhr, ici au niphal impératif.

Ce verbe n’apparaît ailleurs en Qo qu’en 4,13, au niphal infinitif. Dans ce passage, le verbe signifie « se laisser instruire » ou « se laisser conseiller ». Ailleurs, le verbe peut avoir deux sens, soit celui d’« instruire » ou « faire connaître » (voir Ex 18,20 où le verbe est au hiphil et en parallèle avec yd‘) ou encore « se laisser instruire » (voir Ps 19,12 où le verbe est au niphal), soit celui d’« avertir » (voir Ez 3,17.18[2x].19.20.21a ; 33,3.7.8.9 ; 2 Ch 19,10 au hiphil et Ez 3,21b ; 33,4.5[2x].6 au niphal). Le passage de 2 R 6,10 est moins évident, car le verbe, au hiphil, peut aussi bien avoir l’un ou l’autre sens[53].

À mon avis, on retrouve la même ambiguïté en 12,12, car l’un ou l’autre sens pourrait convenir au contexte. En effet, à lui seul, le verbe zhr ne saurait indiquer si l’enseignement qui suit est négatif ou positif. Les deux interprétations ont eu leur défenseur au cours de l’histoire. La plus ancienne traduction, soit celle qui est connue sous le nom de Septante, donne à la phrase un sens négatif : phulaxai poiēsai biblia polla, « garde-toi de composer des livres nombreux ». Au Moyen Âge, Ibn Ezra abonde dans le même sens et explique hizzāhēr par le verbe hiššamēr, un niphal impératif, « garde-toi[54] ». Plusieurs traductions modernes adoptent la même lecture : « sois bien en garde contre[55] », « garde-t-en[56] », etc. Par ailleurs, le Targum donne un sens positif à cet enseignement : ’îzedehar leme‘ebad sipehākemetā’ sāgî [57], « sois attentif (ou : exerce-toi) à faire beaucoup de livres de sagesse ». Au Moyen Âge, Sa‘adya Gaon, dans son Tafsīr, retient une lecture proche de celle du Targum : « L’essentiel, mon fils, pour en tirer profit, est d’acquérir des recueils innombrables, sans limite[58] ». De nos jours, on l’a vu ci-dessus avec Glasser et Maillot, certains exégètes accordent également un sens positif à ce v. 12. Bien sûr, seule la suite du verset pourra nous permettre de savoir quelle connotation il faut donner au verbe hizzāhēr. Or, la suite du v. 12 a donné lieu à maintes interprétations. Lohfink prend le v. 12b pour une subordonnée ou une quasi-circonstancielle et traduit ainsi : « Quand bien même on n’arrêterait jamais de faire toujours davantage de livres, et qu’on ruinât son corps en étudiant toujours plus, le mot de la fin, après avoir tout lu, serait seulement : crains Dieu et garde ses commandements[59] ». Toutefois, rien dans le texte n’indique explicitement que le v. 12b est une subordonnée et que le v. 13 est la proposition principale. C’est sans doute ce qui explique que sa traduction n’a pas eu de succès auprès des exégètes[60].

Certains rattachent hizzāhēr et ‘asôt [61]. Toutefois, à l’instar des massorètes qui ont placé un atnah sous le verbe hizzāhēr, je crois qu’il est préférable de séparer les deux propositions. En outre, ce découpage du texte a l’avantage de mieux rendre le parallélisme entre les v. 12b et 12c.

4. ‘asôt sepārîm

L’expression ‘asôt sepārîm a été comprise de différentes manières. Dans un premier lieu, certains sont d’avis que le mot sprym a ici le sens de « calculs » ou de « comptes ». Les exégètes qui défendent cette traduction présentent trois arguments en sa faveur [62]. Premièrement, sur la base d’un texte ougaritique (Keret 90-91) où le mot spr, au sens de « nombre », revient en parallèle avec le mot hg, au sens de « calcul », ils affirment que les mots spr et hg en 12,12bc ont sensiblement les mêmes significations, d’où la traduction suivante : « de faire plusieurs comptes il n’y a pas de fin et beaucoup de calcul (vérifications dans les livres comptables ?) est fatiguant pour la chair ». Deuxièmement, ils avancent que la Septante justifie cette interprétation, puisqu’elle a rendu sprym par biblia, un mot qui signifie « comptes » dans plusieurs papyrus hellénistiques. Troisièmement, l’abondant vocabulaire commercial qui traverse tout le livre de Qo confirme cette traduction.

Aucun de ces arguments n’est vraiment concluant. Premièrement, le lien entre le terme ougaritique hg et le mot lhg en 12,12 est loin d’être évident, j’y reviendrai. Deuxièmement, à l’origine, le mot biblos/bublos désignait le papyrus ou la plante qu’on exportait vers la Grèce après l’avoir traité et préparé dans le port de Bublos, nom de la ville phénicienne également connue sous le nom sémitique de Gebal (1 R 5,32 ; Ez 27,9). À partir du sixième siècle avant l’ère chrétienne, le mot biblos est employé pour tout matériel servant de support à l’écriture : tablette, cuir, parchemin ; il désigne aussi la chose écrite elle-même. Plus tard, le mot en vint à prendre le sens d’acte écrit, de lettre ou de rouleau, et c’est essentiellement dans ce dernier sens que la Septante l’emploie. Bref, la Septante ignore le mot biblos au sens de comptes. Troisièmement, il ne faut pas surestimer la présence du vocabulaire commercial dans le livre de Qo. Quoi qu’il en soit de ce dernier argument, force est de reconnaître qu’un tel avertissement sur les activités économiques cadre plutôt mal dans le contexte des v. 9-14. En définitive, il faut donc donner au mot sprym le sens de textes écrits et c’est d’ailleurs ainsi qu’il a été traduit dans la version syriaque (spr’)[63], araméenne (sipe) et latine (libros)[64]. Il est vrai que la traduction par « livres » a le désavantage d’être anachronique, puisque le livre, tel qu’on le connaît aujourd’hui, n’apparaîtra que beaucoup plus tard, mais elle ne trahit pas pour autant le sens du texte.

Dans un deuxième lieu, quelques exégètes estiment que le verbe ‘sh fait ici non pas référence à la production de livres, mais plutôt au travail sur des livres, donc à leur utilisation ou leur emploi[65] ou encore leur étude[66]. Trois arguments ont été avancés pour justifier cette interprétation. Premièrement, la production de livres est habituellement indiquée par le verbe ktb et non par le verbe ‘sh. Deuxièmement, des phrases comme ‘sh šepātîm, « faire des actes de jugement », « agir judiciairement » (Ex 12,12 ; Nb 33,4 ; Ez 5,10.15 ; 11,49 ; 16,41) ou ‘sh hayil, « agir fortement » (1 S 14,48), « faire efficacement » (Pr 31,29), indiquent qu’il est possible de rendre ‘sh sprym par « utiliser », « lire » ou « étudier » des livres. Le troisième argument est fourni par Bronzik : tout comme la tournure rabbinique « ‘sh twrh » signifie « étudier la torah », ainsi « ‘sh sprym » a le sens d’« étudier des livres ». Telle est d’ailleurs l’interprétation de Qo 12,12b dans le midrash du Ps 119,42 : « Quel est le sens de la phrase “Si (la Torah) m’appartient pour toujours” (Ps 119,98) ? Elle signifie que je ne m’occuperai pas d’autres livres qui sont à côté d’elle, comme Salomon l’a dit, ‘swt sprym hrbh ’yn qts. »

Tous ces arguments sont bien faibles. Premièrement, il serait facile d’évoquer d’autres emplois du verbe ‘sh pour justifier une autre traduction. J’y reviendrai. Deuxièmement, l’avertissement de 12,12c serait carrément redondant s’il fallait donner au verbe ‘sh le sens d’étudier. Troisièmement, cet appel au midrash du Ps 119 est un argument bien relatif, puisque la paraphrase du Qo rabbah suppose que l’expression ‘sh sprym signifie non pas étudier des livres, mais plutôt copier ou retranscrire des livres dans le but de les intégrer aux textes sacrés. En effet, l’avertissement de Qo rabbah porte sur le danger d’introduire (kns) la confusion en introduisant (kns) deux livres déjà écrits, soit les livres de Ben Sira et de Ben Tigla.

Telle est justement l’interprétation défendue par Fishbane qui, par ailleurs, ne fait aucun rapprochement avec le Qohélet rabbah pour justifier sa traduction. Il compare plutôt l’expression ‘swt sprym aux formules des colophons de la littérature mésopotamienne. Selon lui, les verbes ‘sh et uppušu, « composer », « copier » une tablette, sont des variantes linguistiques et il en conclut que la tournure ‘swt sprym est une expression technique du vocabulaire des scribes, qui définissait d’abord la « composition » des livres et leur « compilation[67] ».

À mon avis, il n’y a pas lieu de comprendre le verbe ‘sh au sens de « compiler », car Qo 12,9ss ne ressemble en rien au genre littéraire colophon. En effet, dans la plupart des colophons des textes du Proche-Orient ancien, on retrouve maintes informations qui sont absentes de la finale de Qo : le nom du copiste, les titres et les qualités du scribe, le destinataire de la copie, le lieu géographique et parfois la date de transcription ainsi qu’une référence à un exemplaire plus ancien, le souci d’indiquer l’intégrité de la transcription, l’exhortation à la sauvegarde matérielle du document et même une admonestation accompagnée de menace en vue d’une soumission au contenu du livre[68].

Dans le livre de Qo, lorsque le verbe ‘sh a pour complément un objet concret, comme c’est le cas en 12,12, il a habituellement le sens de « faire » : « Je me suis fait des jardins et des vergers » (Qo 2,5) ; « Je me suis fait des réservoirs d’eaux » (Qo 2,6). Tel est aussi le sens du verbe ‘sh en 10,19 où le mot lhm est le complément d’objet : « Pour s’amuser, on fait un festin ». À l’instar du Targum qui rend le verbe ‘sh par le verbe ‘ābad, « faire », de la Septante qui utilise le verbe poieō, « faire » et de la Peshitta qui emploie le verbe ktb, « écrire », il semble donc que la proposition nominale du v. 12b vise bel et bien la production de sprym, c’est-à-dire de textes écrits. Par ailleurs, rien n’indique le genre particulier de textes écrits dont il est question.

5. ’ên qēts

Un tel faire est ’ên qēts. Le sens de ts est « fin », « limite », aussi bien sur le plan spatial que sur le plan temporel. Il arrive aussi que le mot ait une valeur plus abstraite. Cette expression n’apparaît que quatre autres fois dans le reste de la Bible, dont deux fois en Qo (Is 9,6 ; Jb 22,5 ; Qo 4,8.16). Dans le premier texte, il s’agit d’une paix sans fin (ûlešālôm ’ên qēts), c’est-à-dire d’une paix illimitée dans le temps. Dans le deuxième texte, la phrase we’ên qēts la‘aônoteykā, « et il n’y a point de fin à tes iniquités », indique plutôt que les crimes de Job sont innombrables. En Qo 4,16, la formule ’ên qēts lekol hā‘ām, « il n’y a pas de fin à tout le peuple », est claire et désigne de manière hyperbolique, comme en 4,15, une population en très grand nombre. En 4,8, l’expression ’ên qēts lekol ‘amālô, « il n’y a pas de fin à tout son labeur », est tout aussi limpide et renvoie à l’idée de quelqu’un qui travaille sans relâche. Dans ces deux passages de Qo, l’expression ’ên qēts participe d’une impitoyable évaluation de la réalité, d’une situation jugée hbl, c’est-à-dire absurde et sans finalité (4,7a.16c). Tout comme en 4,8, le mot ts en 12,12 a un sens temporel et signifie « sans fin » au sens d’interminable. Par ailleurs, l’expression « sans fin » a ici aussi le sens de « sans finalité », c’est-à-dire absurde, sans sens. Autrement dit, faire des livres conduit nulle part, c’est une activité inutile, sans résultat et sans profit[69]. Le jugement porté ici est donc cohérent avec celui qu’on retrouve en 4,7-8 et 4,13-16.

Par ailleurs, le v. 12b ne doit pas être compris comme un simple interdit de faire des livres parce que ce travail est interminable et sans finalité. Je ne crois pas qu’il faille y voir une réaction contre une sagesse trop optimiste ou futile[70] ou une critique de l’enseignement de Qo[71] ou encore un avertissement contre une acceptation non critique de Qo[72]. Il ne s’agit pas non plus d’un conseil solennel qui rappelle à tous ceux qui voudraient suivre le sage qu’une telle décision exige l’engagement sincère à faire un travail sans fin et épuisant[73]. Il ne s’agit pas davantage d’un éloge de Qo qui indique qu’il n’est pas nécessaire d’avoir d’autres textes de sagesse[74]. La pointe de l’enseignement du v. 12b porte plutôt sur le danger de l’excès dans la production des livres. C’est ce que nous indique le mot harebēh.

6. harebēh

Le mot clé du v. 12b est harebēh, un hiphil infinitif absolu utilisé comme adverbe, qui revient aussi au v. 12c[75]. C’est la démesure qui est ici visée. Or, les exégètes n’ont pas remarqué que cette critique de la démesure, particulièrement avec l’emploi des racines voisines rbh et rbb, occupe une place importante dans le livre de Qo. Bien entendu, il y a le célèbre texte de 7,16-17 qui invite à ne commettre aucun excès (harebēh), mais cette critique de l’excès apparaît à maintes autres reprises dans le livre. En 1,16 et 2,7, les emplois de la racine rbh soulignent le caractère mégalomaniaque des réalisations de Qo. Toutefois, ces réalisations sont aussitôt relativisées et critiquées par un jugement impitoyable : elles ne sont qu’un travail oiseux, futile et chimérique (1,17 ; 2,11). En 1,18, l’abondance (rb) de la sagesse est annulée par l’abondance (rb) de chagrin et l’accroissement de la souffrance est la seule fin négative de celui qui s’est engagé à accroître le savoir. Qo ne parle donc d’abondance de sagesse et de savoir que pour mieux relativiser leur importance. En 5,10, l’abondance est niée par l’abondance : l’abondance (rbh) de biens provoque l’abondance (rbb) des consommateurs qui annulent cette abondance de biens. En 6,3 et 11,8, Qo relativise l’abondance des années qui était pourtant traditionnellement perçue comme une véritable bénédiction. En effet, selon 6,3, les conditions optimales de la durée et de la postérité, évoquées par les cent enfants et une existence remplie de nombreuses (rbb) années, n’ont aucune valeur si l’individu n’est pas comblé de bonheur. Quant aux nombreuses (rbh) années évoquées en 11,8a, elles sont également relativisées, d’une part, par les jours ténébreux qui seront nombreux (rbh) (11,8b) et, d’autre part, par le fait que tout ce qui vient est hbl (11,8b). En 5,2.6, le parallélisme synonymique entre abondance (rb) de soucis et abondance (rb) de paroles, d’une part, et abondance (rb) des rêves et paroles en abondance (rbh), d’autre part, ne sert qu’à critiquer les rêves que d’aucuns interprétaient comme un moyen de connaissance ou de révélation ou encore comme un moyen de communication avec Dieu. À l’instar de 5,6 qui associe également les absurdités et les paroles en abondance, 6,11 affirme que beaucoup (rbh) de paroles ne fait que multiplier (rbh) l’absurdité. Qui plus est, selon 10,14, c’est le propre du fou que de multiplier (rbh) les paroles.

Ailleurs, les mots issus des racines voisines rbh et rbb ne jouent qu’un rôle négatif. Par exemple, rbh sert à qualifier le malheur (2,21, 6,1 et 8,6), le chagrin (5,16), les complications (7,29). En 9,18, l’abondance est une fois de plus négative, car le proverbe vise à montrer la valeur relative de la sagesse ainsi que la fragilité du bonheur : « Mieux vaut la sagesse que les armes de guerre, mais un seul gaffeur détruit beaucoup de bonheur ». Quant à 5,19, il est question du bonheur qui, tel un narcotique donné par le Dieu, permet de ne pas penser beaucoup (rbh) aux jours de sa vie. En définitive, force est de constater que Qo ne valorise ni l’abondance ni l’excès, même si, fort ironiquement, il a lui-même vécu dans la plus complète démesure (1,12-2,26) !

Par ailleurs, un seul passage fait exception. Il s’agit de 12,9 qui fait l’éloge de Qo en le présentant comme un sage qui a pesé, examiné et rectifié beaucoup (rbh) de mashals. L’ironie est d’autant plus grande que cet éloge valorise justement l’abondante production littéraire de Qo ! Il y a donc ici une discordance entre le faire de Qo qui est l’objet d’un éloge (une abondante production littéraire) et le faire auquel le narrataire est invité à se soumettre (ne pas commettre d’excès dans la production littéraire). Ce n’est donc pas pour rien que l’auteur anonyme, au v. 12a, vient tout juste d’exhorter son narrataire (le fils) à ne pas suivre l’exemple des sages (v. 11), dont Qo fait partie. Ce type de discordance entre le faire et le dire, qui se retrouve déjà dans le portrait de l’anti-Salomon en 1,12-2,26, apparaît avec force dans la finale du livre de Qo. Par exemple, en 12,9a, il est dit que Qohélet fut plus qu’un sage (12,9a), même si la sagesse est toujours restée hors de sa portée (7,23). Qo 12,9c affirme que Qohélet a redressé (tqn) des mashals en quantité, même si Qo 1,15 déclare qu’il est impossible de redresser (tqn) ce qui est courbé (cf. aussi 7,13). Malgré l’insistance avec laquelle Qohélet proclame qu’il est impossible de trouver (le verbe « trouver », mts, est, en effet, précédé de la négation l’ à sept reprises : 3,11 ; 7,14.28a.c ; 8,17a.b.c), Qo 12,10a annonce que Qo a trouvé des paroles plaisantes. Enfin, suite à la formule conclusive de 12,13a, hkl nšm‘, qui est une réplique de la formule clé du livre, hkl hbl (1,2 ; 12,8), la pensée hétérodoxe de Qo ne l’empêche aucunement d’être orthodoxe du point de vue de l’agir et d’inviter ainsi son lecteur à craindre le Dieu (ou la divinité) et à garder ses commandements. Cette discordance ironique entre la pensée et l’agir n’est pas un phénomène isolé dans le livre de Qohélet et la tradition juive ancienne. C’est par exemple ce que montrent très bien Qo 10,16-20[76] et le texte talmudique suivant :

Trois ans durant, l’école de Hillel et l’école de Shammaï discutèrent pour savoir ce qui valait mieux pour l’être humain : avoir été créé ou non. On vota et le résultat fut : il aurait mieux valu qu’il ne fut pas créé (voir Qo 4,1-3). Mais maintenant qu’il l’a été, qu’il examine soigneusement ses actes[77].

7. lahag harebēh

Pour bien comprendre la suite de l’avertissement, il faut savoir quel sens a le mot lahag. La traduction de cet hapaxlegomenon varie déjà dans les anciennes versions. La Septante traduit le mot par meletē, « souci, inquiétude, étude ». Jérôme, aussi bien dans la Vulgate que dans son commentaire[78], rend le mot par meditatio, « méditation ». Dans sa paraphrase, le Targum emploie le verbe ‘āsaq, « s’occuper ». Par ailleurs, la version syriaque propose le mot mmll’, « discours », « éloquence[79] ».

Withley rattache ce mot à la racine hgh, ici précédée de la préposition la. Il rappelle que cette racine est attestée dans la Bible avec le sens de « réfléchir », « étudier » (par exemple, en Jos 1,8 ; Ps 1,2 ; 143,5) et que l’unique emploi du mot hāgût, au Ps 49,4, signifie « méditation ». Il signale aussi que le mot hegeh, qui apparaît dans la Bible avec le sens de « gémissement », « soupir », « murmure » (par exemple, en Jb 37,2 ; Ps 90,9), signifie « étudier » en hébreu rabbinique (Genèse Rabbah 49,2). Il en conclut que le texte massorétique est le résultat d’une haplographie du et que l’original devait se lire lhgh hrbh[80]. Fox rattache également le mot à la racine hgh et n’hésite pas à corriger le texte. Toutefois, à la lumière de Qo rabbah, il estime qu’il faut lire lahāgot, au sens d’« étudier ». La confusion entre le et le têt étant bien attestée dans la Bible, la disparition du têt final serait due à une haplographie du  [81]. Krüger adopte la même étymologie et traduit donc le mot par « étude ». Cependant, il écrit qu’il faut peut-être lire lehāgō [82]. De nombreux exégètes préfèrent simplement rattacher ce mot à l’arabe lhg, « se vouer à », « s’appliquer avec assiduité », d’où « étudier [83] ».

En définitive, quelle que soit la racine à laquelle on rattache ce mot, les anciennes traductions comme les analyses philologiques modernes m’incitent à le rendre par « étudier ». L’accent ne porte toutefois pas sur le contenu de l’étude, mais sur sa trop grande intensité (harebēh).

8. yegi‘at bāsār

La justification de l’avertissement est donnée à la toute fin du verset : c’est que beaucoup d’étude fatigue le bsr, le corps, c’est-à-dire toute la personne. En Qo, le mot bsr désigne la personne tout entière, sans aucune forme de dualisme (2,3 ; 4,5 ; 5,5 ; 11,10). Le mot yegi‘at est un hapax legomenon. Toutefois, Schoors note que cette forme féminine qetīlā est commune en hébreu mishnaïque comme nom d’action pour le qal [84]. La racine yg‘ peut signifier « travailler de façon pénible » ou désigner l’effet négatif du labeur, la fatigue, l’épuisement. Cette racine apparaît à deux autres reprises en Qo, une fois en 10,15 où il est dit que « le labeur de l’insensé est fatigant » et une fois en 1,8 qui déclare que « toutes les paroles sont fatigantes ». Dans les deux cas, le ton est négatif. À l’instar de 1,8, la racine yg‘ en 12,12 est employée pour décrire une situation qui mène à la frustration de l’être humain. En affirmant que le seul profit que procure beaucoup d’étude est la fatigue, l’épuisement, Qo 12,12 peut se lire non seulement comme un écho de 1,8 qui soutenait déjà que les efforts des êtres humains sont sans fin et futiles, mais aussi comme l’ultime réponse à la question anthropologique et pragmatique posée en 1,3 : « Quel profit pour l’être humain dans toute sa peine qu’il peine sous le soleil ? ». Autrement dit, 12,12 applique au livre même de Qo le jugement de Qo pour qui « toutes les paroles sont fatigantes » (1,8) !

Qui plus est, lorsqu’on compare ce conseil à ne pas commettre inutilement d’excès dans l’étude à la béatitude qui clôt le livre de Ben Sira, et dans lequel on retrouve le même verbe hgh, méditer, étudier, on saisit mieux le caractère ironique de l’affirmation :

’šry ’yš b’lh yhgh wnwtn ‘l lbw ykm

« Heureux l’homme qui les médite (les enseignements de Ben Sira), les mettant sur son coeur, il deviendra sage » (Si 50,28)[85].

Loin de se présenter sous la forme d’une béatitude qui invite à la méditation afin de devenir sage, Qo 12,12 invite simplement son narrataire à la modération. Cette invitation à ne pas commettre d’excès est d’ailleurs conforme à ce qu’affirme Qo en 1,18 : « Oui, beaucoup de sagesse, beaucoup de chagrin / et qui accroît le savoir accroît la souffrance ».

Conclusion

Qo 12,12 est un passage énigmatique, parce qu’il pose des difficultés des points de vue structurel, sémantique et référentiel. Du point de vue structurel, j’ai d’abord rappelé que les exégètes ne s’entendent pas sur la façon de situer le v. 12 par rapport aux v. 9-14. Toutefois, j’ai relevé quelques indices qui portent à croire que si le v. 12 introduit une nouvelle section (voir les deux emplois de weyōtēr), il n’est pas sans lien avec le v. 11 (voir le mot mēhēmmâ qui fait référence aux sages et aux maîtres des recueils), ni avec le v. 13 (voir les trois impératifs aux v. 12-13 et le contraste entre ’ên qēts et sôf dāvār). Du point de vue sémantique, j’ai justifié la traduction de chaque mot et de chaque expression, et j’ai mis en évidence que le mot clé du v. 12bc était « beaucoup » (harebēh). Du point de vue référentiel, j’ai bien montré que l’expression weyōtēr mēhēmmah devait être traduite par « mais plus qu’eux », le « eux » faisant ici référence aux sages et aux maîtres des recueils. Quant au fils, il désigne simplement le narrataire, tout comme le « jeune homme » en 11,9, et rien n’indique qu’il faut interpréter ce mot comme une allusion à un quelconque milieu scolaire. Il s’agit simplement d’un narrataire fictif, tout comme Qo, fils de David, est un personnage de papier. Par ailleurs, cette comparaison qui ouvre le v. 12 est éminemment ironique. En effet, en invitant le fils à être mieux averti que les sages et les maîtres des recueils (12,11), elle fait indirectement la critique de Qo, puisque ce dernier est lui-même l’un de ces sages. Le contenu du premier enseignement ou du premier avertissement laisse donc entendre que les sages, dont Qo fait partie, ont composé trop de livres et que cet excès de production est un travail non seulement sans fin, mais aussi sans finalité (’yn qts). En ce qui concerne la mise en garde contre l’étude excessive qui ne fait qu’épuiser la chair, c’est-à-dire toute la personne, elle est tout aussi ironique, car elle indique qu’il est également vain de trop s’attarder sur le livre de Qo. Ce travail d’autocritique et de déconstruction ne devrait pas surprendre, car Qo lui-même s’est d’entrée de jeu engagé dans une sorte d’autocritique et de déconstruction (voir, par exemple, son impitoyable autocritique des activités humaines et de la sagesse en 1,12-15.16-18). Qui plus est, le livre de Qo n’est-il pas lui-même inclus dans le « tout » du verdict de 1,2 et 12,8 ? Enfin, n’est-ce pas une ironie de l’histoire que ce livre, qui se conclut par un avertissement à ne pas produire en surabondance des livres et à ne pas étudier avec excès, ait suscité autant de livres et d’études ?