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Introduction

Bien que la traduction soit un phénomène interculturel de première importance, on sait que la littérature comparée l’a longtemps boudée (v. Lefevere, 1995). L’ancrage institutionnel et méthodologique du comparatisme dans le paradigme national et son corollaire, une nette préférence pour l’étude de la littérature en langue originale, ainsi qu’un eurocentrisme assez prononcé[1] figurent parmi les causes traditionnellement avancées pour expliquer les relations difficiles entre la littérature comparée et l’étude de la traduction. Celle-ci s’est développée en une discipline largement parallèle dont la branche empirique et descriptive (Descriptive Translation Studies)[2] a pris une place importante dans le monde académique canadien et européen des trois dernières décennies. Or, aussitôt que la littérature comparée a proclamé l’élargissement de sa perspective occidentale vers une orientation plus mondiale et que les littératures nationales monolingues territoriales sont de plus en plus considérées – doit-on dire démasquées ? – comme des constructions idéalisées, les paradigmes géo-linguistiques des études comparatistes « traditionnelles » sont remis en cause et la traduction – et non nécessairement l’étude de la traduction – semble s’être imposée au coeur de la discipline, tout en suscitant les positionnements et approches les plus divergents. « Comparative study today is becoming as concerned with national as with international contexts, as involved with translations as with original texts, and as connected to specialized scholarship as to general approaches » (Damrosch, 2003, p. 330).

Tantôt, le texte traduit en tant que tel continue à faire figure de bouc émissaire : « Doing comparative literature means “studying” works written in different languages without the benefit of translation » (Corngold, 2005, p. 141). Tantôt, dans l’acception de « cultural translation »/« traduction culturelle » par exemple, la traduction incarne l’idéal éthique de la visibilité de « l’autre », de l’émancipation des littératures mineures, caractéristique de la conception inclusive de la « nouvelle » littérature comparée (Spivak, 2000). Dans la mesure où ces préoccupations éthiques trouvent leur origine dans le pôle dominant et se nourrissent de concepts occidentaux, des interrogations sur leur pouvoir véritablement émancipateur n’ont pas tardé à se manifester[3]. Tantôt la traduction, utilisée dans un sens métaphorique, se révèle d’une élasticité qui risque d’en faire un concept creux : « Cast as an act of love, and as a disruption, translation becomes a means of repositioning the subject in the world and in history » (Apter, 2006, p. 6).

Toujours en vue d’une redéfinition de la littérature comparée, mais plutôt en termes d’étude empirique et descriptive de la traduction, la présente contribution tentera de déterminer en quoi la traductologie pourrait contribuer à analyser les nouvelles cartographies littéraires, à repenser les relations littéraires dans des cultures multilingues où les notions de frontière (linguistique) et d’espace (national) sont mises à mal. La traductologie peut-elle dépasser l’ancienne dialectique binaire national/international, traduit/non traduit, monolingue/multilingue ? Il s’agira plus en particulier de tester ses limites conceptuelles, voire ses présupposés face aux nouveaux défis et, le cas échéant, d’appeler à une redéfinition de certains de ses concepts-clés. En effet, au sein de la traductologie, la traduction littéraire était traditionnellement conceptualisée, implicitement ou explicitement, comme un transfert entre deux littératures géographiquement et linguistiquement distinctes, comme la transposition complète d’un texte original A écrit en une langue source nationale A et appartenant à une littérature nationale A en un texte traduit B écrit en une langue cible nationale B et appartenant à une littérature nationale B pour un public cible monolingue. Une telle conceptualisation a reçu sa part de critique dans la mesure où elle risquerait de s’appuyer sur le nominalisme nationaliste homogénéisant des appellations linguistiques et littéraires, sur leur ancrage territorial, voire national, sur une barrière spatiale et linguistique univoque entre les cultures de départ et d’arrivée, sur le monolinguisme des littératures, sur le binarisme réducteur original/traduit, national/international, monolingue/multilingue.

Les relations littéraires dans les cultures multilingues : rêve vs réalité

Comment comprendre et analyser les relations littéraires dans les cultures multilingues ? Les nouvelles cartographies littéraires mondiales s’annoncent en effet comme des sites multilingues où des productions littéraires multilingues se partagent – ou doit-on dire se disputent ? – un espace commun et entretiennent des relations hiérarchiques complexes et dynamiques, à la fois locales, intra-nationales, nationales ou internationales. Il n’est pas difficile d’imaginer comment les cultures multilingues peuvent constituer un énorme réservoir de relations littéraires protéiformes et multilatérales qui défient certains aspects du paradigme traductologique déjà évoqué. J’en donnerai quatre exemples sans avoir l’ambition d’exhaustivité. (1) Les cultures multilingues peuvent donner naissance à des textes hétérolingues[4], des textes brisés, pénétrés d’altérité linguistique, bref des produits littéraires qui, au niveau intra-textuel, mettent en scène les relations littéraires et questionnent l’idéal du texte monolingue. (2) Elles semblent également inviter à des traductions entre les diverses littératures se partageant un territoire donné. L’étude de ces traductions concerne non seulement les questions classiques de quantité (combien de traductions ?), de directionalité (comment se présentent les flux de traduction ? quels sont les partenaires préférés des diverses littératures ?), de modalité (quelles stratégies de traduction ? quelles normes de traduction ?). Traversées par des tensions entre des codes de valeurs diverses, les traductions de textes hétérolingues peuvent en outre mettre en relief les clivages internes de la culture multilingue, ses conflits linguistiques et identitaires. Ainsi, elles peuvent offrir une correction au monolinguisme idéalisateur des modèles traductologiques déjà évoqué, une correction à l’opposition binaire univoque entre les catégories de monolingue/multilingue. Par conséquent, des études sur l’hétérolinguisme en traduction, secteur jusqu’ici peu couvert par la recherche, peuvent contribuer à une meilleure compréhension des mécanismes de construction identitaire et de la dynamique culturelle dans des cultures multilingues passées et présentes (Meylaerts, 2006). (3) En outre, dans la mesure où au sein des cultures multilingues l’idée d’un transfert géographique du texte traduit est plutôt virtuelle – les textes traduits et originaux se partageant un espace identique –, la distinction entre les littératures source et cible peut perdre une partie de sa pertinence conceptuelle. Par suite de la relativité de la géographie en tant que trait culturel distinctif, la traduction, en tant que procès et en tant que produit, peut appartenir également à la culture source. Celle-ci peut co-déterminer les conditions de possibilité des contacts interculturels telles les modalités de traduction et de non-traduction, l’initiative de traduction, la sélection des textes à traduire, les stratégies de traduction, la réception des textes traduits, l’interruption des contacts traductionnels (Meylaerts, 2004b). Bref, en questionnant l’opposition binaire entre une soi-disant « source » et « cible », la traduction dans les cultures multilingues discute un des points clés de la traductologie[5]. (4) Du point de vue des acteurs, enfin, les cultures multilingues semblent également inviter à des échanges interpersonnels poussés. Non seulement les traducteurs, mais également nombre d’auteurs ou de critiques littéraires, par exemple, étant multilingues, on pourrait s’attendre à ce qu’ils prennent la plume dans les diverses langues et voyagent librement entre les littératures. En outre, « within the emerging body of non-territorial post-national literary paradigms, the counterpoint between writer and translator is increasingly found in the same subject » (Stephanides, 2004, p. 103).

Dans le meilleur des mondes multilingues possibles, on pourrait imaginer des relations littéraires multilatérales illimitées entre partenaires égaux : « Language is the slipperiest of human creations; like its speakers, it does not respect borders, and, like the imagination, it cannot ultimately be predicted or controlled » (Greenblatt, 2001, p. 62). La traductologie pourrait y faire figure de nouveau comparatisme à la hauteur des défis imposés par l’étude de ces relations littéraires sans frontières. Or, à y regarder de plus près, une telle vision libertaire risque d’avoir sa part de naïveté, voire d’irréalisme – comme si, à la limite, dans les cultures multilingues, tous les textes étaient hétérolingues ou étaient traduits dans toutes les langues, comme si tous les auteurs voyageaient entre les langues. En d’autres termes, la conceptualisation des relations littéraires dans les cultures multilingues mérite de tenir compte du fait que les langues et les littératures sont également et toujours des pratiques (fortement) institutionnalisées. Ceci n’est pas innocent : la littérature, la littérature traduite et les relations littéraires gagnent à être redécouvertes à partir d’une perspective socio-institutionnelle, puisque, comme l’a indiqué Benedict Anderson (1991), la littérature est une des valeurs symboliques de nos sociétés tout comme les sports ou les affaires[6].

L’articulation concrète des relations littéraires dans les cultures multilingues est tributaire de l’institutionnalisation divergente des langues et des littératures à l’intérieur d’un espace déterminé[7]. Les diverses modalités d’institutionnalisation créent des hiérarchies entre les langues et leurs utilisateurs de sorte que, à l’intérieur des cultures multilingues, les littératures ne coexistent jamais sur un pied d’égalité. Ce sont précisément ces hiérarchies (plus prononcées selon que l’institutionnalisation est inégale) qui co-déterminent les conditions de possibilité et les modalités des relations littéraires, entre autres, parce que les acteurs littéraires intériorisent ces hiérarchies de façon variable et variée, et qu’ils perçoivent leurs positions (inter)culturelles et développent leurs stratégies (inter)culturelles en interaction avec celles-ci. Afin d’étudier les relations littéraires dans les cultures multilingues, il convient donc d’adopter une perspective socio-institutionnelle, à savoir de prendre en considération les hiérarchies linguistiques et littéraires créées par les structures institutionnelles et leurs intériorisations variables et variées par les acteurs (inter)culturels.

Dans ce qui suit, je tenterai de donner une amorce de typologie des relations littéraires dans des cultures multilingues à institutionnalisation fortement divergente entre les diverses langues et littératures impliquées. Plus particulièrement, ma réflexion partira de ce qui paraît le dénominateur commun dans nombre de cultures multilingues passées et présentes[8], soit une situation où le monolinguisme des institutions et l’idéologie monolingue contrastent avec le multilinguisme sur le terrain. Tel est par exemple le cas dans les métropoles modernes comme New York, Bruxelles, Montréal ou Londres :

There are now more than three hundred languages spoken in London alone [...] while the linguistic landscape has certainly changed, the predominant ideology in relation to minority languages other than English remains little altered. That is, in political, media and other public discourse, a monolingual ideology still obtains, despite clear evidence that more than three hundred languages are in regular and robust use in towns and cities across the country. There is a clear mismatch between the multilingualism of the people and the monolingualism of the dominant ideology.

Blackledge, 2005, p. 65

Telle est également la situation (historique ou actuelle) dans nombre d’États-nations (occidentaux) où le monolinguisme des institutions nationales (politiques, administratives, juridiques) s’oppose à la diversité linguistique des populations (Anderson, 1991; Hymes, 1996; Heller, 1995, 1999). Ainsi, après la création de la Belgique en 1830 et grosso modo jusqu’en 1930, en Flandre[9], la partie nordique du pays, le français était la langue institutionnellement et symboliquement dominante. Le néerlandais et ses multiples dialectes flamands, bien que parlés par la majorité des citoyens, n’avaient (presque) pas voix au chapitre.

Dans tous ces cas, la langue des institutions (administration, justice, enseignement, armée, vie politique, média) est la langue dominante, c’est-à-dire la langue des groupes dominants dans la société. Elle est également la langue des productions littéraires les plus légitimes, les plus prestigieuses. Les langues minoritaires[10] par contre ne sont pas institutionnalisées ou le sont beaucoup moins. Tout processus d’institutionnalisation constitue évidemment un continuum dynamique : telle langue minoritaire peut être institutionnalisée dans l’administration locale, mais non régionale ou nationale, tel groupe minoritaire peut avoir le droit d’offrir l’enseignement primaire, mais non secondaire ou universitaire dans « sa » langue, tel autre groupe publie des journaux, ou possède des maisons d’édition, des chaînes de radio ou de télévision dans « sa » langue et ainsi de suite. Les oeuvres littéraires écrites en langues minoritaires[11] possèdent un statut moins légitime, moins prestigieux. Bref, ce type d’institutionnalisation, tout sauf exceptionnel, implique des relations très hiérarchiques, voire parfois oppositionnelles entre les langues, les littératures et les acteurs littéraires. Selon un mécanisme sociologique bien connu, ces acteurs intériorisent la supériorité de la langue dominante et l’infériorité des langues mineures, mais de façon variable et variée. Les uns auront tendance à s’y soumettre, sans plus, les autres à s’y opposer avec plus ou moins de véhémence. En Flandre par exemple, pendant plus ou moins un siècle, le français était perçu comme la langue de distinction socioculturelle et de mobilité sociale. Connaître le français conditionnait l’accès à l’université et aux professions prestigieuses. La littérature en langue française était perçue comme plus légitime, prestigieuse que celle en langue néerlandaise. Pour les mêmes raisons, les minorités linguistiques des métropoles modernes ont intérêt à connaître ou apprendre la langue institutionnalisée et leurs productions littéraires en langue minoritaire souffrent souvent d’un manque de légitimité.

Les relations littéraires dans les cultures multilingues : une histoire d’institutionnalisation ?

Mais comment donc ce type d’institutionnalisation monolingue affecte-t-il les relations littéraires à l’intérieur d’un espace multilingue déterminé (ville, région, nation) ? Dans ce qui suit, nous tenterons d’illustrer comment il peut avoir un impact sur la nature et l’ampleur du multilinguisme des acteurs culturels, sur les modalités de l’écriture multilingue, sur les modalités des relations littéraires (traductionnelles et autres) proprement dites. Les exemples seront tirés de l’histoire des relations littéraires intra-Belges, entre francophones et néerlandophones, pendant la fin du dix-neuvième et le début du vingtième siècles. Sporadiquement, nous nous référerons à d’autres cultures plurilingues, mais il va de soi que l’amorce de typologie proposée relève de l’hypothèse aussi longtemps qu’elle n’a pas été testée et complétée à partir d’études approfondies sur d’autres contextes, comme le Canada, les États-Unis ou les métropoles modernes.

(1) La nature et l’ampleur du multilinguisme des acteurs culturels : ou pourquoi tout le monde n’est/ne devient pas plurilingue. Plus la hiérarchie institutionnelle est prononcée, plus le multilinguisme des agents culturels risque de rester un phénomène unidirectionnel qui concerne en premier lieu les groupes minoritaires. À la recherche de mobilité sociale, de participation à la culture légitime, de prestige littéraire, les minorités deviennent bilingues ou multilingues, souvent par le biais de l’enseignement en langue majoritaire[12]. Ayant intériorisé la supériorité de la langue dominante, les groupes majoritaires ne daignent généralement pas apprendre la/les langue(s) minoritaire(s). Celle(s)-ci ne leur apporte(nt) que peu ou pas de capital symbolique, social ou économique. Ainsi, pendant environ un siècle après l’indépendance, c’étaient surtout les Belges néerlandophones qui étaient bilingues (français – néerlandais). L’université, les bonnes écoles secondaires, l’administration, la vie politique, les institutions judiciaires étant largement francophones, la connaissance du français conditionnait l’obtention d’un diplôme universitaire, le succès dans la vie politique, économique et culturelle, bref la mobilité sociale. De même, les anglophones des États-Unis ont moins intérêt à apprendre l’espagnol (ou le chinois, ou l’arabe) que les hispanophones ou les Chinois, l’anglais.

(2) Les modalités de l’écriture multilingue : ou pourquoi tous les plurilingues ne sont/deviennent pas des auteurs plurilingues[13]. Il convient de distinguer entre le bilinguisme ou le plurilinguisme précoce par opposition au plurilinguisme tardif. Ce dernier est souvent inégal, le résultat d’une immigration à l’âge adulte, par exemple. Dans ce cas-ci, l’écrivain sera tenté d’écrire dans sa « première » langue d’apprentissage (souvent la langue maternelle) uniquement[14]. Toutefois, même dans les cas de multilinguisme précoce, qu’on prétend « parfait », typique pour les minorités territoriales ou les populations colonisées (cf. supra), dans les cas, donc, où l’écriture multilingue est théoriquement possible, elle s’avère somme toute un phénomène limité, voire exceptionnel. Rares sont en effet les exemples d’écriture multilingue équilibrée où les différentes langues occupent une place égale et continue dans l’oeuvre d’un écrivain. Parmi d’autres facteurs, l’institutionnalisation fort inégale des langues et littératures dans les cultures multilingues y joue un rôle[15]. En effet, à cause des hiérarchies linguistiques prononcées que celle-ci instaure inévitablement, les langues littéraires risquent de symboliser des valeurs et des positions antagonistes, parfois irréconciliables. Le « libre choix » pour l’une ou l’autre langue littéraire peut dès lors devenir tout relatif. Écrire en langue dominante procure certes la visibilité et le prestige littéraires aux auteurs minoritaires, mais, surtout dans une situation où les cultures minoritaires se battent pour leur émancipation, pour l’obtention de droits institutionnels égaux, le choix pour la langue dominante est vite perçu par ces groupes minoritaires comme une trahison vis-à-vis de la langue et la littérature minoritaires. C’était exactement le sort des écrivains belges néerlandophones écrivant en français pendant la première moitié du vingtième siècle. Au moment où certains Flamands redoublaient d’efforts afin d’obtenir pour le néerlandais certains attributs et domaines de pouvoir dont il avait été exclu jusque-là, les auteurs écrivant en français étaient traités de « fransquillons »[16], de traîtres à la culture flamande. C’est le sort qui incombait au Flamand bilingue André De Ridder (1888-1961). Néerlandophone d’origine, il manie « le français avec la même aisance que [sa langue maternelle et] publie dans les deux idiomes » (Haderman 1991, p. 242). En tant qu’écrivain, critique et essayiste, De Ridder a publié de nombreux ouvrages dans les deux langues nationales et collaboré à d’innombrables revues tant francophones que néerlandophones. En 1920, par exemple, il a fondé avec P.G. Van Hecke la Het Roode Zeil [La Voile Rouge], revue littéraire néerlandophone décadente et dadaïste qui disparut après un an d’existence. Toujours en 1920, De Ridder participait à la fondation de Sélection, revue artistique une revue artistique d’avant-garde. Or, ce va-et-vient entre les langues et les littératures suscitait des réactions critiques de certains confrères. Le rédacteur en chef de la revue Ruimte [Espace] le traite de fransquillon parce qu’il dirige une revue francophone et obligeait De Ridder à se défendre dans une lettre :

Dans tous les écrits de Ruimte contre moi, cela a été en fait la seule chose qui me choque : qu’ils ont voulu me faire passer à tout prix pour un « fransquillon ». Le fait qu’on dirige une revue française n’est pas signe de « fransquillonisme », croyez-moi, mais bien d’une aspiration à un internationalisme intellectuel.[17]

Par contre, les francophones percevaient les écrivains flamands francophones d’un oeil bienveillant. Leur prédilection pour la langue dominante confirmait celle-ci dans son prestige. Camille Melloy (pseudonyme de Camille De Paepe, 1891-1941), par exemple, était prêtre, poète, professeur et essayiste. Sa langue maternelle était le néerlandais; jusqu’à ses douze ans il fut monolingue néerlandophone. Il suivit l’enseignement secondaire en français et étudia la philosophie et la théologie à l’université (alors francophone) de Leuven. Pendant la guerre, Melloy commença à écrire des poèmes, en français et en néerlandais. Puisque, selon ses propres dires, il reçut uniquement des encouragements du côté francophone (H.B., 1934, p. 4), il fit vite tomber le néerlandais. Son choix pour le français était particulièrement apprécié par les milieux francophones comme le cours ordinaire des choses, un choix d’intelligence, garant de la qualité et du rayonnement de l’oeuvre :

En une heure décisive il a choisi d’écrire en français pour traduire les émotions de l’âme. […] La transposition s’est faite sans effort. C’est une absurdité de réclamer pour une race et pour un milieu la prédestination à ne s’exprimer que dans une langue. Melloy d’ailleurs a conçu et réalisé aussi des oeuvres en flamand. Mais le fait est là : c’est en français qu’il a trouvé son expression définitive.

Les Cinq, 1936, p. 511

Le ton défensif du passage (« sans effort », « absurdité ») témoigne des positions antagonistes que peuvent symboliser les langues littéraires dans les cultures multilingues ainsi que de la menace qui émane de l’émancipation des minorités. Bref, à partir de l’exemple de la Belgique, l’hypothèse selon laquelle, dans les cultures multilingues à institutionnalisation inégale, les langues littéraires risquent de symboliser des valeurs tellement antagonistes que l’écriture multilingue reste un phénomène marginal, mérite d’être testée dans d’autres contextes.

(3) Les modalités des relations littéraires proprement dites. Celles-ci prennent forme à l’intérieur d’un continuum de pratiques avec au pôle monolingue une barrière linguistique et littéraire absolue et au pôle plurilingue des barrières inexistantes. Sans avoir aucunement l’ambition d’exhaustivité, nous présenterons trois types de modalités, les deux premières appartenant au pôle monolingue, la dernière au pôle plurilingue.

a) Pôle monolingue – groupes dominants : Pour les écrivains, critiques, lecteurs de la littérature majoritaire, qui ont intériorisé la supériorité de la langue et littérature dominantes, la barrière linguistique et littéraire est souvent absolue. Dans la mesure où ces groupes sont généralement monolingues et s’intéressent peu aux littératures minoritaires, on pourrait parler d’une sorte de cécité culturelle. Non seulement ils ne prennent pas personnellement part à la vie littéraire minoritaire, mais les écrivains minoritaires et leurs oeuvres risquent également de rester lettre morte pour eux. En est une illustration la quasi-absence de comptes rendus ou d’études critiques consacrés aux littératures en langues minoritaires dans la presse en langue majeure[18]. Au pôle monolingue, la réception critique des littératures minoritaires en langue originale brille logiquement par son absence. Ainsi, par exemple, nombre de revues francophones belges[19] de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècles boudaient les auteurs et les oeuvres néerlandophones, dédaignés par leur lectorat qui de toute façon ne maîtrisait souvent pas assez la langue néerlandaise pour les lire. En témoigne par exemple la réponse du directeur littéraire de La Revue Belge (1924-1940) à la proposition de créer une rubrique sur la littérature néerlandophone belge :

[…] une rubrique de critique flamande ne me paraît pas opportune dans La Revue Belge, car malheureusement, La Revue Belge ne pénètre pas dans les milieux flamands, lesquels paraissent hostiles à une revue d’expression française. – Alors, pour qui ferions-nous la critique des ouvrages flamands ? Pour ceux qui ne connaissent même pas cette belle langue ?[20]

Cela signifierait-il l’absence de tout contact littéraire ? Pas nécessairement! Seulement, dans ces circonstances, les contacts de la littérature dominante avec les littératures minoritaires ont tendance à passer par le biais de la traduction. Du fait de sa position dominante généralement peu encline à l’importation de littératures minoritaires[21], une éventuelle ouverture de la littérature dominante pour les littératures mineures en traduction prend souvent la forme d’un intérêt intéressé. Ainsi, dans les années 1920-1930, les traductions de littérature néerlandophone belge en français connaissaient une montée soudaine et nette[22]. L’intérêt de la littérature majoritaire pour la littérature minoritaire se manifestait par des publications tant en volumes qu’en revues. Les traductions participaient d’un élan de patriotisme littéraire : elles devaient se mettre au service de la nation.

Cette initiative revêt un caractère national. […] Les traductions du flamand en français […] devraient être plus nombreuses pour que chacun puisse comprendre d’une façon positive cet esprit national […]. Pour continuer le passé, notre pays a besoin de ses deux littératures; ce sont les deux ailes pour un essor harmonique et durable.

Sosset, 1932, p. 973

Dans le contexte de luttes néerlandophones pour obtenir des droits institutionnels égaux (cf. supra), la traduction en français conférait certes de la visibilité, mais constituait en même temps une forme d’incorporation, d’annexion de la littérature mineure pour les besoins de la littérature majeure, en l’occurrence, pour les besoins de la cause nationale. Tant la sélection des textes traduits que les stratégies de traduction proprement dites allaient dans le même sens : des nouvelles régionalistes, mettant en scène les populations flamandes paysannes dans une langue populaire, confirmaient l’image d’une Flandre bonhomme, quelque peu arriérée pour le lectorat francophone[23]. Par conséquent, la traduction en langue majoritaire, la seule forme d’interculturalité légitime pour certains groupes monolingues dominants, fonctionne souvent, non pas comme une forme d’ouverture désintéressée, mais comme une confirmation de la domination, de la supériorité de la langue et de la littérature majeures.

b) Pôle monolingue – groupes minoritaires : Dans les cultures multilingues, à contexte institutionnel fortement oppositionnel, la barrière linguistique et littéraire tend également à être absolue pour certains groupes minoritaires. Ainsi, les pratiques et les positions littéraires de ceux qui oeuvrent pour l’émancipation (institutionnelle) de leur langue et de leur littérature minoritaires – c’est-à-dire de ceux qui luttent contre leur infériorité intériorisée – se rapprochent du pôle monolingue. Ces groupes minoritaires – souvent multilingues, rappelons-le – sont hostiles à la traduction de leur littérature en langue majoritaire pour les raisons déjà évoquées : elle risque de symboliser la supériorité de la langue et de la littérature majeures, et la position inférieure des langues et littératures mineures. Par exemple, les littérateurs néerlandophones belges de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècles, qui ambitionnaient une identité plus légitime pour leur littérature, sortaient leurs griffes contre les traductions en français. Pour eux, traduire était trahir : c’était une affirmation des rapports de force discriminatoires envers les néerlandophones. Les traductions françaises confirmaient les francophones dans leur monolinguisme et donc dans leur supériorité socioculturelle. Au moment où André De Ridder (cf. supra) concevait la publication d’une anthologie de littérature néerlandophone belge en français, certains écrivains néerlandophones refusaient d’y collaborer. De Ridder se plaignait auprès d’un confrère face à tant d’hostilité :

Ce recueil de traductions doit [sic] paraître […]. Maintenant que finalement il y a de l’intérêt des Belges francophones […] pour notre culture flamande, il me paraît fort inconvenant d’y être indifférent ou même hostile.[24]

Certains enjoignaient même aux francophones d’apprendre le néerlandais et de lire la littérature néerlandophone en langue originale. Le bilinguisme, que ces néerlandophones sentaient bien leur être injustement imposé, était retourné comme une exigence vis-à-vis des unilingues francophones. C’est exactement le type de réactions que suscitaient les pratiques interculturelles d’André De Ridder :

Il ne sied pas à André De Ridder d’avoir écrit par pur dilettantisme un mince volume sur « Les lettres flamandes »[25], ce qu’un Flamand aurait pu faire aussi bien et sans doute mieux en flamand. […] Je prévois une réponse facile. « Est-ce que les unilingues francophones n’ont pas le droit d’être informés des lettres flamandes ? … » Drôle de droit, et drôle de privilège… Parce que je considère comme un privilège plus ou moins douteux de pouvoir aller lécher si gaillardement le bord du plat de lentilles qui, dans les circonstances données, n’aurait pas dû être offert à autrui… D’une telle façon en effet personne parmi nous, fils de bourgeois élevés en français, ne prit possession des trésors d’une littérature étrangère! Il aurait par conséquent été beaucoup plus logique que les Belges francophones apprennent avec indulgence la langue néerlandaise afin d’entrer de façon naturelle en possession heureuse du fonds vigoureux de notre littérature.

Van den Oever, 1908, p. 515; ma traduction du néerlandais

Certains groupes minoritaires émancipatoires à l’intérieur d’une culture multilingue peuvent ainsi former un frein aux contacts traductionnels : leur idéal est la non-traduction. Dans la même logique des choses, ils ont tendance à s’opposer à d’autres formes de contact avec la littérature majeure sous forme de traductions, de comptes rendus ou d’études critiques sur des oeuvres en langue majeure, par exemple. La réception critique ou traductionnelle des littératures majoritaires peut en d’autres termes faire défaut dans certains milieux minoritaires. Bref, le désir d’émancipation ou d’affirmation identitaire peut être si fort que les barrières linguistiques et littéraires deviennent absolues.

c) Pôle plurilingue – groupes minoritaires : par contre, pour les groupes minoritaires plurilingues qui ont intériorisé la supériorité de la littérature majoritaire sans s’y opposer et pour qui le besoin d’affirmation identitaire ne suppose pas d’exclusivisme linguistique, la barrière linguistique et littéraire peut se révéler inexistante. Ces groupes encourageront par exemple la traduction de la littérature minoritaire en langue majoritaire, perçue comme un moyen de prendre part au prestige et à la supériorité de la culture majoritaire et de promouvoir la littérature minoritaire. Les traductions françaises de littérature néerlandophone recevaient en effet un accueil favorable dans la revue catholique Dietsche Warande en Belfort, une des revues littéraires belges néerlandophones les plus influentes de l’entre-deux-guerres.

Quant à elle, la traduction de la littérature majeure en langue(s) mineure(s) ne sera pas en principe dédaignée par ces mêmes milieux. En pratique, toutefois, l’activité réelle de traduction vers les langues mineures est fonction du multilinguisme des minorités. Dans une culture multilingue à institutionnalisation inégale, celles-ci lisent souvent la littérature majeure en langue originale, voire des oeuvres étrangères traduites en langue majeure. Ainsi, le nombre de traductions d’oeuvres francophones belges en néerlandais entre 1830 et 1930 est effectivement très restreint. Pourtant, de nombreux Flamands étaient fort orientés vers la littérature francophone belge (et française d’ailleurs) qu’ils lisaient, grâce à leur bilinguisme, en français. Une fois de plus les médias littéraires, en l’occurrence certaines revues de l’époque, en offraient des traces tangibles. Elles consacraient, par exemple, des comptes rendus, des rubriques ou articles de synthèse aux écrivains et oeuvres francophones belges. Dietsche Warande en Belfort recensait dans ses rubriques « Boekennieuws » [« Les Livres »] et « Overzicht van de tijdschriften » [« Revue des revues »] continuellement des livres francophones belges. Ceux-ci étaient bel et bien considérés comme pertinents pour ses lecteurs néerlandophones. La présence de citations françaises non traduites ne présentait par ailleurs aucun problème : le français était censé être connu par le lectorat bilingue.

Évidemment, nombre de ces bilingues peuvent participer à la vie littéraire en langue majoritaire (cf. également plus haut), ce qui à son tour est susceptible de laisser des traces dans les médias littéraires. Ainsi, certaines revues francophones belges des années 1920-1930, comme Le Rouge et le Noir ou La Renaissance d’Occident[26], ouvraient en effet leurs colonnes à des comptes rendus, des chroniques, des articles de fond panoramiques, des études voués à la littérature en langue néerlandaise. Elles transgressaient de la sorte la barrière linguistique et s’adressaient, le temps d’un article, d’un compte rendu, à un public bilingue. Pour des raisons évoquées plus haut, le plus souvent, ces contributions étaient d’ailleurs de la main de bilingues néerlandophones. Citons, parmi les nombreux exemples, quelques titres : « Un poète flamand. Paul Van Ostayen ou la fécondité de l’erreur » (Eemans, 1932, p. 4), « Maurice Gilliams et la poésie post-expressionniste » (Claudet, 1935, p. 4), « Littérature néerlandaise. Guido Gezelle » (Koninckx, 1924, p. 179-187). La littérature néerlandophone participait des canons esthétiques les plus prestigieux : « Le style de Maurice Roelants a quelque chose de léger, de limpide et de transparent, en même temps que quelque chose de sévère et de châtié, qui relève de la meilleure tradition classique » (Kenis, 1932, p. 4).

Au lieu d’être dédaignée ou même rejetée dans l’inexistence comme au pôle monolingue, la langue d’écriture de l’Autre (minoritaire ou majoritaire – néerlandais ou français) devient un objet d’intérêt à part entière au pôle bilingue. Des procédés stylistiques, comme un style léger ou châtié ou un rythme sévère, comptaient en effet parmi les critères d’évaluation pour juger d’une oeuvre néerlandophone dans certains hebdomadaires francophones ou vice versa. Ce type d’informations esthético-littéraires ainsi que les nombreuses références bio-bibliographiques faisant partie intégrante des comptes rendus et des articles présupposaient une familiarité plus ou moins poussée avec la littérature néerlandophone, avec ses auteurs, son canon littéraire et artistique, ses catégories esthétiques. Les critiques étalaient leurs connaissances du répertoire néerlandophone, digne d’intérêt et d’appréciation, et s’adressaient à un lecteur censé connaître ce répertoire néerlandophone ou désireux d’approfondir ses connaissances de celui-ci :

Je crois que nous avons en Karel Jonckheere un grand, un très grand poète, digne continuateur de cette lignée de poètes métaphysiques : Van de Woestijne, Van Langendonck, Van de Voorde. Il manie le même vers large, le même rythme sévère, nés de la mer et de l’embrun.

Claudet, 1935, p. 4

Van de Voorde est un des meilleurs poètes flamands de la jeune génération. Il a quelque chose à dire, et il le dit sur un ton naturel et avec une simplicité peu commune. […] Il nous manque des poètes comme Van de Voorde […].

Kröjer, 1929, p. 107

Au pôle plurilingue des cultures multilingues, il peut donc se créer une sorte d’interculture, un domaine d’intersection où les langues et les littératures se côtoient et se chevauchent et où le lecteur est censé être plurilingue. Entre les diverses pratiques littéraires, la barrière linguistique semble temporairement suspendue. La frontière entre le « nous » et « l’Autre », entre identité et altérité devient ambiguë à tel point qu’ils peuvent partiellement coïncider.

Conclusion

Les relations littéraires dans les cultures multilingues méritent d’être redécouvertes à partir d’une perspective socio-institutionnelle. Celle-ci nous permet d’appréhender quels types de relations sont susceptibles de se réaliser à l’intérieur d’un continuum de possibilités quasi illimitées. Si la traduction est une des modalités fondamentales des relations littéraires dans les cultures multilingues, elle ne suffira jamais à elle seule à rendre compte de la dynamique de ces relations. Dans les cultures multilingues, différentes zones, les unes monolingues, les autres multilingues se côtoient et se chevauchent partiellement. Nombre de pratiques littéraires brouillent la pertinence analytique d’une distinction absolue entre littératures « sources » et « cibles ». Est-ce que ceci implique que ces concepts fondamentaux deviennent non pertinents pour la traductologie ? Bien au contraire, nous sommes d’avis que the real boundaries are in the mind. Dans les nombreux contextes passés et présents dans lesquels les relations idéales de l’État-nation occidental entre un territoire, une langue, une littérature et un peuple sont brouillées, les frontières littéraires, les « sources » et « cibles » et leurs relations survivent avec d’autant plus de pertinence dans les perceptions, dans l’habitus interculturel des acteurs culturels et interculturels. Ceci signifie qu’il faut redéfinir les concepts de textes, discours, littératures, cultures source et cible comme une affaire de perception également; ils sont partiellement fonction de l’intériorisation des structures institutionnelles des agents (inter)culturels à travers leurs positions et positionnements dans les cultures sources ou cibles, ou les deux à la fois. Donc nous avons besoin de définitions très flexibles : quelles sources et quelles cibles, pour qui, quand, où; quelle traductologie pour qui, quand, où ? Si la traductologie veut se profiler comme le comparatisme du 21e siècle, elle devra faire face à ces nouveaux défis, à savoir contribuer à dépasser les oppositions conceptuelles binaires national/international, traduit/non traduit, monolingue/multilingue, source/cible. Les relations littéraires dans les cultures multilingues tendent à échapper de ce type de carcan.