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La chute du mur de Berlin, dont on a célébré le vingtième anniversaire, et la dislocation de l’Union soviétique devaient préfigurer, selon F. Fukuyama, une ère nouvelle : la démocratie libérale comme horizon historique indépassable. Si des événements et des phénomènes ultérieurs, notamment la montée du fondamentalisme islamiste et les attentats du 11 septembre, ont pu sérieusement ébranler cette métaphysique historique, Louis Côté, dans son ouvrage, partage néanmoins avec Fukuyama, la conviction selon laquelle « il n’y a plus d’alternative crédible à la démocratie ».

Sans s’inscrire strictement dans la perspective d’une philosophie politique, mais n’hésitant pas à mobiliser les grandes figures fondatrices de la théorie politique, Louis Côté ambitionne plus généralement de dresser un état des lieux des transformations cardinales des États contemporains et des nouveaux défis qui se posent aux démocraties libérales. Après avoir retracé, dans ses grandes lignes, l’histoire de la formation des États démocratiques modernes, leur différenciation au regard des autres formes de régime politique, l’auteur s’attarde sur leurs « dimensions juridique et institutionnelle ». Optant pour une perspective comparatiste, Louis Côté ne considère pas l’expérience démocratique dans un sens univoque et unilatéral. S’il accorde une place importante à l’analyse de la démocratie canadienne, son ouvrage ne se réduit aucunement à ce seul cas de figure. Ainsi compare-t-il entre elles les expériences historiques démocratiques les plus fondatrices (française, britannique, américaine) et restitue-t-il les conflits entre les conceptions concurrentes de la démocratie, entre les modes de participation des citoyens qui s’affrontent depuis le XVIIIe siècle.

Les derniers chapitres s’attardent sur les nouveaux enjeux et les nouveaux défis auxquels les démocraties contemporaines doivent faire face dans le contexte d’une mondialisation accrue, de la montée de revendications identitaires infra-étatiques (régionalismes, communautarismes...), de l’émergence de nouveaux acteurs internationaux et supranationaux. Louis Côté dégage pour chacun de ces nouveaux défis une « dynamique tensionnelle » : « (…) tension entre la nation-contrat qui se fonde sur l’humanisme abstrait et la nation-culture qui fait place aux appartenances, tension entre un libéralisme centré sur la défense des droits individuels et la volonté démocratique de délibération et de décision en commun, tension entre un État qui respecte les libertés et un État qui promeut l’égalité des chances sinon l’égalité des conditions, tension de nature administrative entre la nécessité de conserver les acquis de la bureaucratie moderne et la volonté de rendre les organisations publiques plus performantes » (p. 281-282).

L’ouvrage de Louis Côté n’a pas l’ambition de présenter une théorie philosophique ou sociologique novatrice de la démocratie, comme ont pu en proposer à l’époque contemporaine, pour ne citer qu’eux, Habermas, Castoriadis, Lefort ou Rosanvallon. Il s’agit avant tout d’un texte de synthèse qui s’appuie sur une littérature déjà existante, principalement d’origine francophone. La qualité pédagogique de ce livre – tiré d’une série de cours dispensés à l’École nationale d’administration publique – l’assimile plutôt à un manuel d’étude sur le phénomène démocratique, destiné à un public étudiant de droit et de science politique. En comparaison des ouvrages de cette facture, l’originalité du livre de Côté tient dans la volonté de dépasser les conflits épistémologiques, toujours vifs au moins en France, entre positivisme sociologique et philosophie politique, l’auteur puisant son argumentation aussi bien dans le registre descriptif que dans le registre prescriptif. Ce mélange des genres pourra heurter une tradition sociologique soucieuse de bien séparer jugements de faits et jugements de valeur. Louis Côté, par ailleurs directeur de l’Observatoire de l’administration publique, assume pleinement un ouvrage qui peut se présenter en même temps comme une « aide à la réflexion et à la décision » destinée aux acteurs publics ou à ceux qui se préparent à ces fonctions. Une raison de plus sans doute pour laisser sceptiques certains politistes attachés à l’autonomie de la recherche scientifique.

Si l’on peut saluer la dimension pédagogique et synthétique de l’ouvrage, le spécialiste de la démocratie (philosophe, sociologue, historien) pourra ressentir toutefois des insatisfactions au vu du traitement de telle ou telle question abordée dans l’ouvrage. Ainsi le « modèle néo-libéral » (p. 188) est abordé de manière très elliptique, sans prendre en compte les nombreuses variantes doctrinales (monétarisme, ultra-libéralisme...) qui ont servi de matrices cognitives aux transformations effectives des États-providence en Europe et en Amérique du Nord. De même, certaines assertions, certains usages conceptuels (celui notamment de « souveraineté populaire ») peuvent surprendre, même replacés dans leur contexte : « Porteurs d’une tradition autre, la tradition britannique, et dans des circonstances différentes, les Américains vont réussir, là où les Français ont échoué, à monter des mécanismes constitutionnels pertinents et durables pour donner corps à la souveraineté populaire » (p. 55). Le plus gênant peut-être sur le plan formel, malgré la présence d’une brève mais utile bibliographie à la fin de chaque chapitre, tient dans le caractère trop souvent implicite des références mobilisées par l’auteur. Le lecteur est parfois dans l’obligation de deviner à l’arrière-plan de tel argument une référence sous-entendue à Lefort, Weber, Elias...

Sans doute parce qu’il partage avec Fukuyama l’idée que la démocratie libérale, bien qu’imparfaite et en devenir, constitue la « fin de l’histoire », Côté laisse peu de place dans son ouvrage à la fois à la sociologie critique de facture foucaldienne ou bourdieusienne (reproduction des élites, constitution d’une noblesse d’État...) et aux philosophies contemporaines de la démocratie radicale (on pense notamment à la conceptualisation de l’autogouvernement et de l’autonomie chez Castoriadis).