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J’ai sous les yeux une de ces légendaires lettres de Jean Anouilh qu’on croirait écrite par un mille-pattes, vierge de toute ponctuation, date et pagination[1], où je lis ceci :

Cher Jean Louis,
Je ne serai pas là le 30 je ne peux arriver que plus tard — j’ai une vie parfois difficile crois le.
Voilà un petit texte que j’aimerais bien que Bouquet (s’il est là) ou Yves Robert enfin un de nos interprètes du temps, lise. Bien amicalement Embrasse fort Mila pour moi Jean Anouilh

Le « petit texte » qu’Anouilh m’adresse, début avril 1973, est un portrait posthume de mon père, André Barsacq. Nous avons organisé sur le plateau du Théâtre de l’Atelier une soirée commémorative où ses amis vont, les uns jouer un extrait d’une des pièces qu’il avait mise en scène, les autres prendre la parole. Voici le début du « petit texte », manuscrit bien sûr :

Les yeux cerclés des mêmes lunettes, toujours flanqués l’un de l’autre, prenant la parole tour à tour pour dire la même chose, comme deux duettistes : les comédiens — nous l’avons su plus tard — nous appelaient les jumelles.
Seule la jeunesse donne ces camaraderies sans ombre, ces complicités toutes naturelles de cour de récréation. Les hommes qu’on dit « arrivés » — surtout dans notre milieu — succombent toujours plus tard à des accès de vanité, à des préséances imaginaires qui les séparent… […] Et nous avons été, dans ces temps déjà si lointains, les deux bidasses naïfs et inconscients du théâtre…

Le « petit texte » se poursuit sur quatre pages et se termine par :

Cher Barsacq c’est avec vous que j’ai été jeune — il y a bien longtemps — mais je ne l’oublie pas. Jean Anouilh[2].

Ce puissant sentiment d’amitié n’a pas lié que les deux « bidasses ». Il a englobé leurs familles immédiates et en particulier moi-même, Jean-Louis, l’aîné des enfants Barsacq. J’ai donc reçu des lettres et des textes de Jean Anouilh. À la longue, je suis devenu expert en décryptage de son écriture.

Lorsque Colombe Anouilh d’Harcourt, sa fille, m’a demandé voici quelques années de l’aider à déchiffrer une poignée de pages retrouvées au fond d’un tiroir, j’ai immédiatement répondu présent. Quelques jours plus tard, je recevais par la poste une vingtaine de feuilles volantes immédiatement identifiables comme du Jean Anouilh pur jus : pas une date ; pas un numéro de page ; une ponctuation erratique ; et sa célèbre écriture en pattes de moustique au bord de la crise de nerfs, obligeant le lecteur à jouer les Sherlock Holmes pour essayer de comprendre ne fût-ce qu’un seul mot de la pensée de l’auteur.

À première vue, les hiéroglyphes que j’ai entre les mains constituent une ébauche de pièce. Une pièce sans doute courte, du genre lever de rideau. Un impromptu, en quelque sorte. Un divertissement. On y reconnaît des répliques, quelques didascalies, des noms de personnages. Je feuillette le paquet.

Au milieu d’une des feuilles volantes, je discerne un texte signifiant. On y rencontre, c’est la coutume, quelques mots griffonnés, illisibles. Je les remplace ici par des points d’interrogation :

le président, lisant.

Vous vous appelez Jean Anouilh né le 22 juin 1910 à Bordeaux de Jean Francis [?François ?] Gaston Anouilh, tailleur, décédé et de Marie Magdeleine ? ? ? ? son épouse décédée également. Vous exercez la profession d’auteur dramatique vous avez été marié deux fois, vous êtes le père de quatre enfants. Vous êtes accusé d’avoir raté votre vie.

Le texte continue dans la même veine. En travers de la marge, quelques mots additionnels non raccordés au reste du texte :

et vous êtes appelé à répondre de cet échec de ? ? ? ? ? justice de votre pays.

Mon rythme cardiaque s’accélère. Une pièce inédite de Jean Anouilh ? Un mea-culpa d’un nouveau genre en forme de lever de rideau ? Je reprends le décryptage.

Je constate que les quelques lignes ci-dessus sont précédées, sur la même feuille volante, d’une authentique didascalie :

Une salle de tribunal très dénudée très peu réaliste. C’est petit ? ? ? triste. Les juges, les avocats sont en veston. Un homme entre deux gardes il a une cinquantaine d’années. ? ? ? ? ? ? trois hommes deux femmes. Le président est un petit monsieur aigri. Les assesseurs sont ? ? ? le procureur est un petit intellectuel à lunettes. Jeune sous sa maigre barbe. L’avocat a de la ? ? ? mais il n’a que ça.

Je comprends que je suis en présence de la première page d’un texte. Reste évidemment à lever l’incognito des mots manquants.

Reste également à donner un nom au texte. À tort ou à raison, j’opte provisoirement pour deux répliques bien lisibles : « Le voyageur sans ticket ou J’ai fait du théâtre parce que ça m’amusait ».

Cahin-caha, je poursuis le déchiffrage. Mais voici que soudain, à un changement de feuille volante, l’accusé change d’identité ! Ce n’est plus Jean Anouilh, mais Gaëtan Biscayes[3] ! Ainsi :

le président

Mais enfin, quand vous écrivez une pièce j’imagine que chaque partie de l’ensemble ? ? ? ? ? ? devait concourir dans votre esprit à obtenir un effet d’ensemble exprimant en quelque sorte votre philosophie […] lorsque vous écrivez Le voyageur sans ticket par exemple vous avez conscience […] que chaque partie de ce tout […] allait agir d’une façon précise sur l’esprit de votre public […]

gaëtan biscayes

Mais non… mais non. J’ai toujours écrit ça un peu par hasard. Un jour j’avais une idée — un début de scène qui me paraissait drôle — alors je commençais, le truc (?) c’est de commencer […]

Tout ceci me trouble évidemment. Anouilh a-t-il écrit deux levers de rideau ? Ou bien manque-t-il une ou plusieurs pages à mon château de feuilles volantes ? Des pages où se trouverait la solution de l’énigme ? Je reprends les feuilles volantes et les compte soigneusement. J’en trouve vingt-quatre. Je les classe, non sans mal. Je les numérote [en chiffres romains entre crochets]. Le tout est cohérent, même si le nom de l’accusé passe de « Jean Anouilh » dans les six premières feuilles à « Gaëtan Biscayes » dans les feuilles [VII] à [XXIV].

Les deux ensembles {[I] - [VI]} et {[VII] - [XXIV]} présentent deux autres différences importantes, l’une juridique, l’autre scénique.

Je schématise l’état de mes réflexions sous la forme d’un tableau.

-> Voir la liste des tableaux

Il paraît désormais évident qu’un hiatus important sépare les deux ensembles. Je découvre, dans la réplique par laquelle commence la feuille volante [VII], un indice me permettant de l’affirmer :

le président, l’interrompant.

Vous ne requérez pas encore Mr le procureur général Nous en sommes à l’audition des témoins. C’est le profond retentissement de cette oeuvre que le ministère public entend souligner avec l’audition de son second témoin de l’accusation. (le témoin ? ? ? de ? ? ? ?). Etc.

Son second témoin. Il y en a donc eu un premier, apparu entre les feuilles [VI] et [VII]. Nous risquons hélas de ne jamais faire sa connaissance, sauf à retrouver les feuilles manquantes. Mais où ?

De guerre lasse, je décide de me jeter à l’eau et de proposer à d’éventuels lecteurs ma version de ce nouveau Scarabée d’or[4]. Tout en apportant quelques retouches sacrilèges, je me suis efforcé de conserver l’esprit de l’auteur. S’il apprend, là où il est, que je me suis bien amusé en bricolant son texte, Jean Anouilh voudra peut-être bien me pardonner. Bonjour Jean, et grand merci[5].

Le voyageur sans ticket ou J’ai fait du théâtre parce que ça m’amusait

Impromptu inédit de Jean Anouilh

Le texte qui suit est entièrement de Jean Anouilh, sauf quelques passages ou noms modifiés par Jean-Louis Barsacq pour, notamment, aider à la compréhension du texte ou sauvegarder la vie privée de diverses personnes.

Dans ce texte, les chiffres romains entre crochets, de [I] à [XXIV], délimitent le contenu manuscrit de chaque feuille volante.

[I] Une salle de tribunal très dénudée, très peu réaliste. C’est petit, étriqué. Les juges, les avocats sont en veston. Un homme entre deux gardes. Il a une cinquantaine d’années. Le président est un petit monsieur aigri. Les assesseurs sont serviles, le procureur est un petit intellectuel à lunettes, jeune sous sa maigre barbe. L’avocat a de la générosité, mais il n’a que ça.

le président, lisant.

Vous vous appelez Jean Anouilh né le 21 juin 1910 à Bordeaux de Jean François Gaston Anouilh, tailleur, décédé et de Marie Magdeleine Soulue son épouse, décédée également. Vous exercez la profession d’auteur dramatique. Vous avez été marié deux fois, vous êtes père de quatre enfants.
Vous êtes accusé d’avoir raté votre vie, et vous êtes appelé à répondre de cet échec devant la justice de votre pays. Le procureur général va vous lire l’acte d’accusation et donnera à lire au greffier la liste des témoins demandés par l’accusation, et par vous-même.

[II] le procureur

Jean Anouilh, malgré les apparences d’une certaine réussite, la société vous demande aujourd’hui de rendre compte devant elle de l’échec de votre vie. Vous avez des dons. Après une enfance pauvre mais assez douce, semblable à celle de milliers d’enfants heureux, la vie vous a offert un certain nombre de chances que vous avez pour la plupart assez habilement, parfois trop habilement exploitées.
Vous aurez cependant à répondre d’un échec devant la justice de votre pays. Cet échec est complexe. C’est pourquoi je souhaite que la cour et messieurs les jurés me permettent, pour la clarté des débats, de le subdiviser d’abord en quatre catégories. Catégories arbitraires, certes, — mais nous verrons en approfondissant quelles interférences ces différents échecs ont eues entre eux — et nécessaires. Je me propose de distinguer au cours de mon réquisitoire :
1° votre échec social, qui englobe votre maladresse à vivre et votre apathie profonde en tant que citoyen au cours des diverses crises qui ont secoué notre pays
2° votre échec professionnel — malgré je le répète les apparences d’une certaine réussite — réussite qui ne pouvait abuser que des esprits superficiels
3° votre échec familial et sentimental enfin, votre principal échec
4° enfin votre échec que j’appellerai métaphysique. J’aurai l’occasion [III] au cours de ces débats de préciser ce que j’entends par là.

la défense lève un doigt.

Monsieur le Président…

le président, soupir navré.

Déjà, Maître !

la défense

Je voudrais, Mr le Président, simplement faire remarquer à Mr le procureur général, — à qui je ne conteste en rien le droit de dresser comme il l’entend, et comme la loi l’y autorise, ses différents chefs d’accusation, — qu’il y a dans ces subdivisions un peu spécieuses, une sorte d’accumulation d’échecs qui risque d’impressionner le jury. Mon client est accusé certes d’échec, mais d’un échec, pas de quatre échecs !

le procureur général

C’est la même chose !

le président

Maître, vous aurez tout le loisir au cours de ce débat de nous livrer votre pensée. Mr le procureur général…

la défense

Je tiens à préciser cependant, contestant la teneur même de l’acte d’accusation, que je ne vois dans la loi aucun texte précisant la notion d’échec métaphysique. Notre état progressiste et laïque...

[IV] le président

Tout à l’heure, Maître ! Nous avons encore à entendre les charges et la liste des témoins.

Il se rassied.

Mr le procureur général…

le procureur général

Je ne répondrai pas sur le fond à Maître Passerose dont je sais, pour l’avoir affronté au cours de nombreuses luttes courtoises, le redoutable talent d’interrupteur. Mais je lui ferai pourtant remarquer…

le président

Tout à l’heure, Mr le Procureur. Vous lui ferez remarquer tout à l’heure. Les débats n’ont pas commencé. Nous attendons de vous la lecture des charges et la liste des témoins. Essayons de suivre autant que possible le code de procédure pénale. Ce sera notre seule bouée dans les flots d’éloquence que je pressens…

la défense, l’air offensé.

Mr le Président…

le président

C’est un mot, Maître.

la défense

Ah ! si c’est un mot…

le président

Nous en entendrons bien d’autres. Mr le procureur général…

le procureur général

Je reprends donc — en sollicitant l’indulgence provisoire de Maître Passerose — les quatre catégories que je viens de nommer pour dresser la liste des charges d’accusation que la [V] loi m’oblige à préciser à l’accusé au début de ce débat d’assises. Jean Anouilh, vous êtes accusé :
1° de n’avoir pas su, dans une société qui s’offrait à vous avec toutes les facilités qu’on accorde généralement en France à la littérature, vous y faire une place valable, et de n’avoir pas su, avec tout l’argent que vous avez gagné, y avoir un comportement en rapport avec votre réussite matérielle. De n’avoir également pas, par mépris des hommes et parce que vous refusiez d’assumer les responsabilités sociales correspondant à votre situation, donné aux yeux du monde, tant à Paris que loin de France, l’image de sérieux que se doit de soutenir un écrivain arrivé digne de ce nom.
Enfin de n’avoir pas su prendre une position ferme, tant dans les crises qui ont accompagné ou suivi l’occupation de notre pays par une puissance étrangère, que dans les pressantes options du progressisme et de l’antiracisme que votre position d’intellectuel vous impose.
2° de n’avoir pas su, avec les dons reconnus par vos pairs et que vous avez reçus au départ, édifier un théâtre valable, délivré des contingences du divertissement et apportant à l’homme un message, dans le sens de tous les messages dignes de ce nom, c’est-à-dire un message du combat de l’homme, par l’homme et pour l’homme. Vous êtes particulièrement accusé, négligeant les possibilités qui étaient en [VI] vous, d’avoir consacré votre talent d’auteur que personne ne songe à vous contester, à la facilité et aux oeuvres mineures, en plaçant leur prétention, si toutefois elles en avaient une, dans une sentimentalité totalement asociale et anti-progressiste.
3° vous êtes accusé, ayant été aimé et, nous le verrons, plusieurs fois, de n’avoir su construire aucun bonheur durable avec les femmes qui ont à tel ou tel moment partagé votre vie.
Vous êtes également accusé d’avoir fait preuve envers vos enfants d’un mélange d’inaction et de nonchalance induisant chez eux des échecs répétés et des notes scolaires inférieures à la moyenne. La Société, comprenez-le bien, vous reproche de n’avoir pas su aimer.
4° vous êtes enfin accusé d’avoir été incapable non seulement de suivre votre temps dans ses aspirations progressistes, mais encore d’avoir fait profession de foi réactionnaire et d’avoir, par vos incertitudes de pensée, donné l’impression d’un athéisme sans aucune référence scientifique, mais sentimentalement sensible à l’obscurantisme de la religion.

[VII] le président, l’interrompant.

Vous ne requérez pas encore, Mr le Procureur Général. Nous en sommes à l’audition des témoins. Le ministère public, par l’audition du second témoin de l’accusation, entend souligner le profond retentissement de l’oeuvre de l’accusé.

Le témoin entre et va à la barre.

Vous vous appelez Passecoulis Étienne, 38 ans, antiquaire à Paris, vous jurez de dire la vérité, toute la vérité rien que la vérité ? Levez la main droite et dites je le jure.

le témoin, timidement.

Je le jure.

le président

Le Ministère Public vous a cité pour nous parler d’une des premières oeuvres de l’accusé, la troisième je crois, intitulée Les Perses. Qu’avez-vous à nous dire à ce sujet ?

le témoin

J’avais alors dix-huit ans. Comme tous les jeunes d’alors, j’avais été bouleversé par Les Perses. J’ai vu votre pièce onze fois, Mr Biscayes[6] ! Et je ne peux pas dire ce que vous avez été pour moi à cette époque. Non, je ne peux pas le dire.

le président, sévère.

J’attends que le témoin nous précise sans fausse honte ce que l’accusé a été pour lui. Et quel drame a résulté de la déception qui a suivi.

le témoin

Un dieu, Mr Biscayes, un dieu ! Je vivais avec votre livre dans ma poche. J’avais pu me procurer votre adresse. Je n’avais pas osé vous aborder, mais le soir cette ombre timide qui vous attendait sur le trottoir, c’était moi.

gaëtan

Pas remarqué.

le témoin

J’avais chargé un ami de vous parler. Moi je n’osais pas. J’étais si timide alors. Si incertain…

[VIII] le président

Continuez…

le témoin

Vous avez donné un sens nouveau à ma vie. Je vivais dans une sorte d’exaltation fébrile. Et je dois dire qu’à cette époque encore incertaine et ambiguë de mon adolescence, l’influence de votre oeuvre a été déterminante pour moi. Cette exaltation de l’amitié virile et pure de ces jeunes guerriers… Bref, j’étais comme fou. J’avais un ami alors, un ami très cher, un moniteur de Joinville très musclé, pas intellectuel du tout. Eh bien, j’étais arrivé à lui faire sentir la beauté de vos Perses. Toute une partie de la nuit, seuls dans notre chambrette, nous en récitions le texte religieusement… Ah, Monsieur le Président, je ne sais pas si vous avez jamais ressenti cette communion dans un beau texte, tête contre tête avec un ami très cher !

le président, sec.

Non. Continuez votre déposition.

le témoin

C’est dans cet état d’exaltation exacerbée que brusquement surgit le drame. Monsieur Biscayes, mon dieu, l’homme qui avait donné un sens à ma vie, l’homme en qui s’incarnait l’idéal de la Beauté et de la Pureté, cet homme a fait jouer sa quatrième pièce.

le président, lisant.

Les mémoires des sens de Simone, aux Bouffes-Parisiens.

le témoin

Oh, ne me rappelez pas le titre, Mr le Président. C’est bête, non, mais ça me fait honte. Une opérette. D’abord, j’avais été surpris. Et puis, à l’époque, la Grèce antique était à l’honneur, j’avais pensé à Aristophane... J’avais pu me procurer une place pour la Générale... par un ami, pompier au théâtre. C’est bête mais ils m’émeuvent beaucoup, les pompiers... j’étais là-haut, au poulailler, tremblant dans l’émoi de l’attente à côté des familles de machinistes. Et lorsque la pièce a commencé, lorsque j’ai entendu les rires gras de ces gens qui soulignaient chaque gaudriole… Ah Monsieur le Président, était-ce possible ? Était-ce le même auteur ? mon dieu avait-il pu écrire cela ? [X] Ça a été trop… ça a été trop…

Il pleure.

le procureur général

Continuez, Mr Passecoulis… qu’avez-vous fait en rentrant dans votre petite chambre de bonne à minuit, profondément blessé dans votre jeune sensibilité ?

le témoin, les yeux baissés.

Ça a été plus fort que moi… j’ai voulu mourir… j’ai ouvert le gaz.

Le président, après un silence.

Et on vous a sauvé ?

le témoin

Oui. Cet ami pompier précisément qui m’avait procuré une place… Après le théâtre, il a eu l’idée de monter chez moi… pour me dire bonjour. Il a entendu un râle derrière la porte, il l’a enfoncée et il m’a ranimé.

Il ajoute, charmant.

Forcément, un pompier, il savait s’y prendre…

Il ajoute, soupirant.

Un charmant garçon.

le procureur général

Je vous remercie de votre déposition, Mr Passecoulis. Si j’ai voulu faire entendre à Messieurs les jurés le récit de ce petit drame, c’est pour leur faire toucher du doigt, si j’ose dire, la responsabilité profonde de l’accusé face à la jeunesse de notre pays. Voilà un homme qui en se jouant a le redoutable — et disons l’admirable — talent d’enflammer, par un des plus nobles thèmes de tous les temps, l’âme de sa génération. Un an se passe et que fait-il de ce talent, Messieurs ? Il écrit Les mémoires des sens de Simone, [X] une gaudriole, aux Bouffes-Parisiens !

le président

Avez-vous quelque chose à répondre ?

gaëtan

On m’avait commandé une opérette, j’avais besoin d’argent, et puis je trouvais le sujet rigolo.

le procureur général, se rasseyant, sarcastique.

Voilà ! C’est tout pour moi, je remercie le témoin.

gaëtan, doucement.

Je dois dire d’ailleurs qu’écrire Les mémoires des sens de Simone m’a donné beaucoup plus de mal que Les Perses qui m’avaient pris quinze jours. Je ne sais pas si vous vous souvenez, Mr le Président, l’air que fredonnait la jeunesse à Paris à l’époque ?

Lucienne, Lucienne
La lune apparaît
Ferme… tes persiennes…

C’était de moi. Ça a l’air bête, ces choses-là, mais c’est très difficile à réussir.

le président, furieux.

Vous n’avez pas la parole ! La défense n’a pas de questions à poser au témoin ?

la défense

Si. Le ministère public nous apporte un témoignage ambigu qu’il entend mettre au débit de notre client. Tout va être bon, MM. les jurés, pour charger l’homme qui est là entre deux gardes, et qui attend de vous une attention impartiale…

le procureur général

Les accusés ont toujours été entre deux gardes… vous avez trente ans de barreau, Maître Passerose…

Le président a des gestes apaisants.

la défense

Nous poserons tout de même une question au [XI] témoin, une seule. Il nous a dit avoir eu une place à la générale des Bouffes-Parisiens le 17 mars. Est-il exact que ce même 17 mars dans l’après-midi, une violente dispute dans un café de la place Blanche le mettait aux prises avec son ami moniteur de Joinville ? Est-il exact que son ami, lui reprochant son attitude équivoque avec un autre consommateur, l’avait roué de coups et quitté avec l’intention de ne jamais le revoir ?

le témoin

Georges avait été odieux avec moi, c’est vrai, mais si j’ai voulu mourir ce jour-là c’est parce que j’étais tombé de trop haut après Les Perses. Comprenez-moi, Monsieur le Président, moi je venais écouter la parole de mon dieu. J’étais blessé dans ma vie privée, certes, mais mon dieu aurait pu me donner de la force et du courage. Il se devait à moi avec son message. Et qu’est-ce que j’entends à la place ? Ces filles demi-nues, dans un décor ridicule, en train de brailler

Lucienne, Lucienne
La lune apparaît
Ferme… tes persiennes…

Mr le Président, je vous le demande, n’y a-t-il pas là de quoi désespérer un jeune homme ?

le président

Le Tribunal vous remercie de votre déposition.

Le témoin sort, le président s’adresse aux jurés.

[XII] Cette déposition cherchait à préciser les responsabilités de l’accusé dans l’échec de sa dignité d’écrivain. Je poursuis.

Il lit.

Après des débuts brillants avec une pièce de jeunesse intitulée Les mouches…

gaëtan

Je vous demande pardon Mr le Président…

le président

Ne m’interrompez pas.

gaëtan

Mais, Mr le Président…

le président

Qu’est-ce que vous voulez me dire ?

gaëtan

Les mouches sont de Jean-Paul Sartre. Il doit y avoir une faute de frappe…

Le président regarde attentivement son papier, le passe à ses assesseurs.

Un assesseur, formel après avoir mis son lorgnon.

Il y a une surcharge. C’est un B.

le président, sévère, au greffier.

Qui a tapé le dossier ?

le greffier

Monsieur le président, nous avons dû engager une dactylo débutante surnuméraire que nous avons d’ailleurs renvoyée par la suite.

le président

J’espère qu’elle a été renvoyée à temps.

Il reprend.

[XIII] Après des débuts brillants avec une pièce de jeunesse intitulée Les bouches, donc…

Il se retourne vers Gaëtan.

Pourquoi Les bouches ?

gaëtan,il a un geste vague.

C’était le titre.

le président

Il s’agissait de vraies bouches ?

gaëtan

Oui, Mr le Président.

le président, rêveur.

Les bouches.

Se reprenant,

Vous êtes fort jeune alors et cette pièce audacieuse eut pourtant un retentissement considérable. Les meilleurs critiques du temps voient en vous une nouvelle étoile qui se lèverait au firmament du ciel théâtral… C’est l’expression du critique des Débats.

Il parcourt les coupures.

« Rarement un débutant a fait preuve d’une telle maîtrise tant dans la menée de l’intrigue, le dessin des caractères et l’aisance du dialogue… Sera-t-il Dieu, lotte ou crevette ? » note le critique de l’Action Française… « Enfin, le phénomène de la saison… Mr Biscayes existe. Réjouissons-nous. »

le procureur général, sarcastique.

Et nous nous sommes tous réjouis.

gaëtan

Vous allez encore au guignol.

le président

N’interrompez pas tout le temps ou je devrai vous rappeler à l’ordre de la façon la plus expresse.
Après ce succès, un échec avec Réséda.

gaëtan, incorrigible.

Toujours, pour la seconde pièce.

[XIV] le président, lisant.

« Monsieur Biscayes nous a beaucoup déçu avec son Réséda. Faiblesses impardonnables dans la menée de l’intrigue, le dessin des caractères, la pauvreté du dialogue. »

Il compare les papiers et murmure.

C’est le même critique…

gaëtan

Hé oui !

Le président le regarde.

J’ai dit « Hé oui ». C’était pour moi.

le président, lisant.

« Nous serions-nous trompés ce soir d’avril dernier où nous avions cru voir se lever une étoile au firmament du ciel théâtral ? »
Bref, un échec certain. C’est alors que vous faites jouer votre quatrième pièce, une adaptation libre des Perses d’Eschyle. Là, l’accueil est délirant, c’est le triomphe.

le procureur général

L’enthousiasme… J’étais encore écolier c’est exact, mais je peux dire à l’accusé qu’en classe notre maître nous en a parlé les larmes aux yeux. Enfin, nous disait-il, une voix s’élevait, flétrissant la guerre, et l’absurdité des luttes nationales, avec un talent éclatant, une sûreté de main, un brio…

la défense

Mr le Procureur Général, vous enlevez le pain de la bouche de la défense !

le procureur général

Maître Passerose, si le Ministère public se plait à rendre cet hommage à l’accusé, c’est pour mieux constater sa chute…

la défense

Je m’en doutais.

le président, commence à somnoler un peu.

Hélas ! hélas ! hélas ! comme disait je ne sais plus qui, du Capitole à la Roche Tarpéienne… [XV]

Un juré lève le doigt, le greffier interrompt le président.

le greffier

Le troisième juré voudrait poser une question, Mr le Président.

le président, se ressaisissant.

Nous vous écoutons.

le troisième juré

Je me souviens bien de la pièce, je l’avais vue à l’époque. Je voudrais savoir si la musique était de Chestiné.

le président, sec.

Vous n’avez pas à poser de questions qui n’ont pas un rapport direct avec l’affaire.

le troisième juré, se rasseyant, vexé.

Mais ça a un rapport.

gaëtan

C’était de Maurice Yvoire.

le troisième juré

Merci Mr Biscayes.

le président,explosant.

Vous n’avez pas à adresser la parole à l’accusé. C’est un cas de cassation.

le troisième juré, vexé.

Oh bon, si on a droit à rien…

le président

Vous avez à vous faire une opinion sur la culpabilité de l’accusé. C’est tout.

le troisième juré

C’était un simple renseignement.

le président

Nous ne sommes pas un bureau de renseignements.

Au procureur.

Le troisième témoin de l’accusation doit bien traiter du même problème que le second, Mr le procureur général ?

le procureur général

Très précisément de l’évolution, en général, du théâtre de l’accusé, Mr le Président.

le président

Faites entrer le troisième témoin.

Entre le troisième témoin.

Vous vous appelez Pierre Perronet, étudiant. Vous êtes toujours étudiant ?

Le témoin

Toujours, Mr le président.

[XVI] le président

Vous jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ? Levez la main droite et dites je le jure.

le témoin

Je le jure.

le président

Nous vous écoutons.

le procureur général

Après l’émouvant témoignage de Mr Passecoulis qui constituait en quelque sorte l’accusation primale d’une jeunesse désespérée par un de ses maîtres à penser, je voudrais que Mr Perronet nous dise sur un plan plus intellectuel la profonde déception de la jeunesse pensante en face d’un théâtre tel qu’a pu le concevoir l’accusé.

le président

Dites ce que vous avez à dire.

le témoin

Je me suis toujours beaucoup intéressé au théâtre.

le président

Vous en avez fait ?

le témoin

Non. Des articles seulement. Dans des revues spécialisées. Et pas sur des pièces jouées. Je ne vais jamais au théâtre.

le président

Des interviews d’auteurs ?

le témoin

Non. Je ne m’intéresse pas aux pièces. Seule la théorie du théâtre m’intéresse. Je m’étais spécialisé il y a vingt ans dans l’ascèse et la symbiotique du théâtre de demain.

le président

Et aujourd’hui ?

le témoin

Je suis toujours spécialisé dans le théâtre de demain.

le président

Le théâtre a pourtant bien évolué depuis vingt ans et, j’imagine, dans le sens que vous souhaitez.

le témoin

Je ne sais pas. En tous cas, pas de progrès significatifs. Le théâtre ne cesse d’évoluer dans ma pensée. Sans bien entendu prendre forme.

le président

Vous n’avez jamais essayé de révéler vos thèses publiquement, dans une pièce par exemple ?

le témoin

Jamais. Ce serait galvauder le processus évolutif de ma pensée. Le théâtre, le vrai théâtre n’est pas un support de thèses. Et le théâtre de demain dont je ferai la théorie dans vingt ans n’aura probablement aucun rapport avec la théorie du théâtre de demain que j’élaborais il y a vingt ans, ni dans celle que j’élabore aujourd’hui. Le problème, Monsieur le Président, n’est pas d’écrire ou de faire jouer des pièces pour un public plus ou moins intelligent. J’ai d’ailleurs le même mépris pour le public instruit que pour le public populaire. [XVII] Le problème, le seul problème du théâtre est de s’incarner sans support. Il délaisse la thèse du théâtre futur expérimental conceptuel et le dégage des contresens de la représentation et de l’audience. Je conçois d’ailleurs très bien le théâtre de demain sans spectacles et sans acteurs. Il va sans dire sans metteur en scène puisqu’il n’y aura plus de scène, et très probablement sans auteur. L’auteur est la dernière, et sans doute la plus enracinée des erreurs d’un théâtre qui se donne l’air d’être actuel.

le président

Plus de spectacle, plus d’acteurs, plus d’auteur, plus de metteur en scène ? Mais alors, qu’est-ce qui reste ?

le témoin

Rien. Un esprit exposant à un autre sa théorie de la distanciation complète. Et encore, je ne suis pas sûr que ce second esprit soit nécessaire. On conçoit très bien une évolution du théâtre se passant de ce second esprit.

le président

Il ne resterait alors en somme qu’une méditation solitaire ?

le témoin

J’en arrive même à penser qu’au bout du processus évolutif inévitable du théâtre de demain on pourrait se passer de la méditation. Le sujet du thème ne serait pas présenté. Quelques théoriciens modernes en tous cas l’affirment. On en arriverait peut-être alors au théâtre pur. Il n’y aurait plus rien. Rien qu’un homme ne pensant à rien. Peut-être alors serons-nous capables d’aborder enfin au théâtre l’angoissant problème de la condition humaine.

le président

C’est très intéressant. Mais ne pensez-vous pas, Mr le procureur général, que nous nous éloignons de l’objet de nos débats ?

le procureur général

Nous n’en avons jamais été plus près, Mr le Président. J’ai laissé parler un peu longuement, je l’avoue, le témoin — avec votre aimable complicité, Mr le Président — pour que les jurés puissent se faire une opinion sur l’abîme qui sépare un véritable homme de théâtre conscient des problèmes de son époque d’un quelconque fabricant de pièces comme l’accusé. Georges Biscayes, voilà l’instant de la franchise. Nous venons d’entendre un homme qui a usé sa vie à mettre au point une ambitieuse conception d’un théâtre libéré. Vous, à part des profits matériels, qu’avez-vous jamais attendu du théâtre ?

[XVIII] gaëtan, au président.

Je suis obligé de lui répondre ?

le président

Vous n’y êtes pas tenu, mais lorsqu’une occasion de présenter votre défense s’offre à vous, vous avez intérêt à ne pas la laisser passer. Le ministère public vous demande de nous dire pourquoi vous avez fait du théâtre.

Il y a un silence, Gaëtan a l’air ennuyé,

la défense, splendide.

Pourquoi nous avons fait du théâtre, Messieurs, quelle question ! Je vais vous le dire, moi ! Nous avons fait du théâtre… nous avons fait du théâtre parce que le théâtre est une brûlure, et qu’une âme généreuse, vibrante, parfois blessée, parfois — redonnons Messieurs ses lettres à la comédie ! — parfois amusée par les palinodies des hommes, se doit à elle-même de faire partager à son public les troubles indignations et parfois les consolantes songeries de son idéal. Si Mr le Président m’y autorise, Messieurs, j’évoquerai le personnage d’une pièce célèbre d’Edmond Rostand — oui, j’évoquerai Chantecler, [XIX] le coq qui chante pour annoncer l’aurore. Pourquoi nous avons fait du théâtre, Messieurs de la cour, Messieurs les jurés, la belle question que voilà ! Peut-être, nous aussi, donnant la palme à l’idéal épris de beauté et de lumière des hommes et leur vie aux beaux sentiments qu’on a un peu trop tendance à négliger, hélas, à notre époque bassement matérialiste, peut-être avons-nous fait du théâtre pour annoncer l’aurore nous aussi !

Il se rassied essoufflé, sublime et triomphant.

gaëtan grommelle, un peu agacé.

Mais non, mais non. J’ai fait du théâtre parce que ça m’amusait, tout simplement. Et je n’ai jamais rien cherché à dire, à personne.

le président

Mais enfin, quand vous écrivez une pièce j’imagine que chaque partie du tout devait concourir dans votre esprit à obtenir un effet d’ensemble [XX] exprimant en quelque sorte votre philosophie… J’ai vu personnellement et apprécié certaines de vos pièces — moins légères que cette pièce des Bouffes-Parisiens dont le ministère public vous fait grief —. Bon. J’imagine que lorsque vous écriviez le Voyageur sans ticket par exemple, vous aviez conscience dans le silence de votre cabinet de travail que chaque partie de ce tout, dûment articulé, allait agir d’une façon précise sur l’esprit de votre public et l’amener à une vue du monde conforme à vos intentions ?

gaëtan

Mais non… mais non. J’ai toujours écrit tout ça un peu par hasard. Un jour j’avais une idée — un début de scène qui me paraissait drôle — alors je commençais. Le truc, c’est de commencer. Après quoi quelque chose étant commencé, il faut bien le finir. Alors je continuais, quelquefois seulement le matin, sans trop savoir où j’allais. Mais je continuais à une seule condition : que ça ne m’ennuie pas. Ne pas savoir d’avance ce qui allait se passer. Et vous savez, ce n’est pas très long, une pièce, [XXI] cent vingt à cent cinquante pages. L’important, c’est que ça vous amuse tous les matins.

le président

Et vous ne faisiez pas, ce premier jet écrit, comme dit notre bon maître Descartes, « des revues générales et des dénombrements entiers afin de rétablir la cohérence entre le tout et les parties ? »

gaëtan

J’ai toujours été un peu paresseux. Et puis vous savez, une pièce, au théâtre, c’est donné. C’est réussi ou c’est raté. On n’y peut rien.

le président

Pourtant, cent fois sur le métier remettez votre ouvrage…

gaëtan

Pas toujours… Je n’ai jamais cru au travail au théâtre, monsieur le Président. Nous sommes des danseurs de corde. Ou nous passons sur le fil on ne sait pas comment, contre toutes les lois de la pesanteur, ou nous tombons.

[XXII] Le procureur général

Et vous êtes tombé, Mr Biscayes !

gaëtan

Assez souvent, oui. Mais nous sommes plusieurs dans ce cas. Corneille lui-même en a raté — et fichtrement — quelquefois.

le procureur général

Là n’est pas la question.

Il regarde sa montre.

Mr Biscayes, vous êtes arrivé à ce banc de justice entre deux gardes car la société vous demande compte aujourd’hui de l’usage que vous avez fait de votre talent et de vos dons.

gaëtan

Un usage interne. Exclusivement, je le reconnais.

le procureur général

Hé bien, Monsieur Biscayes, la Société qui vous juge ne l’entend pas de cette oreille. Et elle vous accuse aujourd’hui. Pensez-vous vous en tirer en prétendant qu’écrire une oeuvre théâtrale n’est que ça ? Écrire à la bonne franquette, au jour le jour et comme ça vous vient, ce que vous appelez du théâtre ? [XXIII] Gaëtan Biscayes, je tiens à vous avertir solennellement que votre penchant à transformer ces débats en pitreries et l’enceinte de ce tribunal en cirque — outre qu’il tombe, je vous l’ai dit, sous le coup de la loi et permettrait au tribunal de prendre de graves sanctions contre vous, est proprement inconvenant.
Nous sommes tous ici pénétrés de la gravité de la situation et tous décidés à assumer tous nos devoirs en notre âme et conscience. Je veux croire que votre conseil vous a averti de la gravité de votre cas. Pour les cas d’échecs mineurs, notre code pénal a prévu une peine allant de six mois à deux ans de prison et pour les cas majeurs, une peine allant de dix ans de détention criminelle à la peine de mort. Gaëtan Biscayes, vous jouez votre tête en ce moment. Nous nous efforçons tous, dans les rôles que nous assigne la Loi, de ne pas l’oublier. Il serait naturel et décent que vous fissiez de même.

Il y a une sorte de silence pesant après cette déclaration.

[XXIV] gaëtan

Oui je me suis bien amusé, et je crois en avoir amusé d’autres. C’est encore le plus grand service qu’on puisse rendre aux gens — dans leur unique lutte, la lutte contre la mort — les amuser.

le procureur général

Voilà le mot lâché, messieurs les jurés. Amuser. Voilà l’hydre, voilà l’idée du divertissement.
C’est elle que notre état progressiste et conscient de ses responsabilités envers l’homme rejette avec horreur. Écoutez Messieurs, écoutez un vrai homme de théâtre digne de ce nom. Que pensez-vous du divertissement, Mr Perronet ?

le témoin

La notion de divertissement est anti-théâtrale.

le président

Expliquez-vous.

{Ici s’achève la dernière feuille volante n° [XXIV]}[7]