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Dans la tragédie grecque, le choeur est ce personnage collectif qui assiste aux souffrances des personnages frappés par le destin et commente leurs actions. Évoluant sur l’orkhêstra devant la scène, il prend la parole à plusieurs reprises sous forme de chants et dialogue parfois, en la personne du coryphée, avec les héros. Représentant de la cité et du commun des mortels par opposition aux héros et aux dieux qui s’affrontent sur scène, le choeur joue un rôle essentiel dans le fonctionnement démocratique du théâtre et occupe une place de choix dans le déroulement de la pièce.

Conscient de l’importance de ce personnage antique, Anouilh le maintient dans ses réécritures de tragédies grecques : Antigone, Tu étais si gentil quand tu étais petit et Oedipe ou Le roi boiteux comptent parmi leurs personnages un choeur qui assiste à l’action et la commente. Mais le dramaturge ne se contente pas de ressusciter ce personnage : il le modernise et le subvertit à la fois. Il modifie parfois son identité au point de le rendre méconnaissable ; il transforme son rôle et l’investit de nouvelles fonctions.

Aisément identifiable dans certaines pièces, le choeur peut aussi avancer masqué. Sa présence dépasse le cadre des réécritures de Sophocle et d’Eschyle pour s’étendre à d’autres pièces du répertoire d’Anouilh. Certains personnages rappellent, par leur place, leur fonction ou un clin d’oeil intertextuel, le choeur antique dont ils sont les avatars modernes ou les doubles caricaturaux et dérisoires.

Anouilh conserve le choeur dans sa version d’Antigone, d’Électre ou d’Oedipe[1] tout en réduisant le nombre de ses intervenants à un ou deux contre douze chez Sophocle. Le choeur d’Oedipe ou Le roi boiteux est un vieillard qui représente les citoyens de Thèbes ; il est rejoint par un petit groupe de paysans qu’Oedipe interpelle comme les « hommes et femmes de ce pays[2] ». Dans Antigone, le choeur est joué par un seul personnage. Dans Tu étais si gentil quand tu étais petit enfin, il est constitué de deux suivantes d’Électre qui prennent alternativement la parole à la place du coryphée d’Eschyle. Mais le choeur représente bien une instance plurielle : il s’exprime à la première personne du pluriel, englobant dans son « nous » les habitants de la cité, la communauté des spectateurs ou plus largement le genre humain.

Anouilh ne se contente pas de ressusciter cette figure essentielle de l’Antiquité grecque, il reste au plus près de sa source, faisant revivre l’esprit et la langue des tragiques. Dans Tu étais si gentil quand tu étais petit, il reproduit la traduction des Choéphores d’Eschyle par Paul Mazon en lui apportant quelques retouches pour rendre le choeur plus sobre et compréhensible. L’entrée en scène du choeur est ainsi un « tissage de phrases empruntées à la traduction de Paul Mazon et de variations propres à Anouilh[3] ». Ce parodos compte quatre-vingt-trois vers chez Eschyle mais Anouilh le réduit à quelques lignes pour n’en retenir que l’essentiel : le choeur raconte que Clytemnestre l’envoie faire des libations sur la tombe d’Agamemnon pour conjurer un rêve et apaiser la colère des morts. Une comparaison entre les premières strophe et antistrophe et leur réécriture par Anouilh donne une idée de la proximité entre les deux textes et du sens des retouches opérées par le dramaturge :

Le Choeur — Un ordre m’envoie hors du palais accompagner des offrandes funèbres d’un battement de bras rapide. Voyez : sur ma joue aux entrailles sanglantes l’ongle a tracé de frais sillons — car les sanglots, c’est chaque jour que s’en nourrit mon coeur — et, faisant crier le lin des tissus, ma douleur a mis en lambeaux de voiles drapés sur mon sein : toute joie m’a fuie à jamais sous les maux qui m’ont frappée.

En un trop clair langage, auquel se dressent les cheveux, le prophète qui, dans cette demeure, parle par la voix des songes, soufflant la vengeance du fond du sommeil, en pleine nuit, au coeur du palais, proclamant son oracle en un cri d’épouvante, lourdement vient de s’abattre sur les chambres des femmes. Et, interprétant ces songes, des hommes dont la voix a les dieux pour garants ont proclamé que, sous terre, les morts âprement se plaignent et s’irritent contre leurs meurtriers[4].

Le Choeur — Un ordre m’envoie hors du palais accompagner des offrandes funèbres qu’Électre porte à son père mort. Un songe a troublé le sommeil de la reine ; le remords, ce prophète, qui dans cette demeure parle par la voix de la nuit, a poussé son cri d’épouvante et s’est lourdement abattu sur la chambre des femmes.

Et, interprétant ces songes, des hommes dont la voix a les dieux pour garants ont proclamé que, sous terre, les morts âprement se plaignent et s’irritent contre leurs meurtriers[5].

Anouilh supprime des détails tels que la mention des lacérations des jeunes filles. Il explicite des expressions qui pourraient sembler obscures à ses spectateurs, comme « ce prophète » que vient compléter l’apposition « le remords ». Mais dans l’ensemble, on ne peut qu’être frappé par la similitude entre le modèle et sa réécriture : Anouilh reprend le texte à l’identique et respecte le style et les rythmes du choeur qu’il fait parfois scander.

Les emprunts à la tragédie antique sont moins nombreux dans Oedipe ou Le roi boiteux et dans Antigone où Anouilh modifie les interventions du choeur et assouplit la structure de la pièce. Certes on retrouve, dans Oedipe ou Le roi boiteux, des vestiges du parodos et des stasima, ces temps d’expression privilégiés du choeur : dès le début de la pièce, « le Choeur entre et s’adresse au public[6] » en un long discours qui rappelle le prologue d’Oedipe roi — à cette réserve près que dans ce dernier, c’est le prêtre et non le choeur qui sollicitait Oedipe pour sauver la ville. Plus loin, la réflexion sur l’homme partagé entre ses instincts animaux et sa quête de justice s’inspire du deuxième stasimon de Sophocle, où le choeur méditait sur la démesure de l’homme et sa foi. Mais dans Antigone, ces passages sont presque inexistants : Anouilh supprime les stasima où le choeur réfléchissait sur le sort des héros ; en dehors de sa tirade centrale sur la tragédie, il n’intervient qu’à la fin de la pièce où il dialogue avec Oedipe et les autres intervenants. De plus, la fonction lyrique du choeur perceptible dans Tu étais si gentil quand tu étais petit n’apparaît plus dans les deux autres réécritures. Plus proche du spectateur contemporain, le choeur s’exprime dans un style simple et familier en multipliant les anachronismes. Ses références culturelles sont celles du XXe siècle et non des tragiques grecs : les gardes sont devenus des gendarmes, la tragédie est comparée au cinéma et Oedipe, à la chèvre de Monsieur Seguin.

S’il ne garde son identité d’origine que dans les réécritures tragiques, le choeur n’est pas toujours absent des autres pièces. Anouilh délègue à d’autres personnages récurrents de son univers le soin de le redoubler ou de le remplacer. Dans Tu étais si gentil quand tu étais petit, l’orchestre, ce microcosme issu de l’enfance d’Anouilh et déjà présent dans La sauvage et dans L’orchestre, rappelle ainsi à plusieurs égards le choeur. Par son étymologie tout d’abord : dans le théâtre grec, l’orkhêstra désigne un espace situé entre la skènè et le public et utilisé pour les déplacements du choeur. À l’époque d’Anouilh, la disposition du théâtre a évolué mais une didascalie signale que l’orchestre occupe lui aussi une place à part dans l’espace scénique : « Au premier plan, sur un podium sur le côté de la scène, trois pupitres à musique, des chaises, un piano droit, un portemanteau, qui semblent attendre des musiciens[7] ». Par son caractère musical ensuite, qui renoue avec la fonction lyrique du choeur : l’orchestre accompagne bien les personnages de la tragédie ; c’est sur son « premier lamento[8] » que doit s’ouvrir la pièce, il accompagne la marche d’Électre et de ses suivantes « sur une musique syncopée[9] » et fait entendre une « musique funèbre[10] » après le double meurtre d’Égisthe et de Clytemnestre. Le pianiste, sorte de chef d’orchestre qui donne le départ et signale la fin de chaque intervention, tient lieu de coryphée. Par le rythme de ses interventions également : l’entrée de l’orchestre rappelle le parodos (« ils entrent au bout d’un moment, avec leurs instruments, pour prendre leur service[11] ») et sa déploration finale évoque le kommos, chant de douleur et de lamentation. Enfin l’orchestre est, à l’image du choeur, une représentation du commun des mortels, plus en prise avec la réalité que le personnel de la tragédie.

Dans d’autres pièces, le choeur subit une transformation plus radicale encore puisqu’il perd son statut pluriel et choral pour s’incarner dans un ou deux personnages. C’est le cas de Tonton, le souffleur de Ne réveillez pas Madame, homme sans âge qui évolue en marge de la scène dans son trou. C’est également le cas du comte de Warwick et de l’évêque Cauchon qui, dans L’alouette, assistent à la reconstitution de la vie et du procès de Jeanne d’Arc et commentent son histoire. C’est enfin le cas de Lucien, le frère malheureux en amour de Roméo et Jeannette, qui tente de noyer son malheur dans l’alcool en attendant de refaire sa vie en Afrique. S’il est un type reconnaissable de l’univers anouilhien — le héros romantique désabusé et cynique[12] —, il évoque également le choeur par plusieurs aspects : s’exprimant dans un registre soutenu et tragique, se réclamant d’une connaissance de la vie supérieure à celle des autres personnages, il occupe une place à part et commente l’action avec un mélange d’empathie et d’ironie.

Le choeur ne sort pas indemne de son traitement anouilhien. Le dramaturge prend ses distances par rapport à son modèle antique en même temps qu’il fait acte d’allégeance. Réduit à une seule personne, le choeur n’est plus le représentant d’une collectivité mais le porteur d’une ou de plusieurs voix singulières. Loin de parler à l’unisson comme le laissait entendre sa qualité de « symphonique[13] », l’orchestre de Tu étais si gentil quand tu étais petit est plutôt cacophonique. Il est marqué par la division : chaque personnage a sa propre personnalité qui varie en fonction de son passé, de son éducation et de son histoire. Le pianiste est un homme ouvert, généreux et compréhensif qui a participé au mouvement de Mai 68 ; la contrebassiste, une réactionnaire aigrie par la vie ; la violoncelliste, une femme issue de bonne famille outrée par le comportement de ses comparses. Dépourvu de toute dimension collective, le choeur perd sa portée civique pour se faire l’expression d’une vox populi dissonante. Car l’orchestre, Lucien, Tonton imitent le choeur plus qu’ils ne le remplacent. L’orchestre n’est en effet qu’« un petit symphonique qui fait des cachets[14] », un « orchestre de bastringue » réunissant des musiciennes parfois lettrées — la violoncelliste se vante d’avoir « lu Eschyle[15] » — parfois incultes, aux yeux de qui les histoires des grands sont dignes des ragots de la presse à scandale. Par l’intermédiaire du choeur, Anouilh procède à une relecture burlesque de la tragédie dont il désacralise le personnel. Dans la bouche des musiciennes, les rois et reines deviennent des célébrités contemporaines qui ont fait la une des journaux et de la presse à scandale. Agamemnon est self made man devenu magnat du pétrole, Égisthe et Clytemnestre, un beau couple sur le retour : « Ils ont été des amants célèbres ! Les paparazzi à leurs trousses. Leur photo dans tous les journaux[16] ! » s’exclame la violoniste. Le contraste avec l’autre choeur présent sur scène, qui s’exprime dans un langage poétique et a gardé toute sa grandeur tragique, s’amplifie encore lorsque les musiciennes se transforment en Érinyes furieuses et injurient copieusement le jeune Oreste. Dans Roméo et Jeannette, Lucien résume bien le mélange de proximité et de distance adopté par Anouilh à l’endroit du choeur. Voyant la mère de Frédéric tuer Léon, le poulet familial, il s’écrie : « Trop tard, il saigne ! Je vois le sang de Léon couler ! Léon périt entre des mains indignes. Et nous sommes là comme le choeur antique, impuissants, livides, muets[17]. » Toute l’ambiguïté du rapport au modèle s’exprime par ce « comme » qui marque aussi bien la ressemblance que l’écart. Les personnages n’assistent pas à un sacrifice antique mais à sa parodie — un poulet tué par une belle-mère à l’occasion d’un repas de famille — ; ils ne sont pas de respectables citoyens mais les membres grotesques d’une famille honteuse.

Malgré cette portée parodique et sous ses multiples visages, le choeur est bien un personnage récurrent de l’univers théâtral d’Anouilh. Or le dramaturge ne se contente pas de le faire revivre : il lui donne également un rôle stratégique dans le déroulement de ses pièces.

Situé en retrait de la scène, le choeur antique intervient peu dans l’action elle-même. Reflet de la communauté des spectateurs, il occupe un poste d’observateur et de commentateur expérimenté qui délivre une morale ou une sagesse universelle.

Le choeur n’est pas toujours passif. Comme dans les textes grecs, il s’adresse de temps à autre aux personnages qu’il essaie de raisonner ou d’influencer. Ainsi supplie-t-il Créon de faire preuve de clémence envers Antigone : « Ne laisse pas mourir Antigone, Créon ! Nous allons tous porter cette plaie au côté, pendant des siècles[18]. » De même le vieillard d’Oedipe ou Le roi boiteux tente d’apaiser le conflit entre le héros et Tirésias et de calmer la colère du roi : « Arrêtez, princes ! Vous êtes frères et voici Jocaste, votre soeur et votre femme. Elle va vous départager[19]. » Il conseille également les personnages qu’il semble bien connaître : « Reine, que tardes-tu ? Prends Oedipe par le bras et rentre avec lui au palais. Ce n’est que près de toi qu’il s’apaisera[20]. » Il joue ainsi un rôle d’arbitre ou de médiateur entre les personnages. Il marque davantage de partialité dans Tu étais si gentil quand tu étais petit où, comme les captives des Choéphores, il se range du côté d’Électre et d’Oreste en suppliant les dieux de les aider dans leur entreprise : « Protège-le, donne-lui la victoire[21] ». Les avatars modernes du choeur jouent quant à eux un rôle déterminant dans le déroulement tragique de la pièce en dépit de leur place apparemment secondaire. Lucien essaie à plusieurs reprises de prévenir Frédéric et Jeannette du danger qui les guette : « Ne faites pas ça. Ça rate toujours » ; « Vous n’allez pas faire ça, dites ? C’est perdu d’avance[22] ». Il précipite pourtant lui-même la catastrophe lorsqu’il rejoint les amants dans le pavillon abandonné où ils s’étaient réfugiés à l’acte III : conscient de « jou[er] un mauvais rôle[23] », il apprend alors à Frédéric que Jeannette lui a menti. Cette révélation met fin à la sincérité entre les deux amants et marque le début d’un retournement de situation : on apprend dès le début de l’acte IV que Jeannette épouse Azarias et que Frédéric est allé rejoindre Julia. Comprenant l’issue fatale à laquelle sont voués les héros malgré eux, il n’essaie pas d’intervenir et dissuade son père de le faire : sa passivité est alors délibérée.

Mais la plupart du temps, le choeur reste en retrait de l’action et la commente sans pouvoir ni vouloir véritablement influencer son cours. Il est ainsi cantonné dans une fonction d’observateur, ce qui à la fois le rassure et le frustre. Cette tension est visible dans Tu étais si gentil quand tu étais petit : à la contrebassiste qui déplore de ne pas avoir « le droit d’intervenir », la violoncelliste répond : « Quelle horreur ! On n’est là que pour les interludes, Dieu merci… Moi je n’aime pas me mêler des histoires des autres[24] ». Tonton choisit également de rester à part et refuse de dialoguer ou de sympathiser avec les comédiens du théâtre : « Je suis là pour souffler c’est tout[25] ». Pourtant cette inaction n’est pas synonyme de passivité. En marge de la scène, le choeur jouit d’une vue privilégiée sur les personnages et observe attentivement le drame qui se joue. Lucien est ainsi témoin de la naissance de la passion entre les amants. S’il n’est pas là quand on l’attend — Julia s’impatiente au premier acte de ne pas le voir arriver, malgré ses nombreux avertissements —, il surgit silencieusement quand on ne l’attend pas et surprend les personnages à leur insu :

Lucien est apparu sur le seuil, descendant du premier, le col défait, un livre à la main. Il les regarde s’embrasser sans un mot[26].

Plus loin adossée à la porte-fenêtre une ombre : Lucien qui contemple la nuit[27].

Lucien, a surgi de la nuit, il se précipite vers l’homme[28].

Lucien surgit comme un diable de la cuisine[29].

Tonton est lui aussi l’observateur privilégié du théâtre, qui voit tout sans être vu car il sait se faire oublier : « On ne pense jamais au souffleur[30] ». Les didascalies mentionnent à la fois sa capacité d’observation et sa discrétion :

Tonton ricane doucement, dans sa boîte, les observant[31].

Tonton, qu’on avait un peu oublié, bouge dans sa boîte et commence à parler doucement[32].

À l’inverse de Lucien, le souffleur reste immobile : invisible, il ne quitte sa boîte que pour aller en coulisses — autre poste d’observation privilégié sur la scène — et s’assoit sur un pliant qui l’accompagne partout. Personnage sans âge, mémoire du théâtre dans lequel il semble avoir passé toute sa vie, il reste figé dans une même attitude comme en témoignent les adverbes de la première didascalie : « Dans le trou du Souffleur, un vieil homme qui regarde la danse, l’oeil atone, une goutte pendant éternellement au bout de son nez, qu’il renifle perpétuellement[33] ». Cette immobilité lui offre une vue d’ensemble sur les événements, lui permet de les surplomber et de les interpréter dans leur globalité : « Le secret, c’est de ne pas bouger. Si on bouge dans l’espace, on brouille le temps[34] ». « Moi le temps j’ai ma méthode. C’est pas difficile ! C’est tout en même temps. Et c’est toujours la même chose. Il suffit de rester sur la berge à regarder couler l’eau, tantôt en aval, tantôt en amont, et on comprend[35] ». Alors que les autres personnages n’ont du temps et de l’espace qu’une vue partielle et nécessairement limitée, lui fait le lien entre les lieux et les époques et les commente avec recul et discernement.

Car le choeur n’est pas seulement l’oeil du théâtre, il est aussi sa voix. Il fait des remarques sur l’action, réagit au sort des personnages ou énonce la morale de la pièce. Ses avatars modernes se caractérisent par leur prolixité : les musiciennes de l’orchestre échangent des confidences sur leur passé, Tonton soliloque inlassablement à partir de sa boîte. Lucien multiplie les confidences sur son passé amoureux ; marqué par la vie et par son cocuage, il se sent autorisé à donner des conseils aux amants : « Moi je sais. Je sais tout, moi ! Je suis instruit ! Elles m’ont coûté assez cher mes chères études ! […] Seulement, je peux parler maintenant. En amour, j’ai ma licence ! Je suis reçu docteur-cocu, moi ! Je fais autorité[36] ! » De même les musiciens ont eu des déboires et leur prétendue sagesse les conduit à porter un regard parfois désabusé, parfois sarcastique ou tendre sur les événements représentés. Chacun donne son avis sur les Atrides : le pianiste prend la défense d’Électre et Oreste (« Ce sont tout de même deux pauvres petits en fin de compte[37] »), tandis que la contrebassiste trouve qu’ils sont des enfants gâtés et que leur vengeance est inacceptable. Sur un mode parodique, ils expriment ainsi une gamme d’émotions — indignation, énervement, compassion — susceptibles d’être partagées par le spectateur contemporain.

L’expérience et la sagesse du choeur le rendent également apte à donner la morale de la pièce et à délivrer des vérités générales dans un but didactique. Exprimant une pensée récurrente chez Anouilh, le choeur d’Oedipe ou d’Antigone dit la difficulté de l’homme à accéder au bonheur parce que les dieux s’y opposent : « Les dieux n’aiment pas le bonheur des hommes, ils ont décidé qu’ils n’étaient pas faits pour cela surtout Oedipe[38]… ». Le sort funeste des personnages n’est pas seulement le résultat d’une malédiction qui s’abat sur une famille ni l’effet d’un orgueil démesuré : il est la conséquence de la jalousie des dieux incapables de supporter le bonheur humain, quand il n’est pas totalement arbitraire, fruit d’un « ordre incompréhensible[39] » des dieux ou résultat de leur « compatibilité mystérieuse[40] ». La seule façon d’être heureux est de leur cacher son bonheur, comme Lucien l’a appris à ses dépens : « Trichez mon vieux, trichez avec tous, avec vous surtout. C’est le seul moyen que l’autre là haut vous laisse tranquille. Il a un faible pour les tricheurs ou il est myope, ou bien il dort[41]. » Anouilh exprime ainsi l’impuissance de l’homme face à l’injustice et l’indifférence des dieux et chante, par la voix du choeur, les joies simples et accessibles. Mais il renouvelle également la signification du mécanisme tragique en montrant que le conflit auquel est confronté le héros est surtout intérieur. Si Oedipe est emblématique du genre humain, c’est parce qu’il est partagé entre son instinct et son aspiration à la pureté : « L’homme est un roi boiteux. Il va, un pied dans son ombre, un pied sur le chemin clair de sa raison, et il avance, sans trop savoir où. Sur la route de lumière il reconstruit orgueilleusement le monde et il peut tout — d’une jambe[42] ! » Cette intervention du choeur éclaire sous un jour nouveau le titre de la pièce choisi par Anouilh qui ne renvoie pas seulement à l’étymologie du mot Oedipe mais désigne l’universelle infirmité de l’homme. À l’inverse, Anouilh souligne parfois l’actualité de la pièce à travers le choeur. Dans Tu étais si gentil quand tu étais petit, la vengeance d’Oreste sert de prétexte à un réquisitoire contre la peine de mort. Comme chez Eschyle, le choeur exprime sa tristesse à l’annonce du double meurtre d’Égisthe et de Clytemnestre. Mais alors que le choeur tragique se disait plus satisfait encore de la victoire d’Oreste[43], celui d’Anouilh dénonce la cruauté de la vengeance lorsqu’on se place du côté des condamnés : « Et chacun pense qu’on va lui couper son cou délicat, un matin proche, au cours d’une cérémonie minutieuse et brutale, qu’il se débattra comme du bétail devant la machine, dans un dernier sursaut de vie[44] ». Par ce bref écho à une question d’actualité, Anouilh réaffirme l’intérêt de la tragédie pour le spectateur contemporain.

Détenteur de la morale de l’oeuvre, le choeur exprime enfin les idées de l’auteur sur son art. Ses avatars sont souvent les révélateurs et les artisans d’une mise en abyme du théâtre. L’espace scénique se dédouble ou se redouble puisque la pièce donne à voir une représentation ou une répétition. Dès les premières lignes de L’alouette, Warwick et Cauchon signalent que c’est l’histoire de Jeanne qui va être rejouée sur scène et insistent pour faire commencer celle-ci avant le procès : « [Jeanne] a toute sa vie à jouer avant. Sa courte vie[45] ». Ils seront à la fois les acteurs, les metteurs en scène et les commentateurs de cette reconstitution improvisée. Dans Tu étais si gentil quand tu étais petit, les acteurs jouent chaque soir le mythe d’Électre comme le rappellent les musiciens : « Depuis le temps qu’elle les préoccupe, leur histoire, ils ne peuvent pas s’empêcher d’en reparler[46] ». Enfin, Ne réveillez pas Madame multiplie les jeux de mise en abyme puisque la pièce prend pour cadre un théâtre tout entier. C’est bien souvent le choeur qui signale cette spécularité et qui dénonce et renforce tour à tour l’illusion mimétique. Le prologue d’Antigone témoigne de cette ambiguïté : les personnages, dit-il, « joue[nt] » la pièce, et le verbe souligne bien la convention sur laquelle s’appuie l’art dramatique ; mais il restaure immédiatement l’illusion mimétique en prêtant à Antigone, Créon, Eurydice et aux gardes des pensées et des actions qui les apparentent à des personnes en chair et en os. Cette tension est également illustrée par les musiciens de l’orchestre qui témoignent d’une adhésion plus ou moins grande à la représentation. Effaçant la frontière entre la scène et la vie, le pianiste trouve la pièce « vraie » : il est ému par l’histoire d’Oreste qui lui rappelle la sienne (« je ne peux pas écouter ça, tous les soirs ! Je revois mon fils[47] »), si bien qu’à la fin de la pièce il prend le jeune homme sous son aile à la manière d’un père de substitution. Pour la contrebassiste, à l’inverse, la vie est plus tragique que l’histoire d’Oreste et Électre qu’elle juge fausse et artificielle : « Les vraies salopes, c’est comme tout : c’est rare. C’est pour ça que je trouve que leurs tragédies, c’est forcé[48] ! » Par ailleurs, Anouilh multiplie les échanges entre la vie et la scène et les clins d’oeil et la référence au thème baroque du theatrum mundi. Le théâtre est un miroir de la vie : les pièces mises en scène par Julien dans Ne réveillez pas Madame font toutes écho à son existence désordonnée. Mais la vie est aussi un théâtre, comme le rappelle Tonton en homme expérimenté : « Mais chacun fait des monologues et c’est des conversations de sourds. Alors autant se parler tout seul[49]».

Manipulant à son gré l’illusion théâtrale, le choeur assume bien souvent un rôle clé dans le bon déroulement de celle-ci : il prend en charge l’exposition, souligne les principales étapes de la pièce et donne le mot de la fin.

Le choeur ouvre la pièce et expose l’action. Anouilh inaugure ce procédé dans Antigone, où le Prologue « se détache et s’avance[50] » pour introduire un à un les personnages présents sur scène : « Voilà. Ces personnages vont vous jouer l’histoire d’Antigone[51] ». Loin de rechercher l’idéal de naturel et de vraisemblance de l’exposition classique, Anouilh renoue avec les procédés du théâtre antique en s’adressant au public par l’intermédiaire d’un récitant. Celui-ci rappelle les éléments indispensables à la bonne compréhension de la pièce : la lutte sans merci entre Étéocle et Polynice pour régner sur Thèbes, la mort des deux fils d’Oedipe et la décision de Créon de ne pas donner de sépulture au mauvais fils. Mais il brode autour de la matière mythologique en donnant accès à l’intériorité et aux sentiments des personnages : « [Antigone] pense qu’elle va mourir, qu’elle est jeune et qu’elle aussi, elle aurait bien aimé vivre », « quelquefois, le soir, [Créon] est fatigué, et il se demande s’il n’est pas vain de conduire les hommes[52] ». Il enrichit également l’exposition de détails nouveaux et fait pénétrer le spectateur dans l’histoire intime des personnages : il retrace en quelques lignes la rencontre entre Antigone et Hémon, son fiancé, ajoutant à la tragédie une coloration sentimentale. Anouilh délègue ainsi au choeur son omniscience mais aussi son pouvoir d’invention. On retrouve le même procédé dans Oedipe ou Le roi boiteux où, dès l’ouverture de la pièce, « le Choeur entre et s’adresse au public[53] ». Comme chez Sophocle, Anouilh rappelle le passé glorieux d’Oedipe (la victoire sur le Sphinx) ; mais il développe là encore l’épisode et brode autour de lui. Il peint la relation trouble entre Oedipe et Jocaste, procédant à une relecture psychanalytique et moderne du mythe. Il développe enfin l’histoire de la peste avant de marquer le début de la pièce proprement dite : « Et c’est ainsi que l’histoire commence… ».

Après avoir exposé l’action, le choeur en marque les principales étapes et articulations. Il intervient à des moments décisifs de la destinée des héros, lorsque la tension dramatique est à son comble : dans Oedipe ou Le roi boiteux, il prend la parole après que le roi ait décidé de venger Laïos et d’extirper la souillure de la ville, puis après le départ de Tirésias. Dans L’alouette, Cauchon et Warwick apparaissent lorsque Jeanne a obtenu un habit et un cheval de Baudricourt ou encore lorsqu’elle a convaincu Charles de lui donner le commandement de l’armée royale. Ces apparitions du choeur ont une double fonction : elles mettent en évidence la fatalité qui s’abat sur les personnages à travers l’usage d’interjections comme « allez ! » ou « voilà ! » et la métaphore du piège[54]. Mais elles empêchent également le spectateur de se laisser prendre au filet de la mimesis, lui rappelant régulièrement, par l’usage répété d’un vocabulaire théâtral et du verbe « jouer », qu’il s’agit d’une illusion.

Enfin, le choeur a le dernier mot de la pièce et souligne de façon explicite qu’elle touche à sa fin. Tonton ordonne au machiniste de baisser le rideau, le pianiste « ferme la baraque[55] » avant qu’Électre ne recommence encore une fois à attendre Oreste. Dans Antigone et Oedipe, le choeur constate que le destin a fait son oeuvre et que la tragédie est terminée : « Et voilà. […] Mais maintenant c’est fini[56] », « c’est fini, pour cette fois[57] ». Il résume le sort des héros et évoque l’avenir de ceux qui restent vivants : « Et ceux qui vivent encore vous commencez tout doucement à les oublier et à confondre leurs noms[58] », « les autres sont retournés à Thèbes où la vie de tous les jours va continuer[59] ». Il marque ainsi l’achèvement de la pièce, faisant revenir le spectateur dans le temps de la représentation.

Complice de l’auteur dans sa manipulation de la mimesis, le choeur exprime également ses idées sur la tragédie. Comme l’Irrépressible dans Le soulier de satin de Claudel ou le Jardinier dans Électre de Giraudoux, il ponctue l’action de commentaires à caractère métathéâtral. Dans Tu étais si gentil quand tu étais petit, le pianiste fait l’éloge du personnage de la nourrice : « Dans une des premières tragédies que nous connaissons, c’est déjà le mélange des genres. […] C’est tout de même prodigieux le théâtre[60] ! » Anouilh nous livre un plaidoyer pro domo puisque la présence de l’orchestre participe précisément de ce mélange des genres, comme en témoigne la contrebassiste qui met sur le même plan sa propre histoire et celle des héros mythologiques : « La vie, c’est un bastringue ! et la tragédie grecque, pareil[61] ! » Ces remarques ponctuelles font parfois place à un développement plus long sur le théâtre. On connaît le fameux discours du choeur au milieu d’Antigone : dans la lignée de La machine infernale de Cocteau, il définit la tragédie comme une mécanique bien huilée qui, une fois le ressort tendu, entraîne inéluctablement les personnages à leur perte, un « piège » qui, contrairement au drame, ne laisse aucun « espoir » aux personnages[62]. Dans ce propos provocateur qui fait de la tragédie un spectacle « propre », Anouilh met en évidence le fonctionnement du genre en même temps qu’il en dénonce le caractère artificiel et conventionnel : ce sont toujours les mêmes éléments qui le composent, et le dramaturge n’a plus qu’à actionner le mécanisme pour le faire partir. Le choeur souligne par ailleurs toute l’inutilité de la pièce pour les personnages comme pour les spectateurs : puisque c’est toujours le même drame qui se déroule sous nos yeux, il n’y a plus aucun suspense ; les personnages doivent cependant par obligation aller jusqu’au bout même si les mots ne sont d’aucun secours. Ce principe est confirmé par la dernière tirade du choeur qui reprend ironiquement l’idée d’une inutilité de la tragédie : « Sans la petite Antigone, c’est vrai, ils auraient tous été bien tranquilles. Ils sont tout de même bien tranquilles. Tous ceux qui avaient à mourir sont morts[63] ». Tout se passe comme si la révolte d’Antigone n’avait servi à rien pour les autres personnages ni pour le spectateur, qui doit, à l’image des gardes, rentrer chez lui sans être affecté. Contrairement à la tragédie antique censée purger le spectateur d’émotions tragiques et le faire réfléchir sur son sort, celle d’Anouilh se définit ainsi comme un non-événement qui ne perturbe qu’un temps la tranquillité des hommes avant d’être oublié. La révolte d’Antigone est ramenée à un caprice incompréhensible : « Antigone est calmée maintenant, nous ne saurons jamais de quelle fièvre[64] ». On comprend dès lors quelle nouvelle fonction Anouilh assigne à la tragédie. Celle-ci ne consiste pas en la représentation d’actions extraordinaires qui pourraient bouleverser le public mais plutôt en la révélation d’instincts cachés que chacun porte en lui et que le spectacle met à jour : « On n’a plus qu’à crier — pas à gémir, non, pas à se plaindre —, à gueuler à pleine voix ce qu’on avait à dire, qu’on n’avait jamais dit et qu’on ne savait peut-être même pas encore[65] ». La tragédie d’Anouilh illustre la difficulté de cheminer vers la lucidité, de se trouver soi-même puis de rester fidèle à ses principes : la révolte d’Antigone, l’obstination d’Oedipe ou le refus de Jeanne en fournissent les meilleures illustrations.

Anouilh accorde au choeur une importance remarquable en même temps qu’il le fait évoluer et le remet en question. Il conserve le personnage dans ses adaptations de tragédies antiques et l’introduit dans les pièces qui se déroulent dans un cadre plus contemporain : Lucien, l’orchestre, Tonton ou encore Cauchon sont ses héritiers et commentent, d’un oeil averti et critique, l’action qui se déroule. Cette remise à l’honneur n’est pas exempte d’ambiguïté. Anouilh prend parfois ses distances par rapport au personnage comme si celui-ci, au XXe siècle, avait perdu sa grandeur et son efficacité : l’orchestre de Tu étais si gentil quand tu étais petit pousse la caricature jusqu’à l’extrême et procède à une relecture grotesque de la tragédie. Mais le choeur hérite surtout d’une nouvelle fonction qui lui donne tout son intérêt. Intermédiaire entre la salle et la scène, oeil du spectateur et voix de l’auteur, il devient le détenteur d’un discours sur le théâtre et le porte-parole d’une redéfinition de la tragédie. On comprend dès lors qu’il se targue de porter sur ses épaules le spectacle, à l’instar de Tonton qui déclare : « Le théâtre, c’est le souffleur. D’abord il n’y a que lui qui sait toute la pièce[66] ! »