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« Les albums de Tintin des éditions Casterman tournent autour du monde. On peut dire qu’il y a une Internationale Tintin. Que tous les enfants du monde civilisé ont une culture Tintin avant d’avoir la leur propre, qu’ils boivent le lait Tintin, tous, uniformément, comme une eau de fontaine », écrivait Marguerite Duras dès 1957[1]. En effet, un important contingent de quatre générations d’enfants a littéralement appris à lire avec Les aventures de Tintin[2], ce qui confère à leur créateur un véritable pouvoir de façonneur de représentations collectives et d’imaginaires sociaux. Tout au long de sa carrière, Hergé a progressivement pris conscience de ce pouvoir. L’album dont il sera question au cours des prochaines pages, Vol 714 pour Sydney, a été publié en 1968, soit près de quarante ans après la naissance de Tintin : c’est dire qu’il a été conçu par un créateur absolument conscient de son rayonnement sur le long terme. Aussi est-il possible de considérer cet album, souvent mal aimé des commentateurs, comme un testament dans lequel Hergé propose, symboliquement, les paramètres d’une forme de rédemption politique. Je tenterai de montrer que, avec Vol 714 pour Sydney, Hergé cherche à tourner la page, de manière définitive, sur la Seconde Guerre mondiale et sur l’occupation allemande de la Belgique.

Rappelons d’entrée de jeu que l’oeuvre d’Hergé témoigne d’une fascination constante pour le paranormal et pour les pseudosciences. Pour les enfants du xxe siècle, les albums de Tintin ont servi de relais à plusieurs savoirs à la positivité douteuse qui avaient fasciné des auteurs du siècle précédent tels qu’Alexandre Dumas, Honoré de Balzac, Charles Dickens, Victor Hugo, Arthur Conan Doyle ou Henry Rider Haggard, c’est-à-dire le magnétisme animal, le somnambulisme, l’hypnose, la suggestion, la seconde vue, la télépathie et les rêves prémonitoires. On sait en outre qu’Hergé s’intéressait à l’astrologie, à l’ésotérisme, à la cryptozoologie et à la radiesthésie (savoir dont la survie dans l’imaginaire collectif est entièrement attribuable à l’influence du professeur Tournesol[3]). Au cours des années 1960, tout à fait en phase avec son époque, il manifeste un vif intérêt à l’endroit des objets volants non identifiés. Au sujet de l’épistémologie hergéenne, on ne peut que renvoyer au témoignage que Bernard Heuvelmans a fourni à Benoît Peeters :

Hergé était très intéressé par toutes les sciences un peu marginales […]. Je suis d’ailleurs persuadé qu’il aurait fait un admirable savant : il avait toutes les qualités qui convenaient : un esprit ouvert, rigoureux et précis ; il était très méticuleux, vérifiait les moindres détails. Mais il avait une attirance indiscutable pour les phénomènes inexpliqués. Je pense qu’Hergé croyait profondément à la réalité de tous ces phénomènes de clairvoyance, de télépathie, de rêves prémonitoires que l’on voit dans Les aventures de Tintin. Il les traitait d’ailleurs tout à fait sérieusement. Il suffit de comparer la façon dont il évoque l’apesanteur dans On a marché sur la lune — il en fait quelque chose de comique alors que c’est une réalité scientifique établie — et la manière dont il montre le moine qui lévite dans Tintin au Tibet : là, il évoque le phénomène d’une manière très sérieuse, et presque avec déférence, parce qu’il y croyait profondément[4].

Trois albums attestent particulièrement cette ouverture à l’étrange : Les 7 boules de cristal, Tintin au Tibet et Vol 714 pour Sydney.

Vol 714 pour Sydney, comme Tintin et les Picaros, est une mal-aimée parmi Les aventures de Tintin, qualifiée par Pierre Assouline, par exemple, d’« album de trop[5] » — jugement sommaire qui suscite l’ire de Bertrand Portevin dans son récent Monde inconnu d’Hergé[6]. Michael Farr y voit pour sa part un album qui manque de subtilité, « tant pour ce qui concerne la qualité du récit que celle du dessin[7] ». Puisque chaque lecteur porte en lui l’ensemble de la tintinophile condition, je me permettrai ici d’évoquer ma propre expérience. Étant né l’année de la parution de Vol 714 pour Sydney, j’ai découvert cet album tout naturellement avec le reste du corpus, et il m’a toujours paru comme l’un des plus fascinants de la série, de sorte que je me demande si ses détracteurs, comme ceux de Tintin et les Picaros, ne se recrutent pas principalement parmi les lecteurs qui n’ont pas eu la chance de le découvrir pendant l’enfance. Avec Vol 714 pour Sydney, Hergé semble sortir de la crise traversée au cours des années précédentes, c’est-à-dire que, grâce à l’élan que lui donne son intérêt pour les objets volants non identifiés et la mystérieuse statuaire des îles du Pacifique (en particulier celle de l’île de Pâques), il revient à « l’Aventure avec un grand A[8] », après l’« aventure intérieure[9] » de Tintin au Tibet et l’anti-aventure des Bijoux de la Castafiore, tentative réussie de « bande dessinée sur rien[10] » qualifiée par son auteur de « triomphe du repos[11] ». Car on sait qu’Hergé, à l’instar de Conan Doyle, de Maurice Leblanc et de Simenon, s’était désintéressé du héros auquel il devait sa célébrité, au point de lancer un jour à Jacques Martin son tristement célèbre : « Je hais Tintin, vous n’avez pas idée à quel point[12]… » Dès 1948, il citait cette phrase du Maître de Santiago de Montherlant : « Aux autres, les aventures maritimes. Pour nous il n’y a plus qu’une aventure qui compte : l’aventure intérieure[13]. » Cette même année, il écrivait à son ami Marcel Dehaye :

Tu sais comme j’aimais mon métier. Tu sais comme je le faisais avec joie.

Tu m’as souvent demandé si cela ne m’ennuyait jamais. Et je t’ai toujours répondu : jamais.

Jamais parce que c’était ma propre soif d’aventures que je transposais ainsi. Tintin, c’était moi, avec tout ce qu’il y a en moi de besoin d’héroïsme, de courage, de droiture, de malice […] et de débrouillardise […].

Puis sont venues la guerre et la Libération qui ont mis Hergé dans le rôle du méchant ; désormais, l’aventure se fait intérieure, et ses personnages ne peuvent qu’en donner une idée rudimentaire :

Cette vie intérieure, il en passait tout de même un petit peu, d’une manière invisible presque : le capitaine Haddock et Tournesol sont déjà un peu plus humains dans leurs réactions que les Dupont. Mais comme c’est insuffisant !

Ce que j’ai à dire à présent, mes admirations, mes émotions, mes ferveurs, je ne puis pas les exprimer, je ne puis plus les exprimer dans ce que je fais[14].

Cette identification au Capitaine s’exprime par le besoin de repos de ce personnage devenu « gentleman-farmer » : Haddock refuse désormais l’aventure extérieure, qui vient le chercher à son corps défendant[15]. Le rythme de production des nouveaux albums diminue progressivement : Hergé s’occupe de revoir son ancienne production, de la rendre « politiquement correcte », de l’adapter au goût de l’heure dans la mesure du possible. Vingt ans après ce désaveu des possibilités expressives de la bande dessinée, Vol 714 pour Sydney marquera la réconciliation d’Hergé avec l’aventure extérieure, au nom d’un rapport au savoir et d’une esthétique revendiqués par les principaux animateurs de la revue Planète.

En route pour Sydney où ils doivent participer à un important congrès d’astronautique, Tintin, Haddock et Tournesol, en transit à Djakarta, rencontrent par hasard leur ami Piotr Szut, devenu le pilote personnel du milliardaire Laszlo Carreidas, lui-même en route pour l’Australie. Celui-ci invite nos héros à l’accompagner sur son jet privé, sans savoir qu’ils seront tous victimes d’un guet-apens : l’infâme Rastapopoulos, comme toujours flanqué du lieutenant Allan, a orchestré le détournement de l’avion vers une île déserte (l’île de Pulau-Pulau Bompa) où, avec l’aide du sinistre docteur Krollspell (qui, aux dires d’Hergé, « a probablement “travaillé” dans un camp nazi[16] »), inventeur d’un redoutable sérum de vérité, il entend forcer le milliardaire à lui révéler le numéro d’un compte bancaire secret. Tintin parvient à tromper la vigilance de leurs gardiens et à libérer ses amis. Tournesol, à peine défait de ses liens, saisit son pendule et observe, ébloui, mais dans l’indifférence complète de ses compagnons, les plus fortes oscillations qu’il ait jamais enregistrées[17]. Aidé du capitaine Haddock, Tintin parvient à libérer Carreidas. Ils sont néanmoins prisonniers de l’île, à la merci des troupes de Rastapopoulos qui les pourchassent avec efficacité. Sans en parler à Tintin, et sans en tirer de conclusion immédiate, le capitaine Haddock est à son tour servi par son intuition : il ressent « une [c]urieuse impression […]. Comme celle d’une présence invisible » (VS, 28, D1 et D2). Alors qu’ils semblent condamnés à retomber aux mains de leurs ennemis, Tintin reçoit un « message télépathique » (« On dirait qu’une voix me parle à l’intérieur de moi-même… », VS, 38, C2) lui révélant l’entrée d’une grotte souterraine. Nos héros y croisent plusieurs statues autochtones et immémoriales[18] qui semblent représenter des voyageurs venus de l’espace (« On dirait un cosmonaute avec son casque, son micro, ses écouteurs », VS, 47, D2). Sous terre, Tintin guide ses amis jusqu’à un curieux personnage vêtu d’un habit quelque peu défraîchi, affublé d’un porte-documents bien rempli et d’une petite antenne, vraisemblablement de confection extraterrestre, lui permettant de communiquer par la pensée. Il s’agit de Mik Ezdanitoff, « de la revue Comète » (VS, 45, A2), maître de la télépathie et de l’hypnotisme, qui se présente à nos amis comme un intermédiaire entre la Terre et les extraterrestres : ceux-ci viennent, une ou deux fois par année, le rencontrer sur cette île isolée afin qu’il leur fasse un rapport complet de l’activité humaine au cours des derniers mois. Ezdanitoff est ainsi une sorte de préposé au discours social terrien, un « agent de liaison entrre terrre et… euh… autrre planète… » (VS, 45, C1). Il attend incessamment la venue d’une soucoupe volante, à bord de laquelle monteront Tintin et ses amis, après avoir été hypnotisés afin d’effacer de leur conscience tout souvenir relatif aux extraterrestres, lesquels tiennent à demeurer incognito. Tintin, Haddock, Tournesol, Szut, le steward napolitain Gino et Carreidas seront retrouvés en mer dans un radeau pneumatique ; Rastapopoulos et ses comparses, quant à eux, sont enlevés par les extraterrestres, qui comptent vraisemblablement en faire des sujets d’observation[19]. Les trois dernières pages de l’album présentent un reportage télévisé sur les rescapés amnésiques, lesquels gardent tous le souvenir de curieux rêves dans lesquels apparaissent « des masques grimaçants, des souterrains où régnait une chaleur infernale… Tonnerre de Brest ! J’en ai encore soif quand j’y pense !… » (VS, 60, D1), le plus étrange de l’affaire venant de ce que Tournesol ait trouvé dans sa poche un objet, sans doute une pièce détachée de la soucoupe volante secourable, constitué d’un métal qui n’existe pas sur terre (« [L]’avis des physico-chimistes est absolument formel : il s’agit là de cobalt à l’état natif, allié à un composé de ferro-nickel ! Or, il n’y a pas de cobalt à l’état natif sur notre planète !… Je dis donc que cet objet est d’origine EXTRA-TERRESTRE !… », VS, 61, C3 et D1). On constate ainsi que la radiesthésie, mais surtout la télépathie et l’hypnotisme jouent un rôle central dans l’intrigue de Vol 714 pour Sydney, album conçu par Hergé autour de deux interrogations qui l’occupaient tout au long des années 1960 : « y aurait-il d’autres mondes habités ? y aurait-il des “Initiés” qui le savent[20] ? » Hergé admet en outre son intérêt pour les thèses néo-évhéméristes de Robert Charroux (bientôt reprises par Erich Von Däniken), selon lesquelles des Anciens Cosmonautes (des Vénusiens, semble-t-il) seraient entrés en contact avec nos ancêtres[21]. C’est dire que les aventures de Tintin permettent de nouveau à leur créateur de faire état de préoccupations réelles et intimes, lesquelles, en outre, jouissent d’une forme de légitimité dans la sphère des discours grâce au rayonnement de la revue Planète.

Avant de poursuivre, il me semble opportun de me distancier de la lecture politique que propose Hugo Frey de Vol 714 pour Sydney dans un article qui, quoique fouillé et stimulant, pousse à mon sens trop loin et de manière trop systématique cet « esprit de procès » que décrit Milan Kundera dans Les testaments trahis[22]. Dans son étude intitulée « Trapped in the Past : Anti-Semitism in Hergé’s Flight 714 », Frey tente de montrer que l’antisémitisme d’Hergé a survécu à la Libération (« […] Hergé continues to use anti-Semitic clichés long after the war[23] ») pour trouver une expression virulente mais codée dans cette aventure de Tintin publiée en 1968. Selon l’auteur, « [a]n anti-Semitic thread runs through the story[24] », pour cette raison que le personnage de Roberto Rastapopoulos constitue, graphiquement, une caricature du Juif semblable à celle qui ressortait de la presse collaborationniste sous l’Occupation. Plus précisément, Rastapopoulos serait en tout point semblable au vilain (clairement juif, celui-ci) de L’étoile mystérieuse, le financier Blumenstein, renommé Bohlwinkel dans les éditions d’après-guerre[25] : « Key facial features of Rastapopoulos are remarkably similar to those of the other New Yorker in the series Blumenstein in The Shooting Star : specifically, both have the large, drooping nose of anti-Semitic caricatures[26]. » Dans son réquisitoire, Hugo Frey décide, délibérément, de faire fi d’une lettre d’Hergé, datée du 10 novembre 1973, dans laquelle l’auteur décrit ainsi son vilain :

Rastapopoulos ne représente exactement personne en particulier. Tout est parti d’un nom, qui m’avait été suggéré par un ami ; et le personnage s’est articulé autour de ce nom. Rastapopoulos, pour moi, est plus ou moins grec louche levantin (sans plus de précision), de toute façon apatride, c’est-à-dire (de mon point de vue à l’époque) sans foi ni loi !… Un détail encore : il n’est pas juif[27].

Hugo Frey, toutefois, juge que « [t]he denial is far from convincing[28] ».

Non content d’affirmer que le Rastapopoulos de Vol 714 pour Sydney est l’incarnation tardive du Juif tout-puissant et animé de mauvaises intentions, Frey, s’appuyant sur une thèse développée par Maxime Benoît-Jeannin[29], suggère qu’il est fort possible que ce personnage ait pour référent historique Elias Eliopoulos, trafiquant de narcotiques antisémite et sympathisant nazi. « That is certainly an intriguing possibility[30] », note Frey, possibilité qui, conjuguée à deux autres clés faisant de Laszlo Carreidas l’incarnation bédéistique de Marcel Dassault et du docteur Krollspell celle du docteur Mengele d’Auschwitz, transformerait l’épisode central de l’interrogatoire (p. 24-25 et 30-32) en une forme de fantasmagorie sadico-révisionniste. Précisons que Marcel Dassault, né Marcel Bloch, ingénieur et magnat de l’aéronautique, avait fait l’objet de persécutions par le gouvernement de Vichy pour finalement être déporté à Buchenwald, en 1944, où les nazis tentèrent de le forcer (sans succès) à prêter son expertise à l’aviation allemande. La scène de l’interrogatoire, qui rejouerait sur le mode burlesque l’expérience malheureuse de Dassault, nous montrerait ainsi Rastapopoulos, soit juif soit antisémite, selon le code de lecture choisi, interrogeant un homme d’affaires juif grâce à l’expertise d’un nazi, lequel se révèle, finalement, le moins mauvais des trois hommes. On pourra trouver que Frey pousse trop loin l’analyse, l’esprit de procès qui l’anime lui conférant une ferveur herméneutique trop intense, le menant jusqu’à considérer que la fumée du cigare de Rastapopoulos « might even suggest the terrifying fumes of the Nazi gas chambers[31] ». Toutefois, Frey n’a sans doute pas tort de croire que Vol 714 pour Sydney a partie liée avec le passé trouble d’Hergé et de la Belgique occupée ; je crois simplement qu’il interprète mal les pièces à conviction.

Vol 714 pour Sydney contient un phénomène relativement rare dans l’oeuvre d’Hergé, à savoir un personnage clairement identifiable à un référent historique. Ce personnage est Mik Ezdanitoff, « de la revue Comète », dont le modèle ostensible est Jacques Bergier, de la revue Planète, qui s’est au demeurant montré très touché de l’hommage que lui rendait le maître du neuvième art[32]. S’il est pour le moins hasardeux de soutenir que les personnages de Rastapopoulos et de Carreidas prennent pour modèles Elias Eliopoulos et Marcel Dassault, Hergé insiste sur le fait qu’Ezdanitoff est un hommage rendu à Jacques Bergier, ce qui fait de lui le seul personnage de Vol 714 pour Sydney qu’on puisse croire juif sans forcer le texte. Or, il s’agit d’un personnage extrêmement positif, et détenteur d’un savoir relativisant l’importance des affaires terrestres.

De Jacques Bergier, « l’éminence grise » de la revue Planète, Umberto Eco brossait en 1963 le portrait suivant, dans un article du Paese Sera :

[…] un petit bonhomme invraisemblable, absolument fascinant, qui, après avoir combattu dans le maquis, après avoir survécu au camp de concentration, après avoir repéré et signalé à l’Intelligence Service la base de Peenemünde, passe maintenant son temps à élaborer les hypothèses les moins contrôlables, à imaginer des univers logiques dans lesquels il est impossible de calculer deux plus deux, à étudier un code informatique pour les parfums, à psychanalyser les cerveaux électroniques et à exhiber sa connaissance vertigineuse de la littérature feuilletonesque du monde entier[33].

En 1963, la revue Planète tire à 100 000 exemplaires, ce qui, aux dires d’Umberto Eco, en fait « le premier exemple d’une revue de luxe qui devient un phénomène de masse[34] ». Elle est animée principalement par Bergier et, surtout, par Louis Pauwels, les cosignataires du best-seller Le matin des magiciens, livre de 1960 qui « représente une sorte de bible et de manifeste dont Planète est l’incarnation périodique[35] ». Tout comme Le matin des magiciens, la revue Planète se distingue par son éclectisme et par son ouverture pour tout ce qui relève des savoirs déviants. C’est peu de dire qu’elle ratisse large, son champ d’intérêt allant des théories de Thor Heyerdhal sur l’île de Pâques[36] à la biographie du pionnier de la paléontologie Boucher de Perthes[37], en passant par la psychologie des profondeurs[38], par l’art graphique de Victor Hugo[39] et par un esprit frappeur semant la terreur dans la ville de Montréal[40]. Le comité de rédaction s’intéresse en outre à la contraception chez les bêtes[41] et aux extraterrestres qui nous entourent[42]. Encore plus près de l’imaginaire de Vol 714 pour Sydney, on trouve dans les pages de cette revue un entrefilet sur la communication télépathique[43] et, surtout, un article de la rubrique « Aux frontières de la recherche » signé par Aimé Michel : « À propos des soucoupes volantes[44] ».

Ce n’est certes pas par hasard qu’Hergé rend hommage à Planète dans Vol 714 pour Sydney, puisque tout porte à croire qu’il ait lu cette revue avec assiduité tout au long des années 1960 et que sa créativité s’en soit trouvée ragaillardie. Le tout premier numéro de la série, qui paraît en 1961, contient une foule d’articles qui durent retenir son attention, notamment « Hypothèses sur les mondes habités », par Pierre Guérin (p. 24-34) ; « Notions nouvelles sur l’hypnotisme », par Jacques Mousseau (p. 35-42) ; « Lovecraft, ce grand génie venu d’ailleurs », par Jacques Bergier (p. 43-46) et, surtout, « Redécouverte du roman d’aventures anglais », toujours par Jacques Bergier (p. 59-64), qui tentait d’y réhabiliter Henry Rider Haggard (« Le grand contemporain de Stevenson est H. Rider Haggard », p. 59), Conan Doyle, John Buchan et Robert Louis Stevenson, tant de romanciers dont l’influence sur Hergé est indéniable[45]. Mais son attention et sa bienveillance durent surtout être captées par le texte de Louis Pauwels ouvrant ce premier numéro de Planète[46]. Alors même qu’Hergé tentait d’amener Tintin dans les domaines de l’aventure intérieure et de la bande dessinée sur rien, Pauwels signait un plaidoyer en faveur de l’aventure extérieure métaphysique, ouverte sur les mystères du cosmos, montrant ainsi la voie à la création de Vol 714 pour Sydney. Il s’agit d’un manifeste littéraire dont l’énergie est aujourd’hui encore perceptible, et à la lecture duquel Hergé s’est manifestement réconcilié avec sa condition d’auteur de bandes dessinées :

Quand nous avons publié, Bergier et moi, Le matin des magiciens, nous ne pensions certes pas bénéficier d’une aussi vaste audience. Nos ambitions étaient profondes : nous désirions toucher au point sensible certains esprits ; mais elles n’étaient pas étendues : nous n’imaginions pas ces esprits si nombreux.

[…]

Si notre effort a attiré l’attention, c’est que nous vivons dans un monde où les points d’interrogation ont brusquement grandi, jusqu’à dépasser l’atmosphère terrestre, où les questions essentielles ont retrouvé le souffle épique. Nous entendons bien ici, dans cette revue, garder le contact avec les arts, la poésie, la littérature. Mais si nous avions un poète profondément moderne, nous aurions une autre Légende des Siècles. Tout est prêt pour une poussée du lyrisme à la mesure de la poussée des inquiétudes et des attentes.

Je me demande parfois si une petite part de notre succès ne vient pas de l’étonnement de nos contemporains de voir un écrivain de quarante ans, assez sensible aux effets de l’art, se consacrer à l’exposé de problèmes qui ne concernent ni ses humeurs ni ses amours, tant nous avons pris la fâcheuse habitude de confondre romanesque et psychologie individuelle, littérature et narcissisme, poésie et insignifiance.

Il me semble qu’il serait temps de passer du « Grand Dieu ! Pourquoi suis-je moi ? » de Stendhal à un « Grand Dieu, pourquoi sommes-nous ? » Dans un monde de forge des masses, de projets planétaires et de mythes cosmiques, dans un monde qui se découvre autre et où l’homme lui-même se soupçonne en mutation, à mettre de la psychologie subjective partout, on finit par manquer de psychologie. Certes, le passage de l’individuel au collectif (et donc du psychologique au métaphysique) est douloureux pour les privilégiés, et l’on comprend que la littérature, presque tout entière conçue pour l’ornementation du particulier, orientée vers la recherche du bonheur personnel, y répugne. Mais c’est répugner à saluer et à servir la vie même. Dans une lettre à Constance Malleson, Bertrand Russell écrivait cette phrase, pour moi exaltante : « Je dois, avant de mourir, trouver quelque moyen de dire la chose essentielle qui est en moi, que je n’ai encore jamais dite, une chose qui n’est ni l’amour, ni la haine, ni la pitié, ni le mépris, mais le souffle même de la vie, ardent et venu de loin, qui apporte dans la vie humaine l’immensité, l’effroyable, admirable et implacable force des choses non humaines. »

La plupart des productions littéraires, en France, aujourd’hui, font songer à ces dessins sans signification qu’exécutent avec un soin têtu et absurde les membres d’un conseil somnolant pendant la discussion. Par un singulier chemin, qui est justement celui du maussade rêve éveillé, à mesure que chaque destin individuel se confond plus étroitement avec le destin collectif et que, sur le plan de la connaissance, chaque domaine singulier débouche sur l’universel, le romancier s’enfonce davantage dans les complexités de la bouderie solitaire, limite de son champ de vision. Balzac peignait Paris, ou la province : on en est aux amours par arrondissement, xvie en tête. Une odeur de décomposition s’élève de cette littérature des solitudes, tandis qu’un vent chargé de semences passe sur la planète, tandis que la véritable Histoire, celle que nous vivons, dans les idées, les techniques, les problèmes sociaux, est faite d’effets de masses, d’interconnections accélérées, de poussées vers l’unanimisation, de gonflements et de douleurs de la conscience individuelle lourde d’une autre conscience à naître : planétaire, cosmique[47].

Ce texte d’introduction se concluait par une phrase à laquelle Hergé fut très vraisemblablement sensible : « Tel est le rôle que nous nous assignons : témoins des maquis où s’élaborent les nouvelles formes d’action et de pensée. À la recherche, dans le train de l’histoire, de la correspondance pour le monde à venir[48]. » Autrement dit, Planète, revue animée par ce résistant célèbre qu’était Jacques Bergier[49], offre à ses lecteurs l’occasion de prendre le maquis et de sauter dans un train qui mène ailleurs qu’aux camps de la mort. On le voit, Pauwels mobilise une rhétorique qui transpose la résistance maquisarde sur le terrain du paranormal, où, cette fois, Hergé pourrait être d’emblée du bon côté des choses, et racheter, à l’échelle cosmique, ses errances passées. On peut en somme se demander si l’intérêt que porte Hergé aux objets volants non identifiés et aux « civilisations extraterrestres » ne procède pas en partie d’une quête de rédemption politique, plus d’un quart de siècle après la « politique de présence » prônée par le roi Léopold III pendant l’Occupation de la Belgique[50]. D’autant plus que, comme le souligne avec pertinence Hugo Frey, cet engouement pour la revue Planète est partagé par plusieurs inciviques de la Belgique libérée. Parmi les collaborateurs de Planète, notons Raymond De Becker et Bernard Heuvelmans, celui-ci ancien rédacteur de la « Chronique de l’humanisme scientifique » au Soir volé et proche collaborateur d’Hergé pour les deux aventures lunaires, celui-là ancien rédacteur en chef de ce même quotidien collaborationniste, dans lequel avaient paru Le crabe aux pinces d’or, L’étoile mystérieuse, Le secret de la Licorne, Le trésor de Rackham le Rouge et Les 7 boules de cristal. Les intellectuels compromis dans la presse volée ont en somme intérêt à ce que les tragédies vécues par l’Europe au cours des dernières décennies soient appréhendées dans une perspective cosmique, selon laquelle les mystères de l’espace, du temps et de l’existence exigent un sain détachement des luttes politiques et nationales immédiates. Dans une telle perspective, les souffrances subies de part et d’autre pendant la Seconde Guerre mondiale peuvent apparaître insignifiantes. En tout cas, il devient illusoire et inutile de départager les bourreaux des victimes : les Terriens s’activent ; ils s’entre-tuent comme de vulgaires fourmis. La sagesse est ailleurs, plus haut située.

Comme l’écrit excellemment Pierre Assouline : « Appelons ça comme on veut, le fait est qu’Hergé est de ces Belges qui auront finalement mieux vécu l’Occupation que la Libération[51]. » Il n’est pas question ici de retracer la carrière du Hergé de l’Occupation, qui vit alors sa popularité monter en flèche dans Le Soir volé, ni ses tourments lors de l’épuration, qui fut pour lui un véritable traumatisme[52]. Qu’il suffise de rappeler que, si Hergé put obtenir son certificat de civisme en 1946, ce fut grâce à l’action concertée de ces résistants notoires qui furent à l’origine du journal Tintin, à savoir Raymond Leblanc, Pierre Ugeux, Georges Lallemand (« Rien de tel qu’un journal lancé par d’anciens résistants pour refaire surface et se réintégrer au corps social », écrit Pierre Assouline[53]). Au cours des années 1960, pour une seconde fois, un ancien résistant, Jacques Bergier, offre à Hergé une option de rachat. S’inspirant de la mystique de Planète, Hergé incite ses lecteurs à observer l’activité humaine selon une perspective qui relativise l’importance des conflits internationaux et de l’histoire récente. Jean-Marie Apostolidès soulignait que dans « aucun autre album, même dans l’aventure lunaire, Hergé n’a présenté aussi souvent le monde vu de haut, comme si les humains qu’il mettait en scène s’étaient transformés en nains[54] ». Ce phénomène est en effet perceptible dès la page de garde de l’album, mais aussi aux pages 11 (B3), 12 (C3), 14 (C2), 16 (C1), 56 (D3) et 59 (D3), notamment. Le graphisme même de l’album nous inviterait ainsi à adopter une perspective surplombante sur les affaires humaines, comme si ce qui se passait sur terre n’était que peu de chose à l’échelle interplanétaire.

On peut voir dans Vol 714 pour Sydney un essai de politique intemporelle, dans lequel les événements récents perdent de leur importance, comme en témoignent les restes de bunkers japonais qui se trouvent sur l’île mystérieuse, lesquels, marqués par le passage du temps et réduits à l’état de quasi-ruines malgré le peu de temps qui sépare la guerre du Pacifique de l’action de cet album[55], semblent appartenir à un passé en voie de devenir aussi distant que celui des statues, pourtant infiniment plus anciennes, qui jonchent les souterrains de l’île. Un peu comme dans le Lost World de Conan Doyle ou sur la Skull Island du mythe de King Kong, le temps historique semble s’y dérouler selon d’autres règles que celles qui prévalent en Europe ou en Amérique, Tintin et Haddock y croisant même une « espèce de diplodocus sorti tout droit de la préhistoire », à savoir un varan (VS, 35, C3 et D1). Puisque cette île est régulièrement visitée par des extraterrestres, le temps et la distance planétaires y aplanissent les événements de l’Histoire ; pour un observateur venu d’ailleurs, les conflits du xxe siècle n’ont guère plus d’importance que les luttes claniques qui déchirèrent l’île de Pâques il y a cinq siècles. Pour cette raison, Vol 714 pour Sydney est un album dont tous les personnages (sauf Rastapopoulos et Allan, décidément irrécupérables…) peuvent accéder à la rédemption, même cet ancien nazi qu’est le docteur Krollspell[56], même ce pilote de guerre au passé trouble qu’est Szut. « Le thème du juste qui se trouve impliqué contre son gré dans une entreprise mauvaise est trop récurrent chez Hergé pour ne pas indiquer un traumatisme », observait avec pénétration Jean-Marie Apostolidès[57]. Le personnage de Szut me semble particulièrement révélateur de ce phénomène, lui qui aurait été inspiré à Hergé par « ces anciens nazis en cavale recyclés dans les besognes mercenaires pour le compte des pays arabes[58] ». Sa trajectoire, de vilain à héros, reflète celle du capitaine Haddock, né comme on le sait dans Le crabe aux pinces d’or, c’est-à-dire dans les pages du Soir volé à une époque où la direction du journal ne pouvait que voir d’un bon oeil l’arrivée d’un personnage symbolisant la dégénérescence de la race anglo-saxonne. Pourtant, le destin de ce personnage a déjoué les attentes qu’il suscitait de prime abord : de pochard, le capitaine est devenu le héros qu’on connaît, celui qui maîtrise aussi bien le whisky (à partir des 7boules de cristal, on peut dire qu’il boit pour vivre et qu’il ne vit plus pour boire…) que l’art de la navigation et les codes de l’amitié virile. La présence de Szut dans Vol 714pour Sydney, l’album de l’oubli et surtout du pardon, est ainsi significative, à plus forte raison parce que Haddock le considère manifestement comme son semblable, son frère : Szut est en effet le seul personnage des Aventures de Tintin qu’il tutoie régulièrement (voir p. 3, A1, A2, A3)[59].

Comme l’écrit Benoît Peeters à propos de la révision des albums passés à laquelle se livre à cette époque les Studios Hergé : « Le rêve hergéen est désormais de rendre compte de son époque sans subir les effets de datation trop marqués, de porter témoignage de son temps tout en oeuvrant pour l’éternité[60]. » Les ovnis, ces « chars des dieux » comme les appelait à la même époque Erich Von Däniken[61], peuvent ainsi apparaître comme porteurs d’une forme de rédemption supraterrestre. Face au devoir de mémoire qui s’institue depuis la Seconde Guerre mondiale dans les sociétés européennes, les extraterrestres de Vol 714 pour Sydney prônent les vertus de l’oubli. Les conflits nationaux sont inévitables, ils ont tous des conséquences déplorables, mais, une fois résolus, ils ne devraient pas compromettre définitivement leurs acteurs. Vol 714 pour Sydney, comme plusieurs autres aventures de Tintin, montre que diverses alliances nationales sont possibles, toutes plus ou moins contingentes et non essentielles. En témoigne le trio des méchants dans le cockpit de l’avion détourné (VS, 15, D3) : Spalding, Boehm et Colombani, à savoir un Britannique, un Allemand et un Français du midi (donc de la zone libre durant l’Occupation), méchants travaillant pour le compte de Rastapopoulos (un Grec) et de son séide Allan (un Américain, vraisemblablement). Le clan des bons est, cette fois-ci, constitué (Tintin mis à part, parce qu’il échappe à toute appartenance nationale) de Haddock, Tournesol, Szut, Gino, Mik Ezdanitoff, c’est-à-dire d’une alliance franco-anglo-saxonne, estonienne, napolitaine et est-européenne. Inutile de mémoriser ces alliances : elles n’ont aucune fixité et pourraient être autres la prochaine fois. Tel est le sens des trois dernières pages de l’album, qui mettent brillamment en scène l’oubli libérateur orchestré par Mik Ezdanitoff et ses amis extraterrestres. Nos héros n’ont plus le souvenir de leur récente aventure, et poursuivent leur voyage. On observera à la toute dernière case de l’album (VS, 62, D1) que le capitaine Haddock se dirige finalement vers le vol 714 pour Sydney en portant un exemplaire du Soir. Hugo Frey y voit « a kind of triumphant statement or mark of loyalty to the past[62] ». Mais qui nous dit qu’il s’agit du Soir volé ? Il me semble permis de voir dans cette image, plutôt qu’une cynique réaffirmation de l’idéologie antisémite et collaborationniste, un appel à l’oubli et au pardon. Libérés des contingences de l’Histoire, Tintin, Haddock et Tournesol sont enfin libres de lever le regard vers les étoiles ; ils arriveront à Sydney « juste à temps pour l’ouverture du congrès d’astronautique » (VS, 62, C2).

Louis Pauwels et Jacques Bergier écrivaient dans Le matin des magiciens : « Une littérature, dite de “science-fiction”, plus abondante que la littérature psychologique, compose une Odyssée de notre siècle, avec Martiens et Mutants, et cet Ulysse métaphysique qui rentre chez lui, ayant vaincu l’espace et le temps[63]. » Le Hergé de Vol 714 pour Sydney aura en somme décidé de participer à cette Odyssée, très datée, qui promettait à ses protagonistes d’échapper aux contingences les plus fâcheuses de l’histoire.