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La géographie humaine en particulier devrait, par son regard critique sur la culture dominante, s’attacher à rendre chacun conscient des modalités de domination spatiale mises en oeuvre par les pouvoirs en place. David Sibley, 1995.

Historiquement, la ville peut être considérée comme l’espace privilégié de la libération sociale et sexuelle. C’est encore plus vrai pour les populations homosexuelles, en particulier dans les pays développés (Bech, 1997 ; Aldrich, 2004), où la ville agit comme un aimant, entraînant d’intenses migrations tant pendulaires (Pollak, 1982) que de longue durée ou définitives (Weston, 1995 ; Knopp et Brown, 2003 ; Aldrich, 2004). Dans les cultures et l’imaginaire gais, il existe « une véritable mythologie de la ville et de la capitale » (Eribon, 1999 : 36). La ville offre aux homosexuel(le)s l’anonymat et la visibilité, multiplie les possibilités de rencontre (qui croissent quand la taille de la ville augmente), permet la construction de réseaux de sociabilité et donne une certaine liberté par rapport aux contraintes quotidiennes imposées par la norme hétérosexuelle (Leroy, 2009).

Depuis quelques décennies, l’homosexualité a acquis un « droit à la ville » qui se manifeste notamment par la naissance et le développement de quartiers gais bien identifiés dans les grandes métropoles : Castro à San Francisco, le Marais à Paris, Chueca à Madrid, Schöneberg à Berlin, le Village à Montréal, Greenwich Village à New York, etc. À Los Angeles, le droit à la ville pour les communautés homosexuelles a même abouti à la création d’une municipalité autonome, West Hollywood, au coeur de la métropole californienne (Forest, 1995).

Cette visibilité spatiale des populations homosexuelles dans les villes trouve un écho croissant dans les travaux académiques anglo-américains depuis deux décennies (Whittle, 1994 ; Bell et Valentine, 1995 ; Binnie et Valentine, 1999). En France, les recherches sur ce thème de la visibilité sont plus récentes (Redoutey, 2002 ; Leroy, 2005 ; Blidon, 2008). De nombreux auteurs étudient la nature, la localisation et le rôle des quartiers, espaces souvent bien circonscrits, appropriés par les gais et, dans une moindre mesure, par les lesbiennes (Adler et Brenner, 1992 ; Binnie, 1995 ; Valentine, 1995 ; Forest, 1995 ; Ingram et al., 1997 ; Brown, 2000 ; Leroy, 2005). Ils montrent que ces quartiers ne peuvent être réduits à de simples enclaves commerciales ou touristiques, même s’ils participent de la structuration d’un tourisme gai international en plein essor (Pritchard et al., 1998 ; Waitt et Markwell, 2006). Ces quartiers sont alors identifiés comme des vecteurs actifs de la construction spatiale des identités gaies et lesbiennes.

Une deuxième série de travaux pose la question de la visibilité homosexuelle dans l’espace public par le corps, appréhendé comme le medium de la relation entre l’individu et l’espace (Duncan, 1996 ; Brown, 2000) et comme un « site » de résistance à l’hétérocentrisme (Bell et al., 2001). Des chercheurs s’intéressent par exemple à la dimension performative du corps homosexuel. Ils montrent que les gay prides et les gay games défient le caractère hétéronormé de l’espace public en l’homosexualisant et en rendant publics ces corps auparavant privés (Brickell, 2000 ; Johnston, 2001 ; Waitt, 2003).

D’autres recherches enfin, qui débordent largement la seule approche géographique, se focalisent sur l’organisation dans l’espace urbain des lieux de drague et d’interactions sexuelles anonymes entre hommes, souvent peu visibles et éloignés des centres pour des raisons de discrétion (Gaissad, 2000 ; Mendès-Leite et al., 2000 ; Proth, 2002 ; Humphreys, 2007). Ces espaces publics qui sont détournés de leur usage premier amènent un questionnement sur les notions d’altérité, de propriété et surtout d’intimité (Elias, 1973). Mais pour un grand nombre d’homosexuels masculins, n’importe quel lieu public peut être chargé d’érotisme et d’un fort potentiel fantasmatique (Bell et al., 2001).

Les apports de ces recherches sont considérables. Toutefois, la grande majorité des travaux, soit développent une approche essentiellement théorique, soit cloisonnent l’espace public dans une approche localisée, les questionnements restant circonscrits à une portion de l’espace urbain (souvent le quartier gai), ne permettant pas d’inscrire le débat dans le contexte général de la ville. Notre travail propose une approche différente. À partir d’une enquête effectuée auprès d’une centaine de personnes habitant à Paris, il examine le droit de cité et la visibilité des gais et des lesbiennes par leurs pratiques et leurs représentations de l’ensemble de l’espace public parisien. Notre objectif est de mettre en évidence les différentes spatialités des populations homosexuelles [1] dans la ville, afin de mieux évaluer les normes implicites qui continuent de régenter l’espace public et, en conséquence, de comprendre comment s’exprime, se montre et s’accepte l’hétérogénéité au coeur d’une grande métropole. Dans une posture théorique critique, nous souhaitons, par cet article, contribuer aux réflexions sur les fondements de l’identité de la ville moderne.

La ville entre ouverture et oppression

Il y a autant de manières de se représenter ce qu’est une ville qu’il y a de villes (Sennett, 1995). Pourtant, depuis les travaux fondateurs de l’École de Chicago, la plupart des théoriciens s’accordent à en donner une définition simple : la ville est un espace à forte densité et diversité qui permet de maximiser l’interaction sociale et spatiale (Park et al., 1925). Par exemple, Wirth (1938) définit la ville comme un établissement dense et permanent d’individus hétérogènes, et pour Sennett (1995), elle est un milieu humain dans lequel des inconnus se rencontrent. Ces définitions expriment une caractéristique intrinsèque et incontournable de la ville : l’hétérogénéité de l’organisation et des relations sociales. Le « droit à la ville » (Lefebvre, 1968), qui se manifeste dans le droit à la liberté et à l’émancipation individuelle dans un espace fortement socialisé, incarne le fait que la ville est, depuis le début, un extraordinaire creuset où se mélangent et s’hybrident les peuples et les cultures (Wirth, 1938). Les différences n’y sont pas seulement acceptées, elles y sont célébrées, ce qui libère les citadins de toute identification arbitraire.

En tant que scène permanente du côtoiement, c’est l’espace public qui, dans la ville, offre les plus grandes possibilités de rencontres avec l’altérité et la diversité et incarne un vivre ensemble idéalisé des sociétés. Berman (1986) développe l’idée d’un open-minded public space, un espace qui encourage les rencontres entre des individus de différentes origines, classes, cultures, religions, etc. L’espace public renvoie donc à un espace idéal, exempt de toute forme d’appropriation, « un espace où l’intrus est accepté » (Joseph, 1984 : 41). Cet attribut repose sur des codes implicites de comportements (négociation, distanciation, espacement, dévoilement, etc.) plus ou moins bien intériorisés par les acteurs (Goffman, 1975).

Ces visions trop idéalisées d’une ville qui célébrerait la liberté et la diversité sont aujourd’hui défaites dans un grand nombre de travaux. La ville est duale, tout à la fois ouverte et oppressive, intégrant tous les inconvénients des réalisations concrètes et des promesses espérées d’un idéal-type (Lees, 2004). Castells (1989) propose d’ailleurs une théorie de la Dual City et Saskia Sassen (1996) envisage les villes globales comme des villes fragmentées, entre riches et pauvres, entre intégrés et exclus. Pour Sibley (1995), les espaces urbanisés produisent de l’exclusion sociale, sans que la plupart des citadins ne s’en rendent compte. Pour les populations qui en ont les moyens, l’entre-soi est recherché et les contacts les plus valorisés sont ceux que les personnes ont avec leurs semblables (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2004). Cette fragmentation spatiale et sociale renforce les sentiments d’injustice chez les « dominés », mais aussi d’oppression (Bondi et Rose, 2003 ; Wilson, 1991 ; Young, 1990).

Ainsi, par des règlements d’aménagement et d’urbanisme, la ville cherche plutôt à homogénéiser le comportement des citadins et à contenir les différences, voire à les cacher (Jacobs, 1961 ; Sennett, 1992) à défaut de pouvoir les supprimer. Harvey (1992) et Flusty (1994) dressent le constat de la disparition de l’espace public comme espace de liberté sous l’effet conjugué de sa privatisation et des actions coercitives du pouvoir politique. Ils viennent confirmer les visions catastrophistes de Davis (1990) sur Los Angeles. Quant à Sennett (1992), il s’inquiète de l’évolution de l’espace public et de sa détérioration résultant à la fois de son aménagement et de la peur des citadins de s’exposer et d’être confrontés à l’altérité. Ainsi, à l’exclusion dans la ville s’ajoute l’exclusion par la ville.

Une lecture sexuée de l’espace public

Dans la plupart de ces approches, on véhicule l’idée d’une évolution ou d’une dégradation du caractère public des espaces. Or, pour un grand nombre de travaux de la gender ou de la feminist geography, il est peu pertinent d’analyser l’espace public sous l’angle d’une évolution de ses caractéristiques menant vers leur « dénaturation ». D’emblée, les auteur(e)s placent, en effet, le débat dans une perspective de compréhension des formes dominantes et normatives qui contrôlent et régissent cet espace (Bondi et Rose, 2003 ; Browne, 2007 ; Duncan, 1996 ; McDowell, 1999 ; Wilson, 1991). Ils et elles montrent comment, en tant que construit social, l’espace public et les relations sociales qui le structurent participent toujours au renforcement des représentations dominantes des territoires : dichotomiques et sexuées, en accord avec les visions patriarcales et hétérosexuelles des sociétés.

Les relations hiérarchiques entre les sexes sont donc imprimées dans l’espace public (McDowell, 1999), et un espace public ouvert et accessible à tous n’a jamais existé, pas plus hier qu’aujourd’hui (Ruddick, 1996). Dans cette approche, beaucoup d’auteur(e)s affirment en effet que les villes, et en particulier leurs espaces publics, se sont depuis toujours développées en régulant le contrôle social et en maintenant inchangés les critères de reproduction sociale et de domination masculine (Bondi et Rose, 2003).

Ils et elles montrent comment les femmes sont encore aujourd’hui souvent exclues de la ville, cantonnées dans l’espace périurbain et cloisonnées dans un espace-temps quotidien qui renvoie à la division sexuelle du travail et au partage des tâches domestiques selon le sexe (Dussuet, 2004 ; Saegert, 1980 ; Wilson, 1991). Les femmes continuent de subir des violences symboliques et même parfois physiques (Coutras, 2003 ; Namaste, 1996 ; Pain, 1991). Elles sont encore rapidement stigmatisées et suspectes lorsque leur vient l’envie de flâner dans l’espace public (Hubbard, 2004 ; Munt, 1995). Plusieurs chercheurs montrent comment s’imbriquent souvent les caractéristiques de sexe, de race, de classe sociale et d’âge dans ces processus d’exclusion (Bondi et Rose, 2003 ; Day, 1999 ; Pain, 2001). Ces recherches montrent toutes que la différenciation sexuelle et l’orientation sexuelle interviennent autant, sinon plus, que les traditionnels critères de classes sociales et de races dans les processus de mise à l’écart et de stigmatisation.

Les homosexuel(le)s dans la ville : une méthode

La démarche théorique adoptée dans cette étude replace l’espace public dans une approche exhaustive de l’espace urbain parisien. Nous cherchons à identifier les processus visibles de segmentation et de fragmentation dans la structure urbaine à partir d’observations directes dans la ville, et en particulier dans son centre, et d’une enquête effectuée auprès de 117 personnes. Cette enquête s’est déroulée en deux phases : avril-mai 2007 puis juillet 2007.

L’échantillon compte 117 personnes habitant dans la ville de Paris : 94 se définissant comme homosexuelles et étant en couple (54 % d’hommes ayant 35 ans en moyenne et 46 % de femmes ayant 38 ans en moyenne) ; 23 personnes se définissant comme hétérosexuelles (52 % d’hommes et 48 % de femmes ayant 37 ans en moyenne). Les enquêtes ont été effectuées dans divers lieux de sociabilité à Paris, afin d’accéder à une diversité des populations interrogées : des bars localisés dans le quartier du Marais (en semaine / week-end, en journée / soir), et des soirées privées. Deux questions ont été posées à un membre du couple – « Quel comportement deux partenaires de même sexe peuvent-ils avoir dans l’espace public ? ». Cette question a été posée à des personnes se définissant comme hétérosexuelles et à des personnes se définissant comme homosexuelles ; – « Quel est votre comportement lorsque vous êtes avec votre partenaire dans l’espace public ? », posée aux seules personnes se définissant comme homosexuelles. Trois réponses (scores) étaient possibles : Aucun contact = 1 ; contacts discrets, rapides, éphémères = 2 ; contacts appuyés, longs = 3. Un plan de la ville de Paris sur lequel a été placée une grille carroyée (carreaux de 1 km2) a été codé par les répondants en fonction du score choisi. Les indications géographiques figurant sur les cartes présentées dans cet article ont été rajoutées a posteriori afin d’en faciliter la lecture.

Ce positionnement théorique nécessite plusieurs choix méthodologiques originaux. Tout d’abord, afin d’aborder l’espace central parisien de manière exhaustive, on a élaboré un indice qui mesure les pratiques spatiales des populations homosexuelles. En effet, seule une cartographie de cet indice permet de caractériser les pratiques de cette population dans tous les secteurs de la capitale française et ainsi d’identifier les discontinuités qui caractérisent aujourd’hui son espace public.

Le deuxième choix concerne la définition de l’objet d’étude. L’attention est délibérément portée sur les comportements des personnes en couple, lorsqu’elles sont accompagnées de leur partenaire du moment. Il s’agit de rendre compte d’une visibilité « objectivée » de l’orientation sexuelle, c’est-à-dire non fondée sur la représentation en fonction du sexe que se fait la personne à partir de son attitude, de son comportement, de son apparence vestimentaire, etc. Par souci de concision, la question de la relation entre le sexe de la personne et sa sexualité, centrale dans les théories queer [2], n’est pas approfondie. À la suite du travail de Rubin (1975), nous souhaitons toutefois rappeler la nécessité de séparer les deux, même si les croisements sont nombreux. La prise en compte à la fois des pratiques et des représentations des populations dans l’espace public définit la troisième originalité méthodologique. Ce double intérêt tient de notre postulat de départ : s’intéresser à l’espace public, c’est étudier l’usage qu’en font les citadins et les valeurs que ces derniers lui associent.

Enfin, dans le souci d’identifier les spécificités des pratiques et des représentations des gais et des lesbiennes, un échantillon témoin de 23 personnes se définissant comme hétérosexuelles a été interrogé. Ce choix permet de mieux décrypter les liens entre l’orientation sexuelle et les mécanismes de régulation qui continuent de façonner aujourd’hui l’espace public. Bien sûr, la complexité inhérente à la cueillette de l’information appelle à la prudence dans l’interprétation des résultats. À cause du temps nécessaire aux personnes interrogées pour coder les cartes et en raison des spécificités des lieux d’enquête (autorisation, densité de clients, bruit, etc.), nous avons limité le nombre de questions relatives aux caractéristiques personnelles. Seuls ont donc été retenus l’âge et le lieu de résidence.

La ville défendue aux homosexuel(le)s

La lecture des pratiques des espaces publics parisiens à travers le prisme de l’orientation sexuelle montre à quel point le double visage des villes, simultanément émancipateur et oppressif, est intériorisé, voire naturalisé, par les individus.

Paris est perçue comme une ville idéale de l’expression homosexuelle par les populations qui se définissent comme hétérosexuelles. Cela pourrait résulter du fait que la ville est incontestablement aujourd’hui l’une des capitales gaies européennes, relativement au grand nombre de ses commerces homosexuels ou à l’importance prise depuis quelques années par sa Marche des Fiertés (gay pride), à l’instar de Londres ou Berlin (Leroy, 2005). Les répondants hétérosexuels imaginent des espaces publics permissifs dans lesquels les couples de même sexe sont libres d’avoir des contacts, même appuyés (figure 1). Les scores partout supérieurs à deux signifient qu’aucune zone n’est estimée comme un espace où le contact est impossible. Cette carte révèle une vision mythifiée de l’espace urbain dans laquelle les territoires de l’entre-soi seraient inutiles.

Figure 1

Représentations des hétérosexuel(le)s quant aux pratiques possibles des gais et des lesbiennes dans l'espace public parisien

Représentations des hétérosexuel(le)s quant aux pratiques possibles des gais et des lesbiennes dans l'espace public parisien
Source: enquêtes effectuées auprès de populations hétérosexuelles parisiennes en 2007

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Cette conception idéalisée de l’espace public parisien se retrouve de manière beaucoup plus partielle dans les représentations que se font les répondants qui se définissent comme homosexuels. L’espace apparaît nettement plus différencié puisque les zones où les contacts appuyés sont perçus comme possibles se réduisent à une aire centrale qui intègre le quartier gai du Marais et ses alentours (figure 2). Il faut toutefois souligner que les lesbiennes et les gais interrogés pensent qu’un contact discret ou éphémère est bien possible dans une large zone allant de la tour Eiffel à l’ouest jusqu’au quartier de la Bastille à l’est, et des quartiers de l’Opéra et de la République au nord jusqu’à ceux de Montparnasse et de la Place d’Italie au sud. Au total, c’est 30 % de l’espace public qui a un score égal ou supérieur à deux. À l’opposé, les bordures de la ville de Paris sont perçues comme de véritables no gay’s lands.

Figure 2

Représentations des homosexuel(le)s quant aux pratiques possibles des gais et des lesbiennes dans l'espace public parisien

Représentations des homosexuel(le)s quant aux pratiques possibles des gais et des lesbiennes dans l'espace public parisien
Source: enquêtes effectuées auprès de populations homosexuelles parisiennes en 2007

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Ces représentations d’un espace public permissif et ouvert à tout le monde ne résistent pas longtemps à une confrontation avec la réalité des pratiques qui s’y déploient. En effet, c’est sur une portion très réduite de l’espace public parisien que les gais que nous avons interrogés déclarent avoir des contacts appuyés (figure 3). Seul le secteur dans lequel se trouve le Marais dépasse le score de 2,5. Dans ses proches alentours (République, Bastille, Châtelet), si les contacts sont encore possibles pour de nombreux partenaires gais, ils sont plutôt discrets. L’ensemble représente seulement 10 % de l’espace public et la majorité des répondants n’envisagent pas de contacts à l’ouest du quartier du Châtelet, le pôle parisien principal pour les commerces et les transports publics. Avec les couples lesbiens, les espaces publics où les contacts sont appuyés ou même discrets sont encore plus réduits, se limitant à quelques blocs d’immeubles dans le Marais et autour (figure 4). Aucun secteur n’atteint le score de 2,5, témoignant ainsi de la double discrimination dont sont victimes les lesbiennes : en tant que femmes et en tant qu’homosexuelles. Ces segmentations spatiales confirment nos propres observations de terrain dans le secteur du Marais. Il suffit parfois qu’un couple de même sexe traverse une rue (ainsi de la rue du Renard et encore davantage du Boulevard de Sébastopol) pour qu’il change de comportement.

Figure 3

Pratiques des gais dans l'espace public parisien

Pratiques des gais dans l'espace public parisien
Source: enquêtes effectuées auprès de populations gaies parisiennes en 2007

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L’espace public n’est pas seulement une construction politique et urbanistique, ni une surface passive sur laquelle se déploient les comportements. Il est un vecteur puissant de la construction des cultures et des identités, individuelles et collectives (Di Méo, 2004 ; Zukin, 1988), ainsi que des différences (Pratt et Hanson, 1994). Les identités sexuelles devraient donc, en théorie, pouvoir s’y construire et y être éprouvées (Bell et Valentine, 1995 ; Duncan, 1996 ; Ruddick, 1996 ; Wilson, 1991). Les pratiques de l’espace public parisien des lesbiennes interrogées soulignent à quel point les limites à l’acceptation et à la célébration de l’altérité dans l’espace public sont présentes. Nombreuses sont les identités qui restent marginalisées, empêchées ou niées, d’où le développement de stratégies pour les rendre visibles malgré tout.

Le net contraste entre l’espace des représentations et celui des pratiques parmi les homosexuel(le)s interrogé(e)s montre que la variation du caractère public d’un espace n’est pas déterminée par les caractéristiques propres de cet espace, mais résulte des pratiques sociales, des idéologies et des symboles dominants qui le sous-tendent. Le contraste souligne combien la dichotomie soi-autre, fondamentale pour comprendre l’« expérience urbaine », peut se lire comme une opposition binaire entre le « normal » et le « stigmatisé » (Goffman, 1975). Cette relation dissymétrique relève de ce que Young (1990) nomme l’« impérialisme culturel », qui signifie une intériorisation des normes dominantes rendant impossibles certains comportements, puisque les stigmatisés eux-mêmes y renoncent par intériorisation de ces normes. Un indice complémentaire de cette intériorisation est donné par la variation des comportements dans l’espace public selon différents moments (semaine / fin de semaine et jour / nuit) : ainsi, plus d’un tiers des gais et lesbiennes interrogés ont dit réduire encore plus leur « espace du possible » à la tombée du jour. Cet espace se réduit alors aux rues les plus fréquentées du Marais.

Figure 4

Pratiques des lesbiennes dans l'espace public parisien

Pratiques des lesbiennes dans l'espace public parisien
Source: enquêtes effectuées auprès de populations lesbiennes parisiennes en 2007

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Cette étude montre non seulement que l’orientation sexuelle participe de l’inégal accès à l’espace public (Blidon, 2008) et conditionne les possibilités de sa territorialisation, mais que cette inégalité est « naturalisée » dans les comportements humains jusqu’à former un habitus qui structure les pratiques spatiales (Bourdieu, 1980). Cela signifie que les gais et les lesbiennes ont conscience du fait qu’ils sont stigmatisés ou regardés autrement, et qu’ils développent une connaissance implicite des limites à ne pas franchir (Eribon, 1999 ; Leroy, 2009 ; Verdrager, 2007), intériorisant une certaine segmentation de l’espace public, avec des lieux du « possible », des lieux du « peut-être » et des lieux de l’« impossible ». Des variantes existent certes, comme on l’a indiqué précédemment, entre les comportements des gais et des lesbiennes. Pourtant, globalement, dans l’espace parisien, les lieux du « possible » correspondent au seul quartier du Marais, ceux du « peut-être » aux espaces contigus à ce quartier, et ceux de l’« impossible » à tout le reste de la ville. À chacun de ces lieux correspondent une ou plusieurs stratégies, ici évaluées par l’intensité du contact au sein des couples. Elles renvoient à celles proposées par Goffman (1975) pour qualifier les pratiques de l’espace public des stigmatisés : l’effacement, la dissimulation et le dévoilement.

Toutefois, bien qu’hégémonique, l’hétérosexualité n’empêche pas une visibilité, certes relative, des homosexuel(le)s dans l’espace urbain. Les villes occidentales, en particulier les plus grandes, constituent bien quand même des scènes privilégiées de la manifestation de la différence et de l’hétérogénéité. Ce double constat vient ainsi appuyer les théories de la ville duale, émancipatrice et oppressive à la fois. Il est légitime cependant de s’interroger sur l’interprétation que l’on peut faire d’un droit à la ville restreint à un territoire réduit. En effet, l’existence d’un quartier qui rend visibles les homosexuel(le)s ne tient-elle pas de la volonté d’un contrôle de ce groupe par la majorité hétérosexuelle dominante, afin de le cantonner dans une sorte de « région morale » ? Illusion rassurante ou surveillance maximale ?

Conclusion : négocier la ville

Les espaces des gais et des lesbiennes ont toujours été organisés entre visibilité et invisibilité, et les populations homosexuelles sont depuis toujours et constamment appelées à jongler avec ces deux dimensions. Dans la plupart des espaces publics, comme dans de nombreux espaces domestiques et lieux de travail, les gais et les lesbiennes modifient leur comportement et cachent leur sexualité pour être invisibles (sauf auprès des autres homosexuel(le)s par l’intermédiaire du regard selon Bech, 1997). Ce camouflage contribue à renforcer l’hétéronormativité de l’espace public, comme l’ont montré Kirby et Hay (1997) avec l’exemple d’Adélaïde en Australie, et à donner l’illusion que l’espace public est depuis toujours naturellement hétérosexuel, alors qu’il est le produit de la hiérarchie entre les sexualités (Browne, 2007).

Les espaces publics où les homosexuel(le)s peuvent se dévoiler sont rares et peu étendus. Comme le met en évidence cette étude, ils sont souvent confinés aux seuls quartiers gais, qui symbolisent et matérialisent la visibilité homosexuelle dans la ville, en permettant aux gais et lesbiennes de sortir du placard (Valentine et Skelton, 2003) et de valider leur identité sexuelle au contact du « même ». Ces quartiers constituent aujourd’hui des échappatoires à l’« interpellation hétérosexuelle » (Eribon, 1999 : 88). Mais cette possibilité de dévoilement favorisée par l’entre-soi demeure fragile. Par exemple, le minuscule quartier gai de Belfast est aujourd’hui envahi par la population hétérosexuelle, pas vraiment gay-friendly, remettant en cause la stratégie de dévoilement développée par les homosexuel(le)s et la possible construction territoriale de leur identité (Kitchin et Lysaght, 2003). Si, à Paris, on observe que le quartier gai est de plus en plus fréquenté par la population hétérosexuelle (Giraud, 2009), l’affirmation identitaire des homosexuel(le)s est cependant moins contredite. La taille de la métropole, la densité des commerces gais dans le Marais et le nombre d’homosexuel(le)s qui fréquentent ce quartier garantissent un certain droit à la visibilité.

Ce travail montre que réduire les quartiers gais des métropoles occidentales à des espaces de consommation ou les qualifier de ghettos (Sibalis, 2004) constitue une erreur (Leroy, 2005). Si les espaces gais sont pluriels dans les villes (Deligne et al., 2006), ceux qu’on nomme les quartiers gais jouent un rôle majeur dans la construction de l’identité homosexuelle, aussi bien individuelle que collective, même si, comme tous les territoires appropriés, ils sont potentiellement porteurs de normativité (Entrikin, 1991) et susceptibles de créer une uniformisation des styles et des modes de vie homosexuels (Bell et Binnie, 2004). Cette tendance concerne beaucoup plus les gais, nettement plus nombreux et visibles dans ces espaces, que les lesbiennes qui développent des stratégies spatiales davantage réticulaires (Adler et Brenner, 1992 ; Valentine, 1995 ; Podmore, 2006). Il faut aussi préciser que l’appropriation relative d’un espace ne signifie pas systématiquement sa privatisation ni sa ghettoïsation. À la suite d’études sur le sujet, nous pensons que l’appropriation d’une portion de l’espace public ne signifie en rien que cette portion est extraite de la sphère publique. L’appropriation constitue une stratégie de résistance qui renvoie davantage à un outil susceptible de renforcer la visibilité d’un groupe qui, du fait de son orientation sexuelle, est stigmatisé dans des espaces publics urbains fortement normés. Pour autant, le Paris négocié des populations homosexuelles ne signifie pas un Paris gagné.