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Dès l’Antiquité classique, Platon et Aristote ont voulu justifier la connaissance de l’universel et la saisie des premiers principes de la science en réfléchissant sur la nature de l’intuition et de l’abstraction, cette dernière jouant aussi au sens strict et au sens large (celui de séparation) un rôle déterminant dans la distinction épistémique traditionnelle du trio aristotélicien des philosophies théorétiques. Le présent dossier traite de cette thématique dans la pensée ancienne et médiévale, d’Aristote à Thomas d’Aquin, en passant par le néoplatonisme grec et le péripatétisme arabe. Par l’étude des sources grecques, arabes ou latines, chaque contribution cherche à définir l’intuition ou l’abstraction par rapport aux autres activités de l’âme humaine, dont la pensée discursive et la perception sensible. Pris dans leur ensemble, les articles qui composent ce dossier illustrent les continuités et les ruptures doctrinales au sein des traditions platoniciennes et aristotéliciennes.

En ouverture de notre dossier, Paolo C. Biondi examine l’extrait du chapitre II, 19 des SecondsAnalytiques où Aristote affirme que la perception porte toujours sur l’universel. Contre une interprétation qui n’attribue à l’intellect qu’une fonction nominale dans la connaissance des principes de la science, l’auteur montre qu’Aristote fait de l’activité intellectuelle la condition même du processus d’induction, en soutenant que l’intellect est déjà impliqué dans la perception sensible. Après avoir situé l’affirmation d’Aristote dans le contexte des Seconds Analytiques, en soulignant en quoi sa position épistémologique se distingue de celle de son maître, Platon, l’auteur défend la cohérence de la doctrine aristotélicienne par l’exégèse de passages clés du De Anima. Le rapprochement de l’analyse des trois objets de la perception sensible (DA, II, 6) et de celle des deux objets indivisibles de l’intellect (DA, III, 6-8) montre que c’est la substance individuelle qui garantit l’unité de la perception de l’universel par le sujet. La perception implique donc l’activité complémentaire de l’intellect et des sens. Toutefois, puisque l’intellect est une faculté supérieure à la sensation, c’est celui-ci qui permet la saisie de l’universalité contenue dans l’objet particulier de la perception.

Thomas Vidart se concentre pour sa part sur la relation entre l’intellection et la sensation dans la gnoséologie de Plotin. L’auteur cherche à apporter une solution à cet apparent paradoxe de la philosophie plotinienne : alors que la sensation et l’intellection portent sur des réalités différentes, qui appartiennent respectivement à des mondes distincts, Plotin décrit l’intellection comme une forme de sensation. L’étude du rôle attribué à la dianoia, que Plotin définit comme la faculté médiatrice de la connaissance humaine, montre que l’intellection et la sensation se rapportent à celle-ci de manière analogue. Plotin se sert entre autres du paradigme de la sensation visuelle pour témoigner de l’activité intellective de l’âme, en s’inscrivant ainsi dans le prolongement des dialogues platoniciens (Phèdre, République) où la primauté est accordée à la vue. L’auteur des Ennéades a également recours au vocabulaire du toucher afin de souligner le caractère unitif de la connaissance intellectuelle. L’étude des passages où Plotin traite de l’intellection en des termes empruntés au lexique de la sensation permet d’en arriver à cette conclusion : la sensation et l’intellection diffèrent seulement par le degré de clarté qu’ils atteignent, et non en raison d’une différence de nature. Ainsi l’intellection n’est pas une sensation que par analogie, mais, selon l’auteur, « une sensation plus véritable » que la perception sensible.

Dans une étude portant sur les rapports entre l’intuition et la pensée discursive, François Lortie s’intéresse à la fonction conceptuelle de l’epibolê dans les Ennéades de Plotin. Après avoir retracé l’histoire de ce concept à partir des écrits d’Épicure (Lettre à Hérodote) et par l’intermédiaire des commentaires d’Alexandre d’Aphrodise (In Metaphysica) — en montrant du même coup l’importance de l’influence alexandrinienne sur la pensée épistémologique de Plotin —, l’auteur définit l’epibolê plotinienne comme la visée d’un objet cognitif par la pensée. En rattachant ce concept à la pensée proprement humaine, la dianoia, Plotin opère la jonction entre l’activité intuitive de cette pensée, qui vise les contenus innés de l’âme humaine, et son activité logique, qui déploie ces contenus sous une forme propositionnelle. D’une part, l’analyse de ses occurrences dans les Ennéades montre que l’epibolê ne peut d’emblée être définie comme une intuition claire et distincte des formes intelligibles : elle ne prend cette signification que lorsqu’elle décrit une saisie adéquate de la multiplicité des attributs compris par l’objet de la pensée ; d’autre part, cette analyse permet de conclure que c’est par analogie avec la visée « intentionnelle » de la pensée discursive que Plotin emploie l’epibolê pour décrire la double activité de l’Intellect dans son système métaphysique.

Dans un des rares articles consacrés à la gnoséologie chez Damascius, dernier diadoque de l’école platonicienne d’Athènes, Daniel Cohen considère la question de l’assimilation par la connaissance. Après avoir fait un bref rappel des principales sources de la noétique damascienne, à savoir la doctrine aristotélicienne de l’intellection et sa réinterprétation par Plotin, l’auteur analyse le concept de connaissance (gnôsis) à partir d’extraits du De Principiis. Selon Damascius, toute connaissance implique une dualité irréductible entre le sujet connaissant et l’objet connu : contrairement à ce qu’ont pu soutenir ses prédécesseurs néoplatoniciens, leur identification ne peut donc jamais être parfaitement atteinte. Par conséquent, la connaissance, même dans sa dimension noétique, demeure une visée intentionnelle par laquelle la pensée cherche à atteindre son objet et la vérité qu’il contient. Contrairement à Proclus, Damascius n’accepte pas la possibilité d’une saisie pure et simple de l’être par le sujet connaissant : plus modestement, il considère que la connaissance ne peut être que la rencontre de la visée intentionnelle du sujet et de la donation partielle de l’objet. Ainsi, la connaissance noétique est un processus au cours duquel le sujet connaissant s’assimile à son objet sans toutefois s’y identifier parfaitement.

Pour sa part, Valeria Buffon étudie l’intuition intellective du Premier principe chez les maîtres ès arts de Paris et chez Avicenne. Dans sa Métaphysique, ce dernier emprunte trois voies pour déterminer la cognoscibilité du Premier principe : la connaissance scientifique par démonstration, l’intuition intellective et la connaissance à travers le discours prophétique, en concluant que seule cette dernière voie permet d’en arriver proprement à la connaissance du Premier principe, l’intuition intellective étant limitée en nous par la matière et par une restriction corollaire de la puissance intellectuelle à ce qui est possible pour chacun. Au milieu du xiiie siècle, dans le cadre de la réception de l’Éthique aristotélicienne, les maîtres ès arts de Paris empruntent deux de ces voies, à savoir la connaissance scientifique par démonstration (impossible pour le Premier principe puisqu’il n’a pas de cause) et l’intuition intellective, dont seulement cette dernière pourrait d’une certaine manière arriver à la connaissance du Premier principe, toujours dans la mesure du possible. Même si beaucoup d’éléments sont semblables dans les deux cas, les artiens ne sortiront pas de leur spécificité professionnelle : le discours philosophique.

Dans une contribution qui traite de l’abstraction autant dans la philosophie ancienne que dans la philosophie médiévale, Claude Lafleur et Joanne Carrier se penchent sur la doctrine de l’abstraction chez les néo-scolastiques et les sources immédiates de ces derniers (Cajetan, Jean de Saint-Thomas) pour ensuite en évaluer la fidélité par rapport à leurs sources ultimes (Aristote et Thomas d’Aquin), avec insistance — terminologique et conceptuelle — sur la distinction thomasienne entre abstraction et séparation (formulée, autour de 1257-1259, dans le commentaire Super Boetium « De Trinitate » et fondée doublement sur le vocabulaire du Stagirite en Métaphysique, E, 1 et sur la différenciation entre les deux opérations de l’esprit dans le Traité de l’âme, III, 6 : intelligence des indivisibles et synthèse des intellections). Cette démarcation entre abstraction et séparation est attestée aussi dans des textes de maîtres ès arts de l’Université de Paris contemporains ou même antérieurs et analysée dans cinq oeuvres d’auteurs variés, dont Roger Bacon, Jean le Page et Adénulfe d’Anagni, en continuation d’une tradition millénaire commençant chez Aristote et se poursuivant d’une manière transformationnelle chez des penseurs latins (tels Boèce ou Gundissalinus) et arabes (tels Al-Fârâbî et Avicenne). Outre son importance philosophique ultérieure, cette distinction capitale permet à l’Aquinate de limiter épistémologiquement la portée de la théologie philosophique de son temps, aux allures de métaphysique intuitive.

Un second article des mêmes cosignataires termine, avec une édition critique, le présent dossier en alliant au préalable histoire doctrinale et littéraire pour montrer, d’une part, que le lieu d’énonciation privilégié, au mitan du xiiie siècle, de la théorie de la double abstraction (physique et mathématique) et de la séparation (métaphysique) se trouve dans le questionnement sur le sujet des sciences mathématiques, c’est-à-dire sur la quantité, et que, d’autre part, pareil développement en lien, en dernière instance, avec Métaphysique, E, 1, apparaît sous forme d’excursus à l’occasion du commentaire sur le prédicament de la quantitas dans la section — consacrée à l’exégèse du chapitre 6 des Catégories d’Aristote — d’une importante compilation latine de questions vraisemblablement reconfigurée à cet endroit par le possesseur du seul témoin manuscrit connu de ce texte, Pierre de Limoges, maître à la Faculté des arts de l’Université de Paris au plus tard en 1260-1261 et justement passionné de mathématiques.

Ces sept contributions, ordonnées chronologiquement d’après leurs objets — parfois des sources encore inédites en tout ou en partie —, jettent ainsi déjà un éclairage nouveau sur le thème cognitif clé de l’intuition et de l’abstraction au fil de quelque dix-sept siècles d’histoire de la philosophie, allant de l’Antiquité classique au bas Moyen Âge, et verront encore leurs perspectives s’étendre à d’autres aspects de la même thématique, incluant son versant sémantique (la significatio), grâce à la série de contributions additionnelles qu’offrira, en guise de second volet du dossier, un prochain numéro de cette revue.