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Cette collection d’articles éditée par Rita Felski comprend dix-sept textes abordant la tragédie sous différents angles d’analyse en passant par diverses périodes historiques jusqu’au xxie siècle. Pourquoi publier un tel volume ? Simplement parce que la tragédie s’avère un sujet inépuisé et inépuisable en quelque sorte, même après des millénaires de méditation. Émanant du passé, la tragédie met en lumière les dilemmes et contradictions modernes. Reprenant les paroles de Vassilis Lambropoulos, Felski explique que la tragédie tend toujours à dépasser les limites de l’entendement humain et c’est ce qui la rend toujours aussi pertinente aujourd’hui. L’objectif de cette collection d’articles consiste donc à offrir une interprétation à jour du tragique à une époque postmoderne, où ce genre de réflexion pourrait sembler tout à fait superficiel et sans résonance.

Formellement parlant, Rethinking Tragedy, se divise en quatre parties regroupant des textes aux caractéristiques thématiques similaires. Chaque essai se termine par une liste exhaustive de références en bonne et due forme, et un index de près d’une vingtaine de pages complète le volume.

Rédigée selon les règles de l’art, l’introduction de Felski nous offre un honnête avant-goût du fruit des recherches des contributrices et contributeurs de cette étude. La première section du volume s’intitule « Defining Tragedy ». Un titre, ma foi, ironique considérant le fait que la grande majorité des articles du recueil tend à tergiverser trop longuement sur une utopique définition du concept du tragique. Certes, il semblerait qu’on ne soit toujours pas sorti de l’auberge à ce sujet. Jeter les bases d’une conception de la tragédie qui conviendrait à tous et qui s’appliquerait à un amalgame de mises en situation, relève de cette utopie. Voilà peut-être la vraie tragédie qui unit toutes les pensées sur la matière.

« “Tragedy” Reconsidered » de George Steiner, légende vivante dans le domaine de l’interprétation de la tragédie, piquera la curiosité du lecteur au fait des grandes lignes des débats idéologiques des théoriciens, des philosophes, des littéraires et des artistes sur le sujet. L’auteur retourne aux sources des principales définitions de la notion et nous offre un commentaire critique de sa propre vision du tragique à l’époque où il publiait The Death of Tragedy en 1961. Pour Steiner, il aurait fallu nuancer davantage la notion de « péché originel » à l’époque où il s’interrogeait sur la tragédie.

Le travail de Wai Chee Dimock se démarque également des autres textes de cette section et nous invite à élargir notre compréhension du tragique et à considérer l’inclusion des catastrophes naturelles, comme l’ouragan Katrina, dans cette veine. Le fait que l’on hésite souvent à qualifier ces bouleversements de tragiques prouve que la définition savante du concept s’avère trop contraignante. Se référant à l’Iliade de Homère, Dimock suggère que la destruction de Troie se compare aux dommages engendrés par les forces de la nature dans l’histoire de l’humanité.

La deuxième et plus brève partie du volume s’intitule « Rethinking the History of Tragedy ». Cette section regroupe trois articles se référant à quelques textes tragiques du passé, particulièrement à des classiques de la littérature (Philoctète et Phèdre, par exemple) dont la pertinence resurgit dans une démarche de discernement moderne de la tragédie. L’article de Page duBois évoque des parallèles entre la vision oedipienne du personnage tragique et le procès ultramédiatisé de O. J. Simpson, personnage qui, selon duBois, revêtait trop facilement, à l’époque, l’allure d’un héros tragique.

L’avant-dernière partie du volume, « Tragedy and Modernity », traite de la tragédie dans une perspective assez similaire à la section précédente. Ici les réflexions sur le tragique se basent sur des textes plus récents, qui ne proviennent pas nécessairement du répertoire classique. Les oeuvres littéraires des auteurs comme Cyril Lionel Robert James et Winfried Georg Sebald sont examinées. Olga Taxidou signe une analyse de l’Antigone de Bertolt Brecht étudiée en parallèle avec le Petit Organon pour le théâtre. C’est le seul article du volume qui est accompagné d’une photographie.

« Tragedy, Film, Popular Culture », la quatrième partie du volume, est de loin la plus captivante. Cette section a ceci d’intéressant qu’elle sort du cadre du comparatisme littéraire traditionnel. Ici on traite du sujet tragique dans le contexte socioculturel du xxie siècle. Dans « Femme Fatale – Negotiations of Tragic Desire », Elizabeth Bronfen explore la signification tragique du personnage de la femme fatale du film noir Double Indemnity.

Toujours dans le domaine du cinéma, Heather K. Love se penche sur la figure tragique de la lesbienne dans Mulholland Drive de David Lynch, en évoquant les arguments de Terry Eagleton à propos du pharmacos ou bouc émissaire. Selon Love, les homosexuels présentent un profil social maudit et prédestiné au tragique.

Pour Michel Maffesoli, dont la contribution clôt cette partie du volume avec « The Return of the Tragic in Postmodern Societies », la tragédie se vit au quotidien dans le populaire, le contemporain et particulièrement dans la culture des jeunes (raves, drogue, musique populaire, violence gratuite, culte des célébrités) qui témoigne d’une fascination pour l’extrême, l’excès et l’abandon à des forces impersonnelles. Comme au temps de la Grèce antique, l’époque moderne admet que la culture du plaisir et le sens de la destinée tragique humaine sont intimement reliés.

Le volume se termine par un commentaire de Eagleton. Profitant du mandat qu’on lui confie pour réviser l’ensemble des points discutés par les essayistes de l’ouvrage, Eagleton y va de remarques particulièrement cinglantes et proprement décapantes à l’endroit de George Steiner, et n’hésite pas à corriger le tir des collaborateurs de Rethinking Tragedy qui auraient mal interprété sa pensée dans Sweet Violence: The Idea of The Tragic (2003).

Rethinking Tragedy pourrait s’adresser de prime abord à des lecteurs du domaine académique ou spécialisé. Néanmoins, on hésite à recommander ce volume autant à celles et à ceux pour qui les théories sur la tragédie n’ont plus de secrets que pour d’autres qui en connaissent peut-être moins sur le sujet. Lire Steiner, par exemple, peut s’avérer périlleux pour certains, car on passe à la vitesse de la lumière par de nombreuses oeuvres et par plusieurs auteurs et théoriciens. Ceux qui ont lu les grands philosophes et possèdent une vaste connaissance du répertoire classique des arts et des lettres pourront s’y retrouver alors que d’autres pourraient n’y rien comprendre.

Néanmoins, ceux qui ont déjà médité sur le tragique pourraient se lasser rapidement de certaines caractéristiques communes à plusieurs travaux dont, entre autres, une redondance à vouloir définir et redéfinir la notion du tragique. C’est d’ailleurs ce que dénonce Simon Goldhill dans son texte « Generalizing About Tragedy ». Goldhill en a assez des sempiternelles tentatives de définir la tragédie et il s’intéresse justement aux conséquences ainsi qu’aux coûts des innombrables théories et généralisations qui tentent d’expliquer le tragique. En tant qu’éditrice en chef du recueil, on ne pourrait reprocher à Felski de tenter de dresser encore une fois le portrait de l’objet de recherche. Mais elle admet toutefois sagement – et ce, dès le début de cet ouvrage – qu’il ne faut jamais être « trop confiante à propos de ce que la tragédie est ou devrait être[1] » (p. 5). On le sait, il est impossible de s’entendre là-dessus, mais c’est aussi ce même cul-de-sac qui justifie bien souvent la nécessité pour plusieurs auteurs de jeter les bases pour analyser la tragédie dans un certain contexte.

Une autre lacune à souligner demeure l’absence de référence aux travaux de René Girard. En effet, bien que plusieurs travaux se basent sur des concepts comme celui du pharmacos et du bouc émissaire pour tracer le profil du héros tragique, on regrette qu’il n’y ait aucune mention du nom ni des recherches de Girard, qui demeure un incontournable dans ce domaine. Pourtant, trois traductrices se sont penchées sur L’instant éternel : le retour du tragique dans les sociétés postmodernes de Michel Maffesoli. Pourquoi ne pas avoir interrogé, dans le même sens, l’oeuvre de Girard ?

Malgré ces quelques faiblesses, Rethinking Tragedy, dans son ensemble, grâce à la pluralité des interprétations et des champs d’intérêt de ses auteurs, offre une révision moderne, riche et souple des principaux raisonnements et théories évoqués sur la nature de la tragédie d’hier à aujourd’hui. Les articles qui traitent de la tragédie en s’inspirant d’événements et de caractéristiques socioculturelles (post)modernes sauront probablement mieux plaire à un plus vaste public, qu’il soit spécialisé ou non (O. J. Simpson, l’ouragan Katrina, le culte des célébrités, les raves, la drogue, etc.). Le panorama est cohérent, pertinent, et chaque partie est agréablement ficelée d’analyses menées par des mains de maîtres dédiés à approfondir un sujet qui nous fascine depuis des millénaires. Vouloir « repenser » la tragédie est une tâche colossale qui, peu importe le résultat, mérite l’admiration.

En conclusion, s’il y a un point d’entente entre les théoriciens qui ont partagé le résultat de leurs recherches dans Rethinking Tragedy, c’est certainement que l’interprétation énigmatique de la tragédie persiste à travers les âges. Bien que seulement trois des auteurs soient professeurs de littérature comparée, cet ouvrage présente une approche comparatiste faisant état, de manière captivante, des débats et des efforts de compréhension d’un sujet toujours indéniablement mystifiant, voire indéfinissable.