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Sous la direction de Gilles Declercq et Jean de Guardia, les collègues et étudiants de Martine de Rougemont, professeure à l’Institut d’études théâtrales de Paris-III, lui offrent un volume de mélanges. Ses deux parties, indiquées par le titre, correspondent à deux axes majeurs de ses recherches en histoire du théâtre.

La première partie, consacrée à l’iconographie théâtrale, met l’accent sur les problèmes de méthode posés par le traitement des images utilisées par les chercheurs. L’apport de Martine de Rougemont est défini par Maria Inès Aliverti, qui retrace la constitution progressive, notamment en France et en Italie, d’une iconologie raisonnée rompant avec une conception illustrative a-critique de l’iconographie. Replacer l’image dans son contexte et en cerner précisément la nature aident à situer le théâtre dans l’histoire des mentalités et des représentations. Nunia Aragonès rappelle l’importance des questions de datation, d’attribution et d’authenticité pour une utilisation fiable de l’image, et la distinction recommandée par de Rougemont entre la valeur documentaire d’une image et sa valeur esthétique.

Les sources graphiques, qui relèvent de genres distincts, donnent des informations de natures diverses, à manier avec méthode et rigueur en considérant d’abord leur fonction esthétique avant de les prendre pour des illustrations de la réalité théâtrale. Aragonès donne comme exemple différentes images de la Foire Saint-Germain maniées parfois sans précaution. Germain Bapst, dans son Essai sur l’Histoire du Théâtre, a ainsi repris sans perspective critique et traité comme document brut une image dérivée peu réaliste du Plan de la Foire Saint-Laurent de Iollant ; autre exemple : la Vue de la Nouvelle Décoration de la Foire Saint-Germain après son incendie embellit son sujet dans une visée légitimante. De même, les frontispices obéissent à des conventions propres, sans figurer mimétiquement la scène de l’époque ; c’est ce que montre Catherine Guillot en établissant une typologie des frontispices en fonction des genres : ceux de tragédies, qui figurent souvent le moment horrifique ou haletant, rivalisent davantage avec la peinture d’histoire qu’avec le spectacle, et représentent moins des épisodes de l’intrigue que des moments de la fiction assumés sur scène par un récit ; tandis que les frontispices de comédies identifient souvent l’emploi comique dominant dans la pièce représentée. Dans quelle mesure cet autre art mineur qu’est l’écran représente-t-il fidèlement la scénographie de la création ? Nathalie Rizzoni, à partir de l’exemple des Petits comédiens de Pannard, montre que, selon le support, la représentation du lieu scénique y est plus ou moins fidèle ; la diffusion de ces écrans signale au moins la fortune de l’oeuvre, et les endroits de la pièce représentés dans les séries indiquent les morceaux à succès. Pour un genre aussi spectaculaire que la féerie, les images suffisent-elles à donner une idée juste de ses séductions oculaires ? Pour répondre à cette question, Catherine Naugrette part de l’exemple emblématique du Château des coeurs, féerie de Flaubert qui ne fut pas représentée de son vivant, mais dont la première édition fut illustrée par des décorateurs. Se focalisant sur les effets merveilleux ou virtuoses permis par les escaliers dans les féeries (comme dans les drames ou mélodrames romantiques contemporains), elle montre à quel point les dessins et gravures en noir et blanc peinent à nous donner, aujourd’hui, une idée de la sidération que pouvaient produire leur illumination, leur transformation, et autres trucages dont ils faisaient l’objet, et qu’en complément, la double lecture des didascalies et des critiques contemporains (tel Théophile Gautier) peut stimuler aussi notre imagination.

Le maniement de la source photographique exige d’autres types de précautions. Anne-Laetitia Garcia y est confrontée, dans son analyse du jeu de Maria Callas, à partir des photos de la Medea de Luigi Cherubini (mise en scène d’Alexis Minotis, 1961) conservées à la Scala : le photographe dispose d’angles de vue inaccessibles au spectateur ; sa focalisation fait fi de la distance entre la scène et la salle ; il peut zoomer sur la diva seule ; les photos de la répétition ne sont pas toujours distinguées des photos de la représentation ; le cliché tend à figer le personnage en statue (les photos ratées, car floues, donnent parfois paradoxalement une meilleure idée du mouvement) ; les moments dramatiques et les pantomimes sont privilégiés. Cependant, ces photos rendent bien compte de l’usage que Callas faisait de son visage, de la stylisation signifiante de ses postures et de l’usage expressif du haut du corps, dont les jambes bien ancrées sur le plateau assurent la stabilité.

La source filmique est évoquée par Virginie Johan, qui témoigne des difficultés rencontrées dans l’élaboration d’un corpus documentaire filmique du kuttiyattam, théâtre traditionnel indien. Elle justifie le parti pris d’alterner images fixes et images animées par les particularités de l’alternance entre mimésis, diégèse et retours en arrière dans cette forme théâtrale.

Peut-on utiliser les images religieuses comme sources documentaires théâtrales ? C’est ce que propose Stefana Pop-Curseu, qui voudrait démontrer la « théâtralité » propre de la frise de l’église moldave d’Arbore, qui représente la décollation de saint Jean-Baptiste et la danse de Salomé. La notion de « théâtralité » prend ici un sens trop extensif : peut-on vraiment parler de la « théâtralité » d’une représentation picturale, sous prétexte qu’elle représente une danse, forme de spectacle accompagnant les banquets royaux ?

Quel statut, documentaire ou artistique, ou les deux, accorder à une revue d’art ? Marc Duvillier, étudiant la fonction accordée par Edward Gordon Craig à la publication de croquis de mise en scène dans The Mask et son souci de leur « rendu visuel », montre la volonté assumée du créateur, sinon de faire école, du moins de laisser une trace de l’impression produite par ses mises en scène ; d’où la valeur conservatoire de cette revue pour l’histoire du théâtre.

Enfin, c’est le dispositif muséographique qu’étudie Mathilde Le Gal. Elle définit l’usage des objets dans les expositions sur le théâtre (cahiers de régie, éléments de décor, maquettes, costumes, livres, notes, affiches, programmes, coupures de presse, vidéos, photographies, etc.) : leur patrimonialisation les constitue en outils de recherche, lisse leurs particularités et nivelle leur nature esthétique ; leur exposition les fétichise, les constitue en reliques ; le statut de l’objet change, dès qu’on l’extrait de sa collection pour le mettre en relation avec d’autres objets dans une exposition ; isolé au centre d’une pièce sur un piédestal, il tient le discours principal de l’exposition, tandis qu’uni à d’autres dans une vitrine périphérique, il est perçu comme un élément contextuel. Enfin, elle montre qu’une exposition d’objets de théâtre célèbre certes les artistes qui les ont créés et les spectacles auxquels ils ont servi, mais aussi l’institution qui a le privilège de les conserver.

La seconde partie de l’ouvrage concerne l’étude des sous-genres théâtraux au service d’une meilleure connaissance des attentes du public.

Deux articles complémentaires concernent la tragi-comédie. Fabien Cavaillé montre que la tragi-comédie en journées des années 1620-1637, si elle emprunte son dispositif temporel aux mystères, n’en est pas pour autant la descendante, puisque ses sujets sont tirés de romans, dont elle constitue une forme d’adaptation. Comme les feuilletons télévisés d’aujourd’hui, elle fidélise un public d’amateurs complices. Selon l’hypothèse de Cavaillé, la structure éclatée et la composition narrative longue des tragi-comédies des années 1620 à 1637 (André Mareschal, François Ogier, Jean de Schélandre) ont valeur de manifeste pour l’irrégularité contre la doctrine en voie de constitution. Alexandra von Bomhard rappelle qu’Aristote ayant prévu le cas des tragédies à fin heureuse dans le genre tragique même, ce seul critère n’est guère définitoire de la « tragi-comédie » ; mais la notion lui semble pertinente si l’on prend en considération, dans les tragi-comédies des années 1630-1640, la coprésence d’un personnel dramatique élevé et de situations typiquement comiques de même que la parenté du genre avec le roman, dont elle tire son inventio et sa dispositio irrégulière.

Autre registre mixte, l’héroïcomique. David Schwaeger montre comment Molière l’utilise pour interdire toute posture éthique tenable au « jaloux » dans des genres aussi divers que la farce (La jalousie du Barbouillé), la comédie héroïque (Don Garcie de Navarre) ou la grande comédie (L’école des femmes, Le misanthrope) : le jaloux a beau revendiquer un ethos héroïque, le décalage burlesque entre genre et registre cantonne nécessairement son discours dans le régime bouffon.

Quatre articles concernent la réflexion critique sur les genres. Jérôme Lecompte étudie la position nuancée du père Rapin sur la « convenance » du genre tragique : tout en militant pour la moralité du théâtre, le père Rapin reconnaît la nécessité, pour la tragédie française, de concéder à la galanterie afin de se conformer au goût des contemporains. Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval scrute les prises de position du chansonnier et auteur dramatique Charles Collé, dans son Journal, à l’égard des genres du théâtre chanté de son époque : l’opéra, le vaudeville et l’opéra-comique. Elle examine ses griefs contre l’inflation des ariettes, et repère ses diverses hésitations génériques dans l’identification des sous-genres du théâtre chanté. Valeska Valipour étudie le rôle de la critique dans l’élaboration du concept de « bürgerliches Trauerspiel » et souligne les difficultés que soulève la définition de cette production comme genre, tant sont diverses ses manifestations, qui vont de la tragédie privée (avec grands personnages) à la comédie moralisante. Agathe Novak-Lechevalier analyse la redéfinition paradoxale, par Mme de Staël, de la théâtralité d’une oeuvre dramatique : d’un côté, en effet, le groupe de Coppet envisage le théâtre d’abord comme une pratique ; mais de l’autre, Mme de Staël reconnaît aux grands dramaturges allemands, notamment Goethe, un génie d’écriture indépendant de la représentation, sensible dans la solitude individuelle de la lecture. Dans son admiration pour un théâtre permettant une réception réfléchie, Mme de Staël aboutit à une conception du théâtre par certains aspects « épique », au sens brechtien du terme.

Enfin, Frédérique Pint relève les points communs entre le Théâtre Laboratoire de Jerzy Grotowski et les mystères médiévaux, tout en soulignant les limites de ce rapprochement : le « sacré laïc » recherché par Grotowski n’a pas les mêmes implications que le sacré médiéval, et Grotowski finit par reconnaître l’impossibilité d’une véritable communion sacrée avec le public.

Ce volume, riche et varié, évite l’écueil de la dispersion qui menace les volumes d’hommages : les contributeurs se sont globalement conformés à l’exigence méthodologique posée par les directeurs de l’ouvrage en situant leurs études dans le cadre des préoccupations épistémologiques de Martine de Rougemont.