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En 1941, Jacques Copeau publie un petit ouvrage dans la collection « La Bibliothèque du Peuple » des Presses universitaires de France, intitulé Le théâtre populaire. Comprendre les liens entre la pensée de Copeau et l’idéologie du régime de Vichy pourrait trouver sa légitimité dans ce seul contexte temporel. Pourtant, dater l’intérêt de Copeau pour le théâtre populaire de l’époque vichyste, comme faire de celui-ci un actif collaborateur, serait commettre une erreur interprétative. Plus qu’une oeuvre de commande ou de circonstance, Le théâtre populaire témoigne, d’une part, de l’aboutissement d’un parcours intellectuel et, d’autre part, d’une branche méconnue de la généalogie du théâtre populaire, que l’on peut définir comme un mouvement politique et artistique qui naît au tournant du xixe et du xxe siècle et qui fait du théâtre un « instrument d’acculturation des couches défavorisées et d’intégration, d’union géographique et sociologique du peuple-nation » (Added, 1996 : 1105-1106).

Si l’historiographie a longtemps présenté l’histoire du théâtre populaire sous forme linéaire et familiale (la famille des Firmin Gémier, Romain Rolland, Jacques Copeau, Léon Chancerel, Jean Vilar, André Clavé ou Jean Dasté…) (Gignoux, 1984 ; Puaux, Puaux et Mossé, 1996), les travaux actuels permettent de repenser la singularité de chaque expérience et, surtout, la diversité des héritages idéologiques (Faivre-Zellner, 2006 ; Fleury, 2006 ; Romain, 2005).

En effet, la proximité politique entre les animateurs de la décentralisation dramatique de l’après-Seconde Guerre mondiale et les mouvements de gauche, voire entre Jean Vilar, directeur du Théâtre national populaire (TNP) de 1951 à 1963, et le Parti communiste (Vilar fut accusé à tort d’être membre de ce parti), explique une présentation de l’histoire « à rebours » : le théâtre populaire serait ancré à gauche. Certes, Rolland revendique son appartenance socialiste, certes, les universités populaires de la fin du xixe siècle puis le mouvement de l’éducation populaire des années 1950 (Peuple et Culture, Travail et Culture…) ont contribué à la diffusion des idées du théâtre populaire, mais cette seule lecture ne rend pas compte de la complexité des influences idéologiques qui pèsent sur l’histoire de ce mouvement artistique et qui englobent d’autres héritages. Étudier le parcours de Copeau permet alors de rattacher à la généalogie du théâtre populaire une tradition que l’on pourrait qualifier de « droitière ». La publication de Théâtre populaire, en 1941, illustre la résurgence tout au long du xxe siècle d’une forme de nationalisme que l’on peut découvrir dans les écrits de Maurice Barrès et qui sera reprise par le gouvernement de Vichy. Elle conduit également à s’interroger sur l’hypothèse controversée de continuité des politiques culturelles entre le Front populaire, le régime de Vichy et la Libération (Ory, 1994).

Sans reprendre les expériences concrètes de théâtre populaire de Copeau (Borgal, 1983), sans retracer chronologiquement son parcours, cet article se propose d’analyser en quoi les idées de Copeau ont pu être rapprochées de celles du régime de Vichy. Plus précisément, l’enjeu sera d’observer les éléments de consonance entre la position de Copeau et la tradition barrésienne, qui naît en même temps que le théâtre populaire, à la fin du xixe siècle.

S’inscrire contre une « crise de civilisation »

L’histoire est connue : la naissance du Théâtre du Vieux-Colombier en 1913 procède d’une « indignation » contre l’état du théâtre de l’époque, aux mains de directeurs de théâtre tout-puissants. Sont dénoncées : l’industrialisation et la mercantilisation du théâtre ; la recherche abusive d’effets pour plaire au spectateur ; la dégradation du goût ; l’obscénité sur scène :

Une industrialisation effrénée qui, de jour en jour plus cyniquement, dégrade notre scène française et détourne d’elle le public cultivé ; l’accaparement de la plupart des théâtres par une poignée d’amuseurs à la solde des marchands éhontés ; partout, et là encore où de grandes traditions devraient sauvegarder quelque pudeur, le même esprit de cabotinage et de spéculation, la même bassesse ; partout le bluff, la surenchère de toute sorte et l’exhibitionnisme de toute nature parasitant un art qui se meurt, et dont il n’est même plus question ; partout veulerie, désordre, indiscipline, ignorance et sottise ; dédain du créateur, haine de la beauté ; une production de plus en plus folle et vaine, une critique de plus en plus consentante, un goût public de plus en plus égaré : voilà ce qui nous indigne et nous soulève.

Copeau, [1913] 1974 : 20

Déjà, en tant que critique théâtral de 1905 à 1913, Copeau dénonce le manque d’ambition littéraire et artistique du théâtre, réduit à un seul divertissement, sans la part de vérité humaine qui en fait sa grandeur. En 1941, son diagnostic sur l’état du théâtre n’a pas changé : « Ce n’est pas la première fois que j’entreprends d’écrire sur le théâtre afin de célébrer sa gloire éteinte, de déplorer son étiolement, de soupeser les chances qu’il peut avoir de retrouver sa dignité » (1941 : 3).

Cette dénonciation d’une « décadence » n’est pas propre à Jacques Copeau : on la retrouve également chez André Antoine ou chez Rolland, qui n’hésite pas à définir le théâtre parisien comme « la maison de débauche de l’Europe » ([1903] 2003 : 52). Elle s’inscrit dans un mouvement qui commence après le milieu du xixe siècle et qui rappelle, pour partie, le romantisme postrévolutionnaire, qui s’affichait comme une réaction contre la philosophie des Lumières. Elle prend son essor autour de 1880, en réaction au changement de société provoqué par la montée de l’industrialisation, le développement du prolétariat et le triomphe de la bourgeoisie. Elle rejoint ainsi le constat que pose le jeune Barrès sur l’état du théâtre, et, plus généralement, sur l’ensemble de la société.

En 1884, quand Barrès présente sa gazette Les taches d’encre, il note avec dédain que « cette gazette étant littéraire, elle ne s’occupera que rarement des théâtres » (cité dans Pruner, 1991 : 41). Un peu plus tard, en 1912, il confie à son journal son dégoût du théâtre et réprouve la moralité dégradée de ce dernier (Pruner, 1991). Cette critique s’étend à l’ensemble de la société, à l’égard de laquelle Barrès entretient un sentiment de révolte : contre le matérialisme et le positivisme, contre le triomphe de la bourgeoisie, contre la corruption de l’argent et contre la modernité qui commence à s’imposer.

Copeau, non plus, ne se situe pas du côté de la modernité ; à son retour des États-Unis, en 1919, il semble effrayé du luxe et du désir de fête d’une société marquée par les douleurs de la guerre (Borgal, 1993 : 9-16). Par son réseau de sociabilité (André Gide, Jean Schlumberger, Roger Martin du Gard, cofondateurs de la Nouvelle Revue Française, à laquelle il contribue comme critique dramatique), Copeau se détache également des avant-gardes artistiques de l’époque. En 1926, dans sa conférence intitulée « Une rénovation dramatique est-elle possible ? », il critique le modernisme « uniquement soucieux de se montrer original en torturant une forme jusqu’à la détourner de son bon sens et de sa destination » ([1926] 1974 : 254). En 1934, dans la conférence qu’il donne au congrès de la Fondation Volta, à Rome, il dresse le portrait d’une société en déclin, gangrenée par la perte de valeur des liens familiaux (1934)[2]. Le 24 juillet 1936, dans un article de Comoedia, il affirme que « le théâtre a besoin d’être décabotinisé, désembourgeoisé, désencanaillé » (1936 : 1). En 1941, à l’occasion de la publication de Théâtre populaire, il reprend le texte de la conférence de 1934, en procédant à de rares modifications (en italique la rédaction de 1941 et entre parenthèses celle de 1934) :

Quand les cadres que je viens d’indiquer sommairement sont brisés par une philosophie négative [Copeau vient d’évoquer des formes de représentation théâtrale qui unissaient le peuple en contribuant à son édification : tragédies grecques, mystères médiévaux, comédies de Molière], quand les penchants naturels de l’homme tendent à supplanter (l’emporter) sur toute discipline intérieure, quand les liens du mariage et l’autorité paternelle sont relâchés au point de désassembler la famille, quand l’amour est réduit à l’appétit charnel et l’honneur considéré comme un objet de dérision, quand les rangs sociaux sont confondus et les croyances disqualifiées, quand la personnalité même est mise en doute jusqu’à ne plus former qu’un faisceau délié de tendances confuses, quand l’homme, au lieu de se dégager et de se construire, ne reçoit plus de lui-même que la mission de se connaître, ou plutôt de se chercher, et d’ajouter par son intelligence dévoyée au chaos de la nature, quand il ne trouve plus (en lui ou hors de lui) de résistance(s) et prend pour mot d’ordre (qu’il prend enfin pour mot d’ordre) le « tout est permis », enfin quand il n’y a plus de moeurs (alors) il n’y a plus de comédie, ni de tragédie.

1941 : 10

Le constat d’une « crise de civilisation » et la préoccupation de la « vie morale des peuples » paraissent donc constants ; l’auteur semble même durcir son propos.

Toujours dans Le théâtre populaire, Copeau reprend la thématique de la solitude de l’homme moderne, que plus rien ne « lie », contrairement à l’homme du xviie siècle qui était un homme « relié » : « L’homme moderne a répudié, à grand effort, les reliements et les communautés. Il n’a voulu se connaître qu’en tant qu’individu, sans foi ni loi, et ne développer que ses droits » (p. 11). Si ce champ lexical inspiré du discours religieux est déjà présent dans les écrits de Barrès, il revient avec vigueur sous Vichy, qui fait de la famille le socle de l’identité nationale : « La famille est la cellule essentielle ; elle est l’assise même de l’édifice social. C’est sur elle qu’il faut bâtir. Si elle fléchit, tout est perdu ; tant qu’elle tient, tout peut être sauvé », écrit Philippe Pétain en 1940 (cité dans Miller, 1975 : 115). Le discours pétainiste impute à l’individualisme la cause et l’effet de la décadence, à l’origine même de la défaite militaire de 1939. Le régime de Vichy reprend à son compte la critique faite par Barrès contre l’héritage des Lumières, qui a fait naître un citoyen abstrait, un « homme régénéré », pour reprendre l’expression de Mona Ozouf (1989), hors de toute attache historique et territoriale. Dans le discours pétainiste, contrairement à la théorie rousseauiste, la société préexiste à l’individu et le citoyen n’est pas un homme libre, sans liens : il naît dans une société première, la famille, et plus il grandit, plus il éprouve les multiples liens qui l’attachent à la communauté nationale.

De ce constat d’une perte de liens à l’origine d’une « crise de civilisation » émergent deux caractères propres de la pensée de Copeau : d’une part, la volonté de recréer de la communauté au sein d’une société marquée par l’étiolement du lien social et, d’autre part, le souci d’éduquer le peuple. C’est par ce biais que l’on peut comprendre la défense d’un théâtre populaire « d’union et de régénération » (1941 : 32) et l’inscription du théâtre dans une perspective de revendication nationale : il s’agit pour Copeau de contribuer par une réforme radicale des pratiques théâtrales, par un « renouvellement de ses forces internes » (p. 31) à reconstruire la France suivant les valeurs de solidarité, de discipline et de travail.

Recréer des communautés

Très tôt, Copeau est préoccupé par la question de la communion avec le public. Il pose tout d’abord la question au niveau du rapport entre l’acteur et le spectateur, puis il l’élargit à la manière dont il entend travailler avec les acteurs. Enfin, il engage la réflexion à l’échelle nationale, en souhaitant voir apparaître une autre société.

En effet, la question de la communion est d’abord posée sous un angle artistique : Copeau reprend un élément de Bayreuth[3] en plongeant la salle dans le noir afin de favoriser la rencontre entre l’artiste sur scène et le spectateur dans la salle. Son traitement de la scène, l’élimination de tout accessoire superflu, doit permettre une rencontre plus sensible et plus sincère avec les spectateurs. Copeau souhaite un public restreint pour l’expérience du Théâtre du Vieux-Colombier, mais un public proche des artistes, en communion avec ses projets et ses ambitions.

La « fabrique du théâtre », telle qu’il la pense, ressort du modèle de l’assemblée conventuelle, qu’accentue l’adhésion de plus en plus convaincue de Copeau au catholicisme. Revenant sur l’expérience du Théâtre du Vieux-Colombier, il confesse avoir voulu fonder une « véritable communauté », où « l’ordre et la discipline régnaient, mais une discipline éclairée par l’intelligence, consentie par la confiance et l’amitié » ([1926] 1974 : 262). La troupe formée à Pernand-Vergelesses, en 1924, a repris, à petite échelle, l’économie d’une communauté de fidèles autour du chef. Elle s’appuie sur une solide hiérarchie et sur le rôle légitime du chef : loin d’une conception égalitaire, la troupe, selon Copeau, est une organisation pyramidale à propos de laquelle il n’hésite pas à rappeler l’importance de sa fonction de « maître », qui peut s’accompagner d’un exercice dictatorial de son pouvoir sur les fidèles, au nom du bien de la communauté tout entière.

Cette idée de communauté artistique informe, plus largement, la conception de la société de Copeau. En effet, en 1934, comme en 1941, il défend une société hiérarchisée, où chaque membre occupe une place définie : il regrette ainsi la confusion des rangs sociaux génératrice du chaos social. On retrouve cette même idée dans l’idéologie vichyste. qui transpose à l’échelle nationale l’organisation familiale autour de la figure du père. Le maréchal Pétain se présente comme le « Père des Pères, le Père-étalon » (Miller, 1975 : 56). De cette rhétorique du père découle assez facilement l’idée du chef. Découle également la valorisation des élites d’où pourront sortir les futurs chefs. Ainsi, l’École des cadres d’Uriage est créée autour du capitaine Pierre Dunoyer de Segonzac pour constituer un nouvel encadrement pour la France. Pensée pour servir la Révolution nationale du maréchal Pétain, l’école devient rapidement un lieu actif de débat et de réflexion. Elle se démarque progressivement de la politique de collaboration du régime pour devenir bientôt un vivier de résistance. Elle est dissoute en décembre 1942 par Pierre Laval (Comte, 1991), mais aura contribué à la formation d’une nouvelle élite qui occupera des postes à responsabilité à la Libération. Cette thématique des élites n’est alors pas sans rappeler la position de Copeau en 1913 lorsqu’il fait appel à un public cultivé pour ouvrir le Théâtre du Vieux-Colombier et lui assurer sa pérennité.

Enfin, notons que cette valorisation du chef sera reprise après la Seconde Guerre mondiale, lorsque Jeanne Laurent nomme à la tête des centres dramatiques ou du TNP des hommes qui ont su faire preuve de leur ethos de patron de troupe, en conjuguant autorité, capacité de décision et volonté de transformation (Denizot, 2005 : 140-152).

Mais cette vision pyramidale d’une société n’empêche pas une attention au peuple. Bien au contraire. L’appel au peuple apparaît comme le rempart contre la décadence de la société. C’est le sens même du mouvement conduit par le général Boulanger (ministre de la Guerre de 1886 à 1887, exilé en 1887 à Clermont-Ferrand), auquel le régime de Vichy emprunte. Apparenté selon René Rémond au bonapartisme ([1954] 1982), défini comme « socialisme national » par Zeev Sternhell (1978 : 171), le boulangisme, auquel adhère Barrès, repose sur la volonté de changer le régime politique en privilégiant l’expression directe du peuple et le plébiscite pour un homme fort qui puisse lutter contre les dérives d’un régime parlementaire inefficace car instable. Ce mouvement s’appuie sur un contexte de crise économique qui fragilise les ouvriers, les petits commerçants et les artisans : en mettant en avant la question sociale, le général Boulanger parvient à menacer la république parlementaire, sans toutefois parvenir à la renverser. En effet, l’activisme de celui-ci atteint son apogée en 1888, mais le parti révisionniste échoue aux élections législatives de 1889 (Winock, 1987 : 93-140). Le régime de Vichy reprend les arguments les plus saillants du discours boulangiste : la question sociale et le plébiscite du chef.

Le discours de Copeau rejoint, en certains points, ceux précédemment présentés, même s’il convient d’analyser avec mesure des écrits qui ne se donnent jamais explicitement comme programme politique. Copeau emploie l’expression de « renouvellement des forces internes » qu’il applique à l’art théâtral et à la nécessité de le faire évoluer, mais il aurait tout aussi pu l’appliquer à la société tout entière : pour lui, renouveau théâtral et renouveau social sont étroitement liés. Il invite le peuple à rassembler ses forces pour « la réfection de la France » (1941 : 32). Et cette invitation n’est pas liée au contexte vichyste : déjà en 1936, dans l’article de Comoedia déjà cité, Copeau note : « Depuis plus de vingt ans, je n’ai cessé de diriger[4] et d’écrire que le théâtre, dont nous nous efforcions de prolonger la vie, de rajeunir les formes par des moyens souvent artificiels, ne connaîtrait de saine renaissance qu’avec un renouveau social, d’où qu’il vînt » (1936 : 1). Le ton de 1941 n’est finalement pas si différent ; Copeau fait appel à un État à même de prendre des décisions radicales. La « couleur » politique de celui-ci ne semble pas si importante : il cite à demi-mot, mais sans véritablement prendre de précautions, tout aussi bien l’URSS que les régimes fascistes de l’Italie et de l’Allemagne. Si l’avènement du Front populaire lui permet d’espérer la résurgence, après des siècles d’absence, du théâtre populaire, celui du régime vichyste lui donne l’espoir que « ce qu’il va dire ne tombera pas tout à fait dans le vide. Et cette espérance correspond au sentiment qu’il a d’un certain retour à la réalité, d’une remise en place, d’une reprise et d’une hausse des valeurs ordinaires » (1941 : 3). Puisque le renouvellement théâtral viendra du renouvellement social, Copeau lance des appels explicites au Front populaire, puis à Vichy, qui revendiquent, l’un comme l’autre, une volonté de changement.

Pourtant, si Copeau évoque le « renouveau social », qu’il appelle de ses voeux, il ne théorise pas l’éventuel changement de régime : le seul axe qu’il propose est l’éducation du peuple, et de la jeunesse, en particulier. Il multiplie les appels à la jeunesse : en 1937, la revue brésilienne La Nacion publie un texte intitulé « Place aux Jeunes », dans lequel il exprime le souhait de voir la vitalité théâtrale se manifester à travers les jeunes (Copeau, [1937] 1974). En 1944, il donne une conférence pour les Oeuvres scolaires et post-scolaires au Théâtre Récamier et enjoint aux jeunes auditeurs d’« être des hommes » ([1944] 1974 : 109) et de contribuer à la réforme du théâtre :

J’ai pu trop souvent observer que les moeurs du théâtre n’avaient pas beaucoup changé. Aujourd’hui encore, je le vois menacé par les mêmes maux, les mêmes abus et les mêmes lâchetés auxquels il était en proie quand je suis parti en guerre, voici plus d’un quart de siècle.

p. 110

Le théâtre, parce qu’il éduque et grandit l’homme, apparaît comme le moyen privilégié de transformer les masses en peuple. En effet, Copeau fait allusion, dès l’article de Comoedia de 1936, aux rassemblements, défilés, parades que le régime nazi a organisés pour sa propagande, thématique reprise dans Le théâtre populaire. Certes, Copeau ne conteste pas leur efficacité mais leur dimension « théâtrale », car il leur manque l’essence même du théâtre : le drame et la « force dramatique » de la narration : « Le théâtre pour les masses n’est pas forcément un théâtre de masses. À mon sens, le théâtre de masses est en contradiction formelle avec l’économie nécessaire aux jeux concertés d’une force dramatique » (1941 : 45). Copeau distingue donc bien la masse du peuple ; et même s’il ne le note pas expressément, il laisse à penser que la masse peut être menaçante, car peu instruite et peu éduquée. Il rejoint là encore la pensée du jeune Barrès, qui privilégie l’intériorité et l’individu, face à la crainte de la foule et des forces obscures que la démocratie parlementaire peut laisser s’exprimer. Dans les trois ouvrages du Culte du moi (Sous l’oeil des barbares, Un homme libre et Le jardin de Bérénice, publiés respectivement en 1881, 1889 et 1891), Barrès développe le sentiment de décadence et la critique de l’affairisme de la République opportuniste qui le conduisent peu à peu à se réfugier dans le Moi-Individu (Domenach, 1954). Ces romans sont marqués par la découverte de l’inconscient, notamment par l’ouvrage de Sigmund Freud, Psychologie collective et analyse du moi, dans lequel celui-ci reprend les théories de Gustave Le Bon sur la foule, pour mettre en avant l’impossibilité de la contrôler[5].

En somme, chez Copeau, le peuple se distingue de la masse ; il n’est pas lié, non plus, à une catégorie sociologique ; il renvoie à l’unité nationale. Charles Péguy écrit à propos de Copeau, dans les Cahiers de la Quinzaine, le 10 juin 1902, qu’il cherche à « refaire un public ami de la vérité sincère, de la beauté sincère ; un public peuple, ni bourgeois, ni populaire, ni faisandé, ni brut » (cité dans Borgal, 1960 :164). Dans cette construction intellectuelle, le théâtre doit régénérer le sentiment national. C’est ainsi qu’il faut comprendre cette expression souvent citée pour définir le théâtre populaire : « Ce qu’il nous faut, c’est un Théâtre de la Nation. Ce n’est pas un théâtre de classe et de revendication. C’est un théâtre d’union et de régénération » (Copeau, 1941 : 32).

Vers un « Théâtre de la Nation »

L’hypothèse selon laquelle la notion de théâtre populaire se construit dans son lien étroit avec l’idée nationale se nourrit de la récurrence du peuple comme métaphore de la nation, tant dans les discours que sur les scènes. Pourtant les relations du théâtre populaire à la nation sont complexes. Il serait illusoire de vouloir distinguer une conception universaliste de la nation d’une conception plus particulariste : l’originalité du mouvement du théâtre populaire est de mêler, à des degrés distincts, ces deux traditions. Qu’en est-il chez Copeau ?

Celui-ci prend comme référents, en dehors du théâtre de Molière dont il vante l’héritage de la commedia dell’arte, l’Antiquité grecque et le Moyen-Âge, dont les pratiques théâtrales investissent largement la vie de la cité ou du bourg et intègrent l’ensemble du peuple (il n’est pas question ici d’interroger la véracité de cette conception, mais d’observer la représentation formulée par Copeau). Il retient les éléments suivants : le théâtre réunit le « peuple entier », les « citoyens assemblés » (1941 : 4) ; il a une valeur d’« édification » parce qu’il transmet des valeurs morales (p. 6).

Cette fonction éducative du théâtre, qui passe par un retour vers le passé, rencontre, quelques décennies plus tard, le patriotisme ouvert de Barrès. Pour dépasser le matérialisme de la société industrielle et bourgeoise, Barrès défend le sentiment de fierté nationale, qui s’articule à un rapport particulariste à la nation : pour ce dernier, les provinces françaises sont autant « d’expressions particulières d’un même génie national » (Sternhell, 1985 : 35). En germe dans cette célébration des provinces – et, dès 1889, des provinces perdues en 1871 –, la théorie de la Terre et des Morts que l’auteur développe au moment de l’affaire Dreyfus, et qui le conduit vers un nationalisme radical, sous-tendu par un furieux antisémitisme, bien étrangers à la pensée de Copeau. On peut, en revanche, retenir de cette filiation barrésienne la nécessité de forger le sentiment d’appartenance à la nation par la diffusion du patrimoine commun. Barrès écrit dans un article de La Cocarde, le 22 octobre 1894 : « On entend par nation un groupe d’hommes réunis par des légendes communes, une tradition, des habitudes prises dans un même milieu durant une suite plus ou moins longue d’ancêtres » (cité dans Sternhell, 1985 : 223). Cette conception n’est encore pas si éloignée de celle d’un Jules Michelet, voire d’un Ernest Renan, que Barrès critiquera vertement quelques années plus tard[6]. En choisissant les forces du passé, Barrès se fait conservateur ; le régime de Vichy s’inscrira dans cette tradition conservatrice.

Copeau applique au théâtre cette ambition politique de retour vers le passé : il s’agit de retrouver les « racines » d’un art décadent (1941 : 31). Le travail avait déjà été commencé au Théâtre du Vieux-Colombier, en remettant à l’honneur les textes classiques. L’expérience des copiaus (1924-1929) – dont il faut rappeler qu’elle n’est pas mue, au départ, par la volonté d’apporter la bonne parole aux paysans bourguignons, mais par le désir de fuir l’agitation théâtrale de Paris, comme ce sera également le cas pour Vilar, quand il fonde le Festival d’Avignon en 1947 – a permis à Copeau de tester ces idées. En 1941, il revient sur cette expérience qu’il qualifie de « modeste » (p. 50) pour souligner que ce qui plaisait aux spectateurs n’était point « la peinture platement réaliste de leurs moeurs. Mais un composé de vérité et de poésie » : des « thèmes lyriques » qui émanent du « fond des âges et du fond de l’âme populaire, pour être simplement recueillis et transcrits par un poète » (p. 51-52). Pourtant, ce souci de l’implantation locale ne doit pas être pensé comme exclusif d’une conception plus nationale de son implication théâtrale, puisque, dès 1929, Copeau postule pour le poste d’administrateur de la Comédie-Française (Consolini, 2010). Ainsi, si l’on intègre la pensée barrésienne de la nation à la réflexion sur le théâtre populaire, l’hypothèse de David Bradby d’une contradiction entre la dimension nationale et la dimension locale de l’histoire du théâtre français de l’après-Seconde Guerre mondiale et, en particulier, de la décentralisation dramatique, peut alors être remise en question (Bradby, 1995)[7].

En 1941 – mais cette idée est déjà présente en 1936 –, Copeau propose des « célébrations dramatiques », qui puissent s’inspirer « de l’histoire, du folklore, du calendrier » (1941 : 43). Le spectacle de plein air, conçu sur le mode de la rareté, devient un moyen de rendre sa mémoire au peuple et de valoriser les communautés locales. La crise mystique que traverse l’artiste le conduit à penser le théâtre comme « art sacré », ce qui accentue son intérêt pour les mystères médiévaux. En 1933, il monte en plein air, dans le cloître de Santa Croce à Florence, le Mystère de Santa Uliva, pièce du xve siècle qui non seulement lui donne le goût de l’espace, mais contribue à affiner la conception du théâtre comme lieu de la communauté et du lien retrouvé. En juillet 1943, il présente, en plein air et sur le modèle d’un mystère, sa dernière grande réalisation, Le miracle du pain doré, qui commémore le cinquième centenaire de la fondation des Hospices de Beaune. Cet attachement sensible à la terre est déjà perceptible quand, dans un article du Figaro daté du 15 septembre 1939, devant l’imminence des destructions, Copeau songe avec émotion à la peine de celui qui, ne possédant que sa terre, perdra toute sa richesse quand les ruines s’amoncelleront[8] :

[…] l’homme dont le travail est une conversation sans fin avec le sol, avec la vigne, avec l’étable, le pâturage et le jardin, si la violence lui arrache, lui détruit entre les mains, non seulement le fruit et le salaire, mais l’objet même et la matière de son industrie, comment se reprendra-t-il dans l’avenir, comment ses descendants retrouveront-ils le goût à bâtir une maison, à organiser un foyer, à ranger du bois dans la cour, à confier la récolte au grenier et à la cave, à mettre au monde et à nourrir des enfants ?

Copeau, 1939

Comme pour Michelet, comme pour Barrès, le retour vers le passé n’atteint sa mission morale que si cela débouche sur une approche sensible et personnelle de l’histoire. Le dernier texte de Copeau, sur saint François d’Assise, Le petit pauvre (1946), illustre bien cette volonté de développer un rapport charnel et non abstrait avec les morts et les ancêtres. Par ailleurs, le catholicisme apparaît également comme un instrument de culture française.

Le projet culturel de Vichy répond en tout point à cette apologie du passé et du terroir, en promouvant un retour aux traditions, aux ancêtres, par le truchement du folklore et des arts populaires (Faure, 1989). Mais cette valorisation de l’histoire, du passé et du terroir n’exclut pas une volonté de rénovation : il ne s’agit pas seulement de maintenir les traditions ; il faut également les rénover, ce que Copeau ne dément pas lorsqu’il propose de « réinventer la forme » (1941 : 56). En cela, celui-ci s’inscrit dans un mouvement assez vaste qui touche l’ensemble des arts, en particulier la peinture. Ainsi, en mai 1941, se tient, dans le cadre de l’action de Jeune France[9], association créée sous l’égide du Secrétariat à la jeunesse en décembre 1940, une exposition intitulée Vingt jeunes peintres de tradition française (Bertrand-Dorléac, 1986). On y retrouve des peintres qui contribuent au renouvellement de l’École de Paris : Jean Bazaine, Léon Gischia, Jean Le Moal, Alfred Manessier, Édouard Pignon, Suzanne Roger, Tal Coat. Ces artistes sont convaincus de la nécessité d’éduquer le public et de toucher un public de masse en revenant à une certaine simplicité, en retrouvant les thèmes et les techniques populaires de traditions perdues. Ce subtil mélange entre tradition et modernité, aux antipodes de l’avant-garde, qui porte la négation du passé, n’est pas sans rappeler les idées de Copeau, quand il souligne la « simplicité », la « rusticité » du « miracle théâtral » de la commedia dell’arte (1941 : 57).

Conclusion : retrouver le « sens » du théâtre

En conclusion, les travaux actuels prouvent que Copeau ne découvre pas le théâtre populaire grâce à l’idéologie vichyste : les questions qu’il pose en 1941 sont celles qu’il se pose dès 1913 : comment retrouver le « sens » du théâtre ? Comment retrouver le sens « authentique » du théâtre ?

Les réponses que Copeau apporte sont finalement assez stables et semblent presque indépendantes du contexte politique : retourner à la pureté de la notion d’art ; exiger des acteurs un total désintéressement et leur donner une solide culture ; sortir des limites physiques du théâtre ; inventer une forme théâtrale propre aux besoins de l’époque ; adapter l’aménagement scénique à la conception dramatique, sans raffiner les installations, en préservant le plateau de toute superficialité. Ce constat permet alors de considérer avec distance et nuance les liens entre Copeau et Vichy, en dépassant tout esprit polémique, contrairement à l’article de Jean-Pierre Thibaudat, « Le jour où Copeau a exclu les acteurs juifs du Français », paru dans Libération le 2 janvier 1995.

Parce qu’il est convaincu que du changement social dépend le renouveau théâtral, Copeau a voulu croire que Vichy apporterait des solutions satisfaisantes. Il accepte ainsi la proposition d’Édouard Bourdet d’assurer son remplacement en intérim à la Comédie-Française (mai 1940-janvier 1941) (Joubert, 1998), accepte sous contrainte d’exclure les juifs pour pouvoir rouvrir la salle en septembre 1940, mais démissionne en janvier 1941 sous pression des autorités allemandes, qui estiment qu’il ne collabore pas suffisamment étroitement avec les services de la propagande allemande (Copeau, [1940] 1983). Copeau se retire alors à Pernand-Vergelesses et refuse toute nouvelle responsabilité publique.

Le positionnement de Copeau suit celui de nombreux artistes, qui firent tout d’abord confiance au maréchal Pétain, puis s’éloignèrent du régime quand celui-ci prôna une collaboration active (Added, 1992) : ainsi l’association Jeune France est dissoute en mars 1942, après dix-huit mois d’existence, parce qu’elle commence à représenter un risque potentiel d’opposition. Copeau accepte, comme beaucoup de Français, au nom d’une volonté de maintenir les institutions en état de marche, et parce qu’il estime peut-être qu’elles permettront de relever la France, d’appliquer des lois qu’il juge pourtant iniques. Et c’est parce que la France du général de Gaulle, celle de la Libération, se construit sur le mythe d’une France résistante, que l’on a longtemps voulu tenir sous silence cette page de l’histoire.

Pourtant, malgré le discours de De Gaule qui veut faire de Vichy une « parenthèse », la IVe République conçoit un État interventionniste dont le préambule mentionne que la Nation doit garantir l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction et à la culture, ce qui rejoint les demandes réitérées de Copeau d’une intervention forte de la puissance publique en matière théâtrale (Copeau, sur ce point, opère un changement radical par rapport à sa position des années du Vieux-Colombier[10]). Mise en oeuvre progressivement à la Libération, l’intervention publique est légitimitée et institutionnalisée en 1959 par la création d’un ministère des Affaires culturelles confié à André Malraux. Le théâtre populaire de Copeau est alors intégré à la généalogie du « théâtre, service public » (Vilar, 1975 : 173), malgré son inscription dans un héritage et une tradition que la France d’après-guerre a souhaité oublier au plus vite.