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Le Cirque du Soleil représente un haut fait économique et culturel du Québec contemporain. Il exprime l’idée que la société québécoise n’est pas condamnée au déclin, qu’elle ne privilégie pas les formes désuètes de l’enracinement dans un espace natif. Ainsi, le Cirque du Soleil est le signe d’un succès incontestable depuis le début des années 1990. Il traduit la valeur d’une industrie qui exporte des « contenus culturels », une image de marque du Québec international. En effet, le Cirque du Soleil a permis l’éclosion d’une forme d’art scénique à grand déploiement. Dans cette perspective, l’art circassien n’est plus la description d’un univers qui intéresse avant tout les spécialistes du théâtre expérimental. Pour complexifier les choses, le Cirque du Soleil s’est développé en marge des grandes foires du spectacle populaire qui étaient présentées autrefois dans les arénas et autres Forums d’Amérique du Nord.

Ainsi, le Cirque du Soleil nous fait voir une réalité fascinante. Il est l’expression d’une industrie culturelle dont la productivité proverbiale est souvent citée, le créateur de contenus culturels spectaculaires, puisque les spectacles du Cirque du Soleil se déploient sur plusieurs continents. Dans ce contexte, la performance du Cirque du Soleil échapperait-elle aux formes locales de l’espace montréalais ? Notre article abordera le récent projet d’installation du Cirque du Soleil au bassin Peel, à Montréal, au début des années 2000. À propos de l’investigation des modes de représentation spectaculaires du Cirque du Soleil, nous n’avons pas l’intention d’étudier la performance qui voit le jour sous le chapiteau.

Au contraire, nous étudierons la mise en scène du Cirque du Soleil dans l’espace urbain, la constitution d’une image de marque qui se veut sans défauts. Le choix de cette dernière expression n’est pas anecdotique. Une étude concluait que le Cirque du Soleil tenait lieu de modèle d’entreprise aimé par les Québécois. Au même titre que les fameux Jean Coutu et Alimentation Couche-Tard, le Cirque du Soleil fait partie d’un théâtre identitaire cher à la société québécoise. Le sujet minoritaire d’autrefois s’est émancipé, il a créé des multinationales dans les domaines de la fabrication manufacturière et des services. La référence au Cirque du Soleil est de mise à propos du Québec contemporain. Comme on le verra au cours de cet article, la valorisation de la festivité, de la débrouillardise et de la créativité est à l’avant-scène. À lui seul, le Cirque du Soleil fait appel à un répertoire de significations complexe : la petite société québécoise serait devenue un lieu de création de haute voltige.

Qu’on ne se méprenne pas sur la valeur économique de cette image de marque. Celle-ci se calcule en dollars, revendique une place de choix dans les médias internationaux, conquiert des parts de marché grâce à une stratégie d’expansion mondiale que le Cirque du Soleil maîtrise avec brio. L’étude indiquait que le nom du Cirque du Soleil apparaissait de manière prédominante lorsqu’il était question d’associer un nom d’entreprise, de créateur à l’image de marque du Canada ou du Québec. Avec les firmes SNC-Lavalin et Bombardier, le Cirque du Soleil était l’une des composantes de cette image de marque mondialisée. Pour d’autres, la pertinence de cette mise en scène identitaire tiendra lieu d’hérésie. Quoi ! Le Cirque du Soleil serait-il autre chose qu’un nouvel empire Disney, la forme exécrée d’un art populaire qui séduit, hypnotise, fabrique un art sirupeux qui recourt, sans mauvaise conscience aucune, aux formes les plus bêtes du spectacle de masse ? En d’autres termes, le Cirque du Soleil n’aurait rien en commun avec les formes anciennes du théâtre qui promeuvent la mise en relation d’un auditoire et d’une communauté d’acteurs dans un espace scénique. Le Cirque du Soleil aurait renié ses origines (que l’on fait remonter à Baie-Saint-Paul au début des années 1970) pour adopter un style multimédiatique qui abuse des images et des sons, des prouesses corporelles et technologiques. Nous ne retiendrons pas ce point de vue sévère au cours de notre réflexion.

Rien n’indique, pourtant, que ce point de vue est totalement injustifié. Le Cirque du Soleil n’hésite pas à faire vibrer les cordes d’un pathos qui fait sourire, qui provoque parfois la dérision. Mais cette critique, qui a pour projet de situer l’existence du Cirque du Soleil en regard des formes plus nobles de l’art circassien, est inopportune. Qu’on le veuille ou non, les aires de jeu du Cirque du Soleil voient le jour à Macao, à Shanghai, à Singapour. Ce sont là les théâtres de cette image de marque que nous voulons explorer de façon substantielle. Le Cirque du Soleil privilégie une stratégie de déploiement international qui fait peu de cas des anciennes métropoles mondiales (et culturelles) que furent Paris, Londres ou New York. Il ne prétend pas tenir lieu de référence dans l’agora du théâtre expérimental ou de la performance. Bien sûr, l’Europe et l’Amérique du Nord demeurent des sites de choix. C’est le cas du spectacle d’hiver intitulé Wintuk, qui fut présenté pour la première fois en novembre 2007 au Madison Square Garden. C’est le cas de la présence importante du Cirque du Soleil à Las Vegas, cet empire du jeu qui a connu au cours des dernières années de profondes mutations.

Quelle bizarre complicité que cette mise en oeuvre des activités du Cirque à Las Vegas ! À lire les spécialistes qui étudient les formes de l’univers urbain, Las Vegas est le symptôme d’une périurbanité qui fait mainmise avec violence sur le territoire désertique du Nevada. Las Vegas tient lieu de moloch, un espace en perdition qui correspond à un monde sans âme. Pourtant, la crainte ou l’espoir de la débauche ne suffisent pas pour décrire les nouvelles configurations de l’imaginaire urbain. La diffusion de la sphère récréotouristique est devenue un bien commun qui nous conduit à revendiquer le plaisir : de jouer, de perdre sa mise, de prétendre que cette perte ne nous touche pas, nous indiffère. Las Vegas est, de plus, le symptôme d’une architecture bon enfant qui sied bien au discours que défend le Cirque du Soleil dans ses faits et gestes.

Au cours des années 1960, l’architecte Robert Venturi percevait avec un esprit iconoclaste l’architecture vernaculaire de Las Vegas. Nous aurons par ailleurs l’occasion de mieux saisir la singularité de Las Vegas au coeur même de l’espace montréalais. Ainsi, le jeu, la festivité sont de nouvelles icônes qui furent proposées lors du récent débat montréalais à propos de l’installation du Cirque du Soleil au bassin Peel. Cette controverse fit la manchette des médias, suscita de nombreuses prises de parole d’organismes communautaires, de groupes de défense des citoyens, d’associations de protection du patrimoine. Le Cirque du Soleil annonçait, par l’entremise d’un projet immobilier de Loto-Québec, la construction d’un immense complexe récréotouristique. Ce projet, dont le coût dépassait le milliard de dollars, allait transformer la trame urbaine d’un quartier à l’abandon. Il était la promesse d’une renaissance urbaine, autre lieu commun des maires des grandes cités états-uniennes qui veulent atténuer l’image négative de villes sans âme, de lieux inhabités. En somme, ce projet récréotouristique allait redonner un supplément d’énergie à Montréal, cette ville échaudée par de vastes projets immobiliers et culturels qui s’imposèrent dans les années 1960 et 1970. À la suite de l’Exposition universelle de Montréal, puis des Jeux olympiques d’été de 1976, il fallait bien trouver un nouvel idéal… La création du casino au bassin Peel semblait l’occasion inespérée.

Pourtant, ce casino ne vit jamais le jour. Il demeura une fantaisie d’idéateurs, d’architectes, d’aménageurs urbains qui prétendent gérer la ville, la dessiner, la tracer. D’autres diront que le projet mis en place par le Cirque du Soleil et Loto-Québec était un éléphant blanc, à moins d’avancer une proposition nostalgique : le Cirque du Soleil incarnait un potentiel de création inespéré qui, aujourd’hui, condamne Montréal à ressasser une existence anomique. Nous nous intéresserons, dans le cours de cet article, aux lieux communs qui façonnent l’univers des discours à propos de Montréal, aux tensions identitaires qui animent cette ville, au bien-fondé de ce projet urbain, à son intégration dans l’univers urbain (de Pointe-Sainte-Charles) qui était le site limitrophe de cette immense aventure immobilière. Dans cette perspective, nous avançons que l’abandon du projet du Cirque du Soleil représente un avantage de taille. Ainsi, le Cirque du Soleil et la société d’État Loto-Québec auront créé de toutes pièces le simulacre urbain d’un développement récréotouristique à grande échelle dont rien ne témoigne aujourd’hui. À l’exception de nombreux dossiers de presse, de lettres de citoyens qui parurent dans les quotidiens de Montréal, le projet de casino au bassin Peel fut une fiction. Mais cette fiction provoqua des antagonismes, suscita des espoirs.

Cette fiction urbaine que représenta le projet de casino du Cirque du Soleil nous permet de comprendre de quelle manière Montréal habite les récits de la postmodernité architecturale, cette pluralité des formes qui est perçue aujourd’hui, dans un contexte de forte compétition métropolitaine, comme un passage obligé. À partir de ce point de vue, il est possible d’aborder la représentation « à la Vegas » du Cirque du Soleil dans l’univers montréalais. Nous étudierons les représentations du discours social qui permirent la création d’un discours antagoniste à propos de cet aménagement du bassin Peel. Fidèle à cette idée de zones de tension qui sont à l’oeuvre dans l’univers des discours, nous pensons que les infortunes qui entourèrent la mise en oeuvre du projet du Cirque du Soleil sont l’expression vive de la pensée architecturale. Celle-ci prétend créer un lieu propice qui favorise le bonheur des habitants, permet des relations harmonieuses entre sujets qui peuvent vivre au coeur d’un espace choisi. Ainsi, la prétention des architectes et des aménageurs se mesure toujours à leur certitude d’avoir raison, tant l’espace qu’ils proposent rend heureux, accentue des interactions croissantes entre citoyens qui revendiquent un droit de parole, une agora.

Un simulacre urbain

Paradoxe du projet du Cirque du Soleil, un casino (lieu d’exploitation et de souffrance) allait devenir un carrefour de spectacles, d’expérimentations dans le domaine des arts visuels et de la scène. Le Cirque du Soleil, par l’entremise de ce projet, allait insuffler à un quartier en déshérence (Pointe-Sainte-Charles) une nouvelle vigueur qui métamorphoserait les filles et les fils d’ouvriers en nouveaux bateleurs et artistes d’un cirque ayant pignon sur rue à Montréal ! On voit bien que le simulacre urbain des architectes et des aménageurs coïncidait avec le discours des décideurs politiques et économiques qui prétendent circonscrire le progrès, le loisir, le bien commun. Dans le cas précis du Cirque du Soleil, on doit manifester notre étonnement à propos de cette bavure que représenta le projet du bassin Peel, si l’on tient compte de l’image de marque notable que cette multinationale du festif possède au Québec. Certains parlèrent d’une erreur de gestion, d’une tentative maladroite d’intégrer les activités internationales du Cirque dans l’espace urbain montréalais qui lui donna naissance. Certains virent dans la volte-face de Guy Laliberté, qui sonna la fin de la récréation et la faillite de ce projet, une attitude responsable qui concrétisait sa perspicacité d’homme d’affaires et de jet-setter. Quoi qu’il en soit, le Cirque du Soleil représente aujourd’hui une référence importante dès qu’il est question, dans le contexte métropolitain, des embûches qui sont l’envers de tout développement culturel ou économique de grande ampleur. Il suffit de lire les dépêches des journaux de cette époque récente pour constater que le projet du Cirque du Soleil à Pointe-Sainte-Charles allait vite devenir un récit légendaire. Quel avenir radieux nous attendait que nous avions gâché ? Quel potentiel de développement avions-nous ignoré sans intelligence ? Le projet de casino du Cirque du Soleil au bassin Peel est l’exemple d’un antagonisme majeur qui sied à l’univers métropolitain montréalais. Alors que l’érection de la Place-Ville-Marie, à la fin des années 1950, a créé de toutes pièces le coeur du Montréal moderne, le projet avorté du Cirque du Soleil tient lieu d’impensé, de bavure, tant la défaite de tout projet d’envergure semble de mise.

Ce discours n’est pas nouveau. À vrai dire, il accompagne de manière systématique les représentations d’une cité métropolitaine marginale, dont il est trop souvent annoncé qu’elle est en butte à l’affaiblissement économique, à l’étiolement identitaire. Les discours élitistes insistent à loisir sur cette agonie lente d’une ville qui était autrefois une métropole de plein droit. Sous cet angle, Montréal est un univers urbain dont le coeur doit être revitalisé. Malgré la densité urbaine bien réelle du centre-ville, de nombreux aménageurs préfèrent voir dans cet espace animé une suite de terrains vagues, de zones industrielles en friche, de lieux sans âme. Il semblerait que Montréal souffre d’un déficit d’attention chronique et que seuls ces aménageurs, nostalgiques d’une colonisation industrielle du territoire, soient invités à restructurer un centre-ville défait.

Ce discours explique en partie l’attitude expéditive dont firent preuve le Cirque du Soleil ainsi que Loto-Québec dans la gigantesque entreprise d’arasement urbain que représentait le projet du bassin Peel. Il fallait recoloniser le territoire de l’intérieur, donner un coeur et un corps à une ville en souffrance, puis insuffler à Montréal une allégresse créative dont Las Vegas formait le modèle rêvé. Ironie consommée, le Montréal bien vivant des quartiers disparates de la vraie diversité culturelle, à l’instar de cette cohabitation parfois malaisée des « gens d’en haut » et des « gens d’en bas » (populations « gentrifiées » et « ouvrières » de Saint-Henri et d’autres quartiers « populaires »), devait laisser place au précepte d’une ville qui renaissait de ses cendres.

Ainsi, la figure du siège convient à notre propos. Dans cette « légende urbaine » que représenta le désir d’aménager le bassin Peel, nous observons le souhait de posséder un espace informe pour mieux lui redonner vie. Le siège consistait ici à imposer à des « populations réfractaires » des normes d’aménagement urbain respectueuses du postmodernisme triomphant que représente aujourd’hui à l’échelle planétaire la multinationale du spectacle. Dans ce projet, il n’était pas question d’infrastructures urbaines mises à mal qu’il fallait reconstruire. Il n’était pas envisagé de rénover à grands frais de monumentales autoroutes urbaines, comme c’est le cas aujourd’hui de l’échangeur Turcot ou de l’autoroute Ville-Marie. Le projet du Cirque su Soleil, ce n’était pas l’aménagement de nouvelles voies de communication, comme ce fut le cas du canal Lachine au xixe siècle, de l’aéroport Mirabel, de sinistre mémoire, au début des années 1970. Au mieux, le Cirque du Soleil mettait de l’avant le principe d’une voie de communication transnationale et festive dont Montréal allait représenter l’aire de lancement.

Le Cirque du Soleil offrait à Montréal un brillant avenir qui tablait sur une mobilité culturelle de surface, la mise en valeur de la virtualité du jeu et des profits, bien réels cette fois, capitalisés dans l’antre d’un casino. À l’âge du virtuel, il importait de créer un nouveau quartier. Bien sûr, ce fantasme n’est pas nouveau. Toutes les entreprises d’aménagement urbain tentent de faire mieux ! Elles veulent remplacer des infrastructures défaillantes, créer de nouveaux parcs, des boulevards urbains, des pistes cyclables. La science de l’aménagement implique un discours réformateur qui met de l’avant le bien commun. Les espaces publics se doivent d’accueillir les citoyens. Les normes d’hygiène et de salubrité sont rehaussées. Les miasmes de l’univers urbain doivent être éliminés. Ainsi, la lumière naturelle et l’air pur incarnent un univers qui accroît la qualité de vie des citoyens.

Ce discours réformateur, matrice de l’aménagement urbain, a connu de nombreuses métamorphoses dans l’histoire récente de Montréal. De la construction des Habitations Jeanne-Mance au cours des années 1950, sans oublier l’érection de la Place-Ville-Marie, jusqu’à l’édification du Quartier international de Montréal et, aujourd’hui, du Quartier des spectacles, le discours social promeut cette bienfaisance qui promet une mobilité citoyenne sans violence. En fait, le discours urbain valorise cet aménagement réformateur qui affirme que le monde va mieux, que le bâtiment respecte une échelle de valeurs qui prend la mesure exacte de la vie des habitants de la ville. Comment pouvons-nous alors expliquer cette bataille rangée qui intervint, par médias interposés, lors des réflexions qui devaient conduire à l’aménagement du bassin Peel ?

Nous avons souligné que la figure du siège convenait à notre propos. Nous faisions valoir que le siège constituait une figure à la fois urbanistique et militaire. Dans les pièces de théâtre de Shakespeare – que l’on pense au cycle du roi Richard –, il s’agit de prendre d’assaut une ville qui résiste à l’envahisseur. La formule est connue : l’état-major se réunit devant la cité assiégée, il offre la clémence à qui donnera les clefs de la ville et menace de destruction ceux qui résisteront au siège. Bien évidemment, dans ce discours les frontières sont réelles et les menaces ne sont pas de vaines simulations ! En somme, les armes sont disponibles pour tuer qui résiste à l’envahisseur. Sur cette question, nous avons fait de nets progrès puisque l’assiégé, en témoigne l’épisode de l’aménagement du Cirque du Soleil, appartient au monde de la virtualité culturelle. Dans ce contexte, les habitants de Pointe-Sainte-Charles prenaient l’aspect de citoyens rébarbatifs, d’altermondialistes enragés, d’adeptes de groupes populaires et communautaires qui ne voulaient décidément rien savoir du « progrès ». Au flux efficace du transnationalisme conquérant que le Cirque du Soleil incarnait, il fallait opposer un monde à échelle réduite, l’univers pauvre et médiocre des habitants du quartier Pointe-Sainte-Charles. Le siège était entrevu comme un geste généreux qui faisait valoir une réelle noblesse d’intention. Loto-Québec et le Cirque du Soleil allaient permettre à un quartier déshérité de profiter d’une manne soudaine, de recevoir la plus-value monétaire que concrétisait ce projet de casino. Dans ce contexte, il est étrange que ce siège virtuel (puisque le projet du Cirque du Soleil fut abandonné du jour au lendemain) soit resté muet à propos des formes concrètes de l’aménagement urbain dans un site précis (le bassin Peel), qu’il ait ignoré les conséquences réelles de ce projet sur Pointe-Sainte-Charles. En d’autres termes, rien ne fut vraiment énoncé à propos de l’avenir de ce quartier populaire.

À la place de Pointe-Sainte-Charles, l’univers de Vegas était certes plus seyant. Du Cirque du Soleil à Céline Dion, cet espace urbain est devenu une référence mythique. Vegas a pris la place des figures désuètes et « quétaines » de la Florida canadienne-française, de Fort Lauderdale et de Miami Beach, qui n’ont plus la cote tant ils décrivent l’univers caricaturé à souhait des Snowbirds qui séjournent dans le Sud afin d’y édifier un autre « Petit Canada ». À propos de Las Vegas, les références sont différentes. Elles renouent avec l’imaginaire collectif de la conquête américaine, un messianisme refoulé qui habite un tant soit peu tout Québécois revanchard et bon enfant qui veut ravoir toute cette Amérique qui lui a appartenu un jour. La représentation d’un Vegas fait de strass, d’immeubles démesurés, de kitsch contre nature, fait partie de notre encyclopédie culturelle. Mais de quel Las Vegas parle-t-on alors ? S’agit-il d’un univers fantaisiste que nous voyons sous la forme de casinos érigés au cours des années 1940 et 1950 ? En d’autres termes, s’agit-il d’un univers apparenté au fameux « Rat Pack » des années 1960 ? Ou bien du rôle joué par les représentations démesurées du Cirque du Soleil à Vegas ? Autrement dit, le Las Vegas qui fut évoqué à propos du Montréal régénéré de Pointe-Saint-Charles appartient-il à l’univers exotique d’une Amérique patrimoniale et sympathique que défendait autrefois l’architecte Venturi ? À moins d’avancer que Las Vegas, c’est, en fait, Macao, Singapour ou Dubaï : ces nouveaux empires du transnationalisme à l’ère de l’économie des services, du commerce électronique et des jeux en ligne.

Notre hypothèse de travail fait valoir que le projet récréotouristique promu par le Cirque du Soleil se voulait un univers autocréé, un espace urbain qui mettait à l’écart toute expression d’une architecture vernaculaire montréalaise. En d’autres termes, le projet du Cirque du Soleil, tel que nous l’offrent à voir les rares indices visuels disponibles, détruisait la trame urbaine montréalaise pour y substituer un espace propre, sans saveur et sans âme. L’échec du projet de casino au bassin Peel peut être attribué, en partie, à l’expression d’une monumentalité architecturale qui faisait tabula rasa de l’univers urbain montréalais. Pointe-Saint-Charles était perçu comme un lieu ingrat qu’il fallait bien côtoyer, tant sa proximité avec le bassin Peel était évidente. De ce bassin, site d’une activité industrielle aujourd’hui révolue, les aménageurs du Cirque du Soleil revendiquaient l’urgence d’une destruction pure et simple, ou, comme il est coutume, la restauration de quelques friches industrielles. Ce point de vue nous semble avoir été la source du conflit qui opposa les tenants d’un développement industriel agressif (chambres de commerce, décideurs économiques, promoteurs d’un Montréal en phase avec le marché américain) aux défenseurs de la vie communautaire, de la valorisation de quartiers à échelle humaine.

Formalisme et architecture

Sur ces questions, Venturi nous propose un enseignement qui est toujours d’actualité. La publication de Learning from Las Vegas en 1972, parue en français sous le titre L’enseignement de Las Vegas en 1978, fut l’expression d’un manifeste architectural iconoclaste. À cet égard, quelques passages de l’ouvrage méritent d’être cités :

Pour remplacer l’ornement et le symbolisme explicite, les architectes modernes s’adonnent à la distorsion et à la surarticulation. La distorsion violente à grande échelle et l’articulation « sensible » à petite échelle ont pour effet d’aboutir à une expression qui, pour nous, est insignifiante et non appropriée, un vaudeville architectural dans lequel, pour être progressiste, il faut paraître bizarre. D’une part, considérez tous ces bâtiments résidentiels, officiels et institutionnels dont les complexités minimes (terrasses à étages ; coupes, plans, ou élévations en accordéon ; claires-voies en porte-à-faux ; flèches diagonales, striations texturées et ponts ou arcs-boutants mobiles) équivalent presque aux distorsions criantes d’une échoppe de hamburgers McDonald même s’il y manque le programme commercial et le cadre fourmillant qui justifient la stridence de l’architecture de la rue commerçante.

1978 : 154

Dans ce passage, Venturi affirme que l’ornement et le symbolisme ont une fonction conative qui s’appuie sur un langage référentiel, ce qu’il nomme l’architecture vernaculaire. Venturi reproche aux architectes de construire des bâtiments inutilement compliqués dont la distorsion et la surarticulation produisent des bizarreries. En somme, Venturi admoneste les architectes modernes pour avoir délaissé la compréhension de l’espace en tant que lieu. Plus encore, il souligne que les architectes modernes ont négligé la sacralité du lieu dans cet acte singulier qui consiste à construire au coeur de l’espace.

L’architecture articulée d’aujourd’hui est comme un menuet dans une boîte de nuit parce que, même hors de la route, nos sensibilités restent accordées à son échelle audacieuse comme à ses détails. Il est possible que, dans le contexte cacophonique de notre paysage réel, nous ne supportions plus aucun détail architectural. En outre, l’articulation subtile est un luxe coûteux qu’il vaut mieux éliminer avant l’arrivée des soumissions. Le porte-à-faux de 60 cm sur la façade d’un bâtiment, disposé là pour s’adapter à une nuance subtile du programme qui n’est discerné que par l’architecte, est une survivance de temps plus stables. Aujourd’hui, les programmes peuvent changer au cours de la construction. Nous ne pouvons pas nous permettre des conjonctions pas trop littérales de la forme avec des fonctions passagères. En somme, tandis que les formes d’aujourd’hui sont trop stridentes pour leur fonctionnement dans notre environnement, les détails d’aujourd’hui sont trop subtils pour le timbre de notre environnement.

p. 154

Le propos de Venturi peut sembler contradictoire : d’une part, l’architecte plaide pour une revalorisation de l’ornement, du symbolisme qui correspond à l’expression vernaculaire et populaire qu’il entrevoit dans le Las Vegas des années 1960. D’autre part, il énonce que l’acte symbolique, qui accompagne toute construction architecturale, est sans doute désuet. Venturi met en relief le fait que la fatigue perceptive du sujet urbain, en butte à de multiples expressions sensorielles, ne lui offre pas le repos nécessaire pour mieux contempler le détail, la complexité architecturale de temps anciens. Dans ce contexte, Venturi étudie l’architecture de Las Vegas, trop souvent méprisée, voire ignorée par la confrérie des architectes qui y perçoivent l’expression d’un kitsch sans avenir.

Bien sûr, le propos de Venturi a vieilli. La référence au Las Vegas des années 1960 est le témoignage d’une architecture qui était déjà condamnée à la disparition. Venturi reprochait aux aménageurs de Las Vegas d’avoir délaissé le Strip, cette voie commerciale au coeur de la ville, les enseignes criardes de néon, qui avaient pour rôle de séduire le client, de l’attirer dans ces royaumes du jeu. À suivre le propos de Venturi, nous notons que la valorisation de l’architecture commerciale et vernaculaire est affichée sans détour. Il écrit que cette architecture commerciale n’est pas de mauvais goût.

Ces architectures, qui acceptent si facilement les leçons d’une architecture vernaculaire primitive, si aisément assimilable dans une exposition comme celle de « L’Architecture sans Architectes », ceux qui les prennent d’une architecture industrielle vernaculaire si facilement adaptable à un langage spatial et électronique comme mégastructures néo-brutalistes ou néo-constructivistes poussées, reconnaissent moins aisément les uns et les autres la validité du langage commercial. Pour l’artiste, créer du nouveau peut signifier choisir de l’ancien ou du déjà existant. Les artistes Pop l’ont réappris. Notre acceptation de l’architecture commerciale existante à l’échelle de l’autoroute s’insère dans cette tradition.

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Si nous acceptons de mettre de côté le propos quelques fois alambiqué de Venturi, il faut retenir que la mise en relief de l’architecture commerciale, en témoigne le Las Vegas des années 1960, réhabilite le geste simple de construire dans un espace symbolique singulier. Nul ne peut décréter dans l’absolu la valeur d’un symbole selon le principe d’une échelle qui va du vulgaire au sacré. À ce sujet, Venturi écrit :

Les architectes se sont laissé ensorceler par un seul élément du paysage italien : la piazza. Il est plus facile d’aimer son espace traditionnel, clos et enchevêtré, à l’échelle du piéton, que de savourer l’étalement spatial sur la Route 66 ou à Los Angeles. Les architectes ont été gavés d’Espaces et l’espace clos est celui qui est le plus facile à manier. Durant les 40 dernières années, les théoriciens de l’architecture (excepté parfois Wright et Le Corbusier) se sont concentrés sur l’espace dans l’acception où il est l’élément essentiel qui sépare l’architecture de la peinture, de la sculpture et de la littérature. Leurs définitions s’enorgueillissent du caractère unique de ce moyen d’expression ; quoiqu’on concède parfois des caractéristiques spatiales à la sculpture et à la peinture, une architecture sculpturale ou picturale est jugée inacceptable – car l’Espace est sacré.

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Ainsi, Venturi soutient que l’architecture contemporaine promeut la figure de la mobilité culturelle. L’architecte aurait trop souvent le défaut de tracer un plan, un templum, qui tient lieu d’échelle fixe grâce à laquelle il est loisible de percevoir le monde. Selon ce discours, l’architecture serait la création d’une nature morte, d’un espace fixe, ou d’un espace propre, comme l’envisageait Michel de Certeau dans L’invention du quotidien (1990). Ce point de vue, on l’aura compris, ne concorde pas avec le discours qui fut tenu lors du projet d’établissement du Cirque du Soleil au bassin Peel. La création d’un casino, cet immense projet urbain qui allait bénéficier de la signature du Cirque du Soleil, tenait lieu d’espace fixe, de brutalisme architectural dans un univers environnant qu’il fallait nier. Qu’on mesure l’ampleur du paradoxe : alors que Venturi affirmait au cours des années 1960 la nécessité, pour tout architecte, d’être à l’affût de formes hybrides (Venturi comparait en effet la piazza de Rome au Strip de Vegas), la réflexion affichée par les promoteurs de la destruction du bassin Peel faisait valoir la nullité d’un lieu qu’il convenait de saccager. Au même titre que les thuriféraires de la salubrité de la ville moderne (l’exemple du baron Haussmann vient à l’esprit), le discours social asséné à propos du réaménagement du bassin Peel justifiait une tabula rasa, puis la construction d’un palais à la fois prétentieux et monumental. N’y avait-il pas, dans cette conception « à la Vegas » d’un empire du jeu montréalais, une imposture de taille ?

Dans un autre contexte, Venturi écrit :

Les critiques et les historiens qui mirent en évidence le déclin des symboles populaires dans l’art soutinrent les architectes modernes orthodoxes qui évitaient tout symbolisme des formes qu’ils considéraient comme une expression ou un renforcement du contenu : car la signification ne devait pas être communiquée à travers des allusions à des formes déjà connues, mais par des caractéristiques physionomiques inhérentes à la forme. La création de la forme architecturale devait être un processus logique, dégagé de toutes les images déjà expérimentées, déterminé uniquement par le programme et la structure, avec le concours occasionnel, comme le suggère Alan Colquhoun, de l’intuition.

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Venturi met en relief le caractère phatognomique de la création architecturale, sa forme conative. Il reconnaît que certains architectes se sont inspirés du langage industriel de l’époque, en témoigne la référence architecturale à l’univers aérospatial. Il reste que l’art commercial a été négligé, qu’il est réduit à une iconologie grossière, alors que ce réservoir de symboles éclectiques possède une grande valeur symbolique. Enfin, Venturi interroge le silence des architectes envers les formes de symbolisation populaire. Si nous ignorons l’apport du mouvement Pop Art, rendu célèbre par Andy Warhol, toute référence commerciale a été méprisée. Bien sûr, le discours de Venturi (comme le Pop Art) trahit son âge, qu’on songe à ce passage :

Las Vegas est l’apothéose de la ville du désert. Visiter Las Vegas au milieu des années 60 correspondait au voyage à Rome de la fin des années 40. Pour de jeunes Américains des années 40 qui ne connaissaient que la ville quadrillée à l’échelle de l’automobile et les théories anti-urbaines de la génération architecturale précédente, les espaces urbains traditionnels à l’échelle du piéton et les mélanges de style qui, sur la piazza italienne, forment néanmoins des continuités, apparaissaient comme une révélation significative. Ils redécouvrirent la piazza. Après une vingtaine d’années, les architectes sont peut-être prêts à recevoir des leçons similaires concernant le grand espace ouvert, les grandes proportions et la grande vitesse. Las Vegas est au Strip ce que Rome est à la Piazza.

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Venturi note à propos de Las Vegas la complémentarité du mouvement et de l’immobilité. Le vieillissement progressif du cadre bâti, la construction de nouveaux hôtels et enseignes, l’ajout de stationnements, ce qui fait le caractère tonitruant de l’architecture commerciale, indiquent que le monde bouge, que l’ornementation n’est pas seulement un discours abstrait à usage restreint (pour la coterie des architectes). Au contraire, ce mouvement est une pulsion qui transforme la ville, anime un espace dans lequel la confrontation des styles et des références est à l’avant-plan. À ce sujet, Venturi écrit encore :

Henri Bergson a appelé le désordre un ordre que l’on ne voit pas. L’ordre qui se manifeste sur le Strip est un ordre complexe. Ce n’est pas de l’ordre facile et rigide comme celui des projets de rénovation urbaine ou « total design » à la mode de la mégastructure, mais, au contraire, une manifestation en sens opposé à la théorie architecturale: un travesti de Broadacre City peut-être mais, en quelque sorte, la justification des prédictions que fit Frank Lloyd Wright au sujet du paysage américain.

p. 65

L’oeil mobile

Ce mélange de styles apparemment incongru traduit ce que Venturi nomme « l’oeil mobile dans le corps mobile » (p. 65). Cette mise en relief du mouvement a pour fonction de saisir ce que Venturi nomme aussi « une variété d’ordres juxtaposés et changeants, à l’instar des configurations changeantes d’une peinture de Victor Vasarely » (p. 65). La tonalité architecturale de Las Vegas provient de ces zones de tensions formelles dont l’apparent éclectisme condense des préoccupations anthropologiques fondamentales. Venturi nous dit qu’il faut protéger le Las Vegas des années 1960. La confrontation de références architecturales apparemment disparates, sous l’influence d’un discours commercial explicite (qui consiste à vendre l’empire du jeu), lui apparaît profondément cohérente. Venturi ne fait jamais référence à l’architecture de Las Vegas comme s’il s’agissait d’une vulgarité plaisante dans l’univers policé des architectes. Il ne perçoit pas dans Vegas un symbolisme primaire et bon enfant. Il engage les architectes à faire preuve d’audace puisque l’acte architectural est impur, tout comme les lieux que nous habitons. À ce propos, il ajoute :

Les premiers architectes modernes méprisèrent la remémoration dans l’architecture. Ils refusèrent que l’éclectisme et le style fussent des éléments d’architecture tout comme l’historicisme qui eût minimisé le caractère révolutionnaire plutôt qu’évolutif de leur architecture fondée presque exclusivement sur la technologie. […] Ces architectes [cette deuxième génération d’architectes modernes telle que décrite par Venturi], préoccupés qu’ils étaient de considérer l’espace comme la qualité architecturale, leur fit lire les bâtiments comme des formes, les piazzas comme de l’espace et les graphismes et la sculpture comme de la couleur, de la texture et des proportions. Cet ensemble produisit une expression abstraite dans l’architecture au moment où l’expressionnisme abstrait dominait dans la peinture.

p. 113

Ainsi Venturi conteste-t-il la prétention formaliste d’une architecture qui s’en remet à des jeux de texture et de matériaux, un maniérisme qui refuse l’apport singulier du geste architectural. À l’encontre de l’expressionnisme abstrait de la forme, il avance qu’il faut prendre au sérieux la dimension vivante de l’architecture commerciale.

On aima l’architecture néo-classique non parce qu’elle faisait une utilisation romantique des associations, mais pour sa simplicité formelle. Les architectes aimèrent le dos des gares de chemins de fer du dix-neuvième siècle – en fait, les hangars – et tinrent les façades pour des aberrations inconséquentes, bien qu’amusantes, de l’éclectisme historique. Ils refusèrent les systèmes de symboles développés par les artistes commerciaux de Madison Avenue qui constituèrent l’ambiance symbolique de l’extension urbaine.

p. 113

Sur ces questions, Venturi valorise le rôle du Decorated Shed (le hangar décoré), forme prototypique de l’architecture commerciale de Las Vegas qui est rejetée par les architectes formalistes. Relisons attentivement la citation qui précède. Venturi mentionne que les architectes aimèrent le dos des gares de chemins de fer dans la mesure où cette référence formelle tenait lieu de vocabulaire abstrait et anodin. Venturi nous demande de mettre un terme à ce profond mépris envers l’architecture commerciale, puis de prendre au sérieux les univers de façade qui possèdent des affinités avec les mondes de la piazza ou du Strip, sans oublier la fameuse Route 66.

À ce propos, il est étonnant que le projet du bassin Peel, près de trente ans après la publication de L’enseignement de Las Vegas, ait ignoré la mémoire culturelle du lieu. Qu’on en juge par quelques expressions du discours journalistique qui accompagnèrent le débat public.

Selon Alexandre Shields, dans l’édition du Devoir du 11 mars 2006 :

« L’essence même de notre projet était liée à la présence dynamique du Cirque du Soleil, à sa signature distincte, au cachet particulier dont il allait doter toutes les composantes du complexe, à sa créativité remarquable ainsi qu’à sa capacité d’attirer des partenaires privés », a déclaré le président de Loto-Québec, Alain Cousineau, après que le conseil d’administration eut entériné cette décision de la société d’État.

p. A1

Il est ici question de signature, de cachet, de créativité remarquable. Le président de Loto-Québec fait mention, toujours dans cet article du Devoir, « d’un formidable outil de développement ». Dans ce contexte, les références abondent qui font du Cirque du Soleil une organisation multimillionnaire qui représente la direction artistique du projet. Le président-directeur général de Loto-Québec vante la créativité du Cirque du Soleil et souligne « l’apport de son attrait international ». Dans ce contexte, les opposants, certains groupes communautaires du Sud-Ouest de Montréal, voudraient empêcher cette formidable occasion de développement économique.

Qu’on lise encore cet extrait d’un article signé par Philippe Mercure dans La Presse du 16 mars 2006 et intitulé « Le Cirque du Soleil mise sur Singapour » :

Montréal, non. Mais l’Asie, peut-être. Quelques jours après avoir annoncé son retrait du projet du casino au bassin Peel, le Cirque du Soleil s’associe à l’entreprise MGM Mirage pour tenter de décrocher un lucratif contrat de casino à Singapour. Quatre équipes se battent pour la construction d’un immense complexe à Marina Bay, à Singapour. Le projet, évalué à 3 milliards de dollars américains, comprendra un casino, un hôtel, plusieurs restaurants, une ou deux discothèques et un centre de congrès. […] Quatre spectacles du Cirque du Soleil sont actuellement présentés dans des casinos exploités par MGM Mirage : au Grand à Las Vegas, O au Bellagio, Zumanity au New York-New York, et Mystère au Treasure Island. Un cinquième, mettant en vedette la musique des Beatles, sera aussi présenté à l’été au Mirage Resort, toujours à Las Vegas.

p. A1

Dans cet article, dont l’un des sous-titres s’intitule « Question d’identité », on voit bien que la référence récréotouristique, le modèle à suivre à propos du projet du bassin Peel, n’est plus Las Vegas, mais l’Asie du Sud-Est. Las Vegas représenterait-il alors une référence vieillotte, une mythologie que nous revendiquons avec aisance alors que les véritables défis du mondialisme touristique se jouent ailleurs ? Il est permis de le penser. Notre soumission identitaire à l’égard du voisin états-unien nous conduit sans doute, comme ce fut le cas des succès bien réels de Céline Dion à Las Vegas, à magnifier un univers dont Venturi indiquait, dès les années 1960, qu’il était condamné au déclin. À ce titre, Las Vegas est l’image d’un universalisme de pacotille, un empire du spectacle « local ». Pierre Théroux écrit dans le magazine Les Affaires du 23 décembre 2006 :

Le Cirque du Soleil a habitué ses admirateurs à des projets audacieux. Mais, en 2006, l’entreprise dirigée par Guy Laliberté a atteint de nouveaux sommets. Que ce soit la présentation de Love, un spectacle inspiré de l’univers des Beatles – une collaboration rare avec un groupe qui gère soigneusement son héritage –, le succès de ses spectacles itinérants, de nouveaux projets à New York, en Asie et en Amérique du Sud, tous les événements se sont conjugués pour que le Cirque réalise une année record. […] La vision de Guy Laliberté, qui se voit toujours comme le « guide créatif » du Cirque du Soleil, est acclamée sur toute la planète.

p. 4

Que signifie cette valorisation du Cirque du Soleil dans un magazine pour lequel les questions culturelles sont peu importantes ? Au même titre que lesdites industries culturelles (du Quartier des spectacles au Parc des festivals), le Cirque du Soleil n’est pas l’expression d’un artisanat de la forme, l’exemple rare d’une marginalité scénographique ou théâtrale, la mise en valeur d’une créativité braconnière qui recycle restes, bouts de ficelle et chiffons. Non, le Cirque du Soleil est la nouvelle figure monumentale de complexes récréotouristiques que le site du bassin Peel à Montréal incarna pour une brève période. Dans ce contexte, le Cirque du Soleil exprimait un nouvel imaginaire mondialisé de la fête à grand déploiement. Qu’on en juge encore une fois par une citation de Théroux :

En novembre 2007, Guy Laliberté concrétisera un autre rêve en s’installant à New York dans un lieu emblématique, le Madison Square Garden. Dix semaines par année, pendant quatre ans, le Cirque y présentera un spectacle thématique sur l’hiver. Puis, après les Beatles, le Cirque s’attaquera à un autre monument, le roi du rock’n’roll, Elvis Presley.

p. 4

Sous la plume de Théroux, le Cirque du Soleil est un concepteur, un promoteur, un diffuseur qui s’approprie avec brio, faut-il le dire, les différents espaces mondiaux du divertissement. Autrefois Las Vegas, aujourd’hui la Chine – en témoigne Macao –, le Cirque du Soleil promeut cette alliance du « local » et du « global », la figure d’une citoyenneté globale. Qu’on en juge encore par ce commentaire de Théroux : « À mesure que s’écrivent les nouveaux chapitres, le petit cirque de Baie-Saint-Paul qui plante son célèbre chapiteau jaune et bleu partout sur la planète se transforme de plus en plus en une entreprise mondiale du divertissement » (p. 4).

On ne saurait mieux dire. Daniel Lamarre ajoute, dans cet article consacré à Guy Laliberté :

« Guy se souvient toujours que c’est le Québec qui a lancé le Cirque du Soleil, et il s’efforce de renvoyer l’ascenseur. L’une de ses grandes contributions est d’avoir permis à des Québécois de rayonner dans le monde entier », souligne Daniel Lamare. « Il a également contribué à faire de Montréal une capitale internationale des arts du cirque et inspiré la création de compagnies comme le Cirque Éloize et Les 7 doigts de la main ».

cité dans Théroux, p. 4

Le propos est juste. De toute évidence, Montréal est un lieu qui compte dans la création de ces nouveaux réseaux récréotouristiques. De l’industrie du multimédia au monde des jeux vidéo (d’Ubisoft à Electronic Arts), il est vrai que Montréal s’est engagé avec détermination dans l’univers sophistiqué de l’industrie tertiaire avancée. Théroux mentionne que « [l]e Cirque, [qui] reçoit annuellement plus de 50 000 curriculum vitae, est d’ailleurs à l’étroit à son siège social qui fait présentement les frais d’un agrandissement majeur, le troisième depuis son établissement dans le quartier Saint-Michel en 1997 » (p. 4).

Faut-il en conclure que l’avenir de Las Vegas se joue à Montréal ? L’interrogation pourra surprendre tant il semble évident que Montréal a tout à gagner de cet empire du jeu que représente Vegas. À moins d’avancer, comme je le fais de façon un peu provocante, que le Disney du postmodernisme spectaculaire est déjà installé à Montréal. Encore une fois, l’entrevue de Laliberté est riche en renseignements. À une question directe qui l’engage à préciser les modèles qui l’inspirent, Laliberté souligne :

Plusieurs personnes ou organisations m’ont inspiré, pour différentes raisons. Il y a 20 ans c’était Disney, pour ce qu’ils ont réussi à accomplir avec leur marque. Et P. T. Barnum, qui a inventé le marketing moderne. Il avait le don de faire des stunts promotionnels qui faisaient parler, en bien ou en mal, mais lorsque son cirque arrivait en ville, il ne passait pas inaperçu. J’aimais bien aussi la stratégie d’Enzo Ferrari, qui a bâti sa société en respectant la règle très simple : celle de l’offre et de la demande. Selon la demande pour ses produits, il en construisait une de moins, d’où la notion de rareté et d’exclusivité.

p. 4

On mesure bien l’ampleur de la vision commerciale, la volonté de percer de nouveaux marchés économiques. Qu’en est-il alors de ce paradoxe que représente aujourd’hui le Cirque du Soleil dans l’univers montréalais ? À première vue, l’univers circassien qui s’est emparé de Montréal (car le Cirque du Soleil est aujourd’hui l’une des nombreuses compagnies ayant pignon sur rue) semble un phénomène énigmatique. Comment peut-on expliquer que le Cirque du Soleil soit devenu en peu d’années une référence mondiale incontestable dans un domaine culturel que les Montréalais revendiquent haut et fort ?

Peut-on suggérer, et l’affirmation n’est pas ridicule, que les formes anciennes du burlesque, le théâtre expérimental d’un Jacques Languirand, les innovations ti-pop des plasticiens au cours des années 1960, ont ouvert la voie au Cirque du Soleil ? Dans tous les cas, il demeure difficile de comprendre en profondeur les motifs qui expliquent que le Cirque du Soleil soit devenu un empire du spectacle. Alors, l’avenir de Las Vegas se joue-t-il à Montréal ?

Sur ces questions, le débat à propos de l’installation du Cirque du Soleil au bassin Peel nous offre des réponses contrastées. Lysiane Gagnon, dans un article publié le 15 octobre 2005 dans La Presse, écrit :

Ça y est, la locomotive est en marche, et le Casino est dans le train. Ainsi donc, un projet qui associera l’image de Montréal à celle du jeu, qui nous donnera un centre de foires et de spectacles qui risque de faire double emploi avec les équipements existants, et dont nul ne sait s’il ne s’agira pas d’une aventure encore plus ruineuse que le Stade olympique, Mirabel ou le métro de Laval, vient de recevoir les bénédictions de nos élites, et le peuple n’a plus qu’à embarquer.

p. A28

Le propos est clair tant le modèle d’un univers montréalais, simulacre de Marina Bay, est condamné à l’échec. Ainsi, il conviendrait de rejeter ce discours grandiloquent qui veut créer de toutes pièces un nouveau Montréal en phase avec la postmodernité. Gagnon affirme que ce discours représente la forme éculée du kitsch urbain. Comme toujours, c’est l’argument financier qui prévaut.

De son côté, Nicolas Bérubé écrit dans le journal La Presse :

Selon des calculs de la CCMM (Chambre de commerce du Montréal métropolitain), la région de Toronto compte au total plus de trois millions de pieds carrés en centres de foires, alors que la région montréalaise est limitée à quelque 600 000 pieds carrés. « Il faut qu’Ottawa comprenne que Montréal doit augmenter son offre », estime Madame Hudon. Le contexte de divertissement est le bon projet pour y arriver.

2005 : A5

Une représentation grandiloquente

Construire, aménager, détruire s’il le faut une « zone » urbaine dont l’inutilité est remarquée sans relâche par les décideurs socioéconomiques, tel est l’objectif. Le Las Vegas du Nord, tel que l’énonce Gagnon, doit se réaliser. Ce projet correspondrait aux nouvelles valeurs de la mondialisation dans le domaine culturel, valeurs que le Cirque du Soleil exprime avec conviction. Il serait aussi le lieu d’énonciation d’une fierté nécessaire dans un climat d’inquiétude, que Montréal incarne pour les besoins de la cause. Pourtant, Gagnon écrit :

On ne le dira jamais assez, les métropoles intéressantes n’ont pas de casino. New York n’en a pas, ni Paris, ni même Toronto. Là où on les tolère, il s’agit de petits établissements discrets qui ne font pas partie de l’image de la ville. En règle générale, ce sont dans de petites localités touristiques que l’on implante des casinos, pas dans les grandes villes qui ont d’autres choses à offrir. Veut-on vraiment que Montréal devienne « La Vegas » du Nord ?

2005 : A28

Le propos est clair : l’aménagement d’un quartier (le bassin Peel) est une opération immobilière. En effet, l’industrie hôtelière et touristique se voyait offrir sur un plateau d’argent un espace qui aurait été le fer de lance d’un nouveau pôle touristique pour Montréal, en partenariat avec le Cirque du Soleil. Mesurons l’ampleur du projet. Claude Turcotte écrit dans Le Devoir du 29 septembre 2005 :

Loto-Québec préfère passer à l’attaque avec un complexe intégré de 1,175 milliard au bassin Peel, comprenant un hôtel de 300 chambres, un spa spectaculaire, une salle de spectacles de 2 500 places, une scène extérieure pouvant accueillir 10 000 personnes, une marina, des parkings sous-terrains et de surface et, bien sûr, un casino. Enfin « l’âme de ce complexe sera le Cirque du Soleil », explique Monsieur Cousineau.

p. B1

On voit bien que le gigantisme est à l’ordre du jour et que l’architecture vernaculaire, promue par un Venturi, est ici inopportune. Il faut faire du neuf ! La démesure est de mise et le Cirque du Soleil, moins qu’un promoteur, devient un interlocuteur qui vend sous la forme de produits dérivés une image de marque. Ainsi Alain Cousineau écrit-il dans Le Devoir, cette fois le 22 juin 2006 :

Nulle part ailleurs dans le monde le Cirque n’a-t-il investi dans une salle de spectacles. Pourquoi aurait-il fallu qu’il en soit autrement à Montréal ? Le droit d’utiliser le logo, la signature et les marques de commerce du Cirque du Soleil représentent des sommes importantes qu’il est difficile de quantifier mais qui ont une valeur considérable qui doit être prise en compte autant que la brique et le mortier. En agissant comme concepteur et directeur artistique du projet, le Cirque lui aurait donné une remarquable force d’attraction qui lui aurait permis de se démarquer.

p. A7

En somme, la mise en valeur du branding, au coeur du projet de casino au bassin Peel de Montréal, comptait bien plus que la brique et le mortier. Le partenariat avec le Cirque du Soleil accentuait cette image d’une festivité triomphale qui fait la gloire de la compagnie de Guy Laliberté. À ce compte, Vegas ne tenait même plus lieu de référence urbaine crédible dans ce nouveau festiscape, alors que les forces émergentes du pouvoir économique représentées par Macao, Shanghai et Dubaï étaient rassemblées. On doit alors interroger de nouveau le rôle joué par l’image de Vegas dans toute cette entreprise, dont le potentiel évocateur était manifeste. Ce Las Vegas du Nord n’était-il pas l’expression d’un discours retardataire qui faisait l’éloge du neuf, du triomphalisme architectural, alors que Venturi remarquait avec amertume que les promoteurs de Las Vegas détruisaient peu à peu l’architecture vernaculaire sans gêne et débridée de Las Vegas ? Faut-il ajouter que les promoteurs urbains et les architectes sont les moins bien placés pour construire et pour rêver ? Faut-il conclure que cette référence à Las Vegas est l’aveu d’un branding vieillissant que le Cirque du Soleil ne respecte même pas, tant ses projets ambitieux le font s’installer en Asie du Sud-Est et au Proche-Orient ?

À partir de ces remarques, il est aisé de constater que le projet du Cirque du Soleil au bassin Peel était voué à l’échec. La Direction de la santé publique du Québec affirmait en février 2006 que l’accroissement de la fréquentation du casino, souhaité par Loto-Québec, toucherait directement les quartiers de Pointe-Saint-Charles, de la Petite-Bourgogne, de Verdun et de Saint-Henri. Aussi que le Casino de Montréal, depuis sa création, n’avait pas réussi à franchir la barre des 12 % de clients étrangers. Alors que de nombreux promoteurs du Cirque du Soleil au bassin Peel faisaient valoir l’objectif de 25 % de clients « internationaux », la Direction de la santé publique du Québec soulignait le caractère illusoire de cette augmentation. À ce sujet, Richard Lessard, médecin associé à la Direction de la santé publique, énonçait :

« Si on s’associe au casino, c’est pour augmenter le marketing du projet. Si on augmente le marketing du projet, c’est pour attirer plus de monde. Et si ça attire plus de monde, ça va créer plus de problèmes de jeu. Cette association avec le Cirque du Soleil visant une plus grande visibilité, une plus grande acceptabilité sociale, va créer plus de problèmes. Dis autrement, ce serait un excellent projet s’il n’y avait pas de casino », a tranché Richard Lessard.

cité dans Lévesque, 2006b : A1

L’analyse de la Direction de la santé publique était sans équivoque. Que venait faire le Cirque du Soleil dans ce projet de Loto-Québec ? N’était-ce pas une erreur de taille tant l’image de marque du Cirque du Soleil, excellente au demeurant, perdait de sa crédibilité ? Une enquête récente auprès de 12 000 répondants dans une trentaine de pays, conduite par la firme Crop, soulignait la reconnaissance positive de près de 90 % des répondants dès qu’il était question de l’image du Cirque du Soleil. À n’en pas douter, il s’agit dans les domaines du marketing et des affaires d’un succès remarquable. Il en va de même au Québec où la réputation du Cirque du Soleil est excellente. Ce dernier peut compter sur un capital de sympathie qui coïncide avec la représentation d’une multinationale fondée par un individu excentrique, un décrocheur qui, d’avaleur de feu, s’est transformé en brillant gestionnaire qui côtoie le jet-set international. Bien sûr, notre article n’a pas pour rôle d’énoncer un jugement éditorial définitif à propos de la pertinence du Cirque du Soleil, la validité de cette image de marque.

Il reste que le lecteur aura noté un profond scepticisme à l’égard de l’épisode du bassin Peel qui nous semble avoir été une erreur de taille dans la mise en forme montréalaise de cette image de marque. Si l’on fait le décompte des réussites architecturales du Cirque du Soleil dans le complexe Saint-Michel, la surprise est plus nette. N’est-ce pas Dan Hanganu qui a créé le premier bâtiment du siège social international à proximité de l’autoroute Métropolitaine ? N’est-ce pas Éric Gauthier qui, prenant le relais de Dan Hanganu, a conçu l’agrandissement du siège social du Cirque du Soleil en 2005, sans oublier l’ajout de 115 studios pour les résidents du Cirque, et une tour de huit étages, nouvelle annexe au siège social international inaugurée cette fois en 2007 ? Dans ce dernier cas, l’édifice, qu’il est possible de voir de l’autoroute Métropolitaine, impressionne. À ce sujet, Stéphane Baillargeon écrit dans Le Devoir du 24 mai 2007 :

Une nouvelle rallonge de huit étages avec, en son coeur, un collecteur d’eau de pluie de la taille d’une piscine. C’est comme si un géant en goguette avait déposé sa gigantesque coupe de champagne à travers le toit du nouvel immeuble. Seulement, ce cristal ne retient pas les liquides : il les évacue vers un drain placé à la base de l’immense cône transparent, haut d’environ sept mètres, large de six et fort de quelques tonnes. Ce collecteur liant l’éthique et l’esthétique amassera assez d’eau pluie et de neige fondue pour rendre autonome une partie du complexe du Cirque du Soleil à Montréal, où travaillent 1 700 employés.

p. B6

Baillargeon souligne que le « verre chauffé, enrichi d’effets lumineux, traverse et embellit les deux derniers locaux fusionnés de la nouvelle construction, avec un foyer à l’éthanol pour l’ambiance des soirées d’hiver, un grand écran de projection et des cuisines » (p.?B6). À lire Baillargeon, à revoir les projets architecturaux et les réalisations de Hanganu et Gauthier de la firme FABG, on se prend à rêver. Et si le projet du bassin Peel avait été de cette qualité ? Et si le rejet de l’immense complexe récréotouristique, devant voir le jour au bassin Peel, avait été de cette teneur ? Un Moshe Safdie a pu concevoir puis réaliser Habitat 67. L’architecture moderniste, fort présente à Montréal à la suite de l’Exposition universelle de 1967, est souvent de grande qualité. Dans cette perspective, le capital financier est toujours le fer de lance de projets architecturaux d’une certaine ampleur. Faut-il alors avancer, comme bien des commentateurs l’affirmèrent, que Montréal est devenu une métropole frileuse qui recule devant tout développement économique ou touristique de taille ? Avons-nous perdu, depuis la Révolution tranquille, toute ambition ? Ce discours est à mon avis simpliste. Les enjeux posés par l’aménagement du bassin Peel de Montréal demandent de tenir compte de plusieurs critères d’interprétation.

La référence au Las Vegas du Nord, expression de Gagnon, sous-entendait que le Cirque du Soleil était prêt à se vendre aux intérêts d’une société d’État, en l’occurrence Loto-Québec, pour mieux exploiter (la référence au jeu n’était quand même pas anodine) l’univers montréalais qui lui avait donné naissance. L’offre du Cirque du Soleil était chiche : elle se résumait à l’exploitation (grâce à de généreux deniers publics) d’un auditoire captif qui croyait à l’intégrité du Cirque du Soleil, qui admirait la créativité de cette multinationale de l’art circassien. Comment était-il alors possible de concilier l’image sympathique du Cirque du Soleil, ces nouveaux aventuriers qui exportent des contenus culturels « québécois » et « mondialisées », et l’aspect commercial de ce deal qui associait le Cirque du Soleil à Loto-Québec par l’entremise de fonds publics ? Le Cirque du Soleil donnait l’impression de se prêter au chantage, ce qu’il fit d’ailleurs lors de son association à Loto-Québec, puis au moment de l’abandon brutal du projet par Guy Laliberté qui reprocha aux Montréalais leur manque d’envergure.

Une image de marque ternie

Dans tous les cas de figure, l’entreprise était maladroite. Il va sans dire que le Cirque du Soleil a parfaitement tiré les conséquences de ce méfait. Disons-le ainsi : les Montréalais aiment dans le Cirque du Soleil une image d’aventurier qui conquiert des parts de marché en Asie, au Moyen-Orient, en Europe. Ils aiment moins que le Cirque du Soleil, dans sa démesure, s’installe à Montréal et impose un rêve « créatif » sous la forme d’un immense casino ! Personne ne sera surpris de constater que Lamarre et Laliberté aient décidé, à la suite de cet échec, de « repositionner » avec conviction le rôle de Montréal à titre de siège créatif international, alors que les affaires courantes, la présentation de nouveaux projets, verront le jour ailleurs dans le monde. En d’autres termes, Las Vegas ou Macao ne correspondent pas aux références identitaires montréalaises.

Je soulignais que le Cirque du Soleil représente une image de marque qui répond aux nouvelles références identitaires du Québec tant l’entreprise fait jouer, à la manière d’un SNC-Lavalin, ces balises du local et du global. Qu’en est-il alors de Las Vegas dans toute cette histoire ? Est-il opportun de croire que les Montréalais aient pu faire preuve de sagacité tant ils refusèrent un projet massif qui allait bouleverser de manière durable la forme de leur ville ? Est-il possible que les Montréalais aient boudé le faux triomphalisme d’une architecture conquérante et sans doute médiocre que le Cirque du Soleil aurait mis en place dans ce bassin Peel pour mieux répondre à des critères de rentabilité économique ?

Si la réponse est affirmative – et nous le croyons –, Montréal aura évité la création d’un cirque à la Vegas qui aurait reproduit, sous la forme d’un monstre high-tech, les fameuses communautés enclavées, ou Gated Communities, qui voient le jour aux États-Unis et ailleurs. Mesurons l’ampleur des remaniements urbains et sociaux qu’imposait la création de ce vaste projet au bassin Peel.

Dans un article intitulé « Le RESO émet des réserves au sujet du projet de casino », paru dans Le Devoir du 26 janvier 2006, la journaliste Kathleen Lévesque écrivait :

Le promoteur fait valoir l’accessibilité du site et ses liens avec le centre-ville tout en soulignant qu’il sera enclavé, ce qui permettrait de limiter les impacts négatifs sur la population environnante. Ou bien le projet est centré sur lui-même et vise à s’autosuffire en offrant « aux visiteurs une expérience unique qui les retiennent le plus longtemps sur place et qui, d’une certaine façon, tourne le dos à la ville », ou bien il est intégré au quartier et, plus largement, à toute la ville. De plus, « le design architectural, qui ressemble à un vaisseau intersidéral […], n’a rien avoir avec l’historicité du lieu et son environnement » souligne-t-on.

2006a : A2

Les objections de l’organisme communautaire RESO étaient justifiées. On ne peut à la fois enclaver un site pour éviter l’influence d’un casino dans les quartiers populaires avoisinants, et prétendre intégrer ce vaste projet à la trame urbaine ! Qu’en est-il alors d’un casino qui tourne le dos à la ville ? N’est-ce pas le contenu de la critique virulente que Venturi formulait dans le domaine architectural à propos de l’abandon de l’architecture vernaculaire ? On se rappellera que le critique indiquait la frilosité des emprunts aux formes commerciales et industrielles dans le vocabulaire formaliste des architectes. Venturi affirmait que les emprunts à l’architecture industrielle prenaient l’aspect de traits formels atténuant ainsi la dimension conative des lieux habités de la vie quotidienne. Au cours des années 1960, Venturi écrivait qu’il était loisible de construire un siège social, voire un espace à vocation culturelle qui reprenait certains motifs de l’architecture industrielle du xxe ou du xixe siècle, dans la mesure où cette continuité de motifs correspondait à un vocabulaire patrimonial bien identifié. Il est admis que l’architecture industrielle, bien qu’elle ne soit pas de « noble » origine, est aujourd’hui respectée par la communauté des architectes qui admirent l’expression d’une grande ingéniosité formelle. De la ville de Chicago à Buffalo dans l’État de New York, sans oublier le Vieux-Montréal, les constantes de cette architecture ont inspiré de très nombreux créateurs.

Toujours dans le contexte des années 1960, Venturi osait poser une question fondamentale : qu’en est-il de l’architecture commerciale que tous méprisent dans la mesure où elle correspond au règne du factice, du consumérisme, de la rapidité des échanges sociaux ? Dans cette perspective, le Las Vegas mis en valeur par Venturi serait-il l’impensé de la réflexion architecturale contemporaine ? Venturi souhaitait que Las Vegas devienne un locus loci. À le suivre, Las Vegas représentait un nouveau patrimoine mondial de l’humanité. On peut sourire devant cette affirmation. Elle a le mérite de suggérer que nos références patrimoniales, dans le domaine de la culture et de l’architecture, sont souvent conservatrices. En effet, l’architecte aime étudier des sites qui représentent, selon l’expression de Michel de Certeau, des espaces propres. Il privilégie des domaines de sens, des balises spatiales qui souscrivent au principe de la propriété privée du territoire, à la nécessité d’un aménagement formel qui offre une valeur renouvelée à des lieux qu’il faut répertorier.

Ce constat nous conduit à formuler une autre question : qui aurait habité ce casino ? Qui aurait habité ce Spa gigantesque ? Qui aurait habité ces lieux promis aux artistes que le Cirque du Soleil aurait accueillis avec générosité ? Comme l’indique l’organisme communautaire RESO, il était bien difficile de créer un espace urbain de toutes pièces, de l’enclaver afin de protéger lesdites populations fragiles et défavorisées des quartiers limitrophes, puis de prétendre être ouvert à la ville dans sa totalité. De plus, les quelques esquisses architecturales soumises au public donnaient l’impression d’une créativité médiocre puisque le projet semblait nier son environnement immédiat : le bassin Peel, une zone industrielle abandonnée qui, malgré son aspect délabré, est aussi un patrimoine culturel.

Faut-il de nouveau mettre en relief la figure de la colonisation du territoire ? Voilà un projet mis en marché par Loto-Québec et le Cirque du Soleil qui prétendaient faire de Montréal un nouveau Las Vegas. Nous percevons cependant que cette référence « à la Vegas » était désuète, que le Las Vegas des années 1950 et 1960 n’existe plus. Ainsi, Venturi notait, dès la fin des années 1960, le mépris exprimé envers l’architecture vernaculaire du Strip. À cette époque, les aménageurs de Las Vegas voulaient faire de leur ville un espace touristique à la mesure des normes de grandiloquence en vigueur. En somme, le Las Vegas auquel nous faisons référence est très souvent une fiction, un non-lieu. Il n’existe plus. L’hôtel-casino Hacienda est aujourd’hui le site du Mandalay Bay !

Montréal, un Vegas du Nord ? À notre avis, il s’agissait là d’une supercherie, un argument de vente spécieux qui reposait sur un malentendu de taille. À chaque fois que le Cirque du Soleil et Loto-Québec tentèrent de justifier l’installation du Cirque du Soleil au bassin Peel, le territoire reprenait ses droits ! Les friches industrielles du bassin Peel possédaient quelque valeur ; les organismes communautaires, représentés par le RESO, indiquaient leur insatisfaction envers cette tabula rasa qui méprisait l’existence de populations ouvrières enracinées depuis des décennies dans ces quartiers.

Lévesque écrivait dans un article intitulé « Casino : Québec reporte sa décision à l’an prochain » :

Plusieurs aspects du projet doivent être approfondis. Hier, Le Devoir révélait que le futur casino serait construit sur un site archéologique marqué par le passage des Amérindiens d’avant la colonisation ainsi que par la révolution industrielle canadienne dont le canal de Lachine a été l’épine dorsale. Loto-Québec sera obligée de faire des fouilles pendant plusieurs mois et d’en payer la note, laquelle pourrait s’élever à plusieurs centaines de milliers de dollars. « On ne croit pas qu’il y ait des artefacts et des vestiges sur l’ensemble du terrain qu’on aimerait utiliser pour le casino. Mais c’est sûr qu’on va s’assurer que tout se déroule selon les règles de l’art », a affirmé hier le porte-parole de Loto-Québec, Jean-Pierre Roy.

2005 : A1

On croit rêver… Quelle ironie ! Le projet de casino au bassin Peel aura-t-il permis de découvrir le refoulement originaire qui accompagne tout brutalisme architectural, la pluralité concrète des enracinements montréalais au détriment d’un discours de façade qui mettait en scène une copie conforme de Vegas au bassin Peel ?