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Peut-on encore aujourd’hui programmer des opérations de mixité sociale sans être cynique ou… naïf ? Est-il encore possible de faire fi des critiques qui ont circulé depuis plusieurs années dans les cercles académiques et ont été diffusées dans les milieux de la décision et de l’intervention (Dan­sereau et al., 2002 ; Tunstall et Fenton, 2006) ou dans le sillage des mouvements sociaux, et ce, de part et d’autre de l’Atlantique (Fraser et Kick, 2007 ; Lees, 2008) ? La mixité sociale peut-elle être autre chose qu’une idéologie néolibérale au service des classes moyennes, surtout dans les con­textes de revitalisation des quartiers où elle favorise et rend socialement acceptable la gentrification (Kipfer et Petrunia, 2009 ; Slater, 2006) ? A-t-elle la moindre vertu pour améliorer le sort des catégories défavorisées, que ce soit par « l’exemple » que pourraient leur donner les classes moyennes, par un meilleur climat démocratique, une amélioration des services de proximité, voire une pédagogie de la diversité (Sarkissian, 1976) ? N’est-elle pas en définitive contre-nature en faisant fi des mérites de l’entre-soi (Genestier dans Béhar et al., 2004 : 123-124) et des distances minimales qui conditionnent les échan­ges entre catégories sociales con­tras­tées (Chamboredon et Lemaire, 1970 ; Gans, 1961) ? Peut-elle en fin de compte encore incarner les principes de justice sociale et d’équité des politiques urbaines contemporaines (Ascher, 2008) ?

Avant de déclarer forfait et de substituer aux politiques de mixité sociale des politiques d’accessibilité et de mobilité (Donzelot, 2006), il n’est pas superflu de regarder les nouvelles formes prises par les opérations de mixité sociale, ainsi que les discours qui les orientent. Nous nous attarderons plus particulièrement ici sur les contextes de revitalisation urbaine. Ces contextes diffèrent en effet de ceux des années 1970 et 1980 où la mixité sociale était pensée, du moins dans le contexte canadien, dans des opérations de redéveloppement de vastes fri­ches industrielles à des fins d’aménagement de nouveaux quar­tiers résidentiels (Harris, 1993). Aujour­d’hui, l’intervention porte davantage sur des quartiers existants ou alors sur des ensembles de logements sociaux qu’il s’agit de remodeler. À propos de ce deuxième cas de figure, notons tout de suite qu’à la différence de la France, le Québec est engagé dans une véritable opération de réhabilitation du logement social public (HLM), plutôt que de rénovation. Et les tentatives pour introduire un minimum de mixité sociale en modifiant très légèrement les critères d’attribution (Germain et Leloup, à paraître), n’ont pas grand-chose à voir avec les transformations significatives du tissu social engendrées par les opérations françaises de démolition-reconstruction impliquant la relocalisation d’une proportion importante des anciens résidants au profit d’une clientèle plus « mixte » (Lelévrier, 2005). Ce n’est cependant pas ce type de situation sur lequel nous souhaiterions revenir dans les pages qui suivent, mais sur le premier cas de figure, plus directement présenté du point de vue de la revitalisation urbaine de quartiers anciens à forte concentration de pauvreté.

Le secteur Lavo dans le quartier Hochelaga à Montréal est une expérience récente de revitalisation d’un milieu résidentiel dégradé, où, pour reprendre le mot d’un élu municipal, on a respecté « la règle d’or de la mixité sociale » (Gagnon, 2009). Ce projet entrepris en 2000 et complété en 2006, mené par la Ville de Montréal de concert avec plusieurs acteurs des secteurs communautaire et privé, consistait à relocaliser une ancienne usine polluante afin d’y réaliser un projet résidentiel « mixte » comprenant environ 200 logements privés et sociaux.

Dans le présent article, nous nous intéresserons moins au projet urbain en tant que tel qu’aux discours des divers intervenants engagés dans sa réalisation. Ce projet, encore modeste, est d’ores et déjà en train de marquer un tournant dans l’histoire du quartier, et plus largement dans les politiques urbaines montréalaises. Comment en est-on arrivé là, alors que le contexte réunissait à la fois des acteurs publics bien au fait de l’évolution des idées et des critiques en matière de mixité sociale, et des acteurs sociaux très engagés et avertis des effets pervers de la mixité sociale et de la gentrification pour leurs clientèles ? Nous montrerons que le Québec (et le raisonnement vaut aussi pour le Canada) et Montréal en particulier, possèdent une longue tradition de pragmatisme dans la planification des opérations de mixité sociale programmée ou non, et que s’est bâtie une culture réflexive en matière de politique sociale urbaine, alimentée tant par des recherches locales que par les connaissances des expériences d’autres villes et par la circulation internationale des idées. Cette culture est jusqu’à un certain point partagée par une diversité d’acteurs, tant publics que sociocommunautaires, et a « inspiré » la construction de compromis ou du moins l’a facilitée. Nous situerons également l’expérience montréalaise par rapport au discours sur la mixité sociale mis en avant en France et en Angleterre. Notre propos s’appuie sur une recherche comparative internationale effectuée en 2006-2008 dans trois villes, Paris, Bristol et Montréal, sur les discours des acteurs locaux concernant la signification et les effets attribués à la mixité sociale, à l’occasion d’opérations récentes de revitalisation dans trois quartiers (La Goutte d’Or, Easton et Hochelaga)[1].

Après avoir brièvement rappelé l’histoire du concept de mixité sociale et son évolution récente dans le discours des intervenants en Angleterre, en France et au Canada, et avoir décrit le déclin du quartier Hochelaga qui a amené les acteurs à entreprendre un programme de revitalisation, nous retracerons, au moyen d’une recherche par entretiens semi-directifs, l’histoire de la mobilisation qui a mené au projet Lavo. Nous insisterons particulièrement sur les discours des acteurs-clés de cette opération de revitalisation résidentielle et sur la place qu’y occupe la mixité sociale.

La mixité sociale : un vieux concept pour des enjeux nouveaux

La mixité sociale fut d’abord une utopie née en Angleterre dans le sillage de la Révolution industrielle avant de ressurgir périodiquement à la faveur de nouveaux paradigmes en aménagement urbain tout au long du XXe siècle tant en Europe qu’en Amérique du Nord et de faire l’objet de nombreux débats tant parmi les chercheurs que dans les milieux de l’action publique (voir introduction). Au Canada, l’histoire de la mixité sociale est à la fois indissociable de la prédominance de la propriété d’occupation dans le parc résidentiel (66 % au Canada, 53 % dans le Grand Montréal), de la portion congrue réservée au logement social vu comme une alternative de dernier recours (autour de 6 % des ménages), et d’un secteur locatif en voie de résidualisation. Les interventions en faveur de la mixité sociale dans les quartiers pauvres passeront donc principalement par une augmentation du parc en propriété d’occupation. Le système d’habitation est aussi marqué par un contexte institutionnel particulier reposant à la fois sur un État fédéral régissant l’articulation des compétences entre trois niveaux de gouvernement et sur des contextes locaux marqués par la société civile (Harris, 1993). C’est tout particulièrement le cas au Québec où l’action communautaire est omniprésente dans les expériences de mixité sociale programmées. Le concept a cependant fait moins qu’ailleurs l’objet de politiques volontaristes ou de discours mobilisateurs formulés dans une perspective de cohésion sociale à l’échelle sociétale. À Montréal, les projets exemplaires qui jalonnent l’histoire de la mixité sociale sont moins le résultat d’une volonté délibérée de mélanger des catégories sociales au nom de principes d’équité ou de progrès social, que d’un bricolage sociopolitique à l’échelle d’ensembles résidentiels de taille modeste, bricolage qui porte souvent avant tout sur des modes d’occupation (modes de propriété ou de location) plus que sur des catégories sociales proprement dites. Qu’il s’agisse des coopératives d’habitation qui seront appelées à remplacer dans les années 1970 le logement social public de type HLM, ou du développement de nouveaux quartiers sur d’anciens terrains industriels dont le projet des Shops Angus, la mixité sociale apparaît comme le résultat de négociations entre une diversité d’acteurs parmi lesquels le mouvement sociocommunautaire joue un rôle clé (Germain, Rose et Twigge-Molecey, 2010).

Rappelons en quelques mots l’histoire de ce projet-phare que sont les « Shops Angus ». Lancé vers la fin des années 1970 par un promoteur immobilier pour déve­lopper du commerce et de l’habitat sur le terrain désaffecté des ateliers Angus[2], le projet ne comprend au départ aucune composante de mixité sociale. Au final, il aura perdu toutefois sa composante de mixité fonctionnelle (le développement commercial ayant été fortement critiqué) et affichera une diversité de modes d’occupation (coopératives, organismes à but non lucratif [OBNL], condos, etc.), diversité utilisée depuis comme étalon de référence, notamment dans le projet des Ateliers municipaux Rose­mont ou dans celui de Benny Farm (Riel-Salvatore, 2006). C’est qu’il fera l’objet d’une forte mobilisation des milieux communautaires et des partis politiques pour inclure une proportion significative (40 %) de logement social (300 logements en HLM, 552 en coopératives, 200 en OBNL). Une étude post-occupationnelle conclura au relatif succès de l’opération sur le plan de la cohabitation sociale, grâce notamment à l’aménagement de nombreux espaces semi-publics faisant office de tampon entre les différents îlots occupés chacun par des clientèles de statut socio-économique différents et appropriés par celles-ci, ainsi qu’à l’éventail social somme toute limité des ménages habitant sur ce site (Dansereau, Germain et Eveillard, 1997). Le désengagement subséquent des différents paliers de gouvernement rendra toutefois difficile la répétition de ce genre de projet basé en partie sur le leadership des pouvoirs publics. Mais il alimentera néanmoins les débats subséquents, notamment sous forme d’expertises commandées par les acteurs publics (Dansereau et al., 2002) ou lors de séances de consultation publique (Montréal [Ville], 2004) ou de sessions de formation auprès d’intervenants communautaires.

À l’aube des années 2000, le discours sur la mixité sociale s’inscrit dans une conjoncture particulière. Il devient de plus en plus associé aux débats sur les présumés « effets de quartier » (induits, plus particulièrement dans la littérature étasunienne, par le fait d’être pauvre et de vivre, pendant une longue période, dans un quartier à forte concentration de pauvreté), bien que la documentation scientifique sur l’importance des effets de quartier soit restée très peu con­cluante (voir, inter alia, Musterd et Andersson, 2005). Qu’en est-il ailleurs, notamment en France et au Royaume-Uni ?

La mixité sociale dans les politiques urbaines britanniques et françaises récentes

Au Royaume-Uni, après les années Thatcher marquées entre autres par la privatisation partielle du logement social public due à des politiques d’accession à la propriété pour les locataires, politique qui a eu l’effet pervers d’accroître les disparités socio-spatiales, le gouvernement néo-travailliste reprend en partie le discours américain de l’exclusion sociale et se penche sur le rééquilibrage social des quartiers et ensembles résidentiels les plus défavorisés. En 2001, la National Strategy for Neighbourhood Rene­wal, avec comme slogan « Per­sonne ne devrait être désavantagé en fonction de son lieu de résidence » appuie des initiatives locales pour améliorer le sort des habitants des secteurs les plus défavorisés. Mais on insiste aussi sur le besoin de stabiliser (voire normaliser ?) ces quartiers en difficulté par des interventions sur le cadre de vie, pour empêcher l’exode des habitants de classe moyenne. Cette politique nationale fait donc appel à une panoplie d’acteurs régionaux et locaux, dont le secteur municipal, le secteur communautaire et le secteur privé, regroupés en partenariats divers. En 2005, la Mixed Com­munities Initiative, fortement influencée par les expériences américaines de dispersion de la pauvreté (HOPE VI et Moving to Opportunity) et le discours sur les effets de quartier, intègre les recommandations d’une politique consultative sur l’habitat et de rapports sur les « communautés viables ». On y pose la question de la mixité sociale à une échelle plus vaste, car on reconnaît l’exclusion croissante des populations défavorisées de tous les développements résidentiels récents pour classes moyennes. Il faut alors promouvoir l’idée de logement « abordable » auprès des développeurs privés, par une directive de portée nationale mais appliquée localement. La « viabilité des communautés » passerait aussi par le maintien ou l’accroissement de la présence de classes moyennes dans les quartiers défavorisés. Ainsi dans le cas du quartier Easton à Bristol[3], les enjeux de mixité tournent-ils beaucoup autour de la revitalisation d’une rue commerçante locale où une démarche de gentrification commerciale (voir à ce sujet Bridge et Dowling, 2001) est portée par l’entrepreneuriat ethnique local, ainsi qu’autour du contrôle des « comportements antisociaux » au moyen d’une surveillance accrue et de projets portés par le milieu communautaire (Manzi, 2010), sans compter la promotion d’une image de quartier axée sur sa « viabilité » tant sociale qu’environnementale.

L’approche française est moins décentralisée. Elle plonge ses racines dans la Politique de la Ville qui, depuis le tournant des années 1980, dessine une géographie prioritaire dans une perspective de justice sociale redistributive. À partir de 1990, des lois affirment le droit au logement, puis le droit à la ville et l’on tente d’imposer aux villes un quota de 20 % de logements sociaux (Lelévrier, 2005). Mais la politique nationale en matière d’habitation connaît de façon générale des évolutions importantes (accent mis sur l’accession à la propriété, aide à la personne plutôt qu’aide à la pierre, ouverture du marché du logement social à des partenaires privés), tout comme la Politique de la Ville toujours centrée sur les quartiers difficiles, mais avec une diminution des ressources publi­ques pour soutenir la promotion sociale des individus les plus défavorisés. Ainsi depuis 2003 voit-on un recentrage sur la rénovation urbaine et une recentralisation des financements avec la création de l’Agence nationale de rénovation urbaine. On ne parlera pas ici de l’objectif de démolition de logements sociaux, si ce n’est pour souligner l’importance prise par le remodelage du tissu urbain, de sa texture sociale et de l’image des quartiers dans cette entreprise de rééquilibrage social (Donzelot, 2006 ; Lelévrier, 2005). Il est plus pertinent pour notre propos de regarder la philosophie d’intervention dans les quartiers centraux inclus dans la géographie prioritaire, comme le quartier pauvre et multiethnique de la Goutte d’Or (Paris) où une administration de gauche a adapté la politique nationale aux contextes parisien et local particuliers (Bacqué et Fijalkow, 2006). Pour éviter la « ghettoïsation » tout en faisant de ce quartier un endroit attirant pour les couches moyennes parisiennes coincées par un marché immobilier de plus en plus inaccessible, on cherche à diversifier les modes d’occupation, à accueillir des classes moyennes dans le logement social et à changer la dynamique du tissu commercial en le dé-ethnicisant. On favorise aussi l’émergence de nouvelles dynamiques associatives portées par les nouveaux habitants de classe moyenne pour changer les modes de socialité, notamment dans les espaces publics. Bref, promouvoir un processus de gentrification « contrôlée » au moyen de la mixité sociale pour viser implicitement à diluer son caractère multiethnique.

Mais au-delà des différences séparant les politiques anglaises et françaises, on voit bien que désormais la mixité sociale engage les acteurs locaux et repose fortement sur leur capacité de mobilisation. À cet égard, on peut dire que ces expériences convergent avec la tradition multi-scalaire qui prévaut depuis longtemps au Canada. Aujourd’hui, il n’existe pas de politique urbaine pancanadienne, pour des raisons constitutionnelles certes, mais surtout du fait que, dans le sillage du virage néolibéral radical pris par le gouvernement fédéral depuis la fin des années 1980, les politiques d’habitation provinciales sont devenues très disparates. Plusieurs métropoles partagent cependant encore des préoccupations en matière de déstigmatisation des quartiers défavorisés, et soutiennent à l’occasion des opérations de gentrification « contrôlée » ou diverses mesures pour attirer des représentants de la « classe créative » dans les quartiers centraux au nom des impératifs de compétitivité urbaine (Kipfer et Keil, 2002 ; Rantisi et Leslie, 2006). En même temps, on note la multiplication, dans les discours académiques et dans les cercles de formulation de politiques, de références aux thèses sur les effets de quartier et à la rhétorique de l’inclusion sociale pour contrer la polarisation entre les riches banlieues et les vieux quartiers en déclin (Canada. Comité consultatif externe sur les villes et les collectivités, 2006).

L’opération Lavo, discutée ci-dessous, appartient à cette mouvance idéologique. Mais elle révèle aussi le rôle clé des intervenants sociocommunautaires qui depuis les années 1980 se sont professionnalisés et ont apprivoisé le terrain de l’économie sociale au point de se réorganiser, à l’occasion, en véritables développeurs communautaires. Quel­ques mots cependant, auparavant, pour décrire le quartier où se déroulait cette opération.

Hochelaga : un quartier en déclin… mais socialement combatif !

Hochelaga est un ancien quartier ouvrier, faisant partie de l’arrondissement municipal Mercier- Hochelaga-Maisonneuve, et fortement affecté par le mouvement de désindustrialisation qui secoue Montréal. Le déclin est accentué dans les années 1970 par le déplacement des activités du Port de Montréal vers l’est de l’île et par la démolition de 1200 logements pour faire place à une autoroute en bordure du fleuve. L’exode en banlieue de ses catégories les plus socialement mobiles le vide quasi littéralement : il perd 42 % de ses habitants entre 1961 et 1986 et affiche, plus qu’ailleurs, des signes d’abandon, en plus d’être sous l’emprise de diverses formes de déviance (drogue, prostitution, etc.) (Bibeau et Perreault, 1995) et de défavorisation (pauvreté, décrochage scolaire, etc.) (Montréal [Ville], 2002). Bref, un quartier « sinistré » et fortement stigmatisé dans les médias locaux. Mais en même temps, comme c’est souvent le cas à Montréal, la défavorisation en quartier populaire devient un terrain de luttes sociales et le quartier se distingue aussi par la densité et la combativité de son réseau communautaire. Un des chefs de file de ce réseau est, en matière d’aménagement urbain, le Collectif d’aménagement urbain d’Hochelaga-Maisonneuve (CAUHM), composé d’intervenants issus du secteur de logement sans but lucratif et coopératif, de travailleurs communautaires associés au Centre local de services communautaires (CLSC) ainsi que de représentants d’autres organismes locaux.

Pour contrer le déclin du quartier, les leaders du Collectif, après avoir inventorié les bâtiments barricadés, mettent sur pied un projet local de revitalisation « qui visait à briser le cercle infernal de la dégradation du cadre bâti et de la détérioration du milieu social » (CAUHM, 2002 : 5). Pour amorcer la réhabilitation physique et con­trer l’hémorragie démographique qui affecte le quartier, le Collectif fera beaucoup de lobbying auprès des élus des différents paliers de gouvernement durant la seconde moitié des années 1990. Il fait notamment appel au Programme de revitalisation des quartiers centraux que viennent de mettre sur pied le Gouvernement du Québec et la Ville de Montréal, visant les poches de pauvreté qui subsistent alors que Montréal semble sortir de la crise de la désindustrialisation (un programme modeste cependant car les ressources publiques sont devenues rares). Le Collectif développe une stratégie reposant à la fois sur une revalorisation de l’image du quartier ancrée dans son histoire, sur une compréhension des besoins des habitants en matière de logements et de services, mais aussi et surtout sur le « rééquilibrage » du quartier en attirant des petits propriétaires capables d’entretenir les logements, ainsi que des propriétaires-occupants, pour retrouver une diversité sociale perdue (Bohémier et Rouleau, 1998 ; Rouleau, 1997). Dans tout quartier populaire montréalais, on trouve historiquement une petite classe moyenne, souvent de propriétaires-occupants de duplex ou de triplex. En d’autres termes, les quartiers populaires ont toujours connu une certaine (et certes relative) mixité sociale, jusqu’à ce que l’exode urbain des années 1950-1970 vienne ébranler cette diversité : tous les jeunes ménages désirant acquérir une propriété pour fonder une famille fuient en effet vers la banlieue, et Montréal commence à faire figure de parent pauvre face à la banlieue. Ce diagnostic, qui avait fortement imprégné les politiques d’habitation municipales depuis la fin des années 1970, amène la Ville de Montréal à négocier avec le gouvernement provincial pour inclure, dans le Programme de revitalisation des quartiers centraux, des mesures pour promouvoir l’accès à la propriété au moyen de constructions neuves (Rose, 2009).

En 2000, d’autres éléments s’ajoutent pour créer un contexte favorable afin de lancer un important projet de développement résidentiel à Hochelaga. Des acteurs municipaux et communautaires constatent un effondrement des taux d’inoccupation dans le marché du logement alors qu’ils étaient traditionnellement fort élevés et qu’il était donc facile de se trouver un logement peu cher. Un site potentiel est alors ciblé pour réaliser un important projet de revitalisation.

Le projet Lavo consiste à relocaliser en banlieue une usine de production d’eau de Javel pour planifier un développement résidentiel composé d’une diversité de modes d’occupation. On construira 204 logements bien intégrés dans la trame résidentielle et commerciale : 71 logements coopératifs (la moitié des ménages ont des faibles revenus), 93 condominiums (dont 72 % dits abordables), 40 logements à but non lucratif. Ces derniers visent une clientèle moins pauvre que celle des logements subventionnés de la coopérative[4]. D’autres développements résidentiels suivront. Le projet suppose des investissements publics importants pour décontaminer le site, investissements qui seront consentis en 2002 par le gouvernement provincial grâce au lobby exercé par les élus et députés locaux. Par ailleurs, les regroupements de commerçants sont aussi très actifs et réclament des actions visant les rues commerciales, dont la rue Ontario, elle aussi en déclin. Les ensembles résidentiels seront donc accompagnés d’aménagement d’espaces publics se voulant emblématiques : la récupération de la bretelle de chemin de fer qui desservait jadis l’usine Lavo mais était abandonnée depuis 1997, permet la création d’une place publique, la place Simon-Valois, avec quelques nouveaux commerces donnant sur la rue Ontario (cette place est une première dans la morphologie de ce quartier ouvrier typiquement canadien-français), et un sentier piétonnier reliant les nouveaux immeubles résidentiels (Goulet, 2009).

Mais la réalisation de ce projet, dont une partie nécessite une modification au Plan d’urbanisme, est conditionnée par une consultation publique. Afin de faciliter l’obtention d’un consensus, la Ville donne au Collectif le mandat de faire une large consultation auprès des individus et des organismes du quartier avant de déposer le projet à l’Office de con­sultation publique de Montréal. Si « les étoiles étaient bien alignées », pour reprendre l’expression de certains représentants d’organismes communautaires interviewés[5], le projet ne faisait cependant pas consensus (CAUHM, 2001, 2004).

Mixité sociale, gentrification ou inclusion sociale ?

Si, pour le Collectif, il faut « renverser le vaste mouvement de désinvestissement dans le quartier » et d’exode des classes moyennes et, pour ce faire, « rétablir une mixité sociale » et même favoriser une certaine gentrification, cette position ne fait pas l’unanimité. Des graffitis évoquant le spectre de la gentrification feront d’ailleurs rapidement leur apparition aux alentours immédiats du site. Mais il n’y a pas non plus de consensus au sein du mouvement communautaire. Plu­sieurs groupes, dont les principaux comités de logement établis dans le quartier, réclament d’emblée 100 % de logements sociaux pour les populations locales de ce secteur défavorisé, car selon eux les ménages modestes ont de plus en plus de difficulté à se loger sur le marché privé. Ce point de vue n’est pas partagé par tous les intervenants qui travaillent avec les personnes démunies du quartier. Certains, dont les membres du Collectif ainsi que les acteurs municipaux et les commerçants, argumentent pendant la consultation locale ou les audiences publiques subséquentes que les nouveaux terrains résidentiels devraient servir au moins en partie à diversifier la population par l’ajout de logements en propriété d’occupation. Le Collectif signale que, si on le compare à la moyenne montréalaise, le quartier Hochelaga-Maisonneuve possède déjà une plus forte proportion de HLM et d’autres types de logements sociaux (en fait, 13,6 % selon les estimations de la Ville citées dans le document de consultation du Collectif), alors que la propriété d’occupation y est fortement sous-représentée (14 % à Hochelaga-Maisonneuve et seulement 10 % dans le secteur Hochelaga). Le Collectif invoque les arguments traditionnels largement répandus dans la sociologie urbaine anglo-américaine quant aux mérites de la propriété d’occupation, pour l’entretien de l’habitat, le sentiment d’appartenance au quartier et la propension des propriétaires à participer aux instances locales de consultation pour revendiquer une meilleure qualité de services. Toutefois, le Collectif ajoute que certains des membres des coopératives d’habitation contribuent d’une manière semblable à l’amélioration de la qualité de vie du quartier (CAUHM, 2002). Lors des entrevues rétrospectives que nous avons menées avec quelques-uns des principaux protagonistes, ceux-ci soulignent que leur vision du développement du quartier, dont le secteur Lavo, comprenait à la fois l’accueil de propriétaires-occupants et l’ajout de suffisamment de nouveaux logements sociaux et communautaires pour répondre aux besoins locaux.

La question de la part que prendra le logement social au sein du projet Lavo est donc d’emblée au coeur des préoccupations et devient un enjeu central. Or, pour les pouvoirs publics locaux, il n’est plus question que l’État assume seul les coûts du logement social ; il faut donc trouver de nouvelles modalités reposant sur des partenariats avec des acteurs privés ou communautaires pour produire du logement abordable, et par ailleurs augmenter l’offre de logement en accès à la propriété pour pouvoir concurrencer la banlieue. Bref, il faut un peu de tout, et la mixité sociale qui en résulte est le fruit d’un compromis immobilier assez typique d’un contexte néolibéral.

La Stratégie d’inclusion de logements abordables dans les nouveaux développements résidentiels, élaborée par la Ville de Montréal en 2004-2005 en tenant compte d’expériences étrangères et en s’appuyant entre autres sur l’expérience Lavo en cours à ce moment-là (Montréal [Ville], 2005), est à cet égard exemplaire : elle vise à inclure, au moyen d’un processus flexible de négociation largement portée par les acteurs municipaux locaux et par les promoteurs communautaires, un minimum de 15 % de logement social et 15 % de logement abordable dans les développements résidentiels de plus de 200 logements dans les grands sites publics ou à caractère public. L’objectif est plus facile à atteindre lorsque la municipalité possède déjà des terrains, qu’elle peut alors céder à des promoteurs communautaires à des prix inférieurs au marché. Dans le cas contraire, sa réali­sation dépend de sa capacité de négociation (notamment à la faveur de changements de zonage) et de celle de ses partenaires communautaires qui, au fil des années, ont appris à travailler avec le secteur privé mais n’ont pas pour autant abandonné leur pouvoir de pression. La Stratégie vise à la fois les quartiers défavorisés (plus de logements en propriété d’occupation) et les quar­tiers mieux nantis (plus de logements abordables). La notion d’inclusion très prisée dans les réseaux de politique publique (Toye et Infanti, 2004) témoigne de la marge étroite laissée aux acteurs publics.

Au cours de nos entrevues, les fonctionnaires séniors associés à l’élaboration des politiques d’habitation et de revitalisation urbaines aux paliers provincial et municipal nous ont signalé à quel point la position prise par le Collectif, soit de souhaiter la bienvenue à une mixité sociale même si celle-ci doit être portée en partie par des populations en provenance d’autres quartiers, était inhabituelle pour un groupe militant dans un quartier défavorisé. Or cette position a permis de valider et de légitimer l’incorporation des objectifs de mixité de revenus et de modes d’occupation dans les objectifs des politiques de revitalisation.

Depuis la réalisation du projet Lavo, dans quels termes les uns et les autres évoquent-ils la mixité sociale ? Trois thématiques ressortent de nos entretiens.

La première, présente depuis le début, concerne le dosage des modes d’occupation, puisqu’à Montréal, comme ailleurs au Canada on l’a dit, il y a une forte corrélation entre statut socioéconomique et mode d’occupation ; la mixité des modes de « tenure » est donc le principal outil dont disposent les acteurs municipaux pour modifier la composition sociale d’un quartier. Tous les intervenants communautaires (dont les anciens membres du Collectif et les promoteurs communautaires) et municipaux sont d’avis que « Tous les ménages [du quartier] doivent pouvoir trouver leur compte en matière de logement ». On souligne aussi le fait que les ménages en mobilité sociale ascendante doivent pouvoir se loger dans le quartier, ce qui contribuerait à l’objectif partagé par tous de retrouver un équilibre qui avait été perdu. D’une certaine façon, viser la mixité, c’est d’abord s’assurer qu’on n’exclut personne, ou, si l’on veut, c’est le droit à la ville[6]. Le risque de gentrification lié à l’arrivée de nouvelles populations plus aisées d’autres quartiers est souvent évoqué par nos interlocuteurs. Dès la conception du projet Lavo, on ne s’attendait pas à ce que tous les acheteurs des condominiums soient des locataires du quartier[7]. Mais la gentrification est presque toujours présentée comme un risque sous contrôle (on rappelle que les nouveaux condominiums ne sont pas luxueux, et on pense que la vaste majorité du parc résidentiel demeurera locatif). On se targue même de réussir là où le quartier gentrifié emblématique qu’est le Plateau (omniprésent dans les discours) a échoué en se transformant en quartier homogène devenu inaccessible aux ménages modestes. L’idée qu’une gentrification « contrôlée » puisse être bénéfique pour un quartier pauvre et stigmatisé est assez répandue chez nos interlocuteurs (à l’exception des comités de logement) : « on disait à la blague que nous aussi on voulait de la gentrification ! »[8]. La mixité sociale induite par une petite dose de gentrification fait partie de l’antidote à la « ghettoïsation » qui est évoquée par plusieurs de nos interviewés comme le mal principal qu’il a fallu combattre pour changer l’image et la trajectoire du quartier. Certains évoquent de façon explicite la présumée influence bénéfique des classes moyennes comme modèles de rôle pour les « pauvres », dans le contexte scolaire entre autres, alors que pour d’autres la présence accrue des nouvelles couches moyennes avec leurs habitudes de consommation différentes est globalement un atout, non seulement pour casser l’image négative du quartier, mais aussi pour ouvrir les horizons des résidants traditionnels. À cet égard, un discours particulièrement optimiste est tenu par l’un des élus interviewés qui pense que la diversification de l’offre commerçante pourrait même avoir un effet « mobilisateur » et d’ouverture à la sociabilité publique pour une population qui jusqu’ici, ne pouvait s’imaginer « aller prendre un petit café sur une terrasse »[9]. Toutefois, quelques-uns soulèvent le défi de conserver la mixité socioéconomique dans le long terme : « il va falloir se donner les moyens pour que la population demeure équilibrée et qu’on ne transforme pas ce quartier, de ghetto de pauvres qu’il était (…) en ghetto de nouveaux riches ».

La deuxième thématique con­cerne la vitalité sociale et économique du quartier. La mixité sociale, « c’est plus qu’une question de logement » : les commerçants locaux soulignent tous la vitalité économique et la diversification des profils de consommateurs, soit qu’ils aient dès le début fortement appuyé le projet de revitalisation, soit qu’il s’agisse de nouveaux commerces venus élargir la gamme de l’offre commerciale pour profiter des nouvelles clientèles. Toute­fois, pour certains des com­merçants, le maintien de résidants de statut très modeste dans le secteur est également important pour la stabilité de leur chiffre d’affaires car il s’agit d’une clientèle fiable qui n’achète pas beaucoup, mais achète souvent. La nouvelle image de marque du quartier, maintenant appelé familièrement HoMa (pour Hochelaga-Maisonneuve sur le modèle de SoHo), est plutôt bien accueillie : selon un élu, même si le libellé ne fait pas l’unanimité, « on entend une nouvelle réalité dans le quartier, mais qui s’est imbriquée avec les gens de la place ».

La troisième thématique donne lieu à des commentaires plus rares (sans doute en partie parce que le projet Lavo n’était achevé que quelques mois avant la réalisation de nos entrevues) mais aussi plus mitigés, et correspond d’ailleurs à une vision de la mixité qui n’a jamais, au Québec comme au Canada, fait l’objet d’un discours fort, à savoir la cohabitation des différences au service d’une meilleure cohésion sociale. De fait, et à l’instar des expériences canadiennes et montréalaises antérieures, la Ville de Montréal et le promoteur, dans leur marketing des condominiums, ne les associent pas à un projet résidentiel plus vaste intégrant aussi du logement social. Au mieux, la mixité apparaît comme un défi de cohabitation plutôt que comme une opportunité. L’un des interviewés souligne la très forte distance sociale qu’il perçoit entre les résidants de la coopérative d’habitation et ceux des nouveaux logements privés, du fait non seulement de l’aspect « yuppie » de ces derniers mais aussi de l’absence d’enfants dans le bloc de condominiums. À ce chapitre, l’arrivée de populations issues de l’immigration récente, non seulement dans l’ancien parc HLM mais aussi dans les nouvelles constructions de logements sociaux et abordables du projet Lavo, dans un quartier qui traditionnellement en comptait peu, est un défi en quelque sorte inattendu.

Au total, la grande majorité de nos interlocuteurs accueillent favorablement les changements induits par le projet Lavo mais ce, tout en sachant que le chemin qui sépare une diversité sociale retrouvée et une gentrification majeure du quartier est une voie bien étroite.

Conclusion

Même si, dans le cas particulier que nous avons étudié, le projet final comprend une majorité de logements sociaux et abordables, le discours et le processus ayant mené à ce résultat sont assez différents de ceux qui ont conduit à la réalisation des grands projets canadiens des années 1970-1980. Ces projets étaient aussi issus de compromis immobiliers, mais la position des acteurs communautaires tranchait clairement en faveur du logement social, con­trairement à ce que nous avons vu dans le projet Lavo, et s’appuyait aussi sur un ensemble de mesures plus généreuses propre à un État-providence.

Dans une période néolibérale, la mixité sociale, qu’elle passe par la relocalisation des résidents de HLM ou par l’attraction de ménages de couches moyennes, est présentée comme une réponse à un problème défini plus en termes de concentration spatiale de la pauvreté que de pauvreté en tant que telle. Mais au Québec ce retour de la mixité prend le visage du bricolage.

En fin de compte, comme c’est souvent le cas à Montréal, le projet Lavo, qui n’était pas prévu dans le plan d’urbanisme de Montréal, est moins le résultat d’une politique urbaine bien arrêtée qu’une expérience qui servira de projet pilote pour l’élaboration d’une nouvelle politique urbaine, en l’occurrence la Stratégie montréalaise d’inclusion de logements abordables dans les nouveaux projets résidentiels. Cette stratégie incarne parfaitement le type de gouvernance locale « multi-acteurs » qui prévaut aujourd’hui en matière de politique d’habitation. En somme, une forme de mixité socio-politique mise au service de la mixité sociale ! En ce sens, l’histoire du projet Lavo illustre le pragmatisme local qui consiste à incorporer dans la fabrication de politiques d’habitat une attitude de réflexivité face aux expériences de terrain et aux débats locaux, et qui suppose avant tout une connexion étroite et constante entre les différents niveaux de l’action sociale et politique, dont au premier chef l’action communautaire. Mais si à Montréal la mixité sociale n’est donc pas une idéologie à proprement parler, elle reste néanmoins logée aujourd’hui à l’enseigne d’un certain néo-libéralisme du fait des investissements sociaux limités de l’État et d’une « responsabilisation » accrue du secteur communautaire pour l’inclusion sociale.