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1. Introduction

Les pères sont de plus en plus encouragés à prendre part à la période périnatale, mais la place qui leur est faite est encore mal circonscrite. Si les effets des soins périnataux sur les mères ont été et sont encore largement étudiés, les pères ne semblent encore susciter que peu d’intérêt; pourtant, les pratiques professionnelles ont des répercussions manifestes sur le développement de leur identité paternelle. Nous survolerons ici les politiques et pratiques actuelles au Québec en matière de périnatalité et la place du père dans ce processus. Nous verrons comment les pères se perçoivent et se situent durant la période périnatale, et comment cette perception diffère selon le type de suivi de grossesse reçu, à savoir par un médecin ou une sage-femme[1].

2. Problématique

La Politique de périnatalité élaborée par le ministère de la Santé et des Services sociaux en 2008 propose d’« adapter les pratiques, les interventions et les services offerts dans le réseau de la santé et des services sociaux de façon à accueillir et à favoriser l’engagement des pères envers leur jeune enfant », « de répondre adéquatement au besoin d’information des mères et des pères quant aux moyens d’établir une relation de qualité avec leur enfant, [et insiste] sur les styles parentaux favorables au développement de l’enfant » (Gouvernement du Québec, p. 21).

Cette approche est souhaitable, puisque plusieurs études ont démontré que l’engagement des pères est lié à leur implication dans le processus périnatal. Notamment, le lien entre l’attitude prénatale des pères et l’intensité des investissements postnataux est prouvé (Cupa et Riazuelo-Deschamps, 2001), tout comme le fait que les pères qui s’engagent rapidement dans la vie de leur enfant sont plus susceptibles de leur être disponibles et de participer à leurs soins et à leur éducation deux ans plus tard (Lamb, Hwang, Broberg, Bookstein, Hult et Frodi, 1988). Par ailleurs, on sait aussi que les pratiques des différents professionnels de la santé influent sur le développement du rôle paternel en période postnatale (De Montigny et al., 2007).

Plus les pères s’investissent dans le processus périnatal, plus ils semblent par la suite tisser des liens solides avec leurs enfants. Les pères occidentaux s’impliquent d’ailleurs plus rapidement et plus intensément qu’auparavant (Saucier, 2001) : cet engagement débute avant même la naissance de l’enfant par la préparation à sa venue, entre autres par leur participation aux rencontres de suivi médical avec le professionnel de la santé. Globalement, la présence et l’implication des hommes durant la grossesse et à l’accouchement constituent des éléments significatifs dans le processus de construction de l’identité paternelle (Baker, De Montigny, Miron et Boilard, 2007, p. 21).

Au Québec, deux types de suivi de grossesse sont offerts aux futurs parents : supervision par un médecin (omnipraticien ou gynécologue-obstétricien) ou par une sage-femme. Avec les médecins, le suivi prénatal se fait en clinique et l’accouchement, à l’hôpital; avec les sages-femmes, le suivi prénatal se fait en maison de naissance et l’accouchement peut se faire aussi bien à la maison de naissance qu’à domicile. Bien que la presque totalité des maisons de naissances ait une entente de service avec un centre hospitalier pour le déroulement des accouchements, seul un minime pourcentage de parents fait ce choix.

Les sages-femmes reconnaissent que la période périnatale appartient aux femmes et à leur famille et elles encouragent le soutien aux nouvelles familles comme moyen de faciliter leur adaptation (Ordre des sages-femmes du Québec, 2008). Elles privilégient également la continuité de la relation avec leur clientèle : elles se chargent des rencontres prénatales, des prises de sang, de l’accouchement, du suivi lors des six premières semaines en postnatal, du soutien à l’allaitement, etc. Bien que « les sages-femmes définissent explicitement leur pratique comme étant centrée sur la mère, [cette centration] s’avère inclusive : pour la sage-femme, évoquer la mère, c’est aussi nécessairement évoquer son entourage immédiat. Le père fait donc tacitement l’objet des mêmes formes de préoccupations psychosociales que la mère » (Baker, 2007, p. iv).

L’approche préconisée par les sages-femmes est remarquée et même encouragée par certains acteurs du domaine périnatal. En effet, lors de l’élaboration de la Politique de périnatalité, le MSSS a émis le souhait que les services périnataux offerts en centre hospitalier soient moins interventionnistes et reconnaissent davantage les compétences des parents, à l’instar de la pratique sage-femme (Gouvernement du Québec, 2006). L’Agence de la santé publique du Canada entrevoit depuis un certain temps le processus périnatal dans une optique similaire. Dans le document intitulé Soins à la mère et au nouveau-né dans une perspective familiale : lignes directrices nationales, elle décrit cette période comme un processus multidimensionnel et dynamique, mais aussi normal et sain, durant lequel les parents devraient être soutenus et encouragés à participer et à faire des choix. Les soins prodigués devraient ainsi être « spécialisés et personnalisés [pour répondre] aux besoins physiques, affectifs et psychosociaux des femmes et de leur famille » (Gouvernement du Canada, 2000).

Il semble pourtant y avoir un décalage entre ces lignes directrices et la situation réelle, notamment en ce qui a trait à l’intégration du père dans le processus périnatal. En effet, comme la femme est pratiquement toujours au centre des services d’aide et de soutien, les pères sont fréquemment mis de côté, étant perçus comme des parents secondaires (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008, p. 103). De plus, quelques lacunes ont été identifiées en ce qui a trait à l’expérience des pères. D’une part, des pères interrogés sur leur expérience postnatale lors de l’étude menée par De Montigny en 2007 ont dit l’avoir vécu difficilement pour des raisons liées au personnel hospitalier (31). D’autre part, l’institutionnalisation de la grossesse et de l’accouchement a contribué à forger des lieux importants et significatifs pour les parents[2] (Baker, De Montigny, Miron et Boilard, 2007) dans lesquels les pères ne se sentent toutefois pas à l’aise, ayant de la difficulté à y trouver leur place.

Cette situation est d’autant plus problématique que l’on sait que la naissance d’un premier enfant est un moment critique de l’évolution de la famille et que la période postnatale immédiate est cruciale dans l’établissement de la relation avec l’enfant (Entwisle et Doering, 1981).

La valeur que les pères accordent au rôle paternel influe sur leur engagement auprès de leurs enfants (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008, p. 61). La perception qu’ont les pères de leur propre rôle serait de ce fait représentative de ce qu’ils mettent concrètement en action lorsqu’ils sont en situation familiale : les résultats de nombreuses études font voir que la valorisation du rôle paternel et l’importance de celui-ci dans la construction de l’identité des pères sont directement liées à leur engagement auprès de leurs enfants (Beitel et Parke 1998; Fox et Bruce 2001; Hofferth, 2003; Pasley, Futris et Skinner, 2002; Simons, Whitbeck, Conger et Melby, 1990).

Si l’on sait que les pratiques des différents professionnels de la santé jouent un rôle important dans le développement du rôle paternel en période postnatale, le type de suivi de grossesse choisi par les parents doit de ce fait avoir une influence signifiante sur la formation de l’identité paternelle. Nous émettons l’hypothèse que cette influence transparaît dans le discours des pères sur les événements qui entourent la naissance. L’objectif de cette recherche est donc de vérifier si la perception de l’identité paternelle est différente suivant le type de suivi prénatal reçu, soit supervisé par une sage-femme ou par un médecin.

Par rapport à l’approche conventionnelle des médecins, la philosophie sage-femme, qui privilégie l’empowerment et limite les inconvénients liés au processus institutionnel (lieux changeants, multitude d’intervenants, approche peu personnalisée), donne-t-elle aux pères un sentiment d’implication plus grand? Si oui, ce sentiment d’implication et d’inclusion pourrait avoir des retombées positives sur la formation de leur identité paternelle, ce que le discours qu’ils tiennent sur la paternité permettrait d’appréhender.

3. Discours et identité

Le concept d’identité intéresse des chercheurs aux horizons divers — psychologues, sociologues, anthropologues, philosophes, linguistes, littéraires. D’une discipline à l’autre, sa définition varie. C’est à l’identité sociale que nous nous intéressons ici, en tant qu’affirmation de sa position dans la société (Poutignat et Streiff-Fénart, 1995; Baugnet, [1998] 2003). L’identité sociale est une construction en perpétuelle évolution tout au long de la vie d’un individu qui se bâtit au fil de ses interactions avec les autres et avec son environnement (Dorais, 2004 : 3). Elle s’élabore sur la base d’un sentiment d’appartenance à un groupe plus ou moins étendu, sentiment qui découle d’un certain nombre de caractéristiques que l’on partage avec l’ensemble des membres du groupe et qui en exclut de ce fait les individus qui ne les possèdent pas. Nous faisons nôtre la définition qu’en donne Tajfel (1982 : 2), pour qui l’identité sociale est « cette part du concept de soi qui résulte de sa conscience d’être membre d’un groupe social (ou plusieurs) ainsi que la valeur et la signification émotionnelle attachées à ce statut de membre »[3]. Elle n’est donc pas seulement affaire de relation (avec les autres membres du groupe, avec les autres groupes), elle est aussi affaire de perception.

Ainsi envisagée, l’identité sociale est par définition multiple, puisque la position sociale est fonction de l’âge, du sexe, de la profession, du statut familial et de nos multiples engagements personnels. Elle n’a rien de statique : elle est mouvante, instable, dynamique et relationnelle (Brès, 1989; Dorais, 2004; Létourneau, 1994; Dortier, 2004). Elle se construit tout au long de la vie, notamment avec l’arrivée de changements — petits ou grands. La naissance d’un enfant donne lieu à la construction de nouvelles identités pour les parents, qui doivent apprendre à devenir père et mère et corollairement, à pouvoir dorénavant s’identifier comme tels.

L’identité que développent les pères est constituée d’une multiplicité de sous-parties structurées par des relations, notamment par la relation père-enfant (Fox et Bruce, 2001). Plus spécifiquement, l’identité paternelle est intimement liée à la façon dont le père intériorise ses propres comportements par rapport à son enfant (Maurer, Pleck et Rane, 2003). Une fois sa vision du rôle paternel intériorisée, l’homme la rend cohérente en l’appliquant. Par exemple, un père qui intériorise le rôle de soutien moral agira comme tel auprès de sa conjointe, c’est-à-dire en la soutenant moralement, tout comme le père qui intériorise un rôle de dispensateur de soins donnera des soins à son enfant. La théorie de l’identité paternelle postule ainsi que l’identification du père à son rôle paternel annonce le comportement qu’il met en action.

L’identité paternelle est sensible aux forces sociales et contextuelles (McBride et al., 2005). Et puisque le rôle du père est la cible de profonds changements depuis quelques décennies, la signification de « être père » et la vision de l’engagement paternel peuvent grandement varier d’un père à l’autre (Parke, 2002, cité par Maurer, Pleck et Rane, 2003). Ainsi, être père est désormais associé à diverses conceptions et fonctions.

L’accès le plus direct à la construction identitaire est sans aucun doute le discours. Le langage permet à tout locuteur de faire ressortir ses représentations et de se définir par rapport à ce que sont les autres. Certaines méthodes d’analyse de l’identité mettent d’ailleurs « l’accent sur le rôle du langage, non seulement comme véhicule d’expression de la réalité, mais également comme constructeur, transformateur et reproducteur de cette réalité, comme pratique sociale » (Pascual, 1997, p. 110). Ainsi, tout « locuteur traduit sa représentation du monde en interaction [avec les autres] au moyen de stratégies argumentatives diverses dont certaines sont plus appropriées pour lui permettre d’établir son identité sociale » (Vincent, 2000, p. 128).

4. Présentation du corpus

Les données qui ont servi à cette étude proviennent d’un vaste corpus d’entrevues menées dans le cadre du projet Père et alimentation de l’enfant (P. A. L.) qui a débuté en 2005-2006 en réponse à un besoin d’inclusion du père dans le processus de l’allaitement maternel. Il a pour objectif de comprendre l’expérience des pères afin de définir des stratégies de soutien et de mieux les intégrer dans les discours et les pratiques relatives à l’allaitement maternel.

La méthode choisie pour recueillir des informations sur les perceptions et les expériences des pères est l’entrevue semi-dirigée; une cinquantaine d’entrevues ont ainsi été réalisées par les chercheurs auprès de pères entre 2006 et 2008[4]. Les questions de l’entrevue portaient pour la plupart sur la grossesse, la naissance, le mode d’alimentation du bébé, un incident critique survenu ainsi que le soutien obtenu lors de cet événement. La technique des incidents critiques (De Montigny et Lacharité, 2002; Woolsey, 1986) a été retenue parmi d’autres, puisqu’étant révélatrice de l’expérience vécue, elle permet de dresser un portrait global de l’expérience paternelle de l’allaitement.

Dans la première phase du projet, les entrevues ont toutes été menées auprès de pères dont le suivi prénatal avait été fait avec un médecin. Dans la seconde phase du projet, des pères dont le suivi s’est fait avec une sage-femme ont aussi été interrogés.

Le grand nombre d’entrevues disponibles a permis de faire une sélection de celles qui cadraient le mieux avec la présente étude; nous avons ainsi pu choisir le profil des pères interrogés grâce aux questionnaires qu’ils devaient remplir préalablement à l’entrevue (tableau 1). Notre recherche étant comparative, nous avons sélectionné cinq pères ayant eu un suivi avec une sage-femme et cinq autres ayant eu un suivi avec un médecin. Tous les pères retenus n’avaient qu’un seul enfant (âgé de plus ou moins 10 mois) au moment de l’entrevue, vivaient en couple avec la mère de leur enfant, ont profité d’un congé parental similaire, sont originaires du Québec et ont tous vécu une expérience d’allaitement maternel d’au moins six mois. Dans la mesure du possible, nous avons tenté de réduire d’autres écarts, notamment en ce qui a trait à la tranche d’âge, au niveau de scolarité et au revenu, afin de neutraliser au maximum les variables autres que celle qui a trait au suivi prénatal. Il était important que tous les pères étudiés soient primipares[5], c’est-à-dire qu’ils n’aient qu’un seul enfant, puisque le phénomène que nous voulions observer, soit la formation de l’identité paternelle, en est à son étape la plus « active » au moment où l’homme devient père. Nous avons choisi de neutraliser l’âge et le pays d’origine, puisque l’on sait que la façon dont est vécue la paternité est notamment déterminée par l’âge (Forget, 2005, p. 29), tout comme le fait d’avoir un bagage culturel différent peut amener différentes perceptions de la paternité (Dulac, 1999b, p. 13). Enfin, puisqu’aucune famille de l’étude ayant bénéficié d’un suivi sage-femme n’a choisi de donner le biberon, les dix locuteurs sélectionnés dans le cadre de ce projet sont pères d’un bébé allaité. Cette variable devait aussi être neutralisée, puisque le mode d’alimentation est un facteur important dans la création du rôle parental, d’autant plus que les pères sont nombreux à croire que l’allaitement constitue une barrière à l’établissement de la relation avec leur nouveau-né (Bromberg Bar-Yam et Darby, 1997).

Tableau 1

Profils sociodémographiques des pères sélectionnés

Profils sociodémographiques des pères sélectionnés

*Afin de favoriser la mémorisation, les pères au suivi avec médecin ont hérité d’un pseudonyme commençant par la lettre M, et ceux ayant eu un suivi avec une sage-femme, par la lettre S.

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Le petit nombre d’entrevues sélectionnées aux fins de cette étude n’est pas dû au hasard, mais bien à un souci de rigueur quant au travail effectué. En effet, comme il le sera précisé dans la section suivante, à l’analyse de contenu s’est ajoutée une analyse minutieuse des stratégies discursives afin de mettre en relief tout ce qui est plus difficilement perceptible dans le discours du locuteur. De fait, une analyse à plus grande échelle était impossible dans le cadre de ce travail étant donné l’ampleur de l’analyse qualitative fine.

5. Analyses et résultats

L’identité et le rôle paternels étant intimement liés, nous avons d’abord extrait du corpus toutes les séquences comportant une représentation du rôle du père. Nous avons choisi de sélectionner tous les passages d’entrevues liés au rôle paternel plutôt que de sélectionner uniquement les réponses aux questions portant sur ce sujet, puisque les questions du canevas d’entrevue n’étaient pas nécessairement posées exactement de la même façon et dans un même ordre par les intervieweurs, et que les pères parlaient de leur rôle tout au long de l’entrevue, quelle que soit la question. De ce fait, il était incontournable de considérer l’entrevue en son entier.

Cette étape s’est effectuée en deux temps. Nous avons d’abord effectué une recherche automatique des mots suivants dans les transcriptions du corpus : rôle, père, papa. Nous avons circonscrit à partir de ces termes les énoncés qui concernaient spécifiquement une perception du rôle paternel. Nous avons ensuite révisé à trois reprises la totalité des entrevues afin de repérer toutes les autres séquences qui n’avaient pas été prises en compte lors du repérage automatique.

Une seule codeuse a effectué cette opération afin d’assurer une fiabilité intracodeur (Gauthier, 1987, p. 312), ce qui signifie que le jugement posé sur les données était constant du début à la fin de la recherche. Certains indices ressortaient clairement des discours émis par les pères et permettaient, par leur régularité, de cerner les perceptions du rôle paternel.

Nous avons ainsi retenu au total l’équivalent d’une quinzaine de pages de transcription concernant le rôle paternel, neuf d’entre elles attribuables au discours des pères ayant eu un suivi avec un médecin, et les six autres au discours des pères ayant eu un suivi avec une sage-femme. Dans ce sous-corpus, nous avons circonscrit les perceptions selon leur unité de contenu sémantique : c’est le contenu qui a été analysé et non la forme. Par exemple, dans les extraits suivants, les pères évoquent tous les deux le rôle de réconfort qu’ils ont joué auprès de leur bébé pendant la nuit, chacun à sa façon :

Au total, le corpus compte 111 passages dans lesquels les pères décrivent leur rôle, soit 31 passages pour les pères au suivi sage-femme et 80 pour les pères au suivi médecin. Ces passages ont ensuite été classés selon trois périodes temporelles (pour des raisons expliquées plus bas), puis divisées en sept catégories de perception (rôle passif, de soutien, de réconfort, etc.).

Les résultats de nos analyses sont clairs : les pères ayant bénéficié d’un suivi sage-femme ne parlent pas de leur rôle de la même façon que ceux ayant eu un suivi avec un médecin. Ces différences se font voir autant dans la façon qu’ils ont de formuler leurs perceptions que dans les perceptions elles-mêmes.

5.1. Un rôle paternel situé dans le temps

On l’a vu, le rôle et la place du père dans nos sociétés sont en pleine mutation (Dulac, 1993; Casper et O’Connell, 1998; Ouellet et Forget, 2003) : « l’évolution de la société québécoise a provoqué des changements dans la façon d’exercer le rôle de parent. Les pères sont passés d’une situation dans laquelle leur rôle était bien défini à une situation où ils doivent souvent définir eux-mêmes les comportements qui y sont associés » (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008, p. 67). Ces changements se reflètent concrètement dans les discours des pères lorsqu’ils abordent la question de leur rôle :

On voit dans l’extrait que ce père considère son rôle comme étant difficile à définir, comme étant différent de celui de la mère, mais aussi comme étant en mutation selon l’âge de l’enfant. Il n’est pas le seul : lorsque les pères tentent de définir ce qu’est leur rôle, la moitié d’entre eux font spontanément une distinction entre différentes périodes de la vie de leur enfant. Ainsi, même si la question de l’intervieweur leur est posée au présent (par exemple, « Selon vous, quel est le rôle du père auprès d’un bébé allaité? »), ils sont nombreux à ajouter un complément au passé composé, à l’imparfait ou au futur à leur réponse. Leur réponse prend alors la forme suivante : « Mon rôle est X, mais avant c’était Y et plus tard, ce sera Z ». La perception de changement qu’évoquent les pères quant à leur rôle a notamment été étudiée par Descarries et Corbeil (1994), selon qui « le temps d’interaction entre un parent et l’enfant est différent selon que l’on est un père ou une mère, et […] varie selon le cycle de vie familiale » (Dulac, 1999a, p. 20).

L’analyse de ces différents « moments » de la paternité se révèle intéressante, car elle met en évidence une opposition entre un investissement concret, tangible (le passé — récent, puisque l’enfant n’est âgé que de quelques mois au moment de l’entrevue — et le présent) et un investissement à construire (le futur). C’est pour cette raison que les passages dans lesquels les pères parlent de leur rôle auprès de leur enfant ont été classés suivant le moment évoqué : accouchement (passé), les premiers mois (présent), après l’allaitement (futur).

Tableau 2

Répartition des énoncés concernant le rôle paternel entre les différentes étapes du processus selon le suivi de grossesse reçu

Répartition des énoncés concernant le rôle paternel entre les différentes étapes du processus selon le suivi de grossesse reçu

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La différence que semble entraîner le suivi prénatal sur la façon dont les pères situent leur rôle dans le temps ressort nettement de cette analyse : alors que 80 % des pères au suivi sage-femme se concentrent exclusivement sur le présent, la même proportion de pères au suivi médecin évoquent, en plus du présent, le passé et/ou le futur.

Lors de l’entrevue, aucun père n’a parlé de son rôle durant la grossesse, mais tous suivis confondus, 40 % d’entre eux ont parlé de celui qu’ils ont tenu durant l’accouchement, et 30 % ont fait une distinction entre leur rôle durant les premiers mois et celui qu’ils tiendront plus tard. La différence perçue entre le présent et l’avenir semble être due principalement à deux facteurs connexes. Premièrement, certains pères voient un changement lorsque le bébé ne boira plus au sein ou du moins, qu’il mangera des aliments solides; pour eux, s’occuper de l’enfant est intimement lié à l’alimentation de celui-ci. L’alimentation revêt ainsi une signification symbolique : « nourrir l'enfant soi-même est perçu comme alimenter la vie de cet enfant. Chez certains pères, le temps entre l'accouchement et le passage au biberon semble un temps de plus ou moins grand retrait, d'attentes ponctuées de tâches instrumentales comme le changement de couches, le déplacement du coussin pour l'allaitement, par exemple » (De Montigny et al., 2007, p. 35). Certains pères ressentent même jusqu’à un sentiment de rejet et d’exclusion de la dyade mère-enfant lors de l’allaitement (Gamble et Morse, 1993), qui constitue alors une barrière à l’accès à l’enfant (Jordan et Wall, 1990 ; Littman, Medendorp et Goldfarbg, 1994). Le discours qui suit témoigne de cette façon de voir.

Deuxièmement, certains pères expriment l’idée que le rôle du père commence concrètement plus tard, lorsque l’enfant est plus vieux. Ce n’est alors pas tant l’alimentation qui est en cause, mais plutôt les interactions et les jeux physiques. « L’idée qui prédomine [dans l’ensemble des services et organismes qui se consacrent à la famille] veut que le jeune enfant a surtout besoin de sa mère et que les pères sont souvent absents de la vie de l'enfant, ou du moins très difficiles à rejoindre et à impliquer » (Ouellet et Forget, 2003, p. 224) Ce message est très présent dans les discours émis par les pères.

Certains pères rapportent aussi ce discours, qui leur aurait été tenu par d’autres hommes :

Le tableau 2 a fait ressortir d’autres points importants. D’une part, tout suivi confondu, il montre que les pères se situent principalement dans les premiers mois (« au présent »[6]) lorsqu’ils évoquent leur rôle de père, et pas dans le passé ou le futur. D’autre part, les pères qui évoquent leur rôle dans le futur (30 %) sont tous des pères ayant eu un suivi médecin. Ces derniers ont tous souligné que leur rôle les premiers mois était assez passif ou accessoire; le rôle qu’ils se voyaient prendre dans l’avenir était plus en interaction directe auprès de leur enfant.

5.2. Caractéristiques du rôle paternel

Après avoir scruté où les pères situent leur rôle dans le temps, voyons maintenant la façon dont ils perçoivent ce rôle. Le tableau 3 regroupe toutes les perceptions du rôle paternel décelables dans le discours des pères, selon le suivi qu’ils ont eu. Les catégories d’analyses n’étaient pas préalablement définies, mais ont émergé du corpus. Mutuellement exclusives, elles couvrent toutes les perceptions émises par les pères. Le rôle passif est lié aux sentiments d’impuissance et de non-action éprouvés par les pères. Le rôle de présence est, comme son nom l’indique, lié à l’importance de la présence du père auprès de sa famille, sans préciser de rôle particulier. Il diffère du rôle passif, ce dernier ne requérant pas la présence « inutile » du père. Le rôle de porte-parole est attribué aux commentaires de pères qui ont tenu à faire entendre les besoins de leur famille lors de l’accouchement et durant la période postnatale immédiate à l’hôpital. Le rôle de soutien englobe tout ce que le père fait pour soutenir la mère (et indirectement le bébé) : préparer les repas, faire des blagues, faire les commissions, apporter le coussin d’allaitement, etc. Le rôle actif est lié à l’importance qu’accorde le père aux comportements efficaces: le père peut pratiquement tout faire pour son enfant. Les interactions directes rapportées prenaient différents aspects; les changements de couche, le bain et les promenades en poussette étaient les activités les plus souvent nommées, mais les pères soulignaient aussi que les périodes de jeu sont davantage de leur ressort quand l’enfant vieillit. Enfin, le rôle de réconfort auprès du bébé est principalement composé des actions suivantes : calmer, câliner, bercer et mettre en confiance.

Tableau 3

Perceptions du rôle paternel selon le suivi de grossesse reçu

Perceptions du rôle paternel selon le suivi de grossesse reçu

n = représente le nombre total de passages émis par les pères de chaque catégorie concernant leur perception du rôle paternel.

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Les pourcentages du tableau ont été calculés sur la base du nombre de passages de transcription constituant le corpus; notons qu’une même perception pouvait être comptabilisée plus d’une fois pour chaque père si le même contenu sémantique était repris plus tard dans l’entrevue. Par exemple, si un père répondait à une question en disant donner le bain à son enfant et parlait plus tard des moments où il le fait rire et le chatouille, ce sont alors deux interactions directes qui étaient comptabilisées.

On remarque que non seulement les pères ne situent pas leur rôle au même moment selon le suivi de grossesse reçu, mais ils en parlent aussi différemment, comme en font foi les variations de thèmes dans leur discours. Tout d’abord, les pères ayant eu un suivi avec un médecin sont nombreux à percevoir leur rôle en termes de soutien : plus de la moitié de leurs perceptions s’y rapportent. En comparaison, seulement 12,9 % des passages émis par les pères au suivi avec une sage-femme y sont liés. Cette notion de soutien est assez large. Pour reprendre leurs mots, les pères « encouragent », « motivent », « supportent », « soutiennent moralement », « appuient », « aident » ou encore s’occupent de l’organisation matérielle (« amener le coussin d’allaitement », « aller faire les courses »). En d’autres mots, ils veillent sur leur conjointe, leur bébé, leur petite famille. Dans la réalité, cette conception de protection crée toutefois un effet moins positif : « plus celle-ci est présente, plus on retrouve de pères qui prennent une certaine distance quant à la relation avec l'enfant, laissant la mère établir [une relation forte] et remettant à plus tard — souvent lorsque l'enfant sera au biberon — l'occasion de créer pour eux ce lien privilégié » (De Montigny et al., 2007, p. 34).

Dans le même ordre d’idée, les pères ayant eu un suivi médecin voient leur rôle comme étant passif une fois sur quatre par rapport à une fois sur quinze pour ceux ayant eu un suivi sage-femme. Si certains pères le disent sans détour (extrait no 7, d’autres en parlent indirectement, notamment lorsqu’ils soulignent l’importance de se retirer pour laisser toute la place à la mère (extrait no 8).

Des différences se font aussi sentir en ce qui concerne l’interaction directe avec le bébé : les pères ayant bénéficié d’un suivi sage-femme la rapportent dans 40 % des passages analysés comme faisant partie prenante de leur rôle des premiers mois, versus 10 % pour les pères ayant eu un suivi médecin. Dans la même voie, 22,5 % des passages des pères au suivi sage-femme ont trait à l’importance d’être présent comparativement à 5 % de ceux des pères au suivi médecin. Ces deux caractéristiques du rôle paternel (l’interaction directe et la présence) sont révélatrices de l’engagement paternel[7], celui-ci pouvant être défini comme « la capacité du père à établir des interactions soutenantes et affectives avec son enfant, à être disponible sans nécessairement être en contact direct avec son enfant, à prendre en charge la responsabilité de la vie quotidienne de l’enfant et à planifier sa routine et, enfin, à intégrer à son identité la dimension de son rôle de père » (Devault et al., 2003, p. 55). Le Conseil de la famille et de l’enfance abonde dans le même sens en soulignant que la précocité et la durée forment deux caractéristiques temporelles de l’engagement paternel (2008). Le père est invité à s’impliquer avant même la naissance de l’enfant[8], puis dès la naissance, à créer une proximité affective avec celui-ci afin de nouer une relation intense.

L’importance de l’accompagnement des pères au cours de la période périnatale afin de les inciter à prendre leur place auprès de leur enfant étant connue (Conseil de la famille et de l’enfance, 2008, p. 78), les différences répertoriées dans leur discours pourraient être directement attribuables à l’attention particulière que leur accordent les sages-femmes.

Fait intéressant, plusieurs pères ont relevé, parfois à plusieurs reprises, que leur rôle était différent ou complémentaire de celui de la mère. Certains le faisaient plus ou moins consciemment, en associant à chacun des rôles parentaux des caractéristiques différentes, et d’autres le disaient beaucoup plus clairement, comme le laisse voir l’extrait suivant.

Les pères jouent donc des rôles spécifiques auprès de leurs enfants : c’est la différenciation parentale. Dans cette optique, les parents développent des spécialités, c’est-à-dire qu’un parent est plus engagé dans certains domaines des soins et de l’éducation de l’enfant, alors que son coparent l’est dans d’autres domaines (Gagnon et Paquette, 2009). Notamment, on sait qu’« en comparaison avec tous les comportements de leur conjointe, les pères [...] vocalisent moins, sont moins affectueux, moins sensibles et moins réconfortants et font plus de jeux physiques et déstabilisants que leur conjointe (Frascarolo, 1997; Frodi, Lamb, Hwang et Frodi, 1983; Lamb, Hwang, Frodi et Frodi, 1982) » (Paquette et al., 2009, p. 102).

La différenciation parentale est d’ailleurs souhaitable, puisque le développement des enfants en bénéficie (Zaouche-Gaudron, Ricaud et Beaumatin, 1998). Elle est toutefois contestée par certains chercheurs qui considèrent que les rôles maternel et paternel sont plutôt semblables (Lamb et Tamis-LeMonda, 2004; Lewis et Lamb, 2003; Ruddick, 1995); on parle alors d’« équivalence parentale » (Gagnon et Paquette, 2009, p. 124), de « couple parental » (Hurstel, 1996) ou de « partenaires parentaux interchangeables » (Dienhart, 1998).

6. Discussion et conclusion

Notre étude en est encore à un stade exploratoire. Néanmoins, ses résultats concordent avec ceux des recherches menées par De Montigny en 2007 : les pères qui croient que leur rôle est d’interagir directement se définissent peu comme un dispensateur de soutien moral, et inversement. Nos résultats tendent aussi à montrer que ce rôle actif auprès de l’enfant est plus souvent revendiqué par les pères ayant eu un suivi sage-femme que par ceux qui ont eu un suivi médecin. Pourquoi des différences si marquées entre ces deux groupes de pères?

À l’heure actuelle, seulement 1,5 % des accouchements sont suivis par les sages-femmes au Québec; il s’agit donc encore d’un choix marginal. Il n’est pas impossible que les couples qui font ce choix soient « différents » des autres avant même la première rencontre. On ne peut donc pas affirmer hors de tout doute que les différences constatées entre les deux groupes de pères en ce qui concerne leur rôle sont attribuables au suivi prénatal lui-même. Cette réflexion entraîne d’autres questions : qui fait le choix du suivi de grossesse? Est-ce une décision de couple ou de l’un des futurs parents — en l’occurrence la mère? Si le père n’a pas voix au chapitre pour ce choix, il y a fort à parier que les pères partent tous du même point, et que c’est bien le suivi dont ils bénéficient qui façonne leur perception de leur rôle, et ce, même plusieurs mois après la naissance de leur enfant.

Si le choix du suivi de grossesse se fait plutôt en couple (ou par le père), on peut alors penser que des différences soient présentes et perceptibles chez les pères avant même que ledit suivi débute. On dit souvent que les gens qui choisissent un suivi sage-femme croient en la nécessité d’une approche plus naturelle et humaine de la périnatalité, approche qui tend à disparaître de nos hôpitaux surchargés. Mais encore là, on peut se demander : de telles valeurs sont-elles nécessairement liées à un certain modèle de paternité par la suite?

Il y a toutefois lieu de croire que si, comme De Montigny et al. (2007) l’ont montré, les pratiques des intervenants exercent une influence sur l’attitude des pères en période postnatale, il en va de même en période prénatale, ce que notre analyse tend à démontrer. Elle confirme ce que d’autres études, menées à partir de cadres théoriques et méthodologiques différents (notamment celles de De Montigny et al., 2007; Lafrance et Mailhot, 2005), ont montré, à savoir que l’empowerment dans les pratiques périnatales est bénéfique pour les parents. On ne peut donc que souhaiter une généralisation de cette façon de faire.