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Le livre de Christian Jetté a été publié à la suite de l’important travail de synthèse réalisé dans le cadre de la thèse de doctorat en sociologie de l’auteur à l’Université du Québec à Montréal entre 2000 et 2005, intitulée Le Programme de soutien aux organismes communautaires du ministère de la santé et des services sociaux : une forme institutionnelle structurante du modèle québécois de développement social (1971-2001). Récipiendaire du prix Donald-Smiley pour le livre francophone en 2009 et du prix de la meilleure thèse de doctorat (UQAM, 2005) décerné par l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC) en 2006, Christian Jetté présente les transformations de l’État social québécois au cours de trois décennies sous l’angle d’un programme de soutien aux organismes communautaires (PSOC) qui serait l’un des responsables du renouvellement du modèle québécois de développement social. En tant que forme institutionnelle et organisationnelle structurante, le financement octroyé par le PSOC a permis d’accroître la place et l’espace du tiers secteur dans le système sociosanitaire québécois. Contestations, incertitudes et critiques se juxtaposent à la consolidation, aux innovations et aux compromis et contribuent aux reconfigurations institutionnelles, organisationnelles et financières du PSOC. Suivant la trame historique des réformes et des commissions d’enquête en matière de santé et de services sociaux, la coconstruction des politiques publiques en matière de santé et de services sociaux s’effectue dans un esprit parfois partisan et militant. Selon Jetté, celle-ci illustre un compromis original entre les « principes » du néolibéralisme et du providentialisme afin d’offrir au Québec un système de la santé et des services sociaux hybride entre privatisation et étatisation, qui se caractérise par une alliance de « non-lucrativité » entre des logiques d’action soutenant, d’une part, le principe de réciprocité et du don, et, d’autre part, les principes d’autonomie et de performances dans la prestation des services sociosanitaires à la population. La question centrale de l’ouvrage porte sur l’institutionnalisation des pratiques communautaires et des groupes populations qui provoque la mise à l’écart progressive de la logique d’innovation et de don issue de ces pratiques par une nouvelle gestion publique orientée par des objectifs de rationalisation de l’appareil étatique québécois.

Le livre s’articule autour de trois périodes historiques : les années de contestation et d’incertitudes (1971-1979), les années de fragmentation et de remises en question (1980-1990) et les années de régionalisation et de réformes budgétaires (1991-2001). Chaque partie, divisée en trois chapitres, présente d’abord la dimension sociopolitique (chap. 2, 5 et 8) pour introduire le contexte historique, la position des acteurs et les liens qu’ils entretiennent entre eux, ensuite la dimension institutionnelle (chap. 3, 6 et 9) pour identifier les réformes, les commissions d’enquête, les projets de loi et les personnages politiques importants qui ont façonné le visage du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), enfin la dimension organisationnelle et financière (chap. 4, 7 et 10) pour retracer les configurations du PSOC et l’évolution du financement accordé aux organismes du tiers secteur en fonction des secteurs d’activité.

Jetté présente dans le chapitre premier son cadre théorique qui s’appuie sur trois grands corpus académiques, soit l’approche des mouvements sociaux et des sociologies de l’action avec des auteurs comme Alain Touraine, la théorie de la régulation élaborée par Michel Aglietta et Robert Boyer, qui offre une articulation avec le contexte fordiste et providentialiste des trente glorieuses, ainsi que celle de l’économie des grandeurs proposée par Luc Boltanski, Ève Chiapello et Laurent Thévenot, distinguant la critique sociale de la critique artiste qui renvoient respectivement à un projet révolutionnaire ou à une réforme du système capitaliste et à une logique d’émancipation issue du mouvement contre-culturel (ch. 2, 5 et 8). De plus, l’auteur reprend la typologie d’Esping-Andersen de l’État capitaliste occidental et avance que l’État québécois est passé au cours des années 1960 d’une structure politique de type libéral à une structure hybride de type social-démocrate ou dual selon l’expression consacrée. Jetté rassemble dans ce chapitre une série de critiques concernant « les rapports entre l’État et les organismes communautaires et de l’économie sociale [qui] sont tributaires des modalités d’insertion des organismes du tiers secteur dans le modèle de développement » (p. 20). Les critiques solidaire, structuraliste, stratégique, féministe et sociopolitique se succèdent pour donner un aperçu d’ensemble des différentes conceptions de l’action sociale comme réponse adéquate pour combler les défaillances du régime public de la santé et des services sociaux. Le concept de démarchandisation de ces services renvoie à « une transformation radicale des modes d’intervention qui sache s’appuyer sur certains acquis du système (gratuité, accessibilité, universalité), tout en favorisant l’intégration des innovations sociales produites par certaines expérimentations réalisées précisément pour pallier les limites du providentialisme » (p. 31). Cette sociologie économique se traduit par la définition des logiques d’acteurs encadrées par le principe de réciprocité chez Polanyi et l’esprit du don chez Godbout où les modalités de production des services ne suivent pas la ligne de l’efficacité et de la concurrence du modèle marchand, mais la ligne de la générosité et de l’entraide du modèle communautarien.

Après une série de transformations du système sociosanitaire québécois dans les années 1960 avec l’adoption de la Loi des hôpitaux en 1962, la Loi de la protection de la jeunesse en 1964, la Loi de l’assurance médicale en 1966, la Loi de la Régie de l’assurance maladie du Québec en 1969, l’auteur présente dans la première partie de l’ouvrage les modalités de l’avènement des nouveaux arrangements institutionnels dans le domaine de la santé et des services sociaux. Avec la réforme Castonguay-Nepveu à la suite de la commission du même nom créée en 1966 et l’adoption de la Loi sur la santé et les services sociaux en 1971 qui vient rationaliser les établissements publics et créer, entre autres, les conseils régionaux de la santé et des services sociaux (CRSSS) et les structures de centre local de services communautaires (CLSC) issues des cliniques populaires, Jetté montre que cette période se caractérise par la présence de nouveaux acteurs sociaux comme les comités de citoyens, les groupes populaires de services et les groupes politiques radicaux. Le nouveau ministère des Affaires sociales (MAS) contribue ainsi à l’émergence du programme de soutien aux organismes volontaires (1970-1975) pour ensuite se transformer en programme de soutien aux organismes bénévoles (1976-1980) à la suite de l’élection du Parti québécois et de la nomination du nouveau ministre, Denis Lazure, à la tête du MAS. Le financement accordé aux organismes du tiers secteur progresse de manière importante, atteignant 0,1 % du budget total du MAS en 1980.

La deuxième partie de l’ouvrage annonce les temps de crise économique, politique et sociale avec la remise en question des principes providentialistes qui ont mené l’État québécois à une véritable « bureaucratie syndicale ». Afin d’apporter de nouveaux arrangements institutionnels adaptés au contexte économique, « un déplacement des ressources curatives vers les ressources préventives » permet de « donner un pouvoir accru aux citoyens en ce qui concerne l’orientation du système » (p. 148). D’après Jetté, la commission Rochon (1985-1988) apporte un éclairage important à la Loi canadienne de la santé adoptée en 1984 et vient réintroduire la participation démocratique et la régionalisation des services de santé et de services sociaux dans le programme du gouvernement. Depuis l’élection du Parti libéral en 1985 et la nomination de Thérèse Lavoie-Roux comme ministre de la Santé et des Services sociaux, Jetté souligne l’élargissement du champ d’influence des organismes du tiers secteur et une reconnaissance des regroupements comme la Coalition des organismes communautaires du Québec. Cette période se caractérise également par l’adoption de la Politique d’aide aux femmes violentées en 1985, de la Politique de santé mentale en 1989 ainsi que par la parution du rapport Rochon et du texte Pour améliorer la santé et le bien-être. Orientations par la ministre Lavoie-Roux en 1989 qui vient faire contrepoids au rapport du futur ministre péquiste.

La troisième partie de l’ouvrage présente une période marquée, d’une part, par la réforme Côté et la loi 120 avec la régionalisation, la création des régies régionales de santé et de services sociaux en 1994 et la diversification des producteurs de services, et, d’autre part, par la réforme Rochon avec le virage ambulatoire qui privilégie le transfert des ressources vers les services de première ligne. Jetté montre que « l’intention ministérielle est ici clairement affichée de mettre à profit les dispositifs décentralisés et les instances démocratiques issues de la régionalisation pour modifier les principes d’action qui guident le fonctionnement du système sociosanitaire » (p. 307). La création des tables régionales d’organismes communautaires et de la Table des regroupements provinciaux communautaires et bénévoles vient confirmer l’opposition entre les tendances décentralisatrices et régionalistes et celles qui sont soutenues soutenues par les tenants d’une forme centralisatrice des services et des ressources du système sociosanitaire. De plus, le Secrétariat à l’action communautaire autonome (SACA) devient un nouvel organe du gouvernement qui adopte en 2001 la Politique de reconnaissance et de soutien à l’action communautaire autonome. La loi 28 de 2001, résultant du dépôt de la commission Clair, confirme le recul des efforts de régionalisation et de démocratisation des services entrepris par la réforme Côté (p. 295). La tentative d’intégrer les services en réseaux vient se heurter à une tendance de centralisation des pouvoirs au sein du MSSS qui retire « aux régies régionales une bonne part de leurs prérogatives en matière d’organisation des services sociosanitaires » (p. 298). Malgré le recul des compétences régionales, Jetté souligne que « les sommes versées aux organismes communautaires en vertu du PSOC ont littéralement explosé au cours des années 1990 » (p. 312). Le système de santé et de services sociaux aura connu au cours de cette période des avancées importantes, soit la consolidation et la reconnaissance des organisations communautaires en tant qu’acteur social soutenu par un mouvement populaire disposé à pallier les insuffisances de l’État québécois dans la prestation des services sociosanitaires.

À travers le passage d’un État-providence à un État stratège, Jetté arrive à montrer comment les organismes du tiers secteur ont façonné le modèle de développement social québécois par plusieurs innovations qui contribuent à l’originalité des rapports entre les acteurs sociaux et les services publics. La nouvelle approche territoriale menée par la réforme Côté ouvre la porte à une tendance marchande et à une privatisation des services de santé et des services sociaux. Cette période de reconfiguration institutionnelle provoque des rapports équivoques entre la logique de don, de participation démocratique et d’expérimentation des approches sociocommunautaires et la logique de contrôle, de rationalisation et de standardisation des approches de la nouvelle gestion publique. Cependant, le paradoxe de l’autonomie et de l’idiosyncrasie des organismes du tiers secteur ne tient pas, puisqu’il se fonde sur le fait que la réforme Côté reconnaît une liberté d’action de ces organismes, mais qu’elle permet aux régies régionales, créées dans la foulée, d’exiger le respect des orientations prescrites par ses gestionnaires. Ce paradoxe reste sans fondement dans le sens où il s’appuie sur l’argument que leur identité est en danger en raison de leur soumission aux orientations des régies régionales de santé et des services sociaux (p. 258). La reconnaissance et la visibilité du tiers secteur puisent leur origine dans l’utilité et la capacité à apporter une alternative viable au système sociosanitaire québécois. C’est dans cette optique qu’ils seront progressivement financés et contractualisés pour offrir un support aux services de santé et de services sociaux. La reconnaissance ne signifie pas une soumission envers le ministère de la Santé et des Services sociaux, puisqu’ils auront toujours le choix de renoncer aux financements et aux propositions du gouvernement et que par le fait même, ils gardent la liberté de remettre en question les orientations de l’État québécois.

Pour terminer, rappelons que ce livre constitue une adaptation d’une thèse de doctorat, ce qui entraîne certaines incohérences dans les explications du cadre théorique et les références liées à celui-ci tout au long du livre. La référence à un corpus théorique qui soutient la thèse d’une crise du providentialisme et du fordisme n’est pas développée par l’auteur (p. 36). C’est ainsi que Jetté évite d’aborder les complexités de l’approche de la régulation, pourtant bien présente dans sa thèse. Les explications théoriques se concentrent sur l’économie des grandeurs de Boltanski et Thévenot avec la critique artiste et la critique sociale. L’auteur renvoie ainsi à plusieurs reprises le lecteur à ses travaux théoriques antérieurs. L’apport considérable de cet ouvrage se situe au regard de la présentation empirique des périodes historiques avec les transformations de l’État social québécois qu’elles comportent ainsi que des rapports entre les acteurs sociaux et institutionnels relevés dans l’analyse transversale du chapitre 11. Malgré la faiblesse des explications théoriques du chapitre 1, les trois grandes parties de l’ouvrage présentent bien les éléments institutionnels, organisationnels et financiers d’un programme de santé et de services sociaux qui ont façonné de manière importante le rapport entre l’État et les organismes communautaires au Québec entre 1971 et 2001. Finalement, bien que la valeur didactique de son analyse du PSOC soit incontestable, Jetté n’arrive pas à articuler dans ce livre les trois approches théoriques (régulation, économie des grandeurs, mouvement sociaux) développées dans sa thèse de doctorat.